Charles Dickens

LE MAGASIN
D’ANTIQUITÉS

Tome I

(1840)
Traduction A. des Essarts


Table des matières

 

L’auteur anglais au public Français. 4

Address of the english author to the french public. 6

CHAPITRE PREMIER. 8

CHAPITRE II. 29

CHAPITRE III. 39

CHAPITRE IV. 50

CHAPITRE V. 64

CHAPITRE VI. 74

CHAPITRE VII. 88

CHAPITRE VIII. 98

CHAPITRE IX. 112

CHAPITRE X. 126

CHAPITRE XI. 135

CHAPITRE XII. 146

CHAPITRE XIII. 156

CHAPITRE XIV. 170

CHAPITRE XV. 179

CHAPITRE XVI. 192

CHAPITRE XVII. 200

CHAPITRE XVIII. 212

CHAPITRE XIX. 223

CHAPITRE XX. 237

CHAPITRE XXI. 245

CHAPITRE XXII. 258

CHAPITRE XXIII. 265

CHAPITRE XXIV. 279

CHAPITRE XXV. 288

CHAPITRE XXVI. 300

CHAPITRE XXVII. 310

CHAPITRE XXVIII. 324

CHAPITRE XXIX. 333

CHAPITRE XXX. 346

CHAPITRE XXXI. 354

CHAPITRE XXXII. 369

CHAPITRE XXXIII. 377

CHAPITRE XXXIV. 390

CHAPITRE XXXV. 399

CHAPITRE XXXVI. 415

CHAPITRE XXXVII. 423

 

L’auteur anglais au public Français[1].

Il y a longtemps que je désirais voir publier en français une traduction complète et uniforme de mes œuvres.

 

Jusqu’ici, moins heureux en France qu’en Allemagne, je n’ai pu être connu des lecteurs français qui ne sont pas familiarisés avec la langue anglaise que par des traductions isolées et partielles, publiées sans mon autorisation et sans mon contrôle, et dont je n’ai tiré aucun avantage personnel.

 

La présente publication m’a été proposée par MM. Hachette et Cie et par M. Ch. Lahure, dans des termes qui font honneur à leur caractère élevé, libéral et généreux. Elle a été exécutée avec le plus grand soin, et les nombreuses difficultés qu’elle présentait ont été vaincues avec une habileté, une intelligence et une persévérance peu communes. Elle a surtout été dirigée par un homme distingué, qui possède parfaitement les deux langues, et qui a réussi de la manière la plus heureuse à reproduire en français, avec une fidélité parfaite, le texte original, tout en donnant à sa traduction une forme élégante et expressive.

 

Je suis fier d’être ainsi présenté au grand peuple français, que j’aime et que j’honore sincèrement ; à ce peuple dont le jugement et le suffrage doivent être un but d’ambition pour tous ceux qui cultivent Les Lettres ; à ce peuple qui a tant fait pour elles, et à qui elles ont valu un nom si glorieux dans le monde.

 

Cette traduction de mes œuvres est la seule qui ait ma sanction. Je la recommande en toute humilité respectueuse, mais aussi en toute confiance, à mes lecteurs français.

 

Charles Dickens.

 

Londres, 17 janvier 1851

 

Address of the english author to the french public.

I have long been desirous that a complete French translation of the books I have written should be made, and should be published in an uniform series.

 

Hitherto, less fortunate in France than in Germany, I have only been known to French readers not thoroughly acquainted with the English language, through occasional, fragmentary and unauthorized translations over which I have had no control, and from which I have derived no advantage.

 

The present translation of my writings was proposed to me by Messrs. L. Hachette and Co. and Ch. Lahure in a manner equally spirited, liberal, and generous. It has been made with the greatest care, and its many difficulties have been combated with unusual skill, intelligence and perseverance.

 

It has been superintended, above ail, by an accomplished gentleman, perfectly acquainted with both languages, and able, with a rare felicity, to be perfectly faithful to the English text, while rendering it in elegant and expressive French.

 

I am proud to be so presented to the great French people, whom I sincerely love and honour, and to be known and approved by whom must be an aspiration of every labourer in the Arts, for which France has done so much, and in which she has made herself renowned through the world.

 

This is the only edition of my writings that has my sanction. I humbly and respectfully, but with full confidence, recommend it to my French readers.

 

Charles Dickens.

 

Tavistock-House, London, January 17th, 1857.

 

CHAPITRE PREMIER.

Quoique je sois vieux, la nuit est généralement le temps où je me plais à me promener. Souvent, dans l’été, je quitte mon logis dès l’aube du matin, et j’erre tout le long du jour par les champs et les ruelles écartées, ou même je m’échappe durant plusieurs journées ou plusieurs semaines de suite ; mais, à moins que je ne sois à la campagne, je ne sors guère qu’après le soleil couché, bien que, grâce au ciel, j’aime autant que toute autre créature vivante ses rayons et la douce gaieté dont ils animent la terre.

 

Cette habitude, je l’ai insensiblement contractée ; d’abord, parce qu’elle est favorable à mon infirmité[2], et ensuite parce qu’elle me fournit le meilleur moyen d’établir mes observations sur le caractère et les occupations des gens qui remplissent les rues. L’éblouissement de l’heure de midi, le va-et-vient confus qui règne alors, conviendraient mal à des investigations paresseuses comme les miennes : à la clarté d’un réverbère, ou par l’ouverture d’une boutique, je saisis un trait des figures qui passent devant moi, et cela sert mieux mon dessein que de les contempler en pleine lumière : pour dire vrai, la nuit est plus favorable à cet égard que le jour, qui, trop fréquemment, détruit, sans souci ni cérémonie, un château bâti en l’air, au moment où on va l’achever.

 

N’est-ce pas un miracle que les habitants des rues étroites puissent supporter ces allées et venues continuelles, ce mouvement qui n’a jamais de halte, cet incessant frottement de pieds sur les dures pierres du pavé qui finissent par en devenir polies et luisantes ! Songez à un pauvre malade, sur une place telle que Saint-Martin’s Court, écoutant le bruit des pas, et, au sein de sa peine et de sa souffrance, obligé, malgré lui, comme si c’était une tâche qu’il dût remplir, de distinguer le pas d’un enfant de celui d’un homme, le mendiant en savates de l’élégant, bien botté, le flâneur de l’affairé, la démarche pesante du pauvre paria qui erre à l’aventure, de l’allure rapide de l’homme qui court à la recherche du plaisir ; songez au bourdonnement, au tumulte dont les sens du malade sont constamment accablés ; songez à ce courant de vie sans aucun temps d’arrêt, et qui va, va, va, tombant à travers ses rêves troublés, comme s’il était condamné à se voir couché mort, mais ayant conscience de son état, dans un cimetière bruyant, sans pouvoir espérer de repos pour les siècles à venir !

 

Ainsi, quand la foule passe et repasse sans cesse sur les ponts, du moins sur ceux qui sont libres de tout droit de péage, dans les belles soirées, les uns s’arrêtent à regarder nonchalamment couler l’eau avec l’idée vague qu’elle coulera tout à l’heure entre de verts rivages qui s’élargiront de plus en plus, jusqu’à ce qu’ils se confondent avec la mer ; les autres se soulagent du poids de leurs lourds fardeaux et pensent, en regardant par-dessus le parapet, que vivre, c’est fumer et goûter un plein farniente, et que le comble du bonheur consiste à dormir au soleil sur un morceau de voile goudronnée, au fond d’une barque étroite et immobile, d’autres, enfin, et c’est une classe toute différente, déposent là des fardeaux bien autrement lourds, se rappelant avoir entendu dire, ou avoir quelque part lu dans le passé, que se noyer n’est pas une mort cruelle, mais, de tous les moyens de suicide, le plus facile et le meilleur.

 

Le matin aussi, soit au printemps, soit dans l’été, il faut voir Covent-Garden-Market, lorsque le doux parfum des fleurs embaume l’air, effaçant jusqu’aux vapeurs malsaines des désordres de la nuit précédente, et rendant à moitié folle de joie la grive au sombre plumage, dont la cage avait été suspendue, durant toute la nuit, à une fenêtre du grenier. Pauvre oiseau ! le seul être du voisinage, peut-être, qui s’intéresse par sa nature au sort des autres petits captifs étalés là déjà, le long du chemin ; les uns évitant les mains brûlantes des amateurs avinés qui les marchandent ; les autres s’étouffant en se serrant, en se blottissant contre leurs compagnons d’esclavage, attendant que quelque chaland plus sobre et plus humain réclame pour eux quelques gouttes d’eau fraîche qui puissent étancher leur soif et rafraîchir leur plumage[3] ! Cependant quelque vieux clerc, qui passe par là pour aller à son bureau, se demande, en jetant les yeux sur les tourterelles, qu’est-ce donc qui lui fait rêver bois, prairies et campagnes.

 

Mais je n’ai pas ici pour objet de m’étendre au long sur mes promenades. L’histoire que je vais raconter tire son origine d’une de ces pérégrinations, dont j’ai été amené à parler d’abord en guise de préface.

 

Une nuit, je m’étais mis à rôder dans la Cité. Je marchais lentement, selon ma coutume, méditant sur une foule de sujets. Soudain, je fus arrêté par une question dont je ne saisis pas bien la portée, quoiqu’elle semblât cependant m’être adressée : la voix qui l’avait prononcée était pleine d’une douceur charmante qui me frappa le plus agréablement du monde. Je m’empressai de me retourner et aperçus, à la hauteur de mon coude, une jolie petite fille qui me priait de lui indiquer une certaine rue située à une distance considérable, et par conséquent dans une tout autre partie de la ville.

 

« D’ici là, lui dis-je, mon enfant, il y a une bien grande distance.

 

– Je le sais, monsieur, répliqua-t-elle timidement ; je le sais à mes dépens, car c’est de là que je suis venue jusqu’ici.

 

– Seule ? m’écriai-je avec quelque surprise.

 

– Oh ! oui, peu m’importe. Mais ce qui maintenant me fait un peu peur, c’est que je me suis égarée.

 

– Et d’où vient que vous vous adressez à moi ? Supposé que je voulusse vous tromper…

 

– Je suis sûre que vous n’en feriez rien, dit la petite créature ; car vous êtes un vieux gentleman, et vous marchez si lentement ! »

 

Je ne saurais dire quelle impression je reçus de cette réplique et de l’énergie qui la caractérisa. Une larme brilla dans les yeux vifs de la jeune fille ; et, tandis qu’elle me regardait en face, un tremblement se lisait sur sa figure délicate.

 

« Venez, lui dis-je ; je vais vous conduire où vous allez. »

 

Elle mit sa main dans la mienne avec autant de confiance que si elle m’avait connu depuis le berceau, et nous voilà partis de compagnie. La petite créature réglait son pas sur le mien, et elle semblait, en vérité, moins recevoir de moi une protection que me soutenir et me guider. Je remarquai que de temps en temps elle me lançait un regard à la dérobée, comme pour se bien assurer que je ne la trompais point ; je crus m’apercevoir aussi que chacun de ces regards rapides et perçants augmentait sa confiance envers moi.

 

Pour ma part, ma curiosité, mon intérêt n’étaient pas moindres à l’égard de cette enfant : je dis enfant, car certainement c’en était une, quoique je pensasse, d’après ce que j’en pouvais voir, que c’était sa constitution chétive et délicate qui lui donnait un caractère particulier d’extrême jeunesse. Bien que ses vêtements fussent très-simples, ils étaient d’une propreté parfaite et ne trahissaient ni la pauvreté ni la négligence.

 

« Qui donc, lui demandai-je, vous a envoyée si loin toute seule ?

 

– Quelqu’un qui est très-bon pour moi, monsieur.

 

– Et qu’êtes-vous allée faire ?

 

– Je ne dois pas le dire. »

 

Dans le ton et les termes de cette réplique, il y avait un je ne sais quoi qui me fit regarder la petite créature avec une involontaire expression de surprise. Quel pouvait être le message pour lequel elle était ainsi d’avance préparée à répondre de la sorte ? Ses yeux pénétrants semblaient lire à travers mes pensées. En rencontrant mon regard, elle ajouta qu’il n’y avait aucun mal dans ce qu’elle était allée faire, mais que c’était un grand secret, un secret qu’elle-même ne connaissait pas.

 

Ces paroles avaient été prononcées sans la moindre apparence d’artifice ou de tromperie, mais au contraire avec cet air de franchise non suspecte, indice certain de la vérité. L’enfant continuait de marcher comme précédemment ; plus nous avancions, plus elle devenait familière avec moi ; elle causait gaiement chemin faisant, mais ne parlait pas de sa maison autrement que pour remarquer que nous prenions une direction qui lui était inconnue et me demander si c’était là le plus court.

 

Tandis que nous allions ainsi, je roulais dans mon esprit cent explications différentes de l’énigme et les rejetais l’une après l’autre. J’eusse rougi de me prévaloir de l’ingénuité ou de la reconnaissance de cette enfant, au profit de ma curiosité. J’aime ces petits êtres, et ce n’est pas chose à dédaigner quand ceux-là aussi nous aiment, qui viennent de sortir tout frais des mains de Dieu. Comme sa confiance m’avait plu tout d’abord, je résolus d’en rester digne et de justifier le mouvement qui l’avait portée à s’abandonner à moi.

 

Cependant il n’y avait pas de raison pour que je m’abstinsse de voir la personne qui avait pu, avec une telle imprudence, l’envoyer si loin, de nuit, toute seule. Or, comme il était à présumer que l’enfant, dès qu’elle apercevrait son logis, me souhaiterait le bonsoir et contrarierait ainsi mon dessein, j’eus soin d’éviter les rues les plus fréquentées et de prendre les plus détournées. Ainsi elle ne sut pas où nous étions avant que nous fussions dans sa rue même. Ma nouvelle connaissance frappa joyeusement des mains, s’élança à quelques pas devant moi, s’arrêta à une porte, où elle se tint sur la marche jusqu’à mon arrivée, et, dès que je l’eus rejointe, elle fit retentir la sonnette.

 

Une partie de cette porte était vitrée, sans contrevent qui la protégeât : ce que je ne pus remarquer d’abord, car, à l’intérieur, tout était ombre et silence : d’ailleurs, je n’attendais pas avec moins d’anxiété que l’enfant une réponse à notre appel. Elle avait sonné deux ou trois fois déjà, quand nous entendîmes du dedans le bruit d’une personne qui se meut, et enfin une faible lumière apparut à travers le vitrage. Comme cette lumière approchait très-lentement, celui qui la portait ayant à se frayer un chemin parmi une grande quantité d’objets épars et confus, cette circonstance me permit de voir à la fois, quelle était la nature de la personne qui s’avançait et du lieu dans lequel elle cheminait.

 

C’était un petit vieillard aux longs cheveux gris. Tandis qu’il élevait la lumière au-dessus de sa tête et regardait en avant à mesure qu’il approchait, je pus distinguer parfaitement ses traits et sa physionomie. Malgré les ravages produits par l’âge, il me sembla reconnaître dans ses formes grêles et maigres quelque chose de la forme svelte et souple que j’avais remarquée chez l’enfant. Il y avait certainement de l’analogie dans leurs yeux bleus brillants ; mais le vieillard était tellement ridé par l’âge et les chagrins, que là s’arrêtait toute ressemblance.

 

La salle qu’il traversait à pas lents était un de ces réceptacles d’objets curieux et antiques qui semblent se cacher dans les coins les plus bizarres de notre ville, et, par jalousie et méfiance, dérober leurs trésors moisis aux regards du public. Il y avait là des assortiments de cottes de mailles, toutes droites et figurant des fantômes de chevaliers armés ; il y avait des bas-reliefs fantastiques empruntés aux cloîtres des moines d’autrefois ; il y avait diverses sortes d’armes rouillées ; il y avait des figures contournées en porcelaine, en bois et en fer ; il y avait des ouvrages d’ivoire ; il y avait des tapisseries et des meubles étranges, dont le dessin paraissait dû à la fièvre des rêves. La physionomie égarée du petit vieillard était merveilleusement en harmonie avec la localité. Cet homme devait être allé à tâtons parmi les vieilles églises, les tombes et les maisons abandonnées, pour en recueillir les dépouilles de ses propres mains. Dans toute sa collection, il n’y avait rien qui ne fût en parfaite analogie avec lui, rien qui fût plus que lui vieux et délabré.

 

Tout en tournant la clef dans la serrure, il me contemplait avec une surprise qui fut loin de diminuer lorsque son regard se porta de moi sur ma compagne de route. La porte s’ouvrit, et l’enfant, s’adressant à son grand-père, lui raconta la petite histoire de notre rencontre.

 

« Dieu te bénisse ! s’écria le vieillard en passant la main sur la tête de l’enfant ; comment se fait-il que tu aies pu t’égarer en chemin ? O Nell, si je t’avais perdue !

 

– Grand-père, répondit avec fermeté la petite fille, j’eusse retrouvé mon chemin pour revenir vers vous, n’ayez pas peur. »

 

Le vieillard l’embrassa ; puis il se tourna de mon côté et m’invita à entrer, ce que je fis. La porte fut fermée de nouveau à double tour. Mon hôte, me précédant avec son flambeau, me conduisit, à travers la salle que j’avais déjà contemplée du dehors, dans une petite pièce située derrière : là se trouvait une autre porte ouvrant sur une sorte de cabinet où je vis un lit en miniature qui eût bien convenu à une fée, tant il était exigu et gentiment arrangé. L’enfant prit une lumière et se retira dans la petite chambre, me laissant avec le vieillard.

 

« Vous devez être fatigué, monsieur, me dit-il en approchant pour moi une chaise du feu. Comment pourrais-je vous remercier ? »

 

Je répondis :

 

« En ayant une autre fois plus de soin de votre petite-fille, mon bon ami.

 

– Plus de soin !… répéta le vieillard d’une voix aigre ; plus de soin de Nelly !… Qui jamais a aimé une enfant comme j’aime ma Nell ? »

 

Il prononça ces paroles avec une surprise si manifeste, que je me trouvai fort embarrassé pour répondre, d’autant plus que, s’il y avait dans ses manières quelque chose de heurté et d’égaré, ses traits offraient les indices d’une pensée profonde et triste, d’où je conclus que, contrairement à ma première impression, ce n’était ni un radoteur ni un imbécile.

 

« Je ne crois pas, lui dis-je, que vous ayez assez souci de votre enfant.

 

– Moi ! je n’en ai pas souci !… s’écria le vieillard en m’interrompant. Ah ! que vous me jugez mal !… Ma petite Nelly ! ma petite Nelly ! »

 

Nul homme, quelques paroles qu’il employât, ne pourrait montrer plus de tendresse que n’en montra dans ce peu de mots le marchand de curiosités. J’attendis qu’il parlât de nouveau ; mais il appuya le menton sur sa main, et, secouant deux ou trois fois la tête, il tint ses yeux fixés sur le foyer.

 

Tandis que nous gardions ainsi le silence, la porte du cabinet s’ouvrit, et l’enfant reparut. Ses fins cheveux bruns tombaient épars sur son cou, et son visage était animé par l’empressement qu’elle avait mis à venir nous rejoindre. Sans perdre un instant, elle s’occupa des préparatifs du souper. Pendant qu’elle se livrait à ce soin, je remarquai que le vieillard profitait de l’occasion pour m’examiner plus à fond qu’il ne l’avait fait d’abord. Je vis avec surprise que l’enfant paraissait chargée de toute la besogne, et que, à l’exception de nous trois, il ne semblait y avoir âme qui vive dans la maison. Je saisis un moment où elle était sortie de la chambre pour glisser un mot à ce sujet ; à quoi le vieillard répliqua qu’il y avait peu de grandes personnes aussi dignes de confiance, aussi soigneuses que Nelly.

 

« Il m’est toujours pénible, dis-je, choqué de ce que je prenais chez lui pour de l’égoïsme, il m’est toujours pénible d’être témoin de cette espèce d’initiation à la vie réelle chez de jeunes êtres à peine hors de la limite étroite de l’enfance, c’est tarir en eux la confiance et la naïveté, deux des principales qualités que le ciel leur ait départies ; c’est leur demander de partager nos chagrins avant l’heure où ils sont capables de s’associer à nos plaisirs.

 

– N’ayez pas peur de détruire chez elle ces qualités précieuses ; non, répondit le vieillard me regardant fixement, les sources en sont trop profondes. D’ailleurs, les enfants du pauvre connaissent peu le plaisir. Il faut acheter et payer jusqu’aux moindres jouissances de l’enfance.

 

– Mais… excusez la liberté de mon langage… vous n’êtes sans doute pas si pauvre ?

 

– Nelly n’est pas ma fille ; c’est sa mère qui était ma fille, et sa mère était pauvre. Je ne mets rien de côté ; rien, pas un sou, bien que je vive comme vous voyez. Mais (il posa sa main sur mon bras et s’inclina pour ajouter à demi-voix) elle sera riche un de ces jours ; elle deviendra une grande dame. Ne pensez pas mal de moi parce que j’use de son service. Elle est heureuse de me donner ses soins, vous avez pu en juger ; son cœur se briserait à l’idée que je pusse demander à toute autre personne ce que ses petites mains ont le courage d’entreprendre. Moi ! n’avoir pas souci de mon enfant !… cria-t-il tout à coup d’un accent plaintif. Dieu sait que cette enfant est l’unique pensée de ma vie, et cependant il ne me favorise pas ! Oh ! non, il ne me favorise pas ! »

 

En ce moment, celle qui faisait le sujet de notre conversation rentra, et le vieillard, m’invitant à me mettre à table, rompit l’entretien et retomba dans le silence.

 

Nous avions à peine commencé le repas, quand un coup fut frappé à la porte extérieure. Nelly, laissant échapper un joyeux éclat de rire qui me fit plaisir à entendre, car il était enfantin et plein d’expansion, s’écria :

 

« Nul doute, c’est ce vieux cher Kit qui revient enfin !

 

– Petite folle ! dit le grand-père en caressant les cheveux de sa Nelly ; toujours elle se moque du pauvre Kit. »

 

Un nouvel éclat de rire plus bruyant que le premier retentit encore, et, par sympathie, je ne pus me défendre d’y associer un sourire. Le petit vieillard prit une chandelle et alla ouvrir la porte. Lorsqu’il revint, Kit était derrière lui.

 

Kit était bien le garçon le plus grotesque qu’on puisse imaginer : lourd, gauche, avec une bouche démesurément grande, les joues fort rouges, un nez retroussé, et certainement l’expression la plus comique que j’eusse jamais vue. Il s’arrêta court sur le seuil, à l’aspect d’un étranger, imprima un mouvement parfait de rotation à son vieux chapeau, qui n’offrait aucun vestige de bord, et s’appuyant tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, position qu’il changeait sans cesse, il resta à l’entrée, fixant sur l’intérieur de la chambre le regard le plus extraordinaire. Dès ce moment, je conçus pour ce garçon un sentiment de reconnaissance, car je compris qu’il était la comédie dans la vie de la jeune fille.

 

« Il y avait une bonne trotte, n’est-ce pas, Kit ? dit le petit vieillard.

 

– Par ma foi, la course n’était pas mauvaise, maître, répliqua Kit.

 

– Avez-vous eu de la peine à trouver la maison ?

 

– Par ma foi, maître, ce n’était pas excessivement aisé.

 

– Et naturellement, vous revenez avec de l’appétit ?

 

– Par ma foi, maître, je le crois. »

 

Le jeune garçon avait une manière à part de se tenir de côté en parlant, et de jeter à chaque mot la tête obliquement par-dessus son épaule, comme s’il ne pouvait avoir de voix sans recourir à ce moyen. Je crois qu’il eût été divertissant pour tout le monde ; mais il y avait quelque chose d’irrésistible dans le plaisir si vif que son étrangeté d’allure causait à Nelly, et dans la pensée consolante qu’elle pouvait trouver un sujet de gaieté en un lieu qui semblait si peu fait pour lui en inspirer. Ce qu’il y a de meilleur, c’est que Kit lui-même était flatté de l’impression qu’il produisait ; après avoir fait quelques efforts pour conserver sa gravité, il partit aussi d’un grand éclat de rire et resta dans ce violent accès d’hilarité, la bouche ouverte et les yeux presque fermés.

 

Le vieillard était retombé dans sa précédente rêverie et semblait étranger à ce qui se passait. Mais lorsque Nelly eut cessé de rire, je remarquai que des larmes obscurcissaient les yeux de la jeune fille, et je les attribuai à la chaleur de l’accueil qu’elle faisait à son bizarre favori, peut-être aussi aux petites émotions de cette soirée. Quant à Kit lui-même, dont le rire était de ceux qui laissent douter si l’on rit ou si l’on pleure, il s’empara d’une épaisse sandwich[4] et d’un pot de bière, alla se mettre dans un coin et se disposa à faire largement honneur à ces provisions.

 

« Ah ! me dit le vieillard se tournant vers moi et me regardant comme si je venais de lui parler, vous vous trompez bien en prétendant que je n’ai pas soin d’elle !

 

– Il ne faut pas, mon ami, lui répondis-je, attacher trop d’importance à une remarque fondée sur les premières apparences.

 

– Non, non, répliqua le vieillard d’un ton pensif ; Nell, viens ici. »

 

La jeune fille s’empressa de se lever, et elle enlaça de ses bras le cou de son grand-père.

 

« Est-ce que je ne t’aime pas, Nelly ? demanda-t-il. Dis, est-ce que je ne t’aime pas, Nelly, oui ou non ? »

 

L’enfant répondit seulement par des caresses et appuya sa tête sur la poitrine du vieillard.

 

« Pourquoi sanglotes-tu ? dit-il en la pressant contre lui et tournant son regard vers moi. Est-ce parce que tu sais que je t’aime et que tu m’en veux de paraître en douter ? C’est bon, c’est bon ; alors disons donc que je t’aime tendrement !

 

– Oui, oui, c’est la vérité, s’écria-t-elle avec force. Et Kit aussi le sait bien. »

 

Kit, qui, en absorbant son pain et son bœuf, plongeait à chaque bouchée, avec le sang-froid d’un jongleur, son couteau dans sa bouche, s’arrêta tout court au milieu de ses opérations gastronomiques, en entendant cet appel à son témoignage, et hurla : « Personne ne serait assez fou pour dire qu’il ne vous aime pas. » Après quoi, il se rendit incapable de continuer la conversation en ingurgitant une énorme sandwich d’un seul coup.

 

« Elle est pauvre actuellement, dit le vieillard en donnant une petite tape amicale sur la joue de l’enfant ; mais, je le répète, le temps approche où elle deviendra riche. Ce temps aura été long à venir, mais enfin il viendra. Il est bien venu pour tant d’autres qui ne font rien que se livrer à la dépense et aux excès. Oh ! quand viendra-t-il pour moi ?

 

– Je me trouve heureuse comme je suis, grand-père, dit l’enfant.

 

– Hum ! hum ! Tu ne sais pas maintenant… et comment pourrais-tu savoir ?… »

 

Et il murmura de nouveau à demi-voix :

 

« Ce temps viendra, je suis certain qu’il viendra. Il n’en paraîtra que meilleur pour s’être fait attendre. »

 

Et alors il soupira et retomba dans son état de rêverie ; il avait attiré l’enfant entre ses genoux, et paraissait insensible à tout le reste autour de lui. Cependant il s’en fallait de quelques minutes seulement que minuit sonnât. Je me levai pour partir : ce mouvement rappela le vieillard à la réalité.

 

« Un moment, monsieur, dit-il. Eh bien ! Kit, bientôt minuit, mon garçon, et vous êtes encore ici ! Retournez chez vous, retournez chez vous, et demain matin soyez exact, car il y a de l’ouvrage à faire. Bonne nuit ! Souhaite-lui le bonsoir, Nelly, et qu’il s’en aille.

 

– Bonsoir, Kit, dit l’enfant, les yeux brillants de gaieté et d’amitié.

 

– Bonsoir, miss Nell, répondit le jeune garçon.

 

– Et remerciez ce gentleman, reprit le vieillard ; sans ses bons soins, j’aurais pu perdre cette nuit ma petite-fille.

 

– Non, non, maître, s’écria Kit, pas possible, pas possible.

 

– Comment ?

 

– Je l’aurais retrouvée, maître, je l’aurais retrouvée. Je parie que je l’aurais retrouvée et aussi vite que qui que ce soit, pourvu qu’elle fût encore sur la terre. Ha ! ha ! ha ! »

 

Ouvrant de nouveau sa large bouche en même temps qu’il fermait les yeux et poussait un éclat de rire d’une voix de stentor, Kit gagna la porte à reculons en continuant de crier. Une fois hors de la chambre, il ne fut pas long à décamper.

 

Après son départ, et tandis que l’enfant était occupée à desservir, le vieillard dit :

 

« Monsieur, je n’ai pas paru suffisamment reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi ce soir, mais je vous en remercie humblement et de tout cœur ; Nelly en fait autant, et ses remercîments valent mieux que les miens. Je serais au regret si, en partant, vous emportiez l’idée que je ne suis pas assez pénétré de votre bonté ou que je n’ai pas souci de mon enfant… car certainement, cela n’est pas !

 

– Je n’en puis douter, dis-je, après ce que j’ai vu. Mais permettez-moi de vous adresser une question.

 

– Volontiers, monsieur ; qu’est-ce ?

 

– Cette charmante enfant, avec tant de beauté et d’intelligence, n’a-t-elle que vous au monde pour prendre soin d’elle ? pas d’autre compagnie ? d’autre guide ?

 

– Non, non, dit-il, me regardant en face avec anxiété ; non, et elle n’a pas besoin d’en avoir d’autre.

 

– Ne craignez-vous pas de vous méprendre sur les nécessités de son éducation et de son âge ? Je suis certain de vos excellentes intentions ; mais vous-même, êtes-vous bien certain de pouvoir remplir une mission comme celle-là ? Je suis un vieillard ainsi que vous ; vieillard, je m’intéresse à ce qui est jeune et plein d’avenir. Avouez-le, dans tout ce que j’ai vu cette nuit de vous et de cette petite créature, n’y a-t-il pas quelque chose qui peut mêler de l’inquiétude à cet intérêt ? »

 

Mon hôte garda d’abord le silence, puis il répondit :

 

« Je n’ai pas le droit de m’offenser de vos paroles. Il est bien vrai qu’à certains égards nous sommes, moi l’enfant, et Nelly la grande personne, ainsi que vous avez pu le remarquer déjà. Mais que je sois éveillé ou endormi, la nuit comme le jour, malade ou en bonne santé, cette enfant est l’unique objet de ma sollicitude ; et si vous saviez de quelle sollicitude, vous me regarderiez d’un œil bien différent. Ah ! c’est une vie pénible pour un vieillard, une vie pénible, bien pénible ; mais j’ai devant moi un but élevé, et je ne le perds jamais de vue ! »

 

En le voyant dans ce paroxysme d’exaltation fébrile, je me mis en devoir de reprendre un pardessus que j’avais déposé en entrant dans la chambre, résolu à ne rien dire de plus. Je vis avec étonnement la petite fille qui se tenait patiemment debout, avec un manteau sur le bras, et à la main un chapeau et une canne.

 

« Ceci n’est pas à moi, ma chère, lui dis-je.

 

– Non, répondit-elle tranquillement, c’est à mon grand-père.

 

– Mais il ne sort pas à minuit…

 

– Pardon, il va sortir, dit-elle en souriant.

 

– Mais vous ? Qu’est-ce que vous devenez pendant ce temps-là, chère petite ?

 

– Moi ? Je reste ici naturellement. C’est comme cela tous les soirs. »

 

Je regardai le vieillard avec surprise : mais il était ou feignait d’être occupé du soin de s’arranger pour sortir. Mon regard se reporta de lui sur cette douce et frêle enfant. Toute seule ! dans ce lieu sombre ; seule, toute une longue et triste nuit !

 

Elle ne parut pas s’apercevoir de ma stupéfaction ; mais elle aida gaiement le vieillard à mettre son manteau : lorsqu’il fut prêt, elle prit un flambeau pour nous éclairer. Voyant que nous ne la suivions pas assez vite, elle se retourna le sourire aux lèvres et nous attendit. La cause de mon hésitation n’avait pas échappé au vieillard ; l’expression de sa physionomie le prouvait ; mais il se borna à m’inviter, en inclinant la tête, à passer devant lui, et il garda le silence. Il ne me restait qu’à obéir.

 

Lorsque nous eûmes franchi la porte, l’enfant posa son flambeau à terre, me souhaita le bonsoir et leva vers moi son visage pour m’embrasser. Puis elle s’élança vers le vieillard, qui la serra dans ses bras et appela sur elle les bénédictions de Dieu.

 

« Dors bien, Nell, dit-il doucement, et que les anges gardiens veillent sur toi dans ton lit ! N’oublie pas tes prières, ma mignonne.

 

– Non, certes, s’écria-t-elle avec ardeur ; je suis si heureuse de prier !

 

– Oui, je le sais, cela te fait du bien et cela doit être. Mille bénédictions ! Demain matin, de bonne heure, je serai ici.

 

– Vous n’aurez pas besoin de sonner deux fois. La sonnette m’éveille, même au beau milieu d’un rêve. »

 

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent. L’enfant ouvrit la porte, maintenant protégée par un volet que Kit y avait appliqué, en sortant, et avec un dernier adieu dont la douceur et la tendresse sont bien souvent revenues à ma mémoire, elle la tint entr’ouverte jusqu’à ce que nous fussions passés. Le vieillard s’arrêta un moment pour entendre la porte se refermer et les verrous se tirer à l’intérieur, ensuite, rassuré à cet égard, il se mit à marcher à pas lents. Au coin de la rue, il s’arrêta. Me regardant avec un certain embarras, il me dit que nous n’allions pas du tout par le même chemin et qu’il était obligé de me quitter. J’avais envie de répondre : mais, avec une vivacité que son extérieur ne m’eût pas permis de supposer, il s’éloigna précipitamment. Je remarquai qu’à plusieurs reprises il tourna la tête comme pour s’assurer si je ne l’épiais pas ou si je ne le suivais pas à quelque distance. À la faveur de l’obscurité de la nuit, il disparut bientôt à mes yeux.

 

J’étais demeuré immobile à la place même où il m’avait quitté, sans pouvoir m’en aller et pourtant sans savoir pourquoi je perdais mon temps à rester là. Je regardai tout pensif dans la rue d’où nous venions de sortir, et bientôt je m’acheminai de ce côté. Je passai et repassai devant la maison ; je m’arrêtais ; j’écoutais à la porte : tout était sombre et silencieux comme la tombe.

 

Cependant je rôdais autour de cette maison sans réussir à m’en arracher, pensant à tous les dangers qui pouvaient menacer l’enfant : incendie, vol, meurtre même, et me figurant qu’il allait arriver quelque malheur si je me retirais. Le bruit d’une porte ou d’une croisée qu’on fermait dans la rue me ramenait de nouveau devant le logis du marchand de curiosités. Je traversais le ruisseau pour regarder la maison et m’assurer que ce n’était pas de là que venait le bruit : mais non, la maison était restée noire, froide, sans vie.

 

Il passait peu de monde ; la rue était triste et morne ; il n’y avait presque que moi. Quelques traînards, sortis des théâtres, marchaient à la hâte, et, de temps en temps, je me jetais de côté pour éviter un ivrogne tapageur qui regagnait sa demeure en chancelant ; mais c’étaient des incidents rares et qui même cessèrent bientôt tout à fait. Une heure sonna à toutes les horloges. Je me remis à arpenter le terrain, me promettant sans cesse que ce serait la dernière fois, et chaque fois me manquant de parole, sous quelque nouveau prétexte, comme je l’avais fait déjà si souvent.

 

Plus je pensais aux discours, au regard, au maintien du vieillard, moins je parvenais à me rendre compte de ce que j’avais vu et entendu. Un pressentiment qui me dominait me disait que le but de cette absence nocturne ne pouvait être bon. Je n’avais eu connaissance du fait que par la naïveté indiscrète de l’enfant ; et bien que le vieillard fût là, bien qu’il eût été témoin de ma surprise non équivoque, il avait gardé un étrange mystère sur ce sujet sans me donner un seul mot d’explication. Ces réflexions ramenèrent plus vivement que jamais à ma mémoire sa physionomie égarée, ses manières distraites, ses regards inquiets et troublés. Sa tendresse pour sa petite-fille n’était pas incompatible avec les vices les plus odieux ; et dans cette tendresse même n’y avait-il pas une contradiction étrange ? Sinon, comment cet homme eût-il pu se résoudre à abandonner ainsi son enfant ? Cependant, malgré mes dispositions à prendre de lui une mauvaise opinion, je ne doutais pas un moment de la réalité de son affection ; et même je ne pouvais pas en admettre le doute, quand je me rappelais ce qui s’était passé entre nous et le son de voix avec lequel il avait appelé sa Nelly.

 

« Je reste ici naturellement… m’avait dit l’enfant, en réponse à ma question C’est comme cela tous les soirs. » Quel motif pouvait faire sortir le vieillard de chez lui, la nuit et toutes les nuits ? J’évoquai le souvenir de ce que j’avais autrefois entendu raconter de certains crimes sombres et secrets qui se commettent dans les grandes villes et échappent à la justice pendant de longues années. Cependant, parmi ces sinistres histoires, il n’en était pas une que je pusse expliquer par le présent mystère ; plus j’y songeais, moins je réussissais à percer ces ténèbres.

 

La tête remplie de ces idées et de bien d’autres encore, sur le même sujet, je continuai d’arpenter la rue durant deux grandes heures. Enfin une pluie violente se mit à tomber : accablé de fatigue, bien que ma curiosité fût toujours aussi éveillée qu’auparavant, je montai dans la première voiture de place qui vint à passer et me fis conduire chez moi. Un bon feu pétillait dans l’âtre ; ma lampe brillait : ma pendule me salua comme à l’ordinaire de son joyeux carillon. Mon logis m’offrait le calme, la chaleur, le bien-être, contraste heureux avec l’atmosphère sombre et triste d’où je sortais.

 

Je m’assis dans ma bergère, et, me renversant sur ses larges coussins, je me représentai l’enfant dans son lit : seule, sans gardien, sans protection, excepté celle des anges, et cependant dormant d’un sommeil paisible. Je ne pouvais détacher ma pensée de cette créature si jeune, tout esprit, toute délicate, une vraie petite fée, passant de longues et sinistres nuits dans un lieu si peu fait pour elle.

 

Nous avons tellement l’habitude de nous laisser émouvoir par les objets extérieurs et d’en recevoir des sensations que la réflexion devrait suffire à nous donner, mais qui nous échappent souvent sans ces aides visibles et palpables, que peut-être n’aurais-je pas été envahi tout entier comme je l’étais par cet unique sujet de mes pensées sans les monceaux de choses fantastiques que j’avais vues pêle-mêle dans le magasin du marchand de curiosités. Présentes à mon esprit, unies à l’enfant, l’entourant, pour ainsi dire, ne formant qu’un avec elle, elles me faisaient toucher au doigt sa position. Sans aucun effort d’imagination, je revoyais d’autant mieux son image, entourée comme elle l’était, de tous ces objets étrangers à sa nature, qu’ils étaient moins en harmonie avec les goûts de son sexe et de son âge. Si ces secours m’avaient manqué, si j’avais dû me représenter Nelly dans un appartement ordinaire où il n’y eût rien de bizarre, rien d’inaccoutumé, il est bien présumable que sa solitude étrange m’eût moins vivement impressionné. Dans ce cadre, elle formait pour moi une sorte d’allégorie, et avec tout ce qui l’entourait, elle excitait si puissamment mon intérêt que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais la chasser de ma mémoire et de mes pensées.

 

« Ce serait, me dis-je après avoir fait avec vivacité quelques tours dans ma chambre, ce serait pour l’imagination un travail curieux que de suivre Nelly dans sa vie future, de la voir continuant sa route solitaire au milieu d’une foule de compagnons grotesques ; seule, pure, fraîche et jeune. Il serait curieux de…»

 

Ici je m’arrêtai ; car le thème m’eût mené loin, et déjà je voyais s’ouvrir devant moi une région dans laquelle je me sentais médiocrement disposé à pénétrer. Je reconnus que ce n’étaient que des rêvasseries, et je pris le parti d’aller me coucher pour trouver dans mon lit le repos et l’oubli.

 

Mais, toute la nuit, soit éveillé, soit endormi, les mêmes idées revinrent à mon esprit, les mêmes images restèrent en possession de mon cerveau. Toujours, toujours j’avais en face de moi la boutique aux sombres parois ; les armures et les cottes de mailles toutes vides avec leur tournure de spectres silencieux ; les figures de bois et de pierre, sournoises et grimaçantes ; la poussière, la rouille, le ver vivant dans le chêne qu’il ronge ; et, seule au milieu de ces antiquités, de ces ruines, de cette laideur du passé, la belle enfant dans son doux sommeil, souriant au sein de ses rêves légers et radieux.

 

CHAPITRE II.

Durant près d’une semaine, je combattis le désir qui me poussait à revoir le lieu que j’avais quitté sous les impressions dont j’ai esquissé le tableau. Enfin je m’y décidai, et résolu à me présenter cette fois en plein jour, je m’acheminai, dès le commencement d’une après-midi, vers la demeure du vieillard.

 

Je dépassai la maison et fis plusieurs tours dans la rue avec cette espèce d’hésitation bien naturelle chez un homme qui sait que sa visite n’est pas attendue et qui n’est pas bien sûr qu’elle soit agréable. Cependant, comme la porte de la boutique était fermée, et comme rien n’indiquait que je dusse être reconnu des gens qui s’y trouvaient, si je me bornais purement et simplement à passer et repasser devant la porte, je ne tardai pas à surmonter mon irrésolution et je me trouvai chez le marchand de curiosités.

 

Le vieillard se tenait dans l’arrière-boutique, en compagnie d’une autre personne. Tous deux semblaient avoir échangé des paroles vives ; leur voix, qui était montée à un diapason très-élevé, cessa de retentir aussitôt qu’ils m’aperçurent. Le vieillard s’empressa de venir à moi, et, d’un accent plein d’émotion, me dit qu’il était charmé de me voir. Il ajouta :

 

« Vous tombez ici dans un moment de crise. »

 

Et, montrant l’homme que j’avais trouvé avec lui :

 

« Ce drôle m’assassinera un de ces jours. S’il l’eût osé, il l’aurait fait déjà depuis longtemps.

 

– Bah ! dit l’autre ; c’est vous plutôt qui, si vous le pouviez, livreriez ma tête par un faux serment ; nous savons bien cela. »

 

Avant de parler ainsi, le jeune homme s’était tourné vers moi et m’avait regardé fixement en fronçant les sourcils.

 

« Ma foi, dit le vieillard, je ne m’en défends pas. Si les serments, les prières ou les paroles pouvaient me débarrasser de vous, je le ferais, et votre mort serait pour moi un grand soulagement.

 

– Je le sais, c’est ce que je vous disais moi-même tout à l’heure, n’est-il pas vrai ? Mais, ni serments, ni prières, ni paroles ne suffisent pour me tuer. En conséquence, je vis et je veux vivre.

 

– Et sa mère n’est plus !… s’écria le vieillard, joignant ses mains avec désespoir et levant ses yeux au ciel ; voilà donc la justice de Dieu ! »

 

Le jeune homme était debout, frappant du pied contre une chaise et le regardant avec un ricanement de dédain. Il pouvait avoir environ vingt et un ans ; il était bien fait et avait certainement la taille élégante, mais l’expression de sa physionomie n’était pas de nature à lui gagner les cœurs : car elle offrait un. caractère de libertinage et d’insolence vraiment repoussant, en harmonie d’ailleurs avec ses manières et son costume.

 

« Justice ou non, dit-il, je suis ici et j’y resterai jusqu’à ce que je juge convenable de m’en aller, à moins que vous n’appeliez main-forte pour me faire mettre dehors : mais vous n’en viendrez pas là, je le sais. Je vous répète que je veux voir ma sœur.

 

Votre sœur !… dit le vieillard avec amertume.

 

– Sans doute. Vous ne pouvez détruire les liens de parenté. Si cela était en votre pouvoir, il y a longtemps que vous l’eussiez fait. Je veux voir ma sœur, que vous tenez claquemurée ici, empoisonnant son cœur avec vos recettes mystérieuses et faisant parade de votre affection pour elle, afin de la tuer de travail, et de grappiller quelques schellings de plus que vous ajoutez chaque semaine à votre riche magot. Je veux la voir, et je la verrai.

 

– Voilà, s’écria le vieillard en se tournant vers moi, voilà un beau moraliste pour parler d’empoisonner les cœurs ! Voilà un esprit généreux pour se moquer des schellings grappillés ! Un misérable, monsieur, qui a perdu tous ses droits, non-seulement sur ceux qui ont le malheur d’être liés à lui par le sang, mais encore sur la société, qui ne le connaît que par ses méfaits. Un menteur, en outre ! ajouta-t-il en baissant la voix et se rapprochant de moi ; car il sait combien Nelly m’est chère, et il veut me blesser dans mon honneur et mon affection parce qu’il voit ici un étranger. »

 

Le jeune homme releva ce dernier mot.

 

« Les étrangers ne sont rien pour moi, grand-père, et je me flatte de n’être rien pour eux. Le meilleur parti qu’ils aient à prendre, c’est de s’occuper de leurs affaires et de me laisser le soin des miennes. Il y a là dehors un de mes amis qui m’attend ; et comme, selon toute apparence, j’aurai à rester ici quelque temps, je vais, avec votre permission, le faire entrer. »

 

En parlant ainsi, il fit un pas vers la porte, et, regardant dans la rue, il adressa de la main plusieurs signes à une personne qu’on ne voyait pas ; celle-ci, à en juger par les marques d’impatience qui accompagnaient les appels, ne paraissait pas très-disposée à se déterminer à venir. Enfin arriva, de l’autre côté de la rue, sous le prétexte assez gauche de passer là par hasard, un individu, remarquable par son élégance malpropre ; après avoir fait de nombreuses difficultés et force mouvements de tête comme pour se défendre de l’invitation, il se décida à traverser la rue et entra dans la boutique.

 

« Là ! dit le jeune homme le poussant devant ; voici Dick Swiveller. Asseyez-vous, Swiveller.

 

– Mais je ne sais pas si cela fait plaisir au vieux, dit M. Swiveller à demi-voix.

 

– Asseyez-vous, » répéta son compagnon.

 

M. Swiveller obéit, et regardant autour de lui avec un sourira câlin, il fit observer que la semaine passée avait été bonne pour les canards, et que celle-ci était bonne pour la poussière : il ajouta que, tandis qu’il attendait auprès de la lanterne, au coin de la rue, il avait vu un cochon avec de la paille au groin sortir d’un débit de tabac ; d’où il avait auguré qu’on ne tarderait pas à avoir une autre semaine favorable aux canards, et que la pluie ne se ferait pas attendre ; il trouva ensuite occasion de s’excuser de la négligence qu’on pouvait remarquer dans sa toilette : « C’est que, voyez-vous, la nuit dernière, dit-il, j’ai attrapé un fameux coup de soleil. » Expression par laquelle il instruisait la compagnie le plus délicatement possible qu’il s’était enivré complètement.

 

« Mais qu’importe ! dit M. Swiveller avec un soupir ; qu’importe, pourvu que le feu de l’âme s’enflamme à la torche de la joyeuse fraternité des convives, pourvu qu’il ne tombe pas une plume de l’aile de l’amitié ! Qu’importe, pourvu que l’esprit s’épanche dans des flots de vin rosé, et que le moment présent soit pour le moins le plus heureux de notre existence !

 

– Vous n’avez pas besoin de faire ici le président de banquet, lui dit son ami en aparté.

 

– Fred ! s’écria M. Swiveller en se frappant légèrement le nez du bout du doigt ; un mot suffit au sage. Fred, on peut être bon et heureux sans être riche. Pas une syllabe de plus ! Je connais mon rôle : trop parler nuit. Seulement, Fred, un petit mot à l’oreille : le vieux est-il bien disposé ?

 

– Qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua son ami.

 

– Tout cela est bel et bon, dit M. Swiveller ; mais prudence est mère de sûreté. »

 

En même temps il cligna de l’œil, comme s’il avait à garder quelque secret d’importance ; et, croisant ses bras en se renversant sur le dossier de sa chaise, il se mit à contempler le plafond avec une imperturbable gravité.

 

D’après tout ce qui venait de se passer, on pouvait raisonnablement soupçonner que M. Swiveller n’était point encore parfaitement remis du fameux coup de soleil auquel il avait fait allusion ; mais, quand ses paroles seules n’auraient pas suffi pour éveiller ce soupçon, ses cheveux, roides comme du fil d’archal, ses yeux hébétés, et la couleur livide de son visage ne témoignaient que trop des désordres de la nuit passée. Comme il l’avait fait remarquer lui-même, son costume n’était pas parfaitement soigné, ou plutôt il était d’un débraillé qui laissait supposer qu’il s’était couché tout habillé. Ce costume consistait en un habit brun, garni par devant d’une grande quantité de boutons de cuivre, mais n’en ayant qu’un seul par derrière ; d’une cravate à carreaux, de couleur voyante ; d’un gilet écossais ; d’un pantalon blanc sale, et d’un chapeau déformé, que M. Swiveller portait sens devant derrière pour cacher un trou dans le bord. Le devant de son habit était orné d’une poche extérieure d’où sortait le coin le plus propre d’un grand vilain mouchoir. Les poignets tout noircis de sa chemise étaient tirés le plus possible et prétentieusement relevés par-dessus le bord de ses manches ; il n’avait pas de gants et tenait une canne jaune ayant pour pomme une main en os qui semblait porter une bague au petit doigt et saisir à poignée une boule noire. C’était avec tous ces avantages personnels, auxquels il convient d’ajouter une forte odeur de fumée de tabac et un extérieur crasseux, que M. Swiveller s’était renversé sur son siège, les yeux fixés au plafond ; de temps à autre, mettant sa voix au ton, il régalait la compagnie de quelques mesures d’un air mélancolique, puis soudain, au milieu même d’une note, il retombait dans son premier silence.

 

Le vieillard s’était assis ; les mains croisées, il regardait tour à tour son petit-fils et son étrange compagnon, comme s’il n’avait plus aucune autorité et qu’il en fût réduit à leur laisser faire ce qu’ils voudraient. Le jeune homme se tenait penché contre une table, à peu de distance de son ami, indifférent en apparence à ce qui se passait ; et quant à moi, sentant combien il était délicat d’intervenir, bien que le vieillard eût semblé me demander assistance par ses paroles comme par ses regards, je feignis, de mon mieux, de paraître occupé à examiner quelques-uns des objets exposés pour la vente, sans avoir l’air de faire la moindre attention à la société.

 

Le silence ne fut point de longue durée : en effet, M. Swiveller qui avait pris la peine de nous donner, dans les chansons qu’il fredonnait, l’assurance mélodieuse que « son cœur était dans les montagnes, et qu’il ne lui manquait que son coursier arabe pour commencer à accomplir de grands actes de bravoure et d’honneur chevaleresque, » détacha ses yeux du plafond et descendit à la vile prose.

 

« Fred, dit-il, s’arrêtant tout à coup, comme si une idée soudaine lui avait traversé le cerveau, et reprenant sa voix de fausset, le vieux est-il en bonne disposition ?

 

– Qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua l’ami d’un ton bourru.

 

– Rien ; mais je vous le demande.

 

– Oui, naturellement. D’ailleurs, que m’importe qu’il le soit ou non ? »

 

Encouragé sans doute, par cette réponse, à se jeter dans une conversation plus générale, M. Swiveller s’attacha à captiver notre attention.

 

Il commença par faire remarquer que le soda-water, quoique chose bonne en soi, était de nature à refroidir l’estomac si on ne le relevait par du gingembre ou une légère infusion d’eau-de-vie ; que ce dernier liquide est en tout cas préférable, sauf une petite considération, celle de la dépense. Personne ne s’aventurant à combattre ces propositions, il continua en disant que la chevelure humaine était un corps très-propre à concentrer la fumée de tabac, et que les jeunes étudiants de Westminster et d’Eton, après avoir mangé quantité de pommes pour dissimuler l’acre parfum du cigare à leurs professeurs vigilants, étaient d’ordinaire trahis par cette propriété que possède leur tête d’une façon remarquable : d’où il conclut, que si l’Académie des sciences voulait fixer son attention sur ce sujet, et essayer de trouver dans les ressources de nos connaissances acquises un moyen de prévenir ces révélations indiscrètes, elle rendrait un immense service à l’humanité tout entière. Ces idées ne furent pas plus combattues que les précédentes. Alors M. Swiveller nous apprit que le rhum de la Jamaïque, quoiqu’il soit sans contredit un spiritueux agréable, plein de richesse et d’arôme, a l’inconvénient de revenir au goût durant tout le reste de la journée. Et comme personne ne s’avisait de contester l’un ou l’autre de ces points, M. Swiveller sentit sa confiance augmenter, et devint encore plus familier et plus expansif.

 

« C’est le diable, messieurs, dit-il, lorsque des parents en viennent à se brouiller Si l’aile de l’amitié ne doit jamais perdre une plume, l’aile de la parenté ne doit jamais non plus être écourtée : au contraire, elle doit toujours se développer sous un ciel serein. Pourquoi verrait-on un petit-fils et un grand-père s’attaquer avec une égale violence, quand tout devrait être entre eux bénédiction et concorde ? Pourquoi ne pas unir vos mains et oublier le passé ?

 

– Contenez votre langue, dit Frédéric.

 

– Monsieur, répliqua M. Swiveller, n’interrompez pas l’orateur. Voyons, messieurs, de quoi s’agit-il présentement ? Voici un bon vieux grand-père. Je dis cela le plus respectueusement du monde, et voici un jeune petit-fils. Le bon vieux grand-père dit au jeune petit-fils dissipateur : « Je vous ai recueilli et élevé, Fred ; je vous ai mis à même de marcher dans la vie ; vous vous êtes un peu écarté du droit chemin, comme il n’arrive que trop souvent à la jeunesse ; ne vous attendez pas à retrouver jamais la même chance, ou vous compteriez sans votre hôte. » À quoi le jeune petit-fils dissipé répond ainsi : « Vous avez autant de fortune qu’on peut en avoir ; vous avez fait pour moi des dépenses considérables ; vous entassez des piles d’écus pour ma petite sœur, avec laquelle vous vivez secrètement, comme à la dérobée, comme un vrai grigou, sans lui donner aucun plaisir. Pourquoi ne pas mettre de côté une bagatelle en faveur du petit-fils adulte ? » Là-dessus, le brave grand-père réplique, « que non-seulement il refuse d’ouvrir sa bourse avec ce gracieux empressement qui a toujours tant de charmes chez un gentleman de son âge, mais qu’il éclatera en reproches, lui dira des mots durs, lui fera des observations toutes les fois qu’ils se trouveront ensemble. Voilà donc la question tout simplement. N’est-ce pas pitié qu’un pareil état de choses se prolonge ? et combien ne vaudrait-il pas mieux que le vieux gentleman donnât du métal en quantité raisonnable, pour rétablir la tranquillité et le bon accord ! »

 

Après avoir prononcé ce discours en taisant décrire à son bras une foule d’ondulations élégantes, M. Swiveller plongea vivement dans sa bouche la tête de sa canne, comme pour s’enlever lui-même le moyen de nuire à l’effet de sa harangue en ajoutant un mot de plus.

 

« Pourquoi me poursuivez-vous ? pourquoi me persécutez-vous ? au nom du ciel ! s’écria le vieillard se tournant vers son petit-fils. Pourquoi amenez-vous ici vos compagnons de débauche ? Combien de fois aurai-je à vous répéter que ma vie est toute de dévouement et d’abnégation, et que je suis pauvre ?

 

– Combien de fois aurai-je à vous répéter, dit l’autre en le regardant froidement, que je sais bien que ce n’est pas vrai ?

 

– C’est vous qui vous êtes mis où vous êtes, dit le vieillard, restez-y ; mais laissez-nous, Nelly et moi, travailler sans relâche.

 

– Nell sera bientôt une femme. Élevée à vous croire aveuglément, elle oubliera son frère s’il n’a soin de se montrer quelquefois à elle.

 

– Prenez garde, dit le vieillard, dont les yeux étincelèrent, qu’elle ne vous oublie quand vous souhaiteriez le plus de vivre dans sa mémoire. Prenez garde qu’un jour ne vienne où vous marcherez pieds nus dans les rues, tandis qu’elle vous éclaboussera dans son brillant équipage !

 

– C’est-à-dire quand elle aura votre argent. Voilà donc cet homme si pauvre !

 

– Et cependant, dit le vieillard laissant tomber sa voix et parlant en homme qui pense tout haut, combien nous sommes pauvres ! quelle vie que la nôtre ! Et quand on songe que c’est la cause d’une enfant, d’une enfant qui n’a jamais fait de tort ni de peine à personne, que nous soutenons… et que cependant nous ne réussissons à rien !… Espoir et patience ! c’est notre devise. Espoir et patience ! »

 

Ces paroles furent prononcées trop bas pour arriver aux oreilles des jeunes gens. M. Swiveller sembla penser que les mots inintelligibles marmottés par le vieillard étaient l’indice d’une lutte morale produite par la puissance de sa harangue ; car il toucha son ami du bout de sa canne en lui insinuant la conviction où il était, qu’il avait jeté « le grappin » sur le vieux, et qu’il comptait bien obtenir un droit de courtage sur les bénéfices. Peu de temps après, il s’aperçut de sa méprise ; il prit alors un air endormi et mécontent, et plus d’une fois il avait insisté sur ce qu’il était temps de partir promptement, lorsque la porte s’ouvrit et la petite fille parut en personne.

 

CHAPITRE III.

Nelly était suivie de près par un homme âgé, dont les traits étaient remarquablement durs et repoussants. Cet homme était de si petite taille, qu’il eût pu passer pour un nain, bien que sa tête et sa figure n’eussent pas déparé le corps d’un géant. Ses yeux noirs, vifs et empreints d’une expression d’astuce, étaient sans cesse en mouvement, sa bouche et son menton hérissés du chaume d’une barbe dure et inculte. Il avait de ces teints qui ont toujours l’air malpropre ou malsain. Mais ce qui donnait à l’ensemble de sa physionomie quelque chose de plus grotesque encore, c’était un sourire sinistre qui semblait provenir d’une simple habitude sans avoir rapport à aucun sentiment de joie ou de plaisir, et mettait constamment en évidence le peu de dents jaunâtres éparpillées dans sa bouche, ce qui lui donnait l’aspect d’un dogue haletant. Son costume se composait d’un vaste chapeau rond à haute forme, de vêtements de drap noir usé, d’une paire de larges souliers, et d’une cravate d’un blanc sale chiffonnée comme une corde, de manière à laisser à découvert la plus grande partie de son cou roide et nerveux. Le peu de cheveux qu’il avait étaient d’un noir grisonnant, coupés ras, aplatis sur les tempes et retombant sur ses oreilles en frange dégoûtante. Ses mains, couvertes d’un véritable cuir à gros grains, étaient d’une odieuse malpropreté ; il avait les ongles crochus, longs et jaunes.

 

J’eus amplement le temps de noter ces traits caractéristiques ; car, outre qu’ils étaient de nature à frapper sans plus ample examen, il se passa quelques instants avant que le silence, fût rompu. L’enfant s’avança timidement vers son frère et mit sa main dans la sienne. Le nain, si l’on veut bien nous permettre de l’appeler ainsi, avait embrassé d’un coup d’œil pénétrant tous ceux qui étaient présents ; et le marchand de curiosités, qui sans doute ne comptait pas sur cet étrange visiteur, semblait éprouver un profond embarras.

 

« Ah ! ah ! dit le nain qui, la main posée au-dessus de ses yeux, avait regardé attentivement le jeune homme ; ce doit être là votre petit-fils, voisin ?

 

– Vous voulez dire qu’il ne devrait pas l’être, répondit le vieillard ; mais il l’est en effet.

 

– Et celui-ci ? demanda le nain, montrant Dick Swiveller.

 

– C’est un de ses amis, aussi bienvenu que l’autre dans ma maison.

 

– Et celui-là ? demanda encore le nain, tournant sur ses talons et me montrant du doigt.

 

– Un gentleman qui a eu la bonté de ramener Nell au logis l’autre soir qu’elle s’était égarée en revenant de chez vous. »

 

Le petit homme se tourna vers l’enfant pour la gronder ou lui exprimer son étonnement ; mais, comme elle était en train de causer avec le jeune homme, il se contint et pencha la tête afin d’entendre leur conversation.

 

« Eh bien, Nelly, disait à haute voix le jeune homme, est-ce qu’on ne vous enseigne pas à me haïr, hein ?

 

– Non, non. Quelle horreur ! Oh ! non.

 

– On vous enseigne à m’aimer, peut-être ? dit-il en ricanant.

 

– Ni l’un ni l’autre. Jamais on ne me parle de vous, jamais.

 

– J’en suis persuadé, dit-il en lançant à son grand-père un regard farouche ; j’en suis persuadé, Nell. Je vous crois.

 

– Moi, je vous aime sincèrement, Fred.

 

– Sans doute !

 

– Je vous aime et vous aimerai toujours, répéta-t-elle avec une vive émotion ; mais si vous vouliez cesser de le tourmenter, de le rendre malheureux, ah ! je vous aimerais encore davantage.

 

– Je comprends, dit le jeune homme qui s’inclina nonchalamment vers l’enfant et la repoussa après l’avoir embrassée. Là ! maintenant que vous avez bien débité votre leçon, vous pouvez vous retirer. Il est inutile de pleurnicher. Nous ne nous quittons pas mal ensemble, si c’est cela qu’il vous faut. »

 

Il demeura silencieux, la suivant du regard jusqu’à ce qu’elle eût regagné sa petite chambre et fermé la porte ; se tournant ensuite vers le nain, il lui dit brusquement :

 

« Écoutez-moi, monsieur…

 

– C’est à moi que vous parlez ? répliqua le nain. Mon nom est Quilp. Ce n’est pas long à retenir : Daniel Quilp.

 

– Alors, écoutez-moi, monsieur Quilp. Vous avez un peu d’influence sur mon grand-père…

 

– Un peu ! dit l’autre avec un ton d’importance.

 

– Vous êtes un peu dans la confidence de ses mystères, de ses secrets ?

 

– Un peu ! répliqua Quilp sèchement.

 

– Dites-lui donc de ma part, une fois pour toutes, qu’il doit s’attendre à me voir entrer ici et en sortir aussi souvent qu’il me conviendra, aussi longtemps qu’il gardera Nelly ici, et que, s’il veut se débarrasser de moi, il faut que d’abord il se soit débarrassé d’elle. Qu’ai-je donc fait pour être traité comme un loup-garou, pour qu’on me fuie et qu’on me redoute comme si j’apportais la peste ? Ce vieillard vous dira que je ne sais pas ce que c’est qu’une affection de famille, et que je ne me soucie pas plus du bonheur de Nelly que de lui-même ; laissez-le dire. En ce cas, ce dont je me soucie, c’est de venir ici à ma guise et de rappeler à ma sœur que j’existe. Je veux la voir quand il me plaira. J’y tiens. C’est un droit que je suis venu maintenir aujourd’hui. Je reviendrai cinquante fois dans le même but, et toujours avec le même succès. J’ai dit que je resterais ici jusqu’à ce que j’eusse eu satisfaction : je l’ai eue, voilà ma visite terminée. Allons, Dick.

 

– Arrêtez ! cria M. Swiveller au moment où son ami se dirigeait vers la porte. Monsieur…

 

– Monsieur, votre très-humble serviteur, dit M. Quilp, à qui s’adressait ce dernier mot.

 

– Avant de quitter ce lieu de joie et de plaisir, ce séjour où règne une clarté éblouissante, je désire, avec votre permission, hasarder une petite remarque. Je suis venu ici aujourd’hui, monsieur, avec la pensée que le bonhomme était bien disposé…

 

– Continuez, monsieur, dit Daniel Quilp en voyant l’orateur s’arrêter subitement.

 

– Inspiré par cette idée et par les sentiments qu’elle éveille, et jugeant, en ma qualité d’ami commun, que ce n’est pas par des criailleries, des disputes, des querelles, que les âmes arrivent à s’épancher et que l’harmonie sociale se rétablit entre les parties adverses, j’ai pris sur moi de suggérer un moyen, le seul qu’on puisse adopter en pareille occurrence. Voulez-vous me permettre de vous glisser un tout petit mot à ce sujet ? »

 

Sans attendre la permission qu’il avait sollicitée, M. Swiveller fit un pas vers le nain ; puis, s’appuyant sur son épaule et se penchant comme pour lui parler à l’oreille, il lui dit, de manière à être parfaitement entendu de tout le monde :

 

« Voilà le mot d’ordre pour le bonhomme : fouille.

 

– Quoi ? … demanda Quilp.

 

– Fouille, monsieur, fouille, répéta M. Swiveller en frappant sur son gousset pour montrer qu’il fallait fouiller à la poche. Vous comprenez, monsieur ? »

 

Le nain fit un signe de tête. M. Swiveller fit quelques pas pour se retirer, et il s’arrêta pour lui rendre le même signe de tête à chaque pas qu’il faisait en arrière. Ce fut ainsi qu’il arriva à la porte : là, il toussa fortement pour appeler l’attention du nain et saisir cette occasion de lui recommander par un jeu muet la discrétion la plus absolue et le secret le plus inviolable. Après cette grave pantomime, qui dura le temps nécessaire selon lui pour bien lui inculquer ses idées, il suivit les traces de son ami et disparut.

 

« Hum ! dit le nain avec un regard de travers et en haussant les épaules, il en coûte cher d’avoir de chers parents. Dieu merci, je ne m’en connais pas ! Et vous seriez comme moi si vous n’étiez pas aussi faible qu’un roseau et presque aussi dépourvu de raisonnement.

 

– Que voulez-vous que je fasse ? répliqua le vieillard avec une sorte de désespoir impuissant. Il est bien facile de parler et de ricaner. Que voulez-vous que je fasse ?

 

– Ce que je ferais, moi, si j’étais à votre place.

 

– Quelque acte violent, sans doute ?

 

– Fort bien, dit le petit homme très-flatté de ce qu’il prenait pour un compliment et grimaçant un rire diabolique en frottant ses mains sales l’une contre l’autre. Demandez à Mme Quilp, à la jolie, soumise, timide et tendre Mme Quilp. Mais son nom me rappelle que je l’ai laissée toute seule ; je me figure son inquiétude… Elle n’aura pas un moment de repos jusqu’à ce que je sois de retour. C’est toujours ainsi qu’elle est quand je suis dehors, bien qu’elle n’ose en dire un mot à moins que je ne l’y engage en l’avertissant qu’elle peut parler librement sans avoir peur de me fâcher. Oh ! Mme Quilp est bien dressée ! »

 

Cet être difforme me parut horrible avec sa tête monstrueuse sur son petit corps, tandis qu’il frottait lentement ses mains en les tournant l’une sur l’autre, toujours l’une sur l’autre, geste bien simple assurément, mais qui prenait chez lui quelque chose de fantastique. Il fallait le voir aussi abaisser ses épais sourcils et retrousser son menton en l’air, en lançant à la dérobée un regard de triomphe qu’un lutin aurait pu copier pour en faire son profit.

 

« Tenez, dit-il en mettant la main dans la poche de son habit et en s’approchant de côté vers le vieillard, je l’ai apporté moi-même de crainte d’accident ; la somme, quoique en or, eût été trop forte et trop lourde pour tenir dans le petit sac de Nelly. Il faut cependant, voisin, qu’elle s’habitue de bonne heure à de semblables fardeaux, car elle en aura à porter quand vous serez mort.

 

– Fasse le ciel que vous disiez vrai ! Je l’espère, du moins ! dit le vieillard avec une sorte de gémissement.

 

– Je l’espère ! » répéta le nain.

 

Et s’approchant plus près encore :

 

« Voisin, je voudrais bien savoir où vous mettez tout cet argent ; mais vous êtes un homme profond, et vous gardez bien votre secret.

 

– Mon secret !… dit l’autre avec un regard plein de trouble. Oui, vous avez raison, je… je garde bien mon secret, je le garde bien. »

 

Sans rien ajouter, il prit l’argent et s’en alla d’un pas lourd et incertain, portant la main à son visage comme un homme contrarié et abattu. Le nain le suivit de ses yeux pénétrants, tandis que le vieillard passait dans le petit salon et plaçait la somme dans un coffre-fort en fer, près de la cheminée. Après avoir rêvé quelques instants, il se disposa à prendre congé du bonhomme en disant que, s’il ne faisait diligence, il trouverait certainement à son retour Mme Quilp en pleine crise nerveuse.

 

« Ainsi, voisin, dit-il, je vais regagner mon logis en vous chargeant de mes amitiés pour Nelly ; j’espère qu’à l’avenir elle ne se perdra plus en route, quoique sa mésaventure m’ait valu un honneur sur lequel je ne comptais pas. »

 

En parlant ainsi, il s’inclina, me regardant du coin de l’œil ; puis, après avoir jeté un regard intelligent qui semblait embrasser tous les objets d’alentour, quelle que fût leur petitesse ou leur peu de valeur, il partit.

 

Plusieurs fois j’avais essayé de m’en aller moi-même, mais le vieillard s’y était toujours opposé en me conjurant de rester. Comme il renouvelait sa prière au moment où enfin nous étions seuls, et revenait, avec mille remercîments, sur la circonstance à laquelle nous devions de nous connaître, je cédai volontiers à ses instances et m’assis avec l’air d’examiner quelques miniatures curieuses et un petit nombre d’anciennes médailles qu’il plaça devant moi. Il ne fallait pas, d’ailleurs, insister beaucoup pour me déterminer à rester, car il est certain que si ma curiosité avait été éveillée lors de ma première visite, elle n’avait pas diminué dans la seconde.

 

Nell ne tarda pas à venir nous rejoindre, et, posant sur la table quelque travail de couture, elle s’assit à côté du vieillard. Rien de charmant à voir comme les fleurs fraîches qu’elle avait mises dans la chambre, comme l’oiseau favori dont la petite cage était ombragée par un vert rameau, comme le souffle de fraîcheur et de jeunesse qui semblait frémir à travers cette vieille et triste maison, et voltiger autour de l’enfant ! Il était curieux aussi, quoique moins agréable, de passer de la beauté et de la grâce de l’enfant, à la taille voûtée, au visage soucieux, à la physionomie fatiguée du vieillard. À mesure qu’il allait devenir, plus faible et plus abattu, qu’adviendrait-il de cette petite créature isolée ? Et s’il mourait, le pauvre protecteur, quel serait le sort de la protégée ?

 

Le vieillard, qui parut répondre exactement à mes pensées, posa sa main sur celle de Nelly et dit tout haut :

 

« Je ne veux plus être si triste, Nelly, il est impossible qu’il n’y ait pas quelque bonne fortune en réserve pour toi ; je dis pour toi, car pour moi je ne demande rien. Sinon, le malheur s’appesantirait si lourdement sur ta tête innocente !… Mais non, tous mes efforts ne seront pas perdus, c’est impossible. »

 

Elle le regarda gaiement, mais sans rien répondre.

 

« Quand je pense, reprit-il, à ces années nombreuses, oui, nombreuses dans ta courte existence, où tu as vécu seule auprès de moi ; à ces jours monotones, sans compagnes ni plaisirs de ton âge ; à cette solitude où tu as grandi, en quelque sorte, loin du genre humain tout entier, et en face d’un vieillard seulement, je crains quelquefois, Nelly, de n’avoir pas agi avec toi comme je le devais.

 

– Oh ! grand-père !… s’écria l’enfant avec une surprise pleine d’émotion.

 

– Oui, dit-il, sans le vouloir, sans le vouloir. J’ai toujours aspiré au moment où tu pourrais figurer parmi les dames les plus heureuses et les plus belles dans la position la plus brillante. Mais j’en suis encore à y aspirer, j’y aspire toujours, et, en attendant, s’il me fallait te quitter, t’aurais-je suffisamment préparée pour les luttes du monde ? Ce pauvre oiseau que voilà serait aussi bien en état d’en courir les risques si on lui donnait la volée. Attention ! j’entends Kit ; il est à la porte : va lui ouvrir, Nell. »

 

Elle se leva, fit vivement quelques pas, s’arrêta, se retourna et jeta ses bras au cou du vieillard, puis le quitta, et s’élança, plus vite cette fois afin de cacher les larmes qui coulaient de ses yeux.

 

« Un mot, monsieur, me dit le vieillard à voix basse et d’un ton précipité ; un mot à l’oreille. Vos paroles de l’autre soir m’ont rendu malheureux. Voici ma seule justification : j’ai tout fait pour le mieux, il est trop tard pour revenir sur mes pas quand bien même je le pourrais ; mais je ne le puis, et d’ailleurs j’espère encore triompher ! Tout pour elle. J’ai supporté moi-même la plus grande misère afin de lui épargner les souffrances qu’entraîne la pauvreté ; je veux lui épargner les peines qui ont mis au tombeau, hélas ! trop tôt ! sa mère, ma chère fille ! Je veux lui laisser non pas de ces ressources vulgaires qui pourraient aisément se perdre et se dissiper, mais une fortune qui la place pour toujours au-dessus du besoin. Remarquez bien cela, monsieur : ce n’est pas du pain que je veux lui assurer, c’est une fortune. Mais, chut ! la voici, je ne puis vous en dire davantage, ni maintenant, ni jamais, en sa présence. »

 

L’impétuosité avec laquelle il me fit cette confidence, le tremblement de sa main qui pressait mon bras, les yeux ouverts et brillants qu’il fixait sur moi, sa véhémence passionnée et son agitation, tout cela me remplit, d’étonnement. D’après ce que j’avais vu et entendu, d’après une grande partie de ce qu’il m’avait dit lui-même, je le supposais riche. Mais, quant à son caractère, je ne pouvais le définir, à moins que ce ne fût un de ces misérables qui, ayant fait de la fortune l’unique but, l’unique objet de leur vie, et ayant réussi à amasser de grands biens, sont continuellement torturé par la crainte de la pauvreté et obsédés par l’inquiétude de perdre de l’argent et de se ruiner. Il m’avait dit bien des choses que je n’avais pu comprendre, et qui ne pouvaient s’expliquer que par cette supposition. Je finis donc par conclure que sans nul doute il appartenait à cette catégorie malheureuse.

 

On ne dira toujours pas que cette opinion fut pour moi le résultat d’une réflexion rapide, car je n’eus pas le temps de réfléchir du tout, la jeune fille étant revenue tout de suite et se disposant à donner à Kit une leçon d’écriture. Il en recevait deux par semaine, dont une régulièrement ce soir-là, et j’ai lieu de croire que le professeur et l’élève y trouvaient un égal plaisir. Il me faudrait plus de temps et d’espace que n’en méritent de tels détails pour dire tous les efforts qu’il fallut faire avant qu’on pût décider le modeste Kit à s’asseoir devant un monsieur qu’il ne connaissait pas ; comment, étant assis enfin, il retroussa ses manches, posa carrément ses coudes, appliqua son nez sur son cahier et fixa ses yeux sur l’exemple en louchant horriblement : comment, dès qu’il eut la plume en main, il se vautra dans les pâtés et se barbouilla d’encre jusqu’à la racine des cheveux ; comment, si par hasard il lui arrivait de bien tracer une lettre, il l’effaçait aussitôt avec son bras en se disposant à en faire une autre ; comment chaque nouvelle bévue était pour l’enfant le sujet d’un franc éclat de rire, auquel répondait, avec plus de bruit encore et non moins de gaieté, le rire du pauvre Kit lui-même ; comment cependant, à travers tout cela, il y avait chez le professeur un désir sincère d’enseigner et chez l’élève un vif désir d’apprendre. Il me suffira de dire que la leçon fut donnée, que la soirée se passa, que la nuit vint, que le vieillard, en proie à son anxiété et à son impatience habituelles, quitta secrètement la maison à la même heure, c’est-à-dire à minuit, et qu’une fois de plus l’enfant resta seule dans cette sombre maison.

 

Et maintenant que j’ai conduit jusqu’ici cette histoire en y jouant un rôle ; maintenant que j’ai présenté au lecteur les figures avec lesquelles il a déjà fait connaissance, je crois qu’il convient que je disparaisse personnellement de la suite du récit, pour laisser parler et agir eux-mêmes les personnages qui prendront à l’action une part nécessaire et importante.

 

CHAPITRE IV.

M. et Mme Quilp demeuraient à Tower-Hill ; et Mme Quilp était restée dans son pavillon de Tower-Hill, à gémir sur l’absence de son seigneur et maître, quand il l’avait quittée pour vaquer à l’affaire que nous l’avons vu traiter.

 

On eût eu peine à définir de quel commerce, de quelle profession s’acquittait M. Quilp en particulier, quoique ses occupations fussent nombreuses et variées. Il touchait les loyers de colonies entières, parquées dans des rues sales et des ruelles au bord de l’eau ; il faisait des avances d’argent aux matelots et officiers subalternes de vaisseaux marchands : il avait une part dans les pacotilles de divers contre-maîtres de bâtiments des Indes, fumait ses cigares de contrebande sous le nez même des douaniers, et presque tous les jours avait des rendez-vous à la Bourse avec des individus à chapeau de toile cirée et jaquette de matelot. Sur le rivage de la Tamise, comté de Surrey, il y avait un affreux chantier, infesté de rats, et nommé vulgairement « le quai de Quilp. » Là étaient un petit comptoir en bois, enfoncé tout de travers dans la poussière, comme s’il était entré dans le sol en tombant des nues, quelques débris d’ancres rouillées, plusieurs grands anneaux de fer, des piles de bois pourri, et deux ou trois monceaux de vieilles feuilles de cuivre, tortillées, fendues et avariées. Dans son quai Daniel Quilp était un déchireur de bateaux, quoiqu’à en juger par tout ce qu’on voyait on dût penser, ou qu’il déchirait les bateaux sur une fort petite échelle, ou qu’il les déchirait en morceaux si petits qu’on n’en voyait plus rien. Bien loin que ce lieu offrît une notable apparence de vie ou d’activité, la seule créature humaine qui l’occupât était un jeune garçon amphibie, vêtu de toile à voiles, dont l’unique travail consistait à rester assis au haut d’une des piles de bois pour jeter des pierres dans la boue à la marée basse, ou à se tenir les mains dans ses poches en regardant avec insouciance le mouvement et le choc des vagues à la marée haute.

 

À Tower-Hill, l’appartement du nain comprenait, outre ce qui était nécessaire pour lui et Mme Quilp, un petit cabinet avec un lit pour la mère de cette dame, qui vivait dans le ménage et soutenait contre Daniel une guerre incessante ; et pourtant la dame avait une terrible peur de son gendre. En effet, cet horrible personnage avait réussi de manière ou d’autre, soit par sa laideur, soit par sa férocité, soit enfin par sa malice naturelle, peu importe, à inspirer une crainte salutaire à la plupart de ceux qui se trouvaient chaque jour en rapport avec lui. Nul ne subissait plus complètement sa domination que Mme Quilp elle-même, une jolie petite femme au doux parler, aux yeux bleus, qui, s’étant unie au nain par les liens du mariage dans un de ces moments d’aberration dont les exemples sont loin d’être rares, faisait, tous les jours de la vie bonne et solide pénitence de sa folie d’un jour.

 

Nous avons dit que Mme Quilp se désolait dans son pavillon en l’absence de son mari. Elle était en effet dans son petit salon, mais elle n’y était pas seule ; car, indépendamment de la vieille Mme Jiniwin, sa mère, dont nous avons déjà parlé tout à l’heure, il y avait là une demi-douzaine au moins de dames du voisinage, qu’un étrange hasard (concerté entre elles, je suppose) avait amenées l’une après l’autre juste à l’heure de prendre le thé. Le moment était propice à la conversation ; la chambre était fraîche et bien ombragée, un véritable lieu de farniente : par la croisée ouverte, on voyait des plantes qui interceptaient la poussière et qui formaient un délicieux rideau entre la table à thé au dedans et la vieille tour de Londres au dehors. Il n’y a donc pas sujet de s’étonner si les dames se sentirent une inclination secrète à causer et à perdre le temps, surtout si nous mettons en ligne de compte les charmes additionnels du beurre frais, du pain tendre, des crevettes et du cresson de fontaine.

 

Ces dames se trouvant réunies sous de tels auspices, il était naturel que la conversation tombât sur le penchant des hommes à tyranniser le sexe faible, et sur le devoir qui incombe au sexe faible de résister à ce despotisme, et de défendre ses droits et sa dignité. C’était naturel pour quatre raisons : 1° Parce que Mme Quilp étant une jeune femme notoirement en puissance de mari, il convenait de l’exciter à la révolte ; 2° parce que la mère de Mme Quilp était honorablement connue pour être absolue dans ses idées et disposée à résister à l’autorité masculine, 3° parce que chacune des dames en visite n’était pas fâchée de montrer pour son propre compte combien elle l’emportait, à cet égard, sur la généralité de son sexe ; et 4° parce que la compagnie étant habituée à une médisance réciproque quand elles étaient deux à deux, était privée de son sujet de conversation ordinaire maintenant qu’elles étaient réunies toutes ensemble, en petit comité d’amitié, et que par conséquent il n’y avait rien de mieux à faire que de se liguer contre l’ennemi commun.

 

En vertu de ces considérations, une grosse dame ouvrit le feu en commençant par demander, d’un air d’intérêt sympathique, comment se portait M. Quilp ; à quoi la belle-mère répondit avec aigreur : « Oh ! très-bien. Vous pouvez être tranquille à son sujet : mauvaise herbe prospère toujours. »

 

Alors toutes les dames soupirèrent à l’unisson, secouèrent gravement la tête et regardèrent Mme Quilp comme on regarderait une martyre.

 

« Ah ! dit la première qui avait pris la parole, si vous pouviez lui communiquer un peu de votre expérience, mistress Jiniwin !… Personne, mieux que vous, ne sait ce que nous autres femmes nous nous devons à nous-mêmes.

 

– Ce que nous nous devons est bien dit, madame, répliqua mistress Jiniwin. Du vivant de mon pauvre mari, votre père, ma fille, s’il s’était jamais hasardé à prononcer vis-à-vis de moi un mot de travers, j’aurais… »

 

La brave vieille dame n’acheva point la phrase, mais elle tordit la tête d’une crevette avec un air de vengeance, qui semblait en quelque sorte la traduction de son silence. Ce geste éloquent fut parfaitement saisi et approuvé par la grosse dame, qui répliqua immédiatement :

 

« Vous entrez juste dans ma pensée, madame, et c’est exactement ce que je ferais moi-même.

 

– Mais rien ne vous y oblige, dit Mme Jiniwin. Heureusement pour vous, ma chère, vous n’en avez pas plus occasion que je ne l’avais autrefois.

 

– Nulle femme n’en aurait jamais besoin, dit la grosse dame, si elle se respectait.

 

– Vous entendez, Betzy ? dit Mme Jiniwin d’un ton sentencieux. Combien de fois ne vous ai-je pas adressé les mêmes avis, en me mettant presque à vos genoux pour vous prier de les suivre ! »

 

La pauvre mistress Quilp, qui promenait un regard de victime de visage en visage, pour y lire partout un sentiment de pitié, rougit, sourit et secoua la tête d’un air de doute. Ce fut le signal d’une clameur générale, commençant par un murmure confus, et bientôt s’agrandissant jusqu’à devenir une explosion violente où tout le monde parlait à la fois ; il n’y avait qu’une voix pour dire que mistress Quilp, étant trop jeune pour avoir le droit d’opposer son opinion à celle de personnes expérimentées qui savaient bien qu’elle se trompait, ce serait fort mal à elle de ne pas écouter les conseils de gens qui ne voulaient que son bien ; que se conduire ainsi, c’était presque se montrer ingrate ; que, si elle ne se respectait pas elle-même, du moins devait-elle respecter les autres femmes que son humilité compromettait toutes ensemble ; que, si elle manquait d’égards envers les autres femmes, un temps viendrait où les autres femmes en manqueraient pour elle, et qu’elle en aurait bien du regret, elle pouvait en être sûre. Après ce déluge d’avertissements, les dames livrèrent un assaut plus vif encore que jamais au thé, mélangé de pain tendre, de beurre frais, de crevettes et de cresson de fontaine, disant qu’elles souffraient tellement de la voir se conduire ainsi, qu’à peine pouvaient-elles avaler une bouchée.

 

« Tout cela est bel et bon, dit Mme Quilp avec beaucoup de simplicité ; mais cela n’empêche pas que, si je venais à mourir, aujourd’hui pour demain, Quilp pourrait épouser qui bon lui semblerait ; il le pourrait, j’en suis sûre. »

 

Il y eut à cette idée un cri général d’indignation. Épouser qui bon lui semblerait ! Elles voudraient bien voir qu’il eût l’audace de faire à aucune d’elles une proposition de ce genre ; elles voudraient bien voir qu’il en fît seulement semblant ! Une dame (c’était une veuve) s’écria qu’elle était femme à le poignarder dès la première allusion à cette prétention insolente.

 

« À merveille, reprit mistress Quilp, balançant sa tête ; tout cela est bel et bon, comme je le disais tout à l’heure ; mais je répète que je suis certaine de mon fait, oui, certaine. Quilp sait si bien s’arranger quand il veut, que la plus belle de vous ne le refuserait pas si j’étais morte, qu’elle fût libre, et qu’il se mit dans la tête de lui faire la cour, allez ! »

 

Chacune se redressa devant cette affirmation, comme pour dire : « C’est moi dont vous voulez parler !… Eh bien ! qu’il y vienne : on verra ! » Et cependant, quelque raison cachée les animait toutes contre la veuve ; pas une des dames qui ne murmurât à l’oreille de sa voisine, que cette veuve se figurait probablement être l’objet des allusions de Betzy… et que pourtant ce n’était pas le Pérou.

 

« Ma mère sait, ajouta mistress Quilp, que je ne me trompe pas. Elle-même m’a souvent tenu ce langage avant mon mariage. N’est-il pas vrai, maman ? »

 

Cette question directe embarrassa singulièrement mistress Jiniwin, dont la position devenait des plus délicates ; car la respectable dame avait certainement travaillé d’une manière active à marier sa fille à M. Quilp ; et d’ailleurs, son orgueil maternel n’eût pas volontiers laissé s’accréditer l’idée qu’elle avait donné sa fille à un homme dont personne n’eût voulu. D’autre part, exagérer les qualités séduisantes de son gendre, c’eût été affaiblir la cause de la révolte, cette cause qu’elle avait embrassée avec ardeur. Partagée entre ces considérations contraires, mistress Jiniwin voulut bien reconnaître chez Quilp un esprit insinuant, mais elle lui refusa le droit de gouverner ; et, avec un compliment bien placé à l’adresse de la grosse dame, elle ramena la discussion au point de départ.

 

« Oh ! mistress George a dit une chose fort juste, fort sensée Si les femmes savaient seulement se respecter elles-mêmes !… Mais Betzy ne s’en doute pas, et c’est bien dommage ; j’en suis honteuse pour elle.

 

– Plutôt que de permettre à un homme de me mener comme Quilp la mène, dit mistress George, plutôt que de trembler devant un homme comme elle tremble devant lui, je… je me tuerais, après avoir commencé par écrire une lettre où je déclarerais que c’est lui qui m’a tuée ! »

 

Cette idée fut accueillie par un concert unanime d’approbations bruyantes. Alors une autre dame, des Minories, prit à son tour la parole en ces termes :

 

« M. Quilp peut être un homme très-séduisant, je le suppose, je n’en doute même pas, puisque mistress Quilp et mistress Jiniwin le disent : or, si quelqu’un doit le savoir, c’est elles, assurément. Mais il n’est pourtant pas ce qu’on appelle un joli garçon, encore moins un jeune homme, ce qui pourrait au moins lui servir de circonstance atténuante ; tandis que sa femme est jeune, agréable, et qu’enfin c’est une femme ; et c’est tout dire ! »

 

Ces dernières paroles, prononcées du ton le plus pathétique, excitèrent l’enthousiasme dans l’auditoire. Encouragée par son triomphe, la dame ajouta :

 

« Si un tel mari pouvait être bourru et déraisonnable avec une telle femme, il faudrait…

 

– S’il l’est ! interrompit la mère retournant sa tasse vide dans la soucoupe et secouant les miettes qui étaient tombées dans son giron, comme pour se préparer à une déclaration solennelle ; s’il l’est !… C’est le plus grand tyran qui ait jamais existé ; elle n’ose pas penser par elle-même ; il la fait trembler d’un geste, d’un regard, il lui cause des frayeurs mortelles, sans qu’elle ait la force de lui répondre un mot, pas le plus petit mot ! »

 

Quoique ces griefs fussent bien notoires et bien établis chez toutes ces dames amateurs de thé, et qu’ils eussent depuis un an servi de texte et de commentaire dans toutes leurs réunions du voisinage, cette communication officielle n’eut pas été plutôt reçue, qu’elles se mirent toutes à parler à la fois, rivalisant entre elles de véhémence et de volubilité. Mistress George s’écria que tout le monde s’en entretenait ; que souvent elle en avait entendu causer auparavant ; que mistress Simmons, qui avait vu quelques-unes de ces scènes, le lui avait dit vingt fois à elle-même, et qu’elle lui avait toujours répondu : « Non, ma chère Henriette Simmons, je n’y croirai jamais, à moins que je ne le voie de mes propres yeux et que je ne l’entende de mes propres oreilles. » Mme Simmons corrobora ce témoignage en y ajoutant des détails qui étaient à sa connaissance personnelle. La dame des Minories donna la recette d’un traitement infaillible auquel elle avait soumis son mari, et grâce auquel ce monsieur, qui, trois semaines après son mariage, s’était mis à manifester des symptômes non équivoques d’un naturel de tigre, s’était apprivoisé et était devenu doux comme un agneau. Une autre dame raconta la lutte qu’elle avait eue à soutenir et son triomphe final, qu’elle n’avait pas obtenu cependant sans être forcée d’appeler à son aide sa mère et deux tantes, avec lesquelles elle avait pleuré nuit et jour, durant six semaines, sans discontinuer. Une troisième qui, dans la confusion générale, n’avait pu trouver une autre personne pour l’écouter, s’accrocha à une jeune fille qui se trouvait là, et elle la conjura, au nom de sa tranquillité et de son bonheur, de mettre à profit cette circonstance solennelle pour éviter l’exemple de faiblesse donné par mistress Quilp, et pour songer uniquement, dès ce jour, à maîtriser et à dompter le caractère rebelle de son futur mari. Le bruit était à son comble, la moitié des dames en étaient venues, non plus à parler, mais à crier à qui mieux mieux pour dominer la voix des autres, quand soudain on vit mistress Jiniwin changer de couleur, et faire à la dérobée un signe du doigt, comme pour engager la compagnie à se taire. Alors, mais alors seulement, on aperçut dans la chambre Daniel Quilp lui-même, la cause vivante de tout ce tapage, occupé à regarder et écouter tout avec la plus profonde attention.

 

« Continuez, mesdames, continuez, dit Daniel. Mistress Quilp, veuillez engager ces dames à rester pour souper ; vous leur donnerez une couple de homards avec quelque autre comestible léger et délicat.

 

– Je… je ne les avais pas invitées à prendre le thé, balbutia la jeune femme. C’est bien par hasard qu’elles se sont rencontrées.

 

– Tant mieux, mistress Quilp ; les parties de plaisir imprévues sont toujours les meilleures, dit le nain en frottant ses mains avec tant de force qu’il semblait fabriquer des boulettes pour servir de gargousses à des canonnières d’enfant. Mais quoi ! vous ne partez pas, mesdames ? Vous ne partez sûrement pas ? »

 

Ses belles ennemies agitèrent la tête d’un air mutin, tout en cherchant leurs chapeaux et leurs châles respectifs, mais elles laissèrent le soin de la résistance verbale à mistress Jiniwin, qui, se trouvant désignée par sa position pour soutenir la lutte, simula quelques efforts afin de sauver l’honneur de son rôle.

 

« Et pourquoi, dit-elle, ces dames ne resteraient-elles pas à souper, si ma fille le voulait ?

 

– Certainement, répondit Daniel ; pourquoi pas ?

 

– Il n’y a rien d’inconvenant ni de déshonnête dans un souper, j’espère, dit Mme Jiniwin.

 

– Comment donc ? répliqua le nain ; ni de malsain non plus, à moins qu’on n’y mange une salade de homards ou des crevettes, car je me suis laissé dire que ce n’était pas bon pour la digestion.

 

– Et vous ne voudriez pas que votre femme en souffrît, pas plus que de toute autre chose qui pourrait l’incommoder, n’est-ce pas ?

 

– Non, certainement, pour rien au monde ! répondit le nain avec un rire grimaçant. Pas même pour toutes les belles-mères réunies !… quelque bonheur qu’on eût à posséder une telle collection.

 

– Ma fille est votre femme, monsieur Quilp, » dit la vieille dame avec un rire qu’elle s’efforça de rendre badin et satirique ; et elle ajouta, comme s’il avait besoin qu’on lui rappelât cette circonstance : « Votre femme légitime.

 

– Certainement, certainement, dit le nain.

 

– Et elle a le droit, j’espère, d’agir comme il lui plaît, Quilp, dit mistress Jiniwin, tremblant, en partie de colère, en partie de la crainte secrète que lui inspirait son gendre diabolique.

 

– Vous espérez qu’elle en a le droit. Ne savez-vous pas qu’elle l’a ?

 

– Je sais qu’elle devrait l’avoir, si elle avait ma manière de voir.

 

– Ma chère, pourquoi n’avez-vous pas la manière de voir de votre mère ? dit le nain se retournant pour s’adresser à sa femme. Pourquoi, ma chère, n’imitez-vous pas en tout constamment votre mère ? Elle est l’ornement de son sexe ; votre père le disait chaque jour de sa vie, j’en suis sûr.

 

– Son père était un heureux caractère, et qui valait vingt mille fois mieux que certaines gens ; que dis-je ? vingt millions de milliards de fois.

 

– J’eusse aimé à le connaître, repartit le nain. Il se peut qu’il fût une heureuse créature déjà à cette époque ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’est maintenant. Doux repos pour un homme qui a, je crois, souffert longtemps. »

 

La vieille dame fit un effort pour parler, mais elle resta sans voix. Quilp reprit, avec la même malice de regard et la même affectation de politesse moqueuse :

 

« Vous ne paraissez pas à votre aise, mistress Jiniwin ; vous vous êtes trop surexcitée peut-être à parler, car c’est là votre faible. Allez vous coucher, allez vous coucher.

 

– J’irai me coucher quand il me plaira, Quilp, et pas avant.

 

– Si cela pouvait vous plaire en ce moment ! Allez donc vous coucher, s’il vous plaît. »

 

Mistress Jiniwin le regarda avec colère ; mais elle recula en le voyant s’avancer, et, lui tournant le dos pour s’en aller, elle l’entendit fermer la porte sur elle, l’envoyant ainsi rejoindre les invitées qui se pressaient sur l’escalier.

 

Resté seul avec sa femme qui s’était assise dans un coin, toute tremblante et les yeux fixés à terre, le petit homme vint se planter à quelque distance devant elle, les bras croisés, et la contempla fixement durant quelque temps sans parler.

 

« Ah ! bonne pièce ! dit-il en rompant le silence, faisant claquer ses lèvres, comme si ce n’était pas une simple figure de rhétorique, et qu’il vînt en effet de déguster un bon morceau. Ah ! mon cher petit cœur ! ah ! charmante enchanteresse ! »

 

Mme Quilp sanglota, et, comme elle connaissait le caractère de son aimable seigneur et maître, elle ne se montra guère moins alarmée de ces compliments que s’il s’était porté à des actes de la plus extrême violence.

 

« Quel bijou ! continua le nain avec une grimace de possédé ; quel diamant, quelle perle, quel rubis, quel écrin du plus pur métal, enchâssé des plus riches joyaux ! quel trésor ! aussi comme je l’aime ! »

 

La pauvre petite femme tremblait des pieds à la tête : elle jetait vers lui des yeux suppliants qu’elle baissait ensuite vers la terre avec de nouveaux sanglots.

 

« Mais ce qu’elle a de mieux, ajouta-t-il en s’avançant avec une espèce de bond que ses jambes crochues, sa face hideuse, son air moqueur rendaient tout à fait diabolique, ce qu’elle a de mieux, c’est sa douceur, sa soumission, qui ne lui permet pas d’avoir une volonté à elle, et surtout c’est l’avantage qu’elle a de posséder une mère si persuasive ! »

 

Il prononça ces dernières paroles d’un ton de malice mielleuse dont rien n’approche ; après quoi il planta ses deux mains sur ses genoux, et écartant ses jambes toutes grandes, il se baissa, baissa, baissa tout doucement jusqu’à ce qu’il n’eût plus besoin que de donner un tour de vis à sa tête d’un côté pour se trouver juste entre le parquet et les yeux de sa femme.

 

« Madame Quilp !

 

– Oui, Quilp.

 

– N’est-ce pas que je suis gentil ? N’est-ce pas que je serai, la plus jolie créature du monde, si j’avais seulement des moustaches ? mais bah ! ça ne m’empêche pas d’être un beau petit homme pour une femme, n’est-ce pas, madame Quilp ? »

 

Mme Quilp répliqua en femme bien apprise : « Oui, Quilp » et, fascinée par son regard, continua à fixer sur lui ses yeux timides, pendant qu’il la régalait d’une foule de grimaces dont il n’y avait que lui ou le cauchemar qui pussent posséder le secret. Et durant toute cette pantomime qui ne finit pas de sitôt, il garda un silence absolu ; excepté chaque fois qu’il faisait trembler et reculer sa femme en renouvelant un de ses bonds inattendus, car alors elle ne pouvait s’empêcher de pousser un cri d’effroi, ce qui le faisait rire aux éclats.

 

« Mistress Quilp ! dit-il enfin.

 

– Oui, Quilp, » répondit-elle avec soumission.

 

Au lieu de poursuivre son idée, Quilp se leva, croisa de nouveau ses bras et fixa sur sa femme des yeux encore plus sévères, tandis qu’elle détournait les siens et les tenait attachés sur le parquet.

 

« Mistress Quilp !

 

– Oui, Quilp.

 

– S’il vous arrive encore d’écouter ces sorcières, je vous pincerai. »

 

Après cette menace laconique, accompagnée d’un grognement qui la fit paraître très-sérieuse, M. Quilp ordonna à Betzy d’enlever le plateau et de lui apporter le rhum. Ayant devant lui la liqueur dans un grand coffre qui avait l’air de provenir de quelque armoire de vaisseau, il demanda de l’eau fraîche avec sa boîte à cigares ; quand il n’eut plus rien à demander, il s’établit dans un fauteuil, appuyant en arrière sa grosse tête, et ses petites jambes plantées sur la table.

 

« Maintenant, dit-il, mistress Quilp, me voilà en disposition de fumer. Je passerai sans doute ainsi toute la nuit. Restez où vous êtes, s’il vous plaît, dans le cas où j’aurais besoin de vous. »

 

La jeune femme ne trouva pas autre chose à répondre que ses mots habituels : « Oui, Quilp. » Son seigneur et maître prit son premier cigare et apprêta son premier verre de grog. Le soleil se coucha, les étoiles parurent ; la Tour passa de sa teinte ordinaire au gris, puis au noir ; la chambre devint tout à fait sombre, tandis que le bout du cigare était flamboyant. M. Quilp demeurait cependant dans la même position, fumant et buvant tour à tour, regardant d’un air d’insouciance par la fenêtre, avec un sourire de dogue sur les lèvres, excepté quand mistress Quilp ne pouvait réprimer un mouvement d’impatience ou de fatigue ; car alors ce sourire se métamorphosait en une grimace de plaisir.

 

CHAPITRE V.

Soit que M. Quilp eût cligné de l’œil de temps en temps pour prendre par intervalles quelques moments de sommeil, soit que durant toute la nuit, il eût tenu ses yeux tout grands ouverts il est certain qu’il eut toujours son cigare allumé, et que le bout de celui qu’il venait de brûler servait chaque fois à allumer le nouveau qu’il prenait, sans avoir besoin de recourir à la chandelle. Le son des horloges, retentissant d’heure en heure, loin de lui apporter l’envie de dormir ou au moins le besoin d’aller se reposer, semblait, au contraire, augmenter son insomnie qu’il manifestait, à chaque signe indicateur des progrès de la nuit par un rire étouffé dans sa gorge et par le mouvement de ses épaules, comme un homme qui rit de bon cœur mais in petto, à la dérobée.

 

Enfin le jour parut ; la pauvre mistress Quilp, glacée par la fraîcheur du matin, toute grelottante et brisée par la fatigue et le manque de sommeil, était toujours là, assise patiemment sur sa chaise, invoquant, de temps en temps, par le muet appel du regard, la compassion et la clémence de son seigneur et maître ; lui rappelant doucement quelquefois, par une quinte de toux introduite à propos, qu’il ne lui avait pas encore accordé grâce et merci, et que le châtiment avait déjà duré bien longtemps. Mais le nain, son époux, continuait bravement de fumer son cigare et de boire son rhum, sans y faire seulement attention ; ce ne fut que lorsque le soleil fut tout à fait brillant, et que l’activité et le bruit qui caractérisent le jour dans la Cité se furent ranimés dans la rue, qu’il daigna, par un mot ou un geste, avoir l’air de s’apercevoir que sa femme était là. Peut-être encore n’eût-il pas eu cette générosité, si des coups redoublés appliqués à la porte avec impatience ne lui avaient annoncé qu’il y avait de l’autre côté de bonnes petites phalanges bien dures et bien sèches qui la travaillaient comme il faut.

 

« Hé ! ma chère, dit-il avec un sourire malicieux, voici le jour ! Ouvrez la porte, ma douce mistress Quilp !… »

 

L’obéissante Betzy tira les verrous ; sa mère entra.

 

Mistress Jiniwin s’élança impétueusement dans la chambre ; car, supposant que son gendre était encore au lit, elle voulait se soulager en admonestant vertement sa fille sur la conduite et le caractère de son mari. Mais quand elle le vit debout et habillé, et qu’elle s’aperçut que, depuis la veille au soir, la chambre semblait avoir été constamment occupée, elle s’arrêta tout court avec quelque embarras.

 

Rien n’échappait à l’œil de faucon du vilain petit homme ; il comprit parfaitement ce qui se passait dans l’esprit de sa belle-mère. Paraissant plus laid encore dans la plénitude de sa satisfaction, il lui souhaita le bonjour en lui lançant une œillade de triomphe.

 

« Eh quoi ! Betzy, dit la vieille dame, vous n’avez pas été vous… Ce n’est pas à dire, sans doute, que vous avez été…

 

– Debout toute la nuit ! dit Quilp achevant la phrase. Oui, elle est restée debout.

 

– Toute la nuit ! s’écria mistress Jiniwin.

 

– Oui, toute la nuit. Est-ce qu’elle est devenue sourde, la bonne femme ? demanda Quilp avec un sourire accompagné d’un froncement de sourcils. Qui oserait dire que l’homme et la femme s’ennuient dans leur compagnie réciproque ? Ah ! ah ! le temps a passé vite.

 

– Vous êtes une brute !

 

– Allons, allons, dit Quilp feignant de se méprendre, il ne faut pas adresser d’injures à votre fille. Elle est ma femme, vous le savez. Et parce qu’elle a fait si rapidement passer le temps que je n’ai point songé à m’aller mettre au lit, ce n’est pas une raison pour que votre tendresse envers moi vous anime contre elle. Dieu de Dieu, quelle maîtresse femme !… À votre santé !

 

– Je vous suis fort obligée, répliqua la vieille dame, témoignant par l’agitation de ses mains qu’elle éprouvait un vif désir de faire tomber sur le gendre son poing maternel. Oh ! je vous suis fort obligée.

 

– Âme reconnaissante !… Mistress Quilp !

 

– Oui, Quilp, murmura l’esclave soumise.

 

– Aidez votre mère à préparer le déjeuner, mistress Quilp Ce matin, je vais à mon quai. Le plus tôt sera le mieux ; ainsi hâtez-vous. »

 

Mistress Jiniwin fit mine de résistance en s’asseyant sur une chaise près de la porte et se croisant les bras comme si elle étais fermement résolue à ne rien faire du tout ; mais ces symptômes de rébellion disparurent devant quelques mots que Betzy dit tout bas à sa mère, et surtout devant l’amabilité de son gendre, qui lui demanda avec intérêt si elle se trouvait mal, lui rappelant qu’il y avait de l’eau froide en abondance dans la pièce voisine. La vieille femme se disposa donc, bien qu’à contrecœur, à s’occuper activement de ce qui lui avait été commandé.

 

Tandis que la mère et la fille vaquaient aux soins du déjeuner. M. Quilp passa dans l’autre chambre ; là, il rabattit le collet de son habit, procéda à sa toilette de propreté, et se mit à se débarbouiller avec une serviette mouillée qui était loin d’être blanche, car son visage n’en sortit que plus ténébreux. Mais, pendant cette occupation, sa méfiance et sa curiosité ne le quittèrent point pour cela ; au contraire, plus attentif et plus rusé que jamais, il s’interrompit dans sa courte opération pour aller écouter à la porte la conversation qui se tenait dans la chambre voisine, et dont il supposait devoir être le sujet.

 

« Ah ! ah ! se dit-il au bout de quelques moments, voilà donc pourquoi les oreilles me cornaient ; je savais bien que je ne me trompais pas. Je suis un petit vilain bossu, je suis un monstre, à ce qu’il paraît, mistress Jiniwin ! Ah ! »

 

La joie de cette découverte amena sur ses lèvres un rire qui s’y épanouit comme la grimace d’un dogue ; après quoi, ayant achevé sa toilette, il se secoua comme un caniche qui sort de l’eau et alla rejoindre ces dames.

 

M. Quilp s’était arrêté devant un miroir et il était en train de nouer sa cravate quand mistress Jiniwin, se trouvant par hasard derrière lui, ne put résister à l’envie qu’elle éprouva de montrer le poing à son tyran de gendre. Ce fut l’affaire d’un instant ; mais, au moment où elle joignait au geste un regard de menace, elle rencontra dans la glace l’œil de M. Quilp : elle était prise en flagrant délit. En même temps le miroir lui rendit par réflexion une longue langue sortant de l’horrible et grotesque figure du nain, et presque aussitôt celui-ci, se retournant vers elle avec une tranquillité et une douceur parfaites, lui demanda du ton le plus affectueux :

 

« Eh bien ! comment cela va-t-il, maintenant, ma vieille petite mignonne ? »

 

Si peu important que fût cet incident ridicule, il donna à M. Quilp un tel air de petit démon, de sorcier rusé et pénétrant, que la vieille dame eut trop peur de lui pour prononcer un seul mot, et se laissa conduire à table par son gendre, qui affectait une politesse extraordinaire. En déjeunant il n’atténua guère l’impression qu’il avait produite ; car il se mit à dévorer des œufs durs avec leur coquille, des crevettes monstrueuses avec la tête et la queue tout ensemble, mâchant à la fois avec la même avidité du tabac et du cresson, avalant sans sourciller du thé bouillant, mordillant sa fourchette et sa cuiller jusqu’à les tordre ; en un mot, il fit tant de tours de force effrayants et peu ordinaires, que les deux femmes faillirent se pâmer de terreur et commencèrent à douter que le nain fût vraiment une créature humaine. Enfin, après avoir commis tous ces actes révoltants, et beaucoup d’autres encore du même genre qui rentraient dans son système, M. Quilp laissa la mère et la fille parfaitement réduites à la soumission et se rendit au bord du fleuve, où il prit un bateau pour se faire transporter au débarcadère auquel il avait donné son nom.

 

C’était la marée montante quand Daniel Quilp se plaça dans le bateau pour passer de l’autre côté de la Tamise. Toute une flottille de barques voguait nonchalamment, les unes de biais, les autres proue en tête, d’autres la poupe en avant ; toutes emportées dans un mouvement violent et irrésistible contre de gros bâtiments où elles se heurtaient, passant sous les bossoirs des steam-boats, se fourrant dans toutes sortes d’endroits et de coins où elles n’avaient que faire, et craquant à tous les chocs comme autant de coquilles de noix. Chacune, avec sa paire de longs avirons, fendant la vague et faisant clapoter l’eau, avait l’air d’un poisson malade qui vient respirer à la surface de la vague. Sur quelques-uns des bâtiments à l’ancre, toutes les mains étaient activement occupées à rouer des cordages, à étendre des voiles pour les faire sécher, à recevoir ou à décharger les cargaisons ; sur d’autres, les seuls êtres vivants qu’on aperçût étaient deux ou trois enfants barbouillés de goudron, et peut-être un chien qui aboyait en courant çà et là sur le tillac ou qui cherchait à grimper sur les bastingages pour regarder par-dessus le pont et pour aboyer de plus belle. Un grand vaisseau à vapeur s’avançait lentement à travers la forêt des mâts, frappant l’eau dans une sorte de précipitation impatiente avec ses lourdes roues, comme s’il ne pouvait respirer dans ce petit espace, et cheminant avec sa masse énorme comme un monstre marin parmi les goujons de la Tamise. Sur l’une et l’autre rive étaient rangés en longues et noires files des bâtiments charbonniers entre lesquels se mouvaient avec lenteur des vaisseaux manœuvrant pour sortir du port et faisant briller leurs voiles au soleil ; les bruits et les craquements qui s’élevaient de leur bord étaient répercutés en échos dans cent endroits différents. L’eau et tout ce qu’elle portait se trouvait en mouvement ; tout dansait, flottait, bouillonnait, tandis que la vieille Tour grise et les maisons massives qui s’étendent le long du bord, surmontées de distance en distance par quelque flèche d’église, semblaient regarder avec un froid dédain leur voisine la Tamise, si ardente, si agitée.

 

Daniel Quilp, à qui il était parfaitement égal que la matinée fut belle, si ce n’est parce que cela lui épargnait la peine de porter un parapluie, se fit déposer tout près de son débarcadère, où le conduisit une étroite ruelle qui, participant de la nature amphibie de ceux qui y passaient, offrait dans la composition de son terrain autant d’eau que de boue, et le tout en abondance. En arrivant, ce qu’il vit d’abord ce fut une paire de pieds mal chaussés qui se dressaient en l’air montrant leurs semelles, attitude particulière du jeune gardien qui, doué d’une nature excentrique et ayant un goût naturel pour les culbutes, se tenait en ce moment renversé sur la tête, et, dans cette position peu ordinaire, contemplait l’aspect du fleuve. À la voix du maître, il se remit promptement sur ses pieds, et sa tête ne fut pas plutôt dans sa position naturelle, que, sauf meilleur terme, elle reçut un horion de la main de M. Quilp.

 

« Ah çà ! voulez-vous me laisser tranquille ! dit le jeune garçon parant tour à tour avec ses deux coudes les coups que lui assenait son maître ; vous attraperez quelque chose dont vous ne serez pas content, je vous le jure.

 

– Vous êtes un chien ! cria Quilp. Je vous frapperai avec une verge de fer ; je vous étrillerai avec une brosse de vieille ferraille ; je vous pocherai les yeux, si vous osez dire un mot. Soyez-en sûr ! »

 

Tout en proférant ces menaces, il ferma de nouveau le poing, qu’il glissa avec dextérité entre les coudes du jeune garçon, et l’attrapant par la tête tandis que celui-ci s’efforçait d’esquiver les coups, il le frappa rudement trois ou quatre fois. Satisfait dans sa colère et s’étant donné libre carrière, il laissa enfin aller sa victime.

 

« Ne recommencez pas, toujours ! dit le jeune garçon secouant la tête et battant en retraite avec ses coudes prêts à tout événement. Vous n’avez qu’à y venir !

 

– C’est bon, chien que vous êtes ! dit Quilp. En voilà assez, puisque j’ai fait ce qui me convenait. Allons, ici ! Prenez la clef.

 

– Pourquoi ne vous attaquez-vous pas à quelqu’un de votre taille ? demanda l’autre en s’approchant avec lenteur.

 

– Chien ! est-ce qu’il existe quelqu’un de ma taille ? Prenez la clef… sinon je vous en brise le crâne. »

 

Et de fait il lui appliqua vivement un coup avec le bout de la clef.

 

« Allons, ouvrez le comptoir, »

 

Le jeune garçon obéit en rechignant. Il murmurait d’abord, mais il se tut par prudence, en voyant Quilp le suivre de près et fixer sur lui un regard ferme. Il est bon de faire remarquer qu’entre ce garçon et le nain il y avait une étrange espèce de sympathie mutuelle. Comment cette sympathie était-elle née ? Comment continuait-elle d’exister, entre des menaces et de mauvais traitements d’un côté, et de l’autre des répliques aigres et des défis provoquants, c’est ce qui ne nous importe guère. Quilp assurément n’eût souffert de contradiction de la part d’aucune autre personne que ce jeune homme, et celui-ci ne se fût pas laissé battre par un autre que Quilp, lorsqu’il lui était si aisé de se sauver à son aise.

 

« Maintenant, dit Quilp entrant dans ce comptoir, veillez sur le débarcadère. Si vous vous avisez de marcher encore sur la tête, je vous couperai un pied. »

 

Le jeune homme ne répondit rien ; mais dès qu’il vit que son maître s’était enfermé, il se remit sur la tête devant la porte, et tantôt recula, tantôt avança en marchant sur les mains. Le comptoir offrait quatre faces ; mais notre garçon évita le côté de la fenêtre, pensant bien que Quilp le guetterait par là. C’était prudent, car le nain, connaissant le gaillard, s’était embusqué à peu de distance de cette fenêtre, avec un gros morceau de bois raboteux, ébréché et garni de clous, qui certainement ne lui eût pas fait de bien.

 

Le comptoir était une petite loge sale, où l’on ne voyait qu’un vieux pupitre, deux escabeaux, une patère à accrocher les chapeaux, un ancien almanach, une écritoire sans encre, un trognon de plume et une pendule hebdomadaire, qui depuis dix-huit ans au moins n’avait pas marché, et dont une aiguille avait été arrachée pour servir de cure-dent. Daniel Quilp enfonça son chapeau sur ses sourcils, grimpa sur le bureau qui offrait une surface plane, y étendit sa petite personne, et s’y établit pour dormir, en homme qui n’en était pas à son apprentissage, comptant bien réparer son insomnie de la veille par une sieste longue et solide.

 

Si le sommeil fut profond, il ne dura pas longtemps ; car au bout d’un quart d’heure à peine, le jeune homme ouvrit la porte et avança sa tête qui ressemblait à un paquet d’étoupe mal peignée. Quilp avait le sommeil léger ; il s’éveilla aussitôt.

 

« Il y a là quelqu’un pour vous, dit le jeune homme.

 

– Qui ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Demandez le nom, chien que vous êtes ! » dit Quilp saisissant le léger morceau de bois dont nous avons parlé et le lançant avec une telle dextérité, que le jeune homme n’eut que le temps de disparaître pour l’éviter.

 

Peu soucieux d’affronter de nouveau de pareils projectiles, le garçon envoya prudemment à sa place la personne même qui avait été la cause du réveil de Quilp. À sa vue, celui-ci s’écria :

 

« Quoi ! c’est vous, Nelly !

 

– Oui, » dit la jeune fille, ne sachant si elle devait entrer ou se retirer ; car le nain venait de se soulever, et avec ses cheveux pendant en désordre et le mouchoir jaune dont sa tête était couverte, il faisait peur à voir. « Ce n’est que moi, monsieur.

 

– Venez, dit Quilp sans quitter son lit de camp. Venez ; mettez-vous là ; veuillez regarder au dehors ; n’y a-t-il pas là un garçon qui marche sur la tête ?

 

– Non, monsieur. Il est sur ses pieds.

 

– Vous en êtes bien certaine ? C’est bien. À présent, venez et fermez la porte. Vous avez une commission pour moi, Nelly ? »

 

L’enfant lui présenta une lettre dont M. Quilp se disposa à prendre connaissance sans changer de position, si ce n’est pour se mettre un peu sur le côté et appuyer son menton sur sa main.

 

CHAPITRE VI.

La petite Nelly se tenait timidement à quelque distance du nain, étudiant du regard la physionomie de M. Quilp tandis qu’il lisait la lettre ; son regard témoignait de la crainte et du peu de confiance que lui inspirait le nain, mais en même temps d’une certaine envie de rire, en présence de cet extérieur bizarre et de ce grotesque maintien. Et cependant chez l’enfant il y avait une vive inquiétude : quelle réponse rapporterait-elle ? Il dépendait de cet homme de la rendre à son gré agréable ou désolant, cette considération étouffait toute envie de rire, et contribuait plus à la retenir que tous les efforts qu’eût pu faire Nelly par elle-même.

 

Le contenu de la lettre plongea M. Quilp dans une assez grande anxiété. À peine en avait-il lu deux ou trois lignes, qu’il commença à écarquiller les yeux et à froncer horriblement les sourcils ; aux deux ou trois lignes suivantes, il se mit à se gratter la tête d’une manière désordonnée, et, en arrivant à la fin, il poussa un sifflement long et aigu, en signe de surprise et de contrariété. Il plia la lettre, la déposa près de lui, mordit les ongles de ses dix doigts avec une sorte de voracité, reprit vivement la lettre et la relut. Cette seconde lecture ne fut pas selon toute apparence, plus satisfaisante que la première ; elle le jeta dans une rêverie nouvelle d’où il ne sortit que pour livrer encore un assaut à ses ongles et regarder l’enfant qui, les yeux baissés, attendait le bon plaisir de sa réponse.

 

« Hé ! cria-t-il soudain d’une voix qui la fit tressaillir, comme si un coup de feu avait été tiré à son oreille. Hé ! Nelly !

 

– Oui, monsieur.

 

– Nelly, connaissez-vous le contenu de cette lettre ?

 

– Non, monsieur.

 

– Est-ce certain, bien certain, sur votre âme ?

 

– Bien certain, monsieur.

 

– Bien sûr ? Mettriez-vous votre main au feu que vous n’en savez pas un seul mot ? demanda le nain.

 

– Je n’en sais pas un mot, répondit l’enfant.

 

– C’est bien, murmura Quilp, rassuré par le regard sincère de Nelly. Je vous crois. Tout est parti déjà ! parti en vingt-quatre heures ! Que diable en a-t-il donc fait ? C’est là le mystère ! »

 

Sur cette réflexion, il se mit de nouveau à gratter sa tête et à ronger ses ongles. Pendant cette opération, ses traits prirent insensiblement une expression qui pour lui était un sourire amical, mais qui chez tout autre eût été une grimace sinistre : l’enfant, en levant les yeux sur lui, s’aperçut qu’il la regardait avec un intérêt et une complaisance toute particulière.

 

– Vous êtes charmante aujourd’hui, Nelly, charmante. Vous sentez-vous fatiguée, Nelly ?

 

– Non, monsieur. J’ai hâte de m’en retourner ; car il sera inquiet jusqu’à mon retour.

 

– Rien ne presse, petite Nelly, rien ne presse. Nelly, vous plairait-il d’être mon numéro deux ?

 

– D’être quoi, monsieur ?

 

– Mon numéro deux, Nelly, ma « seconde mistress Quilp ?… » L’enfant frissonna, mais ne parut pas comprendre. Ce qu’observant, Quilp se hâta d’expliquer plus clairement sa pensée :

 

« D’être la seconde mistress Quilp quand la première mistress Quilp sera morte, ma douce Nell, dit Quilp dardant ses yeux sur elle et l’attirant à lui, et arrondissant son doigt pour lui faire signe de s’approcher ; oui, d’être ma femme, ma petite femme aux joues vermeilles, aux lèvres purpurines. Supposons que mistress Quilp vive cinq ans ou même quatre seulement, vous serez précisément d’âge à me convenir. Ha ! ha ! soyez bonne fille, Nelly, soyez bonne fille, et vous verrez si un de ces jours vous ne serez pas Mistress Quilp de Tower-Hill. »

 

Loin de se laisser séduire par cette délicieuse perspective, l’enfant recula à quelques pas loin du nain, toute agitée, toute tremblante. Pour lui, soit qu’il éprouvât par tempérament de la jouissance à causer de l’effroi à autrui, soit qu’il lui fût agréable de se figurer la mort de mistress Quilp numéro un et l’élévation de mistress Quilp numéro deux au même titre et au même poste, soit enfin qu’il pensât que la proposition de sa personne serait, au moment voulu, très-agréable et favorablement accueillie, il ne fit que rire de son alarme et feignit de n’y point prendre garde.

 

« Venez avec moi à Tower-Hill ; vous y verrez mistress Quilp Elle vous aime beaucoup, Nell, mais elle ne vous aime pas autant que moi. Venez à mon logis.

 

– Il faut que je m’en aille. Mon grand-père m’a dit de revenir aussitôt que j’aurais une réponse.

 

– Mais vous ne l’avez pas, Nelly, vous ne l’aurez pas, vous ne pouvez pas l’avoir avant que je sois de retour chez moi : ainsi, pour remplir tout à fait votre commission, il faut, comme vous voyez, que vous m’accompagniez. Donnez-moi mon chapeau que voilà, et nous partirons ensemble. »

 

En parlant ainsi, M. Quilp se laissa rouler du haut du bureau jusqu’à ce que ses petites jambes atteignissent le sol ; alors il se trouva debout et sortit pour aller au débarcadère. La première chose qu’il aperçut, ce fut le jeune homme qui se plaisait tant à marcher la tête en bas, et un autre garçon du même âge et de la même taille, se roulant tous deux dans la boue, enlacés étroitement et se battant avec une égale ardeur.

 

« C’est Kit !… s’écria Nelly joignant les mains ; le pauvre Kit qui est venu avec moi ! Oh ! je vous en prie, monsieur Quilp, séparez-les !

 

– Je vais les séparer ! dit vivement Quilp, rentrant dans son comptoir d’où il revint presque aussitôt armé d’un gros bâton. Je vais les séparer. À présent, battons-nous, mes enfants ; je vais me battre tout seul contre vous, contre vous deux, contre vous deux à la fois ! »

 

En même temps qu’il leur lança ce défi, le nain se mit à brandir son bâton ; et dansant autour des combattants, marchant et sautant sur eux, avec une sorte de frénésie, il frappa tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un enragé, visant toujours à la tête et assenant des coups tels qu’un sauvage seul en pouvait porter. Cet assaut terrible, sur lequel ils n’avaient pas compté, refroidit sensiblement l’ardeur des deux parties, qui se remirent sur pied et demandèrent quartier.

 

« Chiens que vous êtes ! je vous mettrai en bouillie ! dit Quilp, s’efforçant encore, mais en vain, d’approcher l’un ou l’autre, pour leur administrer le coup d’adieu. Je vous meurtrirai jusqu’à ce que votre peau soit couleur de cuivre ! je vous casserai la face jusqu’à ce que vous n’ayez plus qu’un profil à vous deux ! Vous verrez ça !

 

« Ah çà ! laissez votre bâton, ou bien malheur à vous ! Laissez votre bâton ! » dit le commis, qui s’était jeté de côté et cherchait l’occasion de s’élancer sur le nain.

 

« Approchez-vous un peu, que je le laisse… tomber sur votre crâne ! Un peu plus près, un peu plus près !… »

 

Le nain avait les yeux étincelants. Le jeune homme déclina l’invitation ; mais, quand il crut voir que son maître était moins sur ses gardes, il s’élança, et, saisissant l’arme, il tâcha de l’arracher des mains de Quilp. Celui-ci, qui était fort comme un lion, tint bon tandis que l’autre tirait de toutes ses forces ; alors Quilp lâcha tout à coup le bâton, et son adversaire, privé de ce point d’appui, alla en vacillant tomber en arrière sur la tête. Le succès de cette manœuvre flatta M. Quilp au delà de toute expression : il se mit à rire et à trépigner des pieds avec une gaieté folle.

 

« C’est égal, dit le jeune garçon, secouant et frottant à la fois sa tête ; allez voir si jamais je me battrai contre ceux qui diront que vous êtes le nain le plus laid qu’on puisse montrer pour un penny !

 

– Comment ! chien, voulez-vous dire que je ne le suis pas ?

 

– Non !

 

– Alors pourquoi vous battiez-vous sur mon domaine, drôle que vous êtes ?

 

– Parce qu’il s’est permis de dire cela, mais ce n’est pas parce que ça n’est pas vrai.

 

– Pourquoi a-t-il prétendu, s’écria Kit, que miss Nelly est laide et qu’elle et mon maître sont obligés de faire tout ce qu’il vous plaît ?

 

– Il l’a dit parce qu’il est fou, et vous avez parlé en garçon sage et spirituel, trop spirituel pour vivre longtemps, à moins que vous n’ayez soin de votre santé, Kit. »

 

Quilp, en faisant cette réponse, avait pris un air doucereux, mais il y avait surtout un fond de malice qui couvait dans ses yeux et sur ses lèvres. Il ajouta :

 

« Kit, voici six pence pour vous. Dites toujours la vérité. En toute circonstance soyez sincère, Kit. Et vous, chien, fermez le comptoir et donnez-moi la clef. »

 

Le commis obéit à cet ordre ; le zèle qu’il avait déployé pour défendre son maître fut récompensé par un violent coup que celui-ci lui appliqua sur le nez avec la clef, et qui lui fit venir des larmes aux yeux. Ensuite M. Quilp s’en retourna chez lui dans son bateau avec Nelly et Kit ; tandis que, pour se venger, le commis du nain se mit à marcher sur les mains, la tête en bas, le long des limites du débarcadère, tout le temps que son maître mit à passer l’eau.

 

Mistress Quilp était seule au logis et, ne s’attendant pas au retour si prochain de son seigneur et maître, elle avait cherché du repos dans un sommeil bienfaisant, quand le bruit des pas du nain la réveilla en sursaut. À peine avait-elle eu le temps de paraître occupée à quelque travail d’aiguille, lorsqu’il entra, accompagné de la jeune fille. Il avait laissé Kit au bas de l’escalier.

 

« Voici Nelly Trent, ma chère mistress Quilp, dit le mari. Vite un verre de vin et un biscuit ; car elle a fait une longue course. Elle vous tiendra compagnie ma chère, pendant que je vais écrire une lettre. »

 

Betzy regarda le maître en tremblant, se demandant ce qu’il pouvait y avoir sous cette affabilité inaccoutumée. Sur l’ordre qu’il lui en donna par signe, elle le suivit dans la chambre voisine.

 

« Écoutez-moi attentivement, lui dit Quilp à voix basse. Il faut que vous tâchiez de tirer d’elle quelque confidence sur le compte de son grand-père, sur ce qu’ils font, comment ils vivent, sur ce qu’il lui dit. J’ai mes raisons pour savoir tout cela, s’il est possible. Vous autres femmes, vous êtes plus libres entre vous que vous ne le seriez avec nous. Vous particulièrement, ma chère, vous avez de petites manières douces qui réussiront auprès d’elle. Vous m’entendez ?

 

– Oui, Quilp.

 

– Allez. Eh bien, qu’est-ce ?

 

– Cher Quilp, balbutia la jeune femme, j’aime cette enfant ; je voudrais bien, s’il se pouvait, n’avoir pas à la tromper… »

 

Le nain, marmottant un juron terrible, regarda autour de lui comme s’il cherchait un bâton pour infliger un juste châtiment à l’insoumission de sa femme ; mais celle-ci, avec sa docilité habituelle, s’empressa de conjurer sa colère, et lui promit d’exécuter son ordre.

 

« Vous m’entendez ! reprit-il lui pinçant et lui serrant le bras. Insinuez-vous dans ses secrets ; vous le pouvez, je le sais. Et souvenez-vous bien que j’écoute. Si vous n’êtes pas assez pressante, je ferai craquer cette porte, et malheur à vous si j’ai besoin de la faire craquer trop souvent !… Allez ! »

 

Mistress Quilp sortit pour remplir la commission, et son aimable époux, se cachant derrière la porte à demi fermée et y appliquant son oreille, se mit à écouter avec une attention perfide.

 

Cependant la pauvre Betzy se demandait comment elle entrerait en matière et quelle sorte de questions elle pourrait faire : elle ne se décida à parler qu’au moment où la porte, en craquant avec force, l’avertit d’agir sans plus de retard.

 

« Depuis quelque temps vous avez fait bien des allées et venues ici, chère, pour voir M. Quilp.

 

– C’est ce que j’ai dit cent fois à mon grand-père, répliqua naïvement Nelly.

 

– Et qu’est-ce qu’il répond à cela ?

 

– Il se borne à soupirer, il baisse la tête et paraît si triste, si accablé, que si vous pouviez le voir en cet état, sûrement il vous ferait pitié ; mais je sais que vous n’y pourriez pas plus remédier que moi… Comme cette porte craque !

 

– C’est son habitude, dit mistress Quilp en dirigeant de ce côté un regard inquiet. Mais votre grand-père n’a pas toujours été sans doute aussi triste ?

 

– Oh ! non, dit vivement l’enfant. Quelle différence autrefois ! Nous étions si heureux, si gais, si contents ! Vous ne pouvez vous imaginer quel pénible changement nous avons subi depuis quelque temps.

 

– Que je regrette de vous entendre parler ainsi, ma chère ! » s’écria mistress Quilp.

 

Et elle disait vrai.

 

« Je vous remercie, dit l’enfant l’embrassant sur les joues. Vous avez toujours été bonne pour moi, et c’est un plaisir de causer avec vous. Je ne puis parler de lui à personne, si ce n’est au pauvre Kit. Pour moi, je suis encore heureuse ; je devrais peut-être me trouver plus heureuse que je ne le fais, mais vous ne pouvez concevoir combien cela m’afflige quelquefois de voir mon grand-père changer comme il fait.

 

– Peut-être, Nelly, changera-t-il encore, mais pour redevenir ce qu’il était autrefois.

 

– Oh ! si Dieu voulait seulement qu’il en fût ainsi !… dit l’enfant en versant un ruisseau de larmes. Mais il y a longtemps déjà qu’il a commencé… Il me semble que j’ai vu cette porte remuer.

 

– C’est le vent, dit mistress Quilp d’une voix faible. Vous disiez donc qu’il a commencé… ?

 

– Oui, à être si pensif, si abattu, à oublier la manière dont nous passions les longues soirées autrefois. J’avais l’habitude de lui faire la lecture au coin du feu ; il était assis et m’écoutait. Quand je m’arrêtais et que nous nous mettions à causer, il m’entretenait de ma mère et me disait que je parlais tout à fait comme elle, que j’avais la même figure qu’elle, lorsqu’elle était une enfant de mon âge. Ensuite il me prenait sur ses genoux, et il s’efforçait de me faire comprendre que ma mère n’était pas dans un tombeau, mais qu’elle était partie pour un beau pays au delà des nuages, un beau pays où la vieillesse et la mort sont inconnues… Oh ! nous étions bien heureux alors !

 

– Nelly ! Nelly ! s’écria la pauvre femme, je ne puis supporter de vous voir triste comme vous l’êtes à votre âge. De grâce, ne pleurez pas !…

 

– Cela m’arrive si rarement, dit Nelly ; mais j’ai retenu longtemps mes larmes, et je ne suis pas encore soulagée, car je sens ces larmes revenir dans mes yeux sans pouvoir les retenir encore. Je ne crains pas de vous confier ma peine ; je sais que vous n’en direz rien à personne. »

 

Mistress Quilp tourna la tête sans proférer un seul mot.

 

« Autrefois, reprit l’enfant, nous nous promenions souvent dans les champs et parmi les arbres verts ; et lorsque, le soir, nous rentrions au logis, la fatigue nous faisait mieux aimer encore notre maison et trouver qu’on y était bien. Elle était triste et sombre ; mais qu’importe ? disions-nous : cela ne nous rendait que plus agréable le souvenir de notre dernière promenade et le projet de notre promenade prochaine. Maintenant ces promenades sont finies ; et quoique notre maison soit la même, elle est plus triste et plus sombre qu’elle ne l’a jamais été. »

 

Nelly s’arrêta ; mais bien que la porte eût craqué plus fort que précédemment, mistress Quilp ne dit rien. Ce fut l’enfant qui ajouta avec chaleur :

 

« Ne supposez pas que mon grand-père m’aime moins qu’autrefois. Chaque jour il m’aime davantage et me témoigne plus de tendresse et de sollicitude que la veille. Vous ne pouvez vous imaginer combien il m’aime.

 

– Je suis bien sûre qu’il vous aime tendrement, dit mistress Quilp.

 

– Oui, s’écria Nelly, oh oui ! aussi tendrement que je l’aime : Mais je ne vous ai pas encore confié son plus grand changement, et ayez soin de n’en jamais rien dire à personne. Il ne dort plus, si ce n’est le peu de sommeil qu’il prend le jour dans son fauteuil ; car chaque nuit il sort et reste dehors presque toute la nuit.

 

– Nelly !…

 

– Chut ! fit l’enfant, posant un doigt sur sa bouche et regardant autour d’elle. Quand il revient le matin, et c’est habituellement au point du jour, c’est moi qui lui ouvre. La nuit dernière, l’heure était très-avancée ; on voyait déjà clair. Mon grand-père était affreusement pâle ; ses yeux étaient rouges ; ses jambes tremblaient sous lui. Quand je retournai me mettre au lit, je l’entendis gémir. Je me levai et courus à lui ; avant qu’il sût que j’étais là, je l’entendis encore s’écrier qu’il ne pouvait plus supporter cette vie, et que, si ce n’était pour son enfant, il voudrait mourir. Que faire, mon Dieu ! que faire ? »

 

Les sources de son cœur étaient ouvertes ; la jeune fille, succombant au poids de ses peines et de ses tourments, et puissamment émue par la première confidence qu’elle eût jamais faite encore, ainsi que par la sympathie qui avait accueilli son petit récit, cacha son visage dans le sein de sa douce amie et fondit en larmes.

 

Au bout de quelques moments, M. Quilp reparut ; il exprima la plus grande surprise de trouver Nelly dans cet état. Il mit dans cette fausse surprise un naturel parfait, une habileté consommée ; la dissimulation était en effet chez lui un art qu’il avait acquis par une longue pratique, et dans lequel il excellait.

 

« Elle est fatiguée, comme vous voyez, mistress Quilp, dit le nain, louchant horriblement pour faire comprendre à sa femme qu’elle devrait dire comme lui. Il y a loin de chez elle au débarcadère ; elle a été effrayée de voir deux drôles qui se battaient, et, en outre, elle a eu peur de l’eau. C’était à la fois trop d’émotions pour elle. Pauvre Nelly ! »

 

Sans le vouloir, M. Quilp employa le meilleur moyen possible pour rendre sa jeune visiteuse à elle-même en lui posant doucement la main sur la tête. De la part de tout autre, ce contact n’eût produit sur Nelly aucun effet particulier ; mais, en se sentant touchée par le nain, l’enfant éprouva instinctivement une telle répugnance et un si vif désir d’échapper à cette caresse, qu’elle se leva aussitôt et déclara qu’elle était prête à partir.

 

« Attendez, dit le nain, vous dînerez avec mistress Quilp et moi.

 

– Mon absence n’a été déjà que trop longue, monsieur, répondit Nelly en essayant ses yeux.

 

– Eh bien ! si vous voulez partir, vous êtes libre. Nelly. Voici ma lettre. C’est seulement pour dire que je le verrai demain ou après-demain, et que je ne puis faire aujourd’hui pour lui cette petite affaire. Adieu, Nelly. Et vous, monsieur, veillez bien sur elle ; vous m’entendez ? »

 

Kit, qui avait apparu pour obéir à cet ordre, ne daigna pas répondre à une recommandation aussi inutile ; et, après avoir lancé à Quilp un regard menaçant, comme s’il attribuait au nain les pleurs que Nelly avait versés et se sentait disposé à les lui faire payer cher, il tourna le dos et suivit sa jeune maîtresse, qui avait pris congé de Betzy et était partie.

 

Dès que les deux époux furent seuls, le nain s’écria :

 

« Vous êtes habile à poser des questions, mistress Quilp !

 

Que pouvais-je faire de plus ? demanda-t-elle avec douceur.

 

– Ce que vous pouviez faire de plus ? dit Quilp en ricanant. C’est à moi à vous demander ce que vous pouviez faire de moins ! Ne pouviez-vous faire ce que je vous avais prescrit sans prendre vos airs favoris de pleurnicheuse, coquine !…

 

– Vraiment, je suis fort affligée pour cette enfant, Quilp. J’en ai fait bien assez. Je l’ai amenée à me confier son secret lorsqu’elle nous supposait seules… Et vous, vous étiez là !… Que Dieu me pardonne !

 

– Vous l’avez amenée là !… Le beau malheur ! Ah ! j’avais eu raison de vous dire que je ferais craquer la porte. Il est fort heureux pour vous que, grâce au peu de mots qu’elle a laissés échapper, j’aie saisi le fil dont j’avais besoin ; car, autrement, c’est à vous que je m’en serais pris, soyez-en sûre ! »

 

Mistress Quilp, qui était loin d’en douter, ne répliqua rien. Son mari ajouta avec une certaine chaleur :

 

« Mais rendez grâces à votre bonne étoile, cette même étoile qui a fait de vous la compagne de Quilp, rendez-lui grâces de ce que je suis enfin sur la trace du vieillard, de ce que j’ai attrapé un rayon de lumière. Plus un mot sur ce sujet, soit maintenant, soit à l’avenir. Vous n’avez pas besoin de faire un dîner trop confortable, car je n’y serai pas ce soir. »

 

En parlant ainsi, M. Quilp prit son chapeau et s’en alla. Betzy, désolée du rôle qu’elle avait été obligée de jouer, se retira dans sa chambre, où elle se jeta sur son lit ; et là, se cachant la tête dans ses draps, elle pleura sa faute avec plus d’amertume que de bien plus grandes pécheresses au cœur moins tendre ne le font pour des fautes plus graves ; car souvent la conscience n’est que trop élastique ; souvent sa flexibilité lui permet de s’élargir sans fin et de se prêter complaisamment à toutes les circonstances. Il y a des gens qui, dans leur prudence habile, la quittent petit à petit comme on se débarrasse d’un gilet de flanelle dans les chaleurs de l’été, et qui réussissent même, à la longue, à s’en passer tout à fait ; mais il en est d’autres qui savent franchement prendre ou quitter cet habit à volonté ! Comme cette façon d’agir est la plus large et la plus facile, c’est aussi la plus à la mode.

 

CHAPITRE VII.

« Fred, disait M. Swiveller, rappelez-vous la vieille ballade populaire : Loin de moi soucis fâcheux. Éventons, pour la rendre plus vive, la flamme de l’hilarité du bout de l’aile de l’amitié, et faisons circuler le vin rosé. »

 

Le logis de Richard Swiveller était situé dans le voisinage de Drury-Lane et, outre ce que cette position offrait d’agréable, il avait l’avantage de se trouver au-dessus d’un débit de tabac ; si bien que Richard pouvait en tout temps se procurer les douceurs rafraîchissantes de l’éternuement, rien qu’en allant sur son escalier, et jouir ainsi d’une tabatière permanente qui ne lui coûtait ni soins ni dépense. C’était dans ce logis que Swiveller avait cité de mémoire, pour consoler son ami et le relever de son abattement, un de ses souvenirs lyriques. Or, il n’est pas sans intérêt ni sans utilité de faire remarquer que ces quelques paroles tenaient doublement du langage figuré et du caractère poétique de Swiveller. Ainsi, le vin rosé n’était qu’un emblème, la réalité était un verre contenant du grog froid au gin, et qu’on remplissait, au fur et à mesure, avec une bouteille et une cruche posées sur la table. Faute d’autre verre, les deux amis se passaient tour à tour celui-là ce qu’on peut avouer sans honte, Swiveller étant logé en garçon. Par une fiction également plaisante, il mettait toujours au pluriel, dans la conversation, sa chambre unique. Lorsque cette chambre était vacante, le marchand de tabac l’avait annoncée sur son volet sous le titre pompeux « d’appartements pour une seule personne ; » et Swiveller, fidèle à cette idée, n’avait jamais manqué de dire : « Mes chambres, mes appartements, mes salons, » ouvrant un espace illimité à l’imagination de ses auditeurs et la faisant s’égarer à son gré dans une longue suite de vastes salons, pour peu que cela lui fît plaisir.

 

Dans ce débordement de son esprit inventif, Swiveller s’appuyait sur un meuble équivoque. C’était en apparence un corps de bibliothèque, en réalité une couchette qui occupait dans la chambre une place en évidence et semblait pouvoir défier tout soupçon et tromper tout examen. Bien certainement, pendant le jour, Swiveller aurait juré que c’était une bibliothèque et pas autre chose ; il oubliait volontiers qu’il y eût un lit là-dessous, niait catégoriquement l’existence des couvertures et chassait dédaigneusement les traversins de sa pensée. Pas un mot, même avec ses amis les plus intimes, sur l’usage réel de ce meuble, pas le moindre aveu sur son service de nuit, pas une allusion à ses propriétés particulières. Une foi implicite dans cette déception, tel était le premier article de son symbole. Pour être l’ami de Swiveller, il fallait rejeter toute preuve évidente, toute raison, toute observation, et croire aveuglément à son corps de bibliothèque. C’était son faible, sa manie, et il y tenait.

 

« Fred, reprit Swiveller, s’apercevant que sa citation poétique n’avait produit aucun effet ; passez-moi le vin rosé. »

 

Le jeune Trent poussa de son côté le verre avec un mouvement d’impatience, et retomba dans l’attitude chagrine d’où on l’avait tiré contre son gré.

 

« Mon cher Fred, dit son ami, tout en remuant le mélange liquide, je veux vous donner un petit avis approprié à la circonstance. Voici le mois de mai qui…

 

– Au diable ! interrompit l’autre, vous m’excédez, vous me tuez avec votre babil. Comment pouvez-vous être gai dans l’état où nous sommes ?

 

– Eh ! quoi, monsieur Trent ! répliqua Dick, il y a un proverbe qui dit que gaieté n’empêche pas sagesse. Il existe des gens qui peuvent être gais sans pouvoir être sages, d’autres qui peuvent être sages (ou pensent pouvoir l’être) et qui ne sauraient être gais. J’appartiens à la première classe. Si le proverbe est bon, je pense qu’il vaut mieux en prendre la moitié que de n’en prendre rien ; et, en tout cas, j’aime mieux être gai sans être sage, que de n’être, comme vous, ni l’un ni l’autre.

 

– Bah !… murmura Trent d’un air contrarié.

 

– À la bonne heure !… Chez les gens bien élevés je ne crois pas qu’un mot de cette sorte soit jamais adressé à un gentleman dans ses propres appartements ; mais cela m’est égal, faites comme chez vous, ne vous gênez pas. »

 

Il ajouta, entre ses dents, par manière d’observation, que son ami paraissait un peu de mauvaise humeur, termina le verre de vin rosé et se mit en devoir d’en apprêter un autre ; après l’avoir préalablement dégusté avec délices, il proposa un toast à une compagnie imaginaire, et dit d’un ton d’emphase :

 

« Messieurs, permettez-moi de souhaiter mille succès à l’ancienne famille des Swiveller, et bonne chance en particulier à M. Richard ; M. Richard, messieurs, continua Dick d’un ton pathétique, qui dépense tout son argent pour ses amis et qui en est récompensé par un bah ! pour la peine… (Applaudissements sur les bancs.)

 

– Dick, dit Trent, qui revint s’asseoir après avoir fait deux ou trois tours dans la chambre, voulez-vous consentir à causer sérieusement pendant quelques minutes, si je vous offre un moyen de vous enrichir sans peine ?

 

– Vous m’en avez offert souvent, et qu’en est-il advenu ? Mes poches sont toujours vides.

 

– Avant peu, reprit Trent en étendant son bras sur la table, je veux que vous me teniez un autre langage. Écoutez bien le nouveau plan. Vous avez vu ma sœur Nell ?

 

– Eh bien ?

 

– Elle est jolie, n’est-ce pas ?

 

– Oui certes, et je dois même dire qu’il n’y a pas un grand air de famille entre elle et vous.

 

– Est-elle jolie ? répéta Frédéric impatienté.

 

– Oui, jolie et très-jolie. Mais enfin ?…

 

– Je vais vous le dire. Il y a un fait certain : c’est que le vieux et moi nous sommes à couteaux tirés et resterons ainsi jusqu’à la fin de notre vie ; je n’ai rien à attendre de lui. Vous voyez bien cela, je suppose ?

 

– Une chauve-souris le verrait en plein midi, dit Swiveller.

 

– Il est un autre fait également certain : c’est que ma sœur seule aura l’argent que, d’après les premières promesses de ce vieux grippe-sou, que Dieu confonde ! je m’attendais à partager avec elle. N’est-il pas vrai ?

 

– C’est vrai, à moins que la manière dont je lui ai exposé les choses n’ait produit une impression profonde sur son esprit ; ce qui serait possible. J’y ai mis de l’éloquence : « Ici, disais-je, il y a un bon grand-père, » C’était fort, je crois, c’était tout à fait amical et naturel. En avez-vous été frappé ?

 

– Il n’en a toujours pas été frappé, lui ; par conséquent, inutile de discuter là-dessus. Voyons, continuons : Nelly a près de quatorze ans…

 

– Elle est charmante pour son âge, quoique petite, ajouta Swiveller entre parenthèse.

 

– Si vous voulez que je continue de parler, prêtez-moi une minute d’attention, dit Frédéric Trent, dépité du faible intérêt que son ami paraissait prendre à la conversation. J’arrive au fait.

 

– Arrivez.

 

– Cette enfant est capable d’éprouver des affections vives, et, élevée comme elle l’a été, elle peut facilement, à son âge, subir des influences. Si une fois je l’ai dans ma main, je parviendrai, avec quelque peu de séduction et de menaces, à la plier à ma volonté. Pour ne pas battre le buisson, autrement dit pour ne pas perdre le temps en paroles inutiles (et les avantages du plan que j’ai formé demanderaient pour être exposés toute une semaine), qui vous empêche d’épouser Nelly ? »

 

Tandis que son ami entamait ce discours avec autant d’énergie que d’ardeur, Richard Swiveller était resté tranquille, les yeux fixés sur le bord de son verre ; mais il n’eut pas plutôt entendu les derniers mots, qu’il témoigna une profonde consternation et ne put pousser que ce monosyllabe :

 

« Quoi ?

 

– Je dis : Qui vous empêche de l’épouser ? répéta l’autre avec une fermeté d’accent dont il avait depuis longtemps fait l’épreuve sur son compagnon.

 

– Mais vous m’avez dit aussi en même temps qu’elle n’a pas encore quatorze ans !

 

– Assurément je ne songe pas à la marier en ce moment, répliqua le frère d’un ton contrarié. Dans deux, trois ou quatre ans, à la bonne heure. Le vieux vous semble-t-il devoir vivre plus longtemps que cela ?

 

– Il ne me fait pas cet effet, répondit Richard en secouant la tête ; mais ces vieilles gens, il ne faut pas s’y fier, Fred. J’ai dans le Dorsetshire une vieille tante qui était, disait-elle, au moment de mourir quand je n’avais que huit ans, et elle n’a pas encore tenu parole. Ces vieux sont si endurcis, si immoraux, si malins ! Tenez, Fred, à moins qu’il n’y ait dans les familles des apoplexies héréditaires, et même, dans ce cas, les chances sont égales pour ou contre, je vous dis qu’il ne faut pas s’y fier.

 

– Mettons les choses au pis, reprit Trent avec la même fermeté et en fixant les yeux sur son ami ; je suppose que mon grand-père continue de vivre…

 

– Sans doute ; et voilà le hic !

 

– Je suppose qu’il continue de vivre. Eh bien ! je déterminerai, ou, si ce mot est plus explicite, je forcerai Nell à contracter un mariage secret avec vous. Que vous semble de ce moyen ?

 

– Il me semble que je vois là une famille et pas de revenu pour la nourrir, dit Richard après un moment de réflexion.

 

– Je vous dis, reprit Frédéric avec une chaleur croissante qui, soit réelle soit jouée, n’en agissait pas moins sur l’esprit de son ami ; je vous dis que le vieux ne vit que pour Nelly ; je vous dis que toute son énergie, toutes ses pensées sont pour elle ; qu’il ne la déshériterait pas plus si elle venait à lui désobéir qu’il ne me ferait son héritier si je m’abaissais à lui donner toutes les marques de soumission et de vertu. Pour voir cela, il suffit d’avoir des yeux, et de ne pas les fermer à l’évidence.

 

– Je ne suis pas éloigné de vous croire.

 

– Vous feriez mieux de dire que vous en êtes sûr comme moi. Mais écoutez. Afin de mieux amener le vieux à vous pardonner, il faudrait feindre une rupture complète entre nous, une haine à mort ; établissons ce faux semblant, et je gage que le vieux s’y laissera facilement prendre. Quant à Nelly, vous savez ce qu’on dit de la goutte d’eau qui, en tombant toujours à la même place, finit par user la pierre. Vous pouvez vous fier à moi en ce qui la concerne. Ainsi, que le vieux vive ou meure, qu’adviendra-t-il en tout cas ? Que vous serez l’unique héritier de toute la fortune de cet opulent Harpagon, d’une fortune que nous dépenserons ensemble, et que vous, vous y gagnerez par-dessus le marché une jeune et jolie femme.

 

– Mais est-il bien sûr qu’il soit riche ?

 

– Certainement. N’avez-vous pas recueilli les paroles qu’il a laissées tomber l’autre jour en notre présence ? Certainement ! Gardez-vous d’en douter. »

 

Il serait superflu et fatigant de suivre cette conversation dans tous ses détours pleins d’artifice, et de montrer comment peu à peu le cœur de Richard Swiveller fut gagné aux projets de Frédéric. Qu’il nous suffise de dire que la vanité, l’intérêt, la pauvreté et toutes les considérations qui agissent sur un prodigue se réunirent pour séduire Richard et l’entraîner vers la proposition faite en sa faveur ; quand bien même il n’y eût pas eu beaucoup de raisons pour cela, la faiblesse habituelle de son caractère eût été un motif déterminant pour emporter la balance. Depuis longtemps son ami avait pris sur lui un ascendant qui s’était exercé cruellement d’abord aux dépens de la bourse et de l’avenir du malheureux Dick, et qui avait continué de rester aussi complet, aussi absolu, quoique Dick eût à souffrir de l’influence des vices de son compagnon, et que neuf fois sur dix, il parût jouer le rôle d’un dangereux tentateur lorsqu’en réalité il n’était que son instrument, un esprit léger, une tête vide, un véritable étourdi.

 

Les motifs qui, dans cette occasion, dirigeaient Frédéric étaient un peu trop profonds pour que Richard Swiveller pût les deviner ou les comprendre ; mais nous les laisserons se développer eux-mêmes. Ce n’est pas le moment de les faire paraître au jour. La négociation se termina d’un accord parfait. Swiveller était en train de déclarer, avec son langage fleuri, qu’il n’avait pas d’objection insurmontable pour épouser une personne abondamment pourvue d’argent et de biens meubles, qui voudrait bien de lui, quand il fut interrompu par un coup frappé à la porte. Il dut s’écrier, selon l’usage :

 

« Entrez ! »

 

La porte s’ouvrit, mais ne laissa entrer qu’un bras couvert de mousse de savon, avec une forte odeur de tabac. L’odeur de tabac monta du débit par l’escalier ; et quant au bras savonneux, il appartenait à une servante qui, occupée en ce moment à laver l’escalier, venait de le tirer d’un seau d’eau chaude pour prendre une lettre qu’elle présenta de sa propre main, criant bien haut avec cette aptitude particulière qu’ont les gens de sa classe à métamorphoser les noms, que c’était pour « monsieur Swivelling. »

 

Dick pâlit et parut embarrassé à la vue de l’adresse, mais plus encore quand il eut lu le contenu.

 

« Voilà, dit-il, l’inconvénient de plaire aux femmes. Il est facile de parler comme nous l’avons fait tout à l’heure ; mais je ne songeais plus à elle.

 

Elle ? qui ça ? demanda Trent.

 

– Sophie Wackles.

 

– Quelle Sophie ?

 

– C’est le rêve de mon imagination, répondit Swiveller, humant une large gorgée du « vin rosé » et regardant gravement son ami : une personne ravissante, divine. Vous la connaissez.

 

– En effet, je me la rappelle, dit Frédéric avec insouciance. Que vous veut-elle ?

 

– Eh bien, monsieur, entre miss Sophie Wackles et l’humble individu qui a l’honneur d’être avec vous, il s’est établi un sentiment aussi ardent que tendre, sentiment de la nature la plus honorable et la plus poétique. La déesse Diane, monsieur, qui appelle ses nymphes à la chasse, n’est pas, j’ose le dire, plus scrupuleuse dans sa conduite que Sophie Wackles.

 

– Voulez-vous me faire croire qu’il y ait rien de réel dans vos paroles ? demanda son ami. Vous ne voulez sans doute pas dire que vous lui avez fait la cour ?

 

– La cour, si ; des promesses, non. Ce qui me rassure, c’est qu’on ne pourrait intenter contre moi aucune poursuite pour rétractation de promesse. Je ne me suis jamais compromis jusqu’à lui écrire.

 

– Que vous demande-t-elle dans cette lettre ?

 

– C’est pour me rappeler, Fred, une petite soirée qui a lieu aujourd’hui même ; une réunion de vingt personnes, c’est-à-dire de deux cents jolis orteils en tout qui vont se démener gentiment dans la danse, en supposant que les messieurs et les dames invités apportent leur contingent naturel. Il faut que j’y aille, ne fût-ce que pour entamer la rupture. Je m’y engage, n’ayez pas peur. Je ne serais pas fâché de savoir si c’est Sophie elle-même qui a remis cette lettre. Si c’est elle, elle-même, qui ne se doutait guère de cet obstacle à son bonheur, c’est une chose vraiment touchante. »

 

Pour résoudre la question, Swiveller appela la servante. Il apprit que miss Sophie Wackles avait en effet remis la lettre à cette fille de sa propre main, qu’elle était venue accompagnée, pour le décorum sans doute, de sa plus jeune sœur ; qu’on lui avait dit que M. Swiveller était chez lui, et qu’on l’avait engagée à monter ; mais que, choquée on ne peut plus par cette proposition inconvenante, elle avait déclaré qu’elle aimerait mieux mourir. Ce récit remplit Swiveller d’une admiration peu compatible avec les projets qu’il venait d’arrêter. Mais Frédéric n’attacha qu’une importance médiocre à l’attitude de son ami dans cette occasion, sachant bien que, grâce à l’influence qu’il exerçait sur Richard Swiveller, il pourrait mettre son projet à exécution, quand il jugerait le moment opportun.

 

CHAPITRE VIII.

L’affaire étant ainsi arrangée, Swiveller sentit, à des avertissements intérieurs, que l’heure de son dîner approchait, et, de peur de compromettre sa santé par une trop longue abstinence, il envoya au plus proche restaurant demander immédiatement un renfort de bœuf bouilli et de choux verts pour deux. Le restaurateur, édifié par expérience sur sa pratique, refusa net, en répondant, comme un grossier qu’il était, que si M. Swiveller voulait du bœuf, il eût la complaisance de venir à la maison le manger sur place, en ayant soin d’apporter, pour le remettre avant le bénédicité, le montant de certain petit compte que depuis longtemps il avait négligé de solder. Sans se laisser décourager par cette rebuffade, mais au contraire se sentant plus que jamais en verve d’appétit, Swiveller envoya de nouveau chez un autre restaurateur qui demeurait plus loin. Il eut soin de faire dire par son messager que, s’il s’adressait à un établissement aussi éloigné, c’était non-seulement à cause de la haute réputation, de la popularité que la qualité de son bœuf avait acquise à cette maison, mais encore parce que le précédent fournisseur du gentleman, le traiteur inflexible, donnait de la viande tellement dure qu’elle était indigne de servir de nourriture à des gens comme il faut, et même à toute créature humaine. L’excellent effet de cette démarche politique fut démontré par l’arrivée presque immédiate d’une petite pyramide culinaire en étain, dont l’architecture curieuse était composée de plats recouverts : le bœuf bouilli en formait la base, et un pot de bière écumante en était le couronnement. Lorsque l’on eut décomposé cet édifice, ses différentes parties constitutives présentaient tous les éléments désirés d’un repas appétissant, auquel Swiveller et son ami se mirent joyeusement en devoir de faire largement honneur.

 

« Puissions-nous, s’écria Richard en piquant sa fourchette dans les flancs d’une grosse pomme de terre rissolée, puissions-nous ne jamais connaître de pire moment que celui-ci ! J’aime cette manière d’envoyer les pommes de terre avec leur peau ; il y a quelque chose d’agréable à tirer ce tubercule de son élément natif, si je puis employer cette expression, et c’est un plaisir que ne connaissent pas les riches et les puissants de ce monde. Ah ! l’homme ici-bas a besoin de bien peu de chose, et il n’en a pas longtemps besoin ! Comme c’est vrai cela… après dîner !

 

– J’espère que le restaurateur a besoin de peu de chose, dit Frédéric ; et j’espère aussi pour lui que ce peu de chose, il n’en aura pas besoin longtemps. Je ne vous crois pas en état de payer la dépense.

 

– Je vais passer chez ce restaurateur et je réglerai avec lui, répondit Swiveller en clignant de l’œil d’une manière significative. Le garçon n’a aucun recours contre nous : voilà les provisions consommées, Fred ; tout est absorbé. »

 

De fait, le garçon parut s’accommoder de cette vérité ; car, lorsqu’il revint chercher les plats et les assiettes vides, et que Swiveller lui dit d’un ton d’insouciante dignité qu’il passerait bientôt chez son maître pour régler, le garçon montra d’abord quelque trouble et marmotta entre ses dents quelques mots, comme : « Payement au comptant, pas de crédit, » et autres balivernes ; mais, après tout, il se résigna facilement et demanda seulement à quelle heure il plairait à monsieur de venir payer, disant que, comme il était personnellement responsable pour le bœuf, les légumes, etc., il fallait qu’il se trouvât là. Swiveller, après s’être donné l’air de calculer mentalement ses nombreux engagements d’un bout à l’autre, répondit qu’il serait au restaurant entre six heures moins deux minutes et six heures sept. Le garçon dut sortir avec cette garantie peu rassurante ; alors Swiveller tira de sa poche un carnet tout graisseux et y traça une marque.

 

« C’est sans doute pour vous rappeler le traiteur, dit Trent en ricanant, dans le cas où vous pourriez l’oublier par mégarde ?

 

– Non, Fred, répondit gravement Richard en continuant d’écrire comme un homme très-affairé ; ce n’est pas tout à fait cela. Je note dans ce petit livre les noms des rues où il m’est interdit de passer, tant que les boutiques en sont ouvertes. Notre dîner d’aujourd’hui me ferme Long-Acre. La semaine dernière, j’ai acheté une paire de bottes dans Great-Queen-Street, et je ne puis plus aller par là. Maintenant, si je veux me rendre au Strand, il n’y a plus pour moi qu’un chemin, et encore faudra-t-il que je me le ferme en y achetant ce soir une paire de gants. Toutes les issues sont si bien bouchées que si, d’ici à un mois, ma tante ne m’envoie de l’argent, je serai forcé d’aller m’établir à trois ou quatre milles de Londres pour pouvoir circuler avec sécurité.

 

– Mais ne craignez-vous pas qu’à la longue elle ne se fatigue ?

 

– J’espère que non ; cependant le nombre de lettres que j’ai à lui écrire d’ordinaire pour l’attendrir est de six, et cette fois nous ne lui en avons pas envoyé moins de huit sans obtenir aucun effet. Demain matin, je lui écrirai de nouveau. Je compte faire beaucoup de pâtés et arroser ma lettre de larmes que je verserai du flacon à l’essence de poivre pour leur donner un air plus sombre et plus pénitent. « Ma chère tante, je suis dans un état d’esprit tel, que je sais à peine ce que j’écris. – Un pâté. – Si vous pouviez me voir en ce moment versant des pleurs amers sur les fautes de mon passé !… – Poivrière. – Quand j’y pense, ma main tremble… » – Encore un pâté. – Ma foi, si cela ne produit rien, tout est fini. »

 

En parlant ainsi, Swiveller avait achevé de tracer sa note ; il replaça le crayon dans son petit étui et ferma le carnet d’un air parfaitement calme et sérieux. Frédéric songea alors qu’il avait un engagement qui l’appelait dehors, et laissa Richard en compagnie du vin rosé et de ses méditations sur miss Sophie Wackles.

 

« C’est un peu subit, se dit Richard, secouant la tête avec un regard profond et jetant en désordre des lambeaux de poésies à travers ses réflexions, comme de la vile prose, habitude qu’on lui connaît : si le cœur de l’homme est accablé de crainte, ce brouillard se dissipe quand miss Wackles apparaît : miss Wackles, cette délicieuse créature !… C’est la rose vermeille qui éclôt sous les rayons de juin. On ne peut nier qu’elle ne soit aussi, comme une douce mélodie jouée sur un instrument harmonieux. C’est réellement un peu subit. Assurément, il n’est pas urgent de rompre immédiatement avec elle, à cause de la petite sœur de Fred ; mais il vaut mieux ne pas aller trop loin. Si je dois lui battre froid, il sera bon de le faire tout de suite. Il y aurait lieu à une action judiciaire pour rupture de promesse, premier point. Sophie pourra trouver un autre mari, second point. Il est probable que… Non, cela n’est pas probable ; mais, en tout cas, il vaut mieux se tenir sur ses gardes. »

 

Cette chance, qu’il n’avait pas développée et sur laquelle il s’était arrêté tout court, c’était la possibilité, qu’il ne cherchait pas à se dissimuler à lui-même, qu’il ne fût pas encore parfaitement à l’épreuve des charmes de miss Wackles et la crainte que, s’il venait à lier son sort à celui de cette jeune fille dans un moment d’abandon, il ne s’enlevât à lui-même le moyen de poursuivre le beau plan d’avenir qu’il avait accueilli avec tant de chaleur de la bouche de son ami. Toutes ces raisons réunies le décidèrent à chercher querelle à miss Wackles sans perdre de temps et à la planter là sous un prétexte en l’air de jalousie mal fondée. Fixé sur ce point important, il fit passer plusieurs fois le verre de sa droite à sa gauche, et de sa gauche à sa droite, avec une assez notable dextérité, pour se mettre en état de remplir son rôle en homme prudent ; puis, après avoir donné quelques soins à sa toilette, il sortit et se dirigea vers le lien poétisé par le charmant objet de ses méditations.

 

C’était à Chelsea. Miss Sophie Wackles y demeurait avec sa mère, qui était veuve, et deux sœurs ; elles tenaient ensemble un modeste externat pour les petites filles : ce qu’indiquait aux passants un cadre ovale placé au-dessus d’une fenêtre du premier étage et où on lisait au milieu de magnifiques parafes : Pensionnat de jeunes demoiselles. Le fait prenait chaque matin plus de certitude encore lorsque, de neuf heures et demie à dix, on voyait arriver quelque enfant d’âge encore tendre, élève isolée et solitaire qui, se posant sur le décrottoir et se levant sur la pointe de ses pieds, faisait de pénibles efforts pour atteindre le marteau avec son abécédaire. Voici comment étaient réparties dans cet établissement les diverses fonctions des institutrices : grammaire anglaise, composition, géographie, exercice gymnastique des haltères, par miss Mélissa Wackles ; écriture, arithmétique, danse, musique, arts d’agrément en général, par miss Sophie Wackles ; travaux d’aiguille, modèles sur le canevas pour apprendre à marquer, par miss Jane Wackles ; punitions corporelles, pain sec et autres châtiments et tortures composant le département de la terreur, par mistress Wackles. Miss Mélissa était la fille aînée ; miss Sophie, la cadette, et miss Jane la dernière. Miss Mélissa avait vu trente-cinq printemps, ou à peu près, et elle s’acheminait vers l’automne ; miss Sophie était une jeune fille de vingt ans, fraîche, avenante et gaie ; quant à miss Jane, à peine comptait-elle seize années. Mistress Wackles était une personne de soixante ans, excellente peut-être, mais d’humeur acariâtre.

 

C’est vers ce « pensionnat de jeunes demoiselles » que Richard Swiveller se dirigeait en toute hâte avec des projets hostiles au repos de la belle Sophie. Celle-ci, vêtue de blanc comme une vierge, et n’ayant pour tout ornement qu’une rose rouge, reçut le jeune homme à son arrivée, au milieu de dispositions fort élégantes, pour ne pas dire brillantes. Ainsi, le salon avait été décoré de ces petits pots de fleurs qui d’ordinaire étaient placés sur le bord extérieur de la croisée, à moins qu’on ne les mît dans la cour du sous-sol, quand il faisait trop de vent. Ainsi on avait invité à embellir la fête de leur présence quelques-unes des élèves de l’externat. Ainsi encore miss Jane Wackles, pour disposer en boucles ses cheveux qui n’y étaient point accoutumés, avait gardé sa tête, toute la journée précédente, étroitement serrée dans une grande affiche de théâtre, dont elle avait composé ses papillotes jaunes : joignez à tant de frais la politesse solennelle et le port majestueux de la vieille dame et de sa fille aînée. Swiveller s’aperçut bien qu’il y avait dans tout cela de l’extraordinaire, mais il ne fut pas impressionné.

 

Le fait est, et, comme on ne saurait disputer des goûts (un goût aussi étrange que celui-ci peut être cité sans qu’on nous accuse d’invention méchamment préméditée), le fait est que ni mistress Wackles, ni sa fille aînée, n’avaient jamais vu d’un œil favorable les assiduités de M. Swiveller ; elles avaient coutume de le traiter sans conséquence « comme un jeune homme léger, » et elles soupiraient et secouaient la tête en signe de fâcheux augure toutes les fois que son nom venait à être prononcé devant elles. Miss Sophie elle-même, qui jugeait que la conduite de M. Swiveller, vis-à-vis d’elle, avait ce caractère vague et dilatoire qui n’annonce point des intentions matrimoniales bien déterminées, avait fini par désirer fortement une conclusion dans un sens ou dans l’autre. Elle avait donc consenti enfin à opposer à Richard un jardinier pépiniériste qui se déclarerait sur le moindre encouragement ; et, comme cette occasion avait été choisie dans ce but, on concevra aisément que Sophie appelât de tous ses vœux la présence de Swiveller à la réunion, et que même elle lui eût écrit pour cela et porté la lettre dont nous avons parlé. « S’il a, disait mistress Wackles à sa fille aînée, quelques espérances ou quelque moyen d’entretenir convenablement une femme, il nous les fera connaître maintenant ou jamais. – S’il m’aime réellement, pensait de son côté Sophie, il faudra bien qu’il me le dise ce soir. »

 

Mais comme Swiveller ne savait absolument rien de ce qui se faisait, se disait, se pensait à la maison, il n’en était pas le moins du monde troublé. Il cherchait dans son esprit quelle était la meilleure manière de devenir jaloux ; et il aurait souhaité intérieurement que Sophie fût, pour cette occasion seulement, bien moins jolie que d’habitude, ou même qu’elle fût sa propre sœur, ce qui eût aussi bien servi ses projets. Les invités entrèrent en ce moment, et parmi eux se trouvait M. Cheggs, le jardinier. M. Cheggs avait eu soin de ne pas se présenter seul et sans appui ; mais, en homme prudent, il avait amené sa sœur miss Cheggs, qui prit chaleureusement les mains de Sophie, l’embrassa sur les deux joues et lui dit : « J’espère que nous n’arrivons pas trop tôt.

 

– Assurément non, répondit Sophie.

 

– Oh ! ma chère, ajouta miss Cheggs du même ton, j’ai été si tourmentée, si ennuyée ! C’est un miracle si nous n’avons pas été ici à quatre heures de l’après-midi. Alick était horriblement impatient de vous voir. Croiriez-vous qu’il était tout habillé avant le dîner, et que depuis il n’a cessé d’aller regarder à chaque instant la pendule pour m’ennuyer de ses instances !… Aussi tout cela c’est votre faute, méchante ! »

 

Cette confidence publique fit rougir miss Sophie. M. Cheggs, qui, de sa nature, était fort timide devant les dames, rougit également ; et la mère et les sœurs de miss Sophie, pour épargner à M. Cheggs l’embarras de rougir davantage, lui prodiguèrent les politesses et les attentions. Richard Swiveller se trouva abandonné à lui-même. C’était tout ce qu’il souhaitait, un bon motif pour paraître fondé en droit et en raison dans sa future colère ; mais, précisément au moment où il tenait ce motif fondé en droit et en raison, qu’il était venu chercher tout exprès, sans avoir l’espérance d’y réussir, Richard se sentit très-sérieusement en colère et s’étonna de l’impudence de ce diable de Cheggs.

 

Cependant M. Swiveller avait engagé miss Sophie pour le premier quadrille : notez qu’on avait proscrit rigoureusement les contredanses, comme n’étant pas d’assez bon genre. Ici c’était un premier avantage sur son rival qui, assis tristement dans un coin, contemplait la forme ravissante de la jeune fille passant avec grâce à travers les méandres de la danse. Mais ce ne fut pas là le seul triomphe que Swiveller remporta sur le jardinier ; car, pour montrer à la famille quel homme on avait négligé d’abord, et sans doute aussi sous l’influence de ses précédentes libations, il se livra à des hauts faits d’agilité si brillants, et accomplit tant de pirouettes et d’entrechats, qu’il remplit de surprise la société tout entière, et, qu’en particulier, un grand monsieur, qui dansait avec une toute petite écolière, resta comme pétrifié d’étonnement et d’admiration. Mistress Wackles elle-même oublia un moment de gourmander trois enfants qui se permettaient de s’amuser, et elle ne put s’empêcher de penser que ce serait un honneur pour la famille de posséder un semblable danseur.

 

Dans cet instant critique, miss Cheggs se montra pour son frère une alliée énergique et utile. Sans se borner à témoigner par des sourires méprisants le dédain qu’elle éprouvait pour les prouesses de M. Swiveller, elle trouva moyen de glisser à l’oreille de miss Sophie quelques mots de sympathique condoléance de lui voir un cavalier si ridicule ; déclarant qu’elle tremblait qu’il ne prît envie à Alick de tomber sur ce personnage et de passer sur lui sa colère : miss Sophie n’avait qu’à voir combien l’amour et la fureur brillaient dans les yeux dudit Alick ; et en effet ces passions, nous devons le dire, débordaient de ses yeux jusque sur son nez auquel elles donnaient un éclat rubicond.

 

« Il faut que vous dansiez maintenant avec miss Cheggs, » dit Sophie à Dick Swiveller après avoir dansé elle-même deux fois avec M. Cheggs, en ayant l’air d’encourager fortement ses galanteries. Elle ajouta : « C’est une aimable personne, et son frère est un homme charmant.

 

– Charmant ! murmura Dick. Vous pourriez dire aussi charmé, à en juger par la manière dont il regarde de ce côté. »

 

Ici miss Jane, à qui l’on avait fait sa leçon, intervint avec ses longues boucles de cheveux et glissa quelques mots à l’oreille de sa sœur pour lui faire remarquer l’air de jalousie de M. Cheggs.

 

« Lui, jaloux !… s’écria Swiveller. J’admire son impudence.

 

– Son impudence ?… répéta miss Jane en secouant la tête. Prenez garde qu’il ne vous entende ; car vous pourriez en avoir du regret.

 

– Oh ! Jane, je vous en prie…, dit miss Sophie.

 

– Allons donc ! reprit la sœur ; pourquoi M. Cheggs ne serait-il pas jaloux, si cela lui plaît ? J’aime bien cela vraiment ! M. Cheggs a autant le droit d’être jaloux que qui que ce soit ici, et peut-être bientôt en aura-t-il plus le droit encore qu’il ne l’a en ce moment. Vous, Sophie, vous en savez quelque chose ! »

 

Quoique ce plan, concerté entre Sophie et sa sœur, s’appuyât sur les meilleures intentions et eût pour objet de décider enfin M. Swiveller à se déclarer, il échoua complètement. Car miss Jane étant une de ces jeunes filles qui sont prématurément aigres et acariâtres, donna à son intervention une importance si déplacée que Richard se retira de mauvaise humeur, abandonnant sa maîtresse à M. Cheggs, et lançant à celui-ci un regard de défi auquel le jardinier répondit avec indignation.

 

« Est-ce que vous avez à me parler, monsieur ? lui demanda M. Cheggs le suivant dans un coin. Ayez la complaisance de sourire, monsieur, afin qu’on ne soupçonne rien… Est-ce que vous voulez me parler, monsieur ? »

 

Swiveller regarda avec un sourire dédaigneux les pieds de M. Cheggs ; puis ses chevilles, puis son tibia, puis son genou, et ainsi graduellement le long de la jambe droite, jusqu’à ce qu’il arrivât au gilet ; là il alla de bouton en bouton jusqu’à ce qu’il atteignît le menton ; puis, passant juste au milieu du nez, il s’arrêta aux yeux, et alors il dit brusquement :

 

« Non, monsieur.

 

– Hum ! fit M. Cheggs jetant un coup d’œil par-dessus son épaule ; ayez la bonté de sourire encore un peu, monsieur… Peut-être désirez-vous me parler, monsieur ?

 

– Non, monsieur ; du tout.

 

– Peut-être, monsieur, n’avez-vous rien à me dire en ce moment, » ajouta M. Cheggs en appuyant sur ces derniers mots.

 

Ici Richard Swiveller détacha ses yeux du visage de M. Cheggs et fit descendre son regard du nez, du gilet et de la jambe droite de son rival jusqu’à ses pieds, qu’il parut considérer avec soin ; après quoi il releva ses yeux, suivit en remontant la ligne de la jambe gauche, celle du gilet, et, revenu en plein visage de Cheggs, il répondit :

 

« Non, monsieur ; rien du tout.

 

– Vraiment, monsieur ? Je suis charmé d’apprendre cela. Je suppose, monsieur, que vous savez où me trouver dans le cas où vous auriez quelque chose à me dire ?

 

– Il ne me sera pas difficile de le demander quand j’aurai besoin de le savoir.

 

– C’est bien ; nous n’avons rien de plus à nous dire, je pense, monsieur.

 

– Rien de plus, monsieur. »

 

Ainsi se termina ce terrible dialogue d’où les deux interlocuteurs se retirèrent fronçant également le sourcil. M. Cheggs s’empressa d’offrir la main à miss Sophie, tandis que M. Swiveller s’asseyait tout morose dans un coin.

 

Tout près de là étaient assises mistress Wackles et miss Mélissa occupées à regarder la danse. Miss Cheggs s’avança vers elles pendant que son cavalier était engagé dans un pas, et jeta quelques remarques qui furent du fiel et de l’absinthe pour le cœur de Richard Swiveller. Sur une couple de mauvais tabourets se tenaient tant bien que mal deux des élèves de l’externat, cherchant un encouragement à leur gaieté dans les yeux de mistress et miss Wackles ; or, en voyant mistress Wackles sourire et miss Wackles sourire aussi, les deux fillettes crurent devoir, pour se mettre dans leurs bonnes grâces, sourire également : pour reconnaître cette attention, la vieille dame prit un air sévère et leur dit que, si elles osaient se permettre encore pareille impertinence, elles seraient immédiatement reconduites chez elles. L’une des deux élèves, qui était d’une nature timide et d’un tempérament nerveux, ne put réprimer ses larmes devant cette menace rigoureuse ; et pour cette offense toutes deux furent aussitôt renvoyées, ce qui porta la terreur dans l’âme de toutes les élèves.

 

Cependant miss Cheggs dit en s’approchant davantage : « J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. Vous savez ce qu’Alick a dit à Sophie ? Sur ma parole, la chose est sérieuse, c’est clair.

 

– Qu’est-ce qu’il a donc dit, ma chère ? demanda mistress Wackles.

 

– Toute sorte de choses ; vous ne sauriez vous imaginer comme il a parlé franchement. »

 

Richard jugea qu’il n’était pas nécessaire pour lui d’en entendre plus long. Il profita d’un temps d’arrêt dans la danse, et du moment où M. Cheggs était venu faire sa cour à la vieille dame, et se dirigea la tête haute vers la porte, en affectant soigneusement la plus extrême insouciance lorsqu’il passa près de miss Jane Wackles, qui, dans toute la gloire de ses boucles de cheveux, faisait des frais de coquetterie, utile manière d’employer le temps faute de mieux, avec un vieux gentleman galant, locataire du parloir du rez-de-chaussée. Miss Sophie était assise près de la porte, encore émue et toute confuse des attentions marquées de M. Cheggs ; Richard Swiveller s’arrêta un instant pour échanger quelques mots avec elle avant son départ.

 

« Mon navire est sur la côte et ma chaloupe est à la mer… Mais avant de franchir cette porte, il faut que je t’adresse mes adieux. »

 

Il accompagna ces paroles d’un regard mélancolique.

 

« Est-ce que vous partez ? demanda miss Sophie se sentant troublée jusqu’au fond du cœur par le succès de sa ruse, mais affectant les dehors de l’indifférence.

 

– Si je pars !… répéta Richard avec amertume. Oui, je pars. Eh bien ! après ?…

 

– Rien, sinon qu’il n’est pas tard. Mais vous êtes maître après tout de faire ce que vous voulez.

 

– Plût à Dieu que j’eusse été aussi ma maîtresse et que je n’eusse jamais pensé à vous ! Miss Wackles, je vous ai crue sincère, et j’étais heureux dans ma crédulité ; mais maintenant je gémis d’avoir connu une jeune fille si belle, il est vrai, mais si trompeuse !… »

 

Miss Sophie se mordit les lèvres et affecta de regarder avec un vif intérêt M. Cheggs qui, à quelque distance, absorbait à longs traits un verre de limonade.

 

« Je suis venu ici, dit Richard, oubliant un peu le dessein qui l’avait réellement amené, je suis venu avec le cœur épanoui, dilaté, avec des sentiments conformes à cette disposition. Je sors avec des pensées qui peuvent se concevoir, mais qui ne sauraient s’exprimer ; j’emporte la conviction désolante que mes plus chères affections ont reçu ce soir le coup de grâce.

 

– Assurément, je ne vous comprends pas, monsieur Swiveller, dit miss Sophie, les yeux baissés ; je regrette que…

 

– Des regrets, madame ! dit Richard ; des regrets, quand vous restez en possession d’un M. Cheggs ! Mais je vous souhaite une bonne nuit. En me retirant, je me bornerai à vous faire une petite confidence : il existe une toute jeune fille, qu’on élève à la brochette en ce moment pour moi ; elle possède non-seulement de grands charmes, mais encore une grande fortune ; elle a prié son plus proche parent de solliciter mon alliance ; et, par considération pour plusieurs membres de sa famille, j’y ai consenti. Je suis certain que vous apprendrez avec plaisir ce fait consolant, qu’une jeune et aimable personne n’attend que le moment d’être femme pour s’unir à moi, et se dépêche de grandir chaque jour pour hâter cet heureux moment. J’ai cru devoir vous en dire quelque chose. Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir abusé si longtemps de votre attention. Bonsoir. »

 

« Tout ceci aura d’excellentes conséquences, se dit Richard Swiveller quand il fut rentré chez lui, tout en posant l’éteignoir sur sa chandelle ; ainsi, je me lance de cœur et d’âme, tête baissée, avec Fred, dans son projet à l’endroit de la petite Nelly ; il sera charmé de me trouver si ardent à le seconder. Demain il saura tout ; en attendant, comme il est un peu tard, je vais tâcher de demander au sommeil le baume de mes peines. »

 

Le baume de ses peines ne se fit pas attendre. Au bout de quelques minutes, Swiveller était endormi, et il rêvait qu’il avait épousé Nelly Trent, qu’il était maître de sa fortune, et que, pour premier acte d’autorité, il avait dévasté et converti en un four à chaux la pépinière de M. Cheggs.

 

CHAPITRE IX.

Dans son entretien confidentiel avec mistress Quilp, Nelly avait à peine laissé entrevoir la profonde tristesse de ses pensées ; à peine avait-elle montré l’ombre pesante du nuage qui enveloppait sa maison, et couvrait d’obscurité le foyer domestique. Outre qu’il lui était bien difficile de donner à une personne qui n’était pas complètement instruite de la vie qu’elle menait, une idée exacte de la mélancolie et de la solitude de cette existence, sa crainte de compromettre ou de blesser en quoique ce fût le vieillard auquel elle était si tendrement attachée, l’avait arrêtée même au milieu de l’épanchement de son cœur ; aussi Nelly n’avait-elle fait qu’une allusion timide à la cause principale de son trouble et de ses tourments.

 

Ce qui avait provoqué les larmes de l’enfant, ce n’était pas la monotonie de ses journées privées de variété, et que n’égayait jamais aucune agréable compagnie ; ce n’était pas non plus la sombre horreur de ses soirées lugubres et de ses longues nuits solitaires ; ce n’était pas l’absence de ces plaisirs faciles et charmants qui font battre les jeunes cœurs ; ce n’était pas enfin parce qu’elle ne connaissait de son âge que sa faiblesse et sa sensibilité vive. Mais voir le vieillard accablé sous la pression d’un chagrin secret ; observer son état d’inquiétude et d’agitation continuelle ; avoir souvent à craindre que sa raison ne fût égarée ; lire dans ses paroles et ses regards le commencement d’une folie désespérante ; veiller, attendre, écouter jour par jour avec l’idée que ces symptômes devaient se réaliser ; se dire que son grand-père et elle ne pouvaient espérer ni un secours ni un conseil de personne, qu’ils étaient seuls sur la terre : telles étaient les causes d’accablement qui eussent certainement enlevé toute force et toute joie même à un être plus avancé en âge ; et combien devaient-elles peser plus lourdement sur le cœur d’une enfant qui les avait constamment autour d’elle, et qui était sans cesse entourée des objets d’où renaissaient à tout moment ces pensées !

 

Aux yeux du vieillard, cependant, Nell était toujours la même. Si, pour un moment, il débarrassait son esprit du fantôme qui l’obsédait sans relâche, il retrouvait aussitôt sa jeune compagne avec le même sourire pour lui, avec les mêmes paroles pleines d’empressement, la même vivacité folâtre, le même amour et la même sollicitude qui, pénétrant profondément dans son esprit, semblaient l’avoir illuminé durant toute sa vie. Le cœur de Nelly était pour le vieillard le livre unique dont il se plaisait à relire la première page, sans songer à la triste histoire qu’il eût trouvée plus loin, s’il avait seulement tourné le feuillet ; et, dans cet aveuglement volontaire, il aimait à croire qu’au moins l’enfant était heureuse.

 

Heureuse !… elle l’avait été autrefois. Elle avait couru en chantant à travers ces chambres obscures ; elle avait, d’un pas gai et léger, côtoyé leurs trésors couverts de poussière, les faisant paraître plus vieux par sa jeunesse, plus noirs et plus sinistres par sa figure brillante et ouverte. Mais maintenant les chambres étaient redevenues plus que jamais froides et ténébreuses ; et quand Nelly quittait son petit réduit, pour aller passer de longues et mortelles heures, assise dans l’une de ces tristes pièces, elle devenait elle-même silencieuse et immobile comme les objets inanimés qui l’entouraient, et elle n’avait plus le courage de réveiller avec sa voix les échos enroués par un long silence.

 

Dans l’une de ces chambres se trouvait une croisée donnant sur la rue. C’est là que l’enfant se tenait assise, seule et pensive, durant bien des soirées, souvent même assez avant dans la nuit. L’impatience n’est jamais plus grande que lorsqu’on veille pour attendre ; il n’est donc pas étonnant que, dans ces moments, les idées lugubres vinssent en foule assiéger l’esprit de Nelly.

 

Elle aimait à se placer en cet endroit à l’heure où tombe le crépuscule du soir, à suivre le mouvement de la foule passant et repassant dans la rue, à observer les gens qui se montraient aux fenêtres des maisons en face d’elle, se demandant si les êtres qu’elle voyait là se sentaient moins seuls à la regarder sur sa chaise, comme c’était pour elle une espèce de compagnie de les voir avancer et relever la tête par leurs croisées. Sur l’un des toits il y avait un amas confus de cheminées : souvent, en les considérant, il lui avait semblé que c’étaient autant de laides figures qui la menaçaient et qui essayaient de darder dans sa chambre leurs yeux curieux ; aussi se trouvait-elle satisfaite quand l’obscurité du soir les enveloppait, bien que, d’autre part, elle éprouvât de la tristesse lorsque l’homme du gaz venait allumer les réverbères dans la rue ; car alors il était bien tard, et il faisait bien noir. En ce moment, Nelly tournait la tête et parcourait des yeux la pièce où elle se trouvait pour voir si tout y était à la même place, si rien n’avait bougé ; puis ramenant son regard sur la rue, parfois elle apercevait un homme passant avec un cercueil sur son dos, et deux ou trois autres le suivant en silence jusqu’à une maison où il y avait quelqu’un de mort. Nelly frissonnait… car ce triste spectacle présentait de nouveau à son souvenir, avec une foule de pensées lugubres et de craintes, l’image des traits altérés et des manières étranges du vieillard. S’il allait mourir !… si un mal soudain était venu le frapper !… et qu’il ne dût pas revenir chez lui vivant !… si, une nuit, il rentrait, l’embrassait et la bénissait comme à l’ordinaire ; si, après qu’elle se serait mise au lit, qu’elle se serait endormie, et tandis qu’elle goûterait un sommeil bienfaisant et sourirait peut-être au sein de ses rêves, il se tuait ! et si le sang du grand-père coulait… coulait… jusqu’au seuil de la chambre à coucher de sa petite-fille !…

 

Ces pensées étaient trop terribles pour que Nelly s’y arrêtât. Afin de s’en distraire, elle avait de nouveau recours à la rue, maintenant animée par moins de pas, et de plus en plus sombre et silencieuse. Les boutiques se fermaient, les lumières commençaient à briller aux fenêtres des étages supérieurs, annonçant que les voisins allaient se coucher. Par degrés ces lumières diminuaient ou disparaissaient, remplacées par la veilleuse nocturne. À peu de distance, il y avait encore un magasin attardé qui jetait sur le trottoir une clarté resplendissante, brillante et gaie à voir ; mais, lorsqu’à son tour il était fermé et que le gaz y était éteint, l’ombre et le silence régnaient partout, excepté quand retentissait sur le pavé quelque pas égaré, ou bien quand un voisin, en retard sur son heure habituelle, frappait vigoureusement à la porte de sa maison pour éveiller sa famille endormie.

 

C’est à cette heure de la nuit, et rarement avant, que l’enfant fermait la fenêtre et descendait doucement l’escalier, se figurant la peur dont elle serait frappée si quelqu’une des visions infernales qui souvent passaient à travers ses rêves, prenait un corps lumineux et diaphane pour lui apparaître sur son chemin. Mais toutes ses craintes s’évanouissaient devant une bonne lampe éclairant de sa lumière rassurante l’aspect calme de sa petite chambre à coucher. Après une prière fervente et mêlée de larmes pour le vieillard, pour le retour du repos, de la paix et du bonheur dont ils avaient joui autrefois ensemble, elle posait sa tête sur l’oreiller et se berçait de ses sanglots ; souvent, cependant, elle se réveillait en sursaut, bien avant que le jour revînt, pour écouter le bruit de la sonnette, et répondre à l’appel imaginaire qui l’avait tirée de son sommeil.

 

Une nuit… c’était la troisième depuis la conversation de Nelly avec mistress Quilp, le vieillard, qui, durant toute la journée avait été souffrant et abattu, annonça qu’il ne sortirait pas. À cette nouvelle, les yeux de l’enfant étincelèrent ; mais la joie qui les animait s’effaça quand Nelly reporta son regard sur le visage triste et fatigué de son grand-père.

 

« Deux jours, murmura-t-il, deux jours tout entiers se sont écoulés, et pas de réponse ! Nell, que t’a-t-il donc dit ?

 

– Exactement ce que je vous ai rapporté, mon cher grand-papa.

 

– C’est vrai, dit faiblement le vieillard. Oui… Mais n’importe, répète-le-moi, Nell. Ma tête s’affaiblit. Que t’avait-il donc dit ? Qu’il viendrait me voir le lendemain ou le jour suivant… Rien de plus, n’est-ce pas ? C’était dans sa lettre.

 

– Rien de plus. Si vous le vouliez, ne pourrais-je pas y retourner demain matin, grand-père, de très-grand matin ? J’irais et serais de retour ici avant le déjeuner. »

 

Le vieillard secoua la tête, soupira tristement, et, attirant vers lui sa petite-fille :

 

« Cela serait inutile, ma chérie, complètement inutile. Mais s’il m’abandonne en ce moment… s’il m’abandonne aujourd’hui, quand je pourrais encore, avec son aide, réparer tout le temps et l’argent que j’ai perdus, oublier toute l’agonie d’esprit que j’ai supportée, et qui m’a réduit à l’état où tu me vois… s’il en est ainsi, je suis ruiné, et bien pis que cela !… je t’aurai ruinée, toi pour qui j’avais tenté cette œuvre !… Ah ! si nous étions réduits à la mendicité !…

 

– Si nous y étions réduits ?… dit l’enfant hardiment ; soyons mendiants, s’il le faut, pourvu que nous soyons heureux.

 

– Mendiants… et heureux ! dit le vieillard. Pauvre petite !

 

– Mon cher grand-papa, s’écria Nelly avec une énergie qui brilla sur son visage empourpré, dans sa voix émue et son attitude pleine d’ardeur, non, ce que je dis là n’est pas un enfantillage ; mais dussé-je vous paraître plus enfant encore, laissez-moi vous prier d’aller avec moi mendier, ou travailler sur les grandes routes, ou gagner dans la campagne notre chétive existence à la sueur de notre front, plutôt que de continuer la vie que nous menons.

 

– Nelly !…

 

– Oui, oui, plutôt que de continuer la vie que nous menons ! répéta l’enfant avec un redoublement d’énergie. Si vous avez des chagrins, laissez-moi les connaître et les partager. Si vous dépérissez à vue d’œil, si chaque jour vous devenez plus pâle et plus faible, laissez-moi vous soigner et vous servir de garde-malade. Si vous êtes pauvre, soyons pauvres ensemble, mais que je reste avec vous ! Que je n’aie pas à voir en vous un tel changement sans en pouvoir deviner la cause ; sinon, mon cœur se brisera et je mourrai. Mon cher grand-papa, quittons ce lieu si triste, et allons demander notre pain de porte en porte, le long de notre route ! »

 

Le vieillard couvrit son visage de ses mains, et le cacha contre le coussin du fauteuil où il était couché.

 

« Soyons mendiants, dit la jeune fille en passant un de ses bras autour du cou du vieillard ; je n’ai pas peur que nous manquions du nécessaire, je suis sûre qu’il ne nous manquera pas. Allons de campagne en campagne ; nous dormirons dans les champs, sous les arbres ; ne songeons plus à l’argent ni à rien qui puisse nous attrister, mais reposons la nuit ; le jour, ayons au visage le soleil et le grand air, et remercions Dieu ensemble. Ne mettons plus le pied dans des chambres sombres, n’habitons plus une maison mélancolique, errons plutôt çà et là partout où il nous plaira. Quand vous serez fatigué, vous vous arrêterez pour vous délasser dans le lieu le plus agréable que nous pourrons trouver, et moi, pendant ce temps, j’irai demander l’aumône pour nous deux. »

 

La voix de l’enfant s’éteignit dans les sanglots, en même temps que Nelly laissa tomber sa tête sur le cou du vieillard. Elle ne pleurait pas seule.

 

Ces paroles ne devaient pas être entendues par d’autres oreilles, cette scène n’était pas faite pour d’autres yeux. Et cependant il y avait là des yeux et des oreilles qui prenaient un intérêt avide à tout ce qui se passait : ce n’était rien moins que les oreilles et les yeux de M. Daniel Quilp, qui, étant entré sans être aperçu, au moment où l’enfant s’était mise à côté du vieillard, se donna bien de garde, sans doute par des motifs de la plus pure délicatesse, d’interrompre la conversation, et se tint immobile avec son regard fixe et son ricanement habituel. Cependant, comme il est assez fatigant de rester debout pour un gentleman qui a beaucoup marché, le nain, d’ailleurs, étant de ces gens qui se mettent à l’aise partout comme chez eux, il ne tarda pas à jeter les yeux sur un fauteuil où il grimpa avec une rare agilité, se perchant sur le dossier et les pieds posés sur le coussin. Dans cette attitude il se trouvait parfaitement à l’aise pour voir et entendre, et, en même temps, il avait le plaisir de satisfaire cette espèce d’instinct animal qu’il possédait en toute occasion, et qui lui faisait exécuter des exercices fantasques, de véritables tours de singe. Il s’assit donc de la sorte, une jambe retroussée négligemment par-dessus l’autre, son menton appuyé sur la paume de sa main, la tête tournée légèrement, et sa laide figure empreinte d’une grimace de plaisir. Voilà comment il était quand le vieillard, ayant par hasard regardé de ce côté, l’aperçut, à son grand étonnement.

 

À l’aspect de cette agréable figure, l’enfant ne put retenir un cri inarticulé. Elle et le vieillard, ne sachant que dire et doutant à demi de la réalité de cette apparition, la contemplaient avec embarras. Sans être le moins du monde déconcerté par cette réception, Daniel Quilp garda la même attitude, se bornant à faire avec la tête deux ou trois signes de condescendance. Enfin le vieillard prononça le nom de Quilp, à qui il demanda par où il était venu.

 

« Par la porte, répondit le nain élevant son pouce au-dessus le son épaule ; je ne suis pas encore tout à fait assez petit pour passer à travers le trou de la serrure. Ma foi, je voudrais l’être. Voisin, j’ai besoin de causer avec vous, en particulier, tous deux seuls et sans témoins. Au revoir, petite Nelly. »

 

Nelly consulta du regard son grand-père, qui lui fit signe de se retirer, et l’embrassa sur la joue.

 

« Ah ! dit le nain faisant claquer ses lèvres, quel bon baiser… juste sur la pommette vermeille de la joue ! Quel baiser excellent ! »

 

La jeune fille, en entendant une pareille remarque, n’en fut que plus empressée de sortir. Quilp la suivit d’un regard d’admiration ; et dès qu’elle eut fermé la porte, il complimenta le vieillard sur les charmes de Nelly.

 

« Quel petit bouton de rose, frais, fleuri et modeste !… hein, voisin ? s’écria Quilp caressant une de ses courtes jambes et clignant des yeux ; que votre petite Nelly est avenante, rosée et faite pour plaire !… »

 

Le vieillard ne répondit que par un sourire contraint ; intérieurement il ressentait le plus vif, le plus insupportable déplaisir. Cette disposition n’échappa point à Quilp, qui trouvait sa jouissance à torturer soit le vieillard, soit toute autre victime.

 

« Oui, elle est charmante, reprit-il, parlant d’une voix lente comme s’il était absorbé par son sujet, si petite, si rondelette, si bien modelée, si jolie, avec des veines si bleues et une peau si transparente, des pieds si mignons et des manières si engageantes !… Mais, Dieu me pardonne ! vous avez mal aux nerfs ? Qu’y a-t-il donc, voisin ? Je vous jure, continua le nain en descendant du dossier et s’asseyant sur le fauteuil avec une gravité de mouvements bien différente de la rapidité qu’il avait mise à escalader ce meuble, je vous jure que je ne me doutais pas qu’un vieux sang pût être si prompt et si inflammable. Je le croyais inerte dans son cours et froid ; certainement c’est là la règle, mais il faut que le vôtre, voisin, soit en révolution.

 

– Je le pense, » dit le vieillard en gémissant.

 

Il pressa sa tête de ses deux mains et ajouta :

 

« Je sens là une fièvre brûlante… Je sens de temps à autre quelque chose que je crains de nommer. »

 

Le nain ne prononça pas une parole, mais il suivait de l’œil son interlocuteur qui parcourait la chambre dans tous les sens, et finit par aller se rasseoir. Là le vieillard resta d’abord la tête baissée sur sa poitrine ; puis, se levant tout à coup, il dit :

 

« Une bonne fois, une fois pour toutes, m’avez-vous apporté de l’argent ?

 

– Non ! répondit Quilp.

 

– Eh bien ! dit le vieillard crispant ses mains avec désespoir et levant les yeux au ciel, l’enfant et moi nous sommes perdus !

 

– Voisin, lui dit Quilp le regardant froidement et frappant à plusieurs reprises sur la table pour fixer son attention vagabonde, je serai sincère avec vous ; je jouerai plus franchement que vous n’avez joué quand vous teniez les cartes et ne m’en montriez que le revers. Vous n’avez plus de secret pour moi. »

 

Le vieillard le considéra tout tremblant.

 

« Vous êtes surpris !… dit le nain, cela peut se concevoir. Non, vous n’avez plus de secret pour moi. Je sais maintenant que tous les prêts, toutes les avances et ces suppléments de fonds que vous m’avez tirés passaient à… Dirai-je le mot ?

 

– Dites-le, s’il vous convient.

 

– À la table de jeu où vous alliez chaque nuit ! Voilà le moyen précieux imaginé par vous pour faire fortune ; le voilà ! Voilà cette source secrète, mais certaine, de richesse, où tout mon argent se fût engouffré, si j’avais été aussi fou que vous le pensiez ; voilà votre inépuisable mine d’or, votre Eldorado ! hein ?

 

– Oui, s’écria le vieillard avec des yeux étincelants, c’était et c’est la vérité ; je le soutiendrai jusqu’à la mort.

 

– Se peut-il que j’aie été la dupe d’un stupide coureur de brelans ! dit Quilp en abaissant sur lui un regard de mépris.

 

– Je ne suis pas un coureur de brelans !… cria le vieillard avec énergie. Je prends le ciel à témoin que jamais je n’ai joué pour gagner dans mon propre intérêt ; que jamais je n’ai joué par passion pour le jeu. À chaque coup que je risquais, je me répétais tout bas le nom de l’orpheline et j’invoquais la bénédiction de Dieu sur le coup de dé qui allait décider de notre sort… Mais Dieu ne m’a jamais béni ! Qui donc fait-il prospérer ? Les gens contre lesquels je jouais : des hommes adonnés à la dissipation, au plaisir, à la débauche, prodiguant l’or à mal faire, encourageant le vice et les excès. Voilà les hommes qu’auraient dépouillés nos gains, ces gains que, jusqu’au dernier liard, je destinais à une jeune fille innocente dont ils auraient adouci l’existence et assuré le bonheur. Et eux, au contraire, que cherchaient-ils ? Des moyens de corruption et de désordre misérable. Dites-moi qui, dans une cause telle que la mienne, n’eût pas espéré. Qui n’eût pas espéré comme moi ?

 

– Quand avez-vous commencé cette carrière de folie ? demanda Quilp, dont l’humeur railleuse fut dominée un moment par le chagrin farouche du vieillard.

 

– Quand j’ai commencé ?… répondit ce dernier passant sa main le long de ses sourcils. Quand j’ai commencé ?… Cela ne fut, cela ne pouvait être qu’au jour où je m’aperçus combien peu j’avais amassé, combien il fallait de temps pour amasser quelque chose, et, comme à mon âge, le cercle de mes derniers jours était circonscrit ; au jour où je songeai qu’il me faudrait abandonner l’enfant à la dure pitié du monde avec des ressources à peine suffisantes pour lui épargner les angoisses extrêmes de la pauvreté. Ah ! c’est alors que j’ai commencé !

 

– Est-ce après que vous m’eûtes chargé de faire passer la mer à votre délicieux petit-fils ?

 

– Ce fut peu de temps après. J’y avais pensé longtemps ; durant des mois entiers mon sommeil fut tout plein de cette idée. Alors je commençai. Je ne trouvais pas de plaisir à jouer, je n’en attendais aucun. Qu’est-ce que j’y ai gagné, sinon des jours d’anxiété, des nuits d’insomnie, sinon la perte de la santé et de la tranquillité d’âme ? Qu’y ai-je gagné ? la langueur et le chagrin.

 

– Oui, d’abord vous avez perdu vos ressources, puis vous êtes venu à moi. Tandis que je vous croyais en train de faire fortune, comme vous vous en vantiez, vous travailliez à vous transformer en un vil mendiant !… Et c’est comme cela que je me trouve avoir dans mon portefeuille toutes les reconnaissances successives que vous m’avez griffonnées, avec un droit d’expropriation de votre fortune et de vos biens, dit Quilp debout, regardant tout autour de lui comme pour s’assurer qu’on n’avait distrait aucune valeur.

 

« Mais, ajouta-t-il, est-ce que vous n’avez jamais gagné ?

 

– Jamais. Non, jamais je n’ai couvert mes pertes.

 

– Je croyais, dit le nain d’un air moqueur, que si un homme jouait assez longtemps, il était sûr de finir par gagner ; ou, en mettant les choses au pis, de sortir du jeu sans perte.

 

– Et c’est la vérité, s’écria le vieillard échappant tout à coup à son état d’accablement pour passer au plus violent paroxysme ; c’est la vérité ; je l’ai éprouvé dès le premier jour ; je l’ai constamment reconnu ; j’ai vu cela ; je ne l’ai jamais mieux ressenti qu’en ce moment. Quilp, ces trois dernières nuits j’ai rêvé que je gagnais une somme considérable… Ce rêve, je n’avais jamais pu le faire, malgré tout mon désir et tous mes efforts. Ne m’abandonnez pas au moment où cette chance s’offre à moi. Je n’ai de ressource qu’en vous ; accordez-moi quelque assistance ; que par vous je puisse tenter ce dernier moyen d’espérance. »

 

Le nain haussa les épaules et secoua la tête.

 

« Voyez, Quilp, mon bon et généreux Quilp, dit encore le vieillard tirant d’une main tremblante quelques morceaux de papier de sa poche et pressant le bras du nain, voyez seulement. Regardez, je vous prie, ces chiffres… C’est le fruit de longs calculs et d’une pénible expérience. Je dois absolument gagner ; il ne me faut plus qu’un petit secours… quelques livres, quarante livres, mon cher Quilp !…

 

– Le dernier prêt a été de soixante-dix, et il est parti en une nuit.

 

– Je le reconnais, répondit le vieillard ; mais la chance m’était tout à fait contraire et mon heure n’était pas encore venue. Voyez, Quilp, voyez !… s’écria-t-il, tremblant tellement que les papiers dans sa main étaient agités comme par le vent. Ayez pitié de cette orpheline. Si j’étais seul, je pourrais mourir satisfait. Peut-être même eussé-je prévenu les coups du sort qui est si injuste, favorisant dans leur splendeur les orgueilleux et les heureux de ce monde, et abandonnant les pauvres et les affligés qui l’invoquent dans leur désespoir. Mais tout ce que j’ai fait je l’ai fait pour elle. C’est de vous seul que j’attends notre salut… Assistez-moi… Je vous implore pour elle et non pour moi !

 

– Je regrette qu’un rendez-vous d’affaires m’appelle dans la Cité, dit Quilp interrogeant sa montre avec un sang-froid parfait ; sinon, j’eusse aimé à vous consacrer une demi-heure pour vous voir tout à fait remis.

 

– Non, Quilp, bon Quilp, dit le vieillard d’un ton convulsif en le saisissant par ses habits ; que de fois vous et moi nous avons parlé de sa pauvre mère ! C’est cela peut-être qui m’a tant inspiré la crainte de voir ma Nelly livrée à la misère. Ne soyez pas insensible pour moi, prenez tout ceci en considération. Vous gagnerez beaucoup avec moi. Oh ! de grâce, accordez-moi l’argent dont j’ai besoin pour réaliser cette dernière espérance !

 

– En vérité je ne le puis, répondit Quilp d’un accent de politesse inaccoutumée chez lui. Je vous dirai, et ce fait est remarquable, car il prouve que les plus fins peuvent être parfois attrapés, que vous avez tellement abusé de ma confiance par le genre de vie parcimonieuse que vous meniez seul avec Nelly…

 

– Oui, je gardais tout pour tenter la fortune, pour assurer un avenir plus éclatant à mon enfant.

 

– Fort bien, fort bien, je comprends, mais, je le répète, vous m’avez tellement abusé par vos dehors sordides, par la réputation de richesse dont vous jouissiez, par vos assurances réitérées, que vous me donneriez pour mes avances un intérêt triple, quadruple même, que j’eusse continué, même aujourd’hui, à faire des sacrifices en me contentant de votre simple billet, si je n’avais eu tout à coup une révélation inattendue sur le mystère de votre vie secrète.

 

– Qui vous a instruit ? s’écria le vieillard désespéré. Qui, malgré mes précautions, a pu me trahir ? Le nom ! le nom de cette personne ! »

 

Le rusé nain, pensant à part lui que s’il nommait l’enfant ce serait mettre le vieillard sur la trace de l’artifice dont il s’était servi, et qu’il valait mieux n’en rien dire puisqu’il n’avait rien à y gagner, réfléchit un moment, puis demanda :

 

« Qui soupçonnez-vous ?

 

– C’est Kit, sans doute ; ce ne peut être que Kit !… il m’aura espionné, et vous, vous l’aurez gagné !

 

– Comment avez-vous pu vous en douter ? dit le nain en affectant la commisération. Eh bien ! oui, c’est Kit. Pauvre Kit ! »

 

En disant ces mots, il inclina la tête d’une manière tout amicale et prit congé du vieillard. Quand il fut dehors, à quelques pas de la boutique, il s’arrêta, et ricanant avec un plaisir indicible :

 

« Pauvre Kit ! murmura-t-il. J’y songe, c’est lui qui a dit que j’étais le nain le plus laid qu’on pût montrer pour un penny Ha ! ha ! ha ! pauvre Kit ! »

 

Et, en parlant ainsi, il s’en alla comme il était venu, le visage épanoui de joie.

 

CHAPITRE X.

Si Daniel Quilp s’était glissé comme une ombre dans la maison du vieillard, s’il en était sorti de même, il n’avait pourtant pas échappé à tous les yeux. En face, sous une voûte ténébreuse menant à l’un des passages qui partaient de la rue, se tenait en observation un individu aposté en ce lieu depuis le commencement de la soirée et qui y était resté sans perdre patience, le dos appuyé contre le mur, comme un homme qui a longtemps à attendre, et qui en a l’habitude. Résigné à ce rôle patient, il se bornait à changer de pose d’heure en heure.

 

Ce flâneur intrépide ne prenait pas garde le moins du monde aux gens qui passaient et n’attirait pas davantage leur attention. Constamment ses yeux étaient fixés sur un seul et même objet (la fenêtre auprès de laquelle l’enfant venait ordinairement s’asseoir). Si un moment il détournait son regard, c’était pour consulter le cadran d’une boutique voisine, et ensuite il le ramenait avec plus de fixité encore sur la vieille maison du marchand d’antiquités.

 

Nous devons faire remarquer que ce mystérieux personnage ne paraissait ressentir aucune fatigue et n’en montra nullement tant qu’il resta à attendre comme une sentinelle vigilante. Mais à mesure que l’heure s’avançait, il donna des signes de surprise et d’inquiétude, interrogeant tour à tour plus fréquemment le cadran et avec moins d’espoir la fenêtre. Enfin d’envieux volets vinrent lui cacher le cadran, quand on ferma la boutique ; mais en même temps onze heures du soir sonnèrent à l’horloge d’une église, et puis le quart. Alors il parut convaincu qu’il était inutile de demeurer davantage en ce lieu. Cependant, cette certitude paraissait lui être pénible, et il ne pouvait se décider à s’éloigner, il semblait hésiter à partir. Et non-seulement il s’en allait lentement, mais encore il se retournait souvent pour regarder la fenêtre, s’arrêtant tout à coup avec un mouvement brusque, lorsqu’un bruit imaginaire, ou une lueur changeante dans la lumière de la chambre pouvait lui faire supposer que le châssis s’était soulevé. Enfin, il dut abandonner toute espérance pour cette nuit, et, pour être plus sûr d’y renoncer, il prit rapidement sa course, ne se hasardant plus à jeter les yeux en arrière, de peur d’être ramené irrésistiblement vers l’objet de ses désirs.

 

Sans ralentir le pas, sans prendre le temps de respirer, notre mystérieux personnage se lança à travers un grand nombre de ruelles et de rues étroites, jusqu’à ce qu’enfin il parvînt à un petit square : là il marcha plus lentement et, arrivé à une modeste maison où l’on voyait de la lumière à une fenêtre, il souleva le loquet de la porte et entra.

 

« Bonté du ciel ! qui est là ?… s’écria une femme qui se retourna vivement. Ah ! c’est vous, Kit ?

 

– Oui, mère, c’est moi.

 

– Mon Dieu ! comme vous semblez fatigué !

 

– Mon vieux maître n’est pas sorti cette nuit, et alors elle ne s’est pas mise à sa fenêtre. »

 

Après cette courte réponse, il s’assit près du feu, l’air triste et contrarié.

 

La chambre où cette scène avait lieu offrait le tableau d’un intérieur extrêmement modeste, pauvre même, mais dont la pauvreté était rachetée par ce confort que la propreté et l’ordre peuvent entretenir dans le logis le plus misérable. Bien qu’il fût tard, comme l’indiquait le coucou qui marquait les heures, la pauvre femme était encore activement occupée à repasser du linge. Non loin du foyer, un jeune enfant dormait dans son berceau ; un autre gros enfant, âgé à peine de deux ou trois ans, très-éveillé, ayant un étroit serre-tête, une robe de nuit trop courte pour son corps, était assis dans un panier à linge, et, se tenant droit comme un I, il promenait par-dessus le bord ses yeux tout grands ouverts, ayant bien l’air de s’être promis de ne plus jamais dormir : et, comme il avait déjà refusé de se coucher et qu’il avait fallu le transporter de son lit naturel dans ce panier, son humeur volontaire ne laissait pas que de promettre de l’agrément à ses parents et à ses amis. C’était une drôle de petite famille, Kit, la mère et les enfants, tous taillés sur le même patron.

 

Kit se sentait disposé à la mauvaise humeur, ainsi qu’il peut arriver au meilleur d’entre nous. Mais il contempla tour à tour le jeune enfant qui dormait profondément, puis l’autre petit frère dans son panier à linge, et enfin la mère qui, depuis le matin, avait été à la besogne sans se plaindre ; il se dit alors qu’il serait bien mieux, bien plus filial, de se montrer doux et pacifique. Ainsi il se mit à balancer le berceau avec son pied et adressa une grimace au petit rebelle dans son panier à linge. Il eut bientôt repris toute sa bonne humeur, et se sentit redevenir causeur et communicatif.

 

« Ah ! ma mère, dit-il en ouvrant son couteau et se jetant sur un gros morceau de pain et de viande qu’elle lui avait apprêté il y avait longtemps ; que vous êtes bonne ! Il n’y en a pas beaucoup comme vous, allez !

 

– J’espère, Kit, qu’il y en a beaucoup d’autres meilleures que moi, répondit mistress Nubbles ; et que s’il n’y en a pas, il doit y en avoir, comme dit notre pasteur, à la chapelle.

 

– Avec ça qu’il s’y connaît ! s’écria dédaigneusement Kit. Attendez donc qu’il soit veuf, qu’il travaille comme vous, qu’il gagne aussi peu à la sueur de son front, et soit cependant aussi résigné, et alors j’irai lui demander quelle heure il est, à une demi-seconde près.

 

– Allons, dit mistress Nubiles glissant sur ce sujet, votre bière est là, par terre, près du garde-feu.

 

– Je la vois, dit le fils, prenant le pot de porter ; merci, ma mère chérie. À la santé du pasteur, si cela vous plaît. Je ne lui veux pas de mal, à ce cher homme !

 

– Ne me disiez-vous pas que votre maître n’était point sorti cette nuit ? demanda mistress Nubbles.

 

– Oui, malheureusement.

 

– Heureusement plutôt, puisque miss Nelly ne sera pas restée seule.

 

– Ah ! oui, je l’avais oublié. Je disais « malheureusement, » parce que j’ai attendu depuis huit heures sans apercevoir miss Nelly.

 

– Que dirait-elle, s’écria la mère interrompant son travail et promenant son regard autour d’elle, si elle savait que chaque nuit, lorsque, la pauvrette, elle se tient seule, assise à cette fenêtre, vous êtes là, veillant au milieu de la rue, de peur que rien de fâcheux ne lui arrive, et que jamais vous ne quittez votre poste et ne revenez vous coucher, quelle que soit votre fatigue, avant le moment où vous pensez qu’elle peut reposer tranquillement ?

 

– Que m’importe ce qu’elle dirait ? répliqua le jeune homme, dont le visage se couvrit de rougeur ; jamais elle n’en saura rien : par conséquent, jamais elle n’en pourra rien dire. »

 

Mistress Nubbles se remit à repasser durant quelques minutes, puis, en allant prendre au feu un autre fer, elle regarda son fils à la dérobée, tandis qu’elle frottait ce fer sur une planchette et l’essuyait avec un torchon ; mais elle se tut jusqu’à ce qu’elle fût revenue à sa table. Là, levant le fer et l’approchant plus près de sa joue que je n’aurais voulu m’y hasarder, pour en éprouver la chaleur, elle adressa à son fils ces paroles accompagnées d’un sourire :

 

« Je sais bien, moi, ce que les autres en pourraient dire, Kit !

 

– Des absurdités !… interrompit celui-ci, pressentant ce qui allait suivre.

 

– Pas tout à fait. On pourrait dire que vous êtes devenu amoureux d’elle. Ma foi ! on ne s’en gênerait pas. »

 

Kit ne put que répondre assez gauchement en haussant les épaules et en formant avec ses bras et ses jambes diverses figures étranges auxquelles s’associèrent les contractions nerveuses de son visage. Ne trouvant pas, cependant, dans cette pantomime le secours qu’il en attendait, il mordit dans le pain et la viande une énorme bouchée, but un grand coup de porter, s’étouffant volontairement par ce moyen artificiel et tâchant de faire ainsi une diversion.

 

Au bout de quelques instants de silence, la mère revint en ces termes à la question :

 

« Parlons sérieusement, Kit. J’avais d’abord voulu plaisanter. Oui, je crois comme vous que ce que vous faites est bon et utile, et je crois aussi que personne ne doit en rien savoir, quoiqu’un jour, je l’espère, Nelly doive l’apprendre, et je suis sûre qu’elle vous en serait bien reconnaissante. C’est une chose cruelle d’enfermer ainsi cette enfant. Je ne m’étonne pas si votre vieux maître se cache de vous pour agir de la sorte.

 

– Oh ! par exemple ! il ne croit pas agir cruellement… sinon, il ne le ferait pas pour tout l’or et l’argent du monde. Non, non !… Je le connais bien !

 

– Alors, pourquoi le fait-il, et d’où vient qu’il se cache de vous ?

 

– Je l’ignore. Mais s’il ne s’était pas tant efforcé de me dérober sa conduite, je ne m’en serais pas douté ; car si la curiosité m’a pris de savoir ce qu’il y avait là-dessous, c’est qu’il me faisait partir dès la nuit venue et me renvoyait beaucoup plus tôt qu’autrefois. Écoutez !… écoutez !… qu’est-ce que c’est ?

 

– Un passant.

 

– Non, c’est quelqu’un qui vient ici… dit le jeune homme prêtant l’oreille ; on marche à pas précipités. S’il était sorti depuis que je me suis éloigné !… et que le feu eût pris à la maison !… »

 

Kit voulut s’élancer ; mais les idées sinistres qu’il avait conçues l’avaient comme paralysé. Le bruit des pas se rapprocha ; la porte fut vivement ouverte : l’enfant elle-même, pâle, essoufflée, couverte à peine de quelques vêtements en désordre, se précipita dans la chambre.

 

« Miss Nelly !… Qu’y a-t-il ? s’écrièrent à la fois la mère et le fils.

 

– Je ne puis rester ici qu’un seul moment, dit-elle ; mon grand-père est très-malade… Je l’ai trouvé évanoui sur le carreau.

 

– Je cours chercher un médecin !… s’écria Kit saisissant son chapeau sans bords ; j’y vais ! j’y vais !

 

– Non, non ! c’est inutile… Il y a déjà un médecin auprès de lui. D’ailleurs, on ne veut plus de vous. Ne venez plus jamais à la maison !…

 

– Comment ?… cria Kit.

 

– Jamais, jamais !… Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne sais rien. Je vous en prie, ne me demandez pas pourquoi ; je vous en prie, ne soyez pas fâché contre moi, je n’y suis pour rien. Soyez-en sûr. »

 

Kit la contempla avec de grands yeux ; il ouvrit et ferma la bouche bien des fois, mais sans réussir à articuler une seule parole.

 

« Il est dans le délire… À tout instant il se plaint de vous. J’ignore ce que vous lui avez fait, mais j’espère que ce n’est pas quelque chose de mal.

 

– Ce que je lui ai fait !… moi !

 

– Il répète sans cesse que vous êtes la cause de tout son malheur, continua l’enfant les larmes aux yeux ; il prononce votre nom avec des imprécations. Le médecin a dit que si vous veniez, votre vue le ferait mourir. Ne revenez donc plus à la maison. Je me suis hâtée de vous en donner avis. J’ai pensé qu’il valait mieux que vous apprissiez cela par moi que par un étranger. Ah ! Kit, qu’avez-vous donc fait ? vous en qui j’avais tant de confiance, vous qui étiez presque mon seul ami ! »

 

Le malheureux Kit attachait sur sa jeune maîtresse un regard de plus en plus hébété ; ses yeux s’étaient démesurément ouverts ; mais ses lèvres ne pouvaient former aucun son…

 

– J’ai apporté ce qui vous est dû pour votre semaine, reprit l’enfant en posant quelque argent sur la table ; et… et quelque chose de plus… »

 

S’adressant alors à la mère :

 

« Kit a toujours été bien bon pour moi, bien obligeant. J’espère qu’il regrettera ce qui s’est passé, qu’il se conduira ailleurs comme il faut et qu’il n’aura pas trop de chagrin. C’est pour moi quelque chose de bien pénible de me séparer ainsi de lui, mais il n’y a pas de remède. Il faut que cela soit. Adieu ! »

 

Les yeux baignés de larmes, le visage tout bouleversé par suite de la triste scène qu’elle avait laissée chez elle, du coup terrible qu’elle avait reçu, de la commission qu’elle avait dû accomplir, enfin de mille peines, de mille sentiments affectueux qui se croisaient dans son cœur, l’enfant se précipita vers la porte, et disparut aussi rapidement qu’elle était venue.

 

La pauvre femme, qui n’avait aucun motif pour douter de son fils, et qui n’avait au contraire que des raisons de croire à son honneur et à sa sincérité, était cependant restée interdite en voyant qu’il n’avait pas trouvé un mot pour se défendre. Des idées de folie amoureuse, d’inconduite, d’indélicatesse, traversèrent son esprit et lui enlevèrent le courage d’interroger son fils ; elle se rappela ces absences nocturnes qu’il avait expliquées si étrangement et leur attribua quelque motif illicite. Épouvantée, elle se jeta sur un siège en joignant convulsivement les mains et pleurant avec amertume. Kit ne fit pourtant aucun effort pour la consoler, et il resta comme égaré. En ce moment, le petit enfant qui était dans le berceau s’éveilla et se mit à crier ; celui qui était dans le panier à linge tomba sur le dos avec le panier par-dessus lui et disparut ; la mère n’en pleura encore que plus fort et n’en berça que plus vite le petit réveillé, tandis que Kit, insensible à tout ce tumulte, à tout ce mouvement, restait plongé dans son état de complète stupéfaction.

CHAPITRE XI.

Le calme et la solitude ne devaient plus régner sous le toit qui abritait l’enfant. Dès le lendemain matin, le vieillard était en proie à une fièvre furieuse, accompagnée de délire ; sous le coup de ce désordre de ses facultés, il resta plusieurs semaines entre la vie et la mort. Il y avait bonne garde autour de lui ; mais les gardiens étaient des étrangers, de ces gens pour qui les soins de ce genre sont un commerce, qui en font le but de leur avidité, et qui, dans les moments d’intervalle que leur laissait la surveillance du vieillard, se réjouissant de compagnie, comme une horrible troupe de spectres, mangeaient, buvaient, faisaient bombance : car la maladie et la mort sont leurs dieux domestiques.

 

Au milieu de ce bruit, de cette affluence produite par un malheur, Nelly était plus seule qu’elle ne l’avait jamais été ; seule avec sa pensée, seule dans son dévouement envers celui qui se consumait sur son lit de douleur, seule avec son chagrin sincère, avec sa tendresse sans calcul. Jour et nuit, elle se tenait au chevet de ce malade qui ne connaissait pas son état ; elle allait au-devant de tous ses besoins, elle l’entendait l’appeler sans cesse par son nom, et sans cesse exprimer l’anxiété qu’elle lui inspirait et qui dominait les divagations de la fièvre.

 

La maison ne devait pas leur appartenir plus longtemps. Il semblait dépendre du bon plaisir de M. Quilp que le malade restât ou non dans sa chambre même. À peine le vieillard s’était-il alité, que le nain prit possession en règle du local et de tout ce qui s’y trouvait, en vertu de pouvoirs légaux que l’on n’avait pas prévus, mais que personne ne songea à mettre en doute. Ayant assuré ce point important, avec l’aide d’un homme de loi qu’il avait amené à cet effet, M. Quilp procéda à son installation dans la maison, où il garda près de lui son affidé, pour défendre ses droits contre tout venant. Il prit donc en ce lieu ses quartiers à son aise, aussi largement qu’il lui plut.

 

Ainsi il s’établit dans l’arrière-magasin, après avoir eu soin d’abord de couper court à toute affaire de négoce en fermant la boutique. Parmi les vieux meubles, il choisit pour son usage particulier le fauteuil le plus beau et le plus confortable, et pour son ami un autre fauteuil aussi affreux qu’incommode ; il les fit porter dans la pièce qu’il s’était réservée, et se plaça fièrement dans son siège de parade. Cette partie de la maison était fort éloignée de la chambre du vieillard : cependant M. Quilp jugea qu’il serait prudent, comme précaution hygiénique contre la contagion de la fièvre et comme moyen salutaire de fumigation, non-seulement de fumer lui-même sans relâche, mais de forcer son ami légal à en faire autant. En outre, il envoya par exprès, au débarcadère, chercher le jeune homme aux culbutes : celui-ci, qui accourut en toute hâte, reçut l’ordre de s’asseoir sur un troisième siège auprès de la porte, de fumer continuellement dans une grosse pipe que le nain avait préparée à son intention, et défense expresse lui fut faite de la retirer de ses lèvres, fût-ce une seule minute, sous quelque prétexte que ce fût. Ces dispositions terminées, M. Quilp promena autour de lui en riant un regard d’ironique satisfaction, s’applaudissant d’avoir introduit ce qu’il appelait du confort dans la maison.

 

Le coadjuteur, qui portait l’harmonieux nom de Brass, avait deux raisons puissantes pour ne pas juger aussi favorablement ces dispositions : la première, c’est qu’il ne pouvait réussir à se poser convenablement dans son fauteuil à la fois dur, anguleux, glissant et renversé ; la seconde, c’est que la fumée de tabac lui avait toujours causé des étourdissements et des nausées. Mais, comme il était dans la dépendance de M. Quilp, et qu’il lui importait énormément de conserver la protection du nain, il s’efforçait de sourire, pour témoigner de sa docilité, avec la meilleure grâce possible.

 

Ce Brass était un procureur de Bevis-Marks, à Londres. Sa réputation était assez équivoque. Grand et maigre, il avait le nez fait en forme de loupe, le front bombé, les yeux enfoncés et les cheveux d’un roux fortement accusé. Il portait un long surtout noir, tombant presque jusqu’à ses chevilles, une culotte courte noire, des souliers très-hauts et des bas de coton d’un gris bleu. Ses manières étaient rampantes, mais sa voix rude ; et ses plus gracieux sourires étaient si rebutants, qu’on eût souhaité plutôt de le voir grondeur et refrogné pour qu’il fût moins désagréable.

 

De temps en temps, Quilp examinait son compagnon, et remarquant avec quelle répugnance ce dernier regardait sa pipe, qu’il tressaillait quand, par hasard, il avalait de la fumée, et qu’il avait soin de chasser le nuage avec dégoût, notre nain ne se sentait pas de joie, et se frottait les mains en signe d’allégresse.

 

Puis, se tournant vers le jeune commis :

 

« Chien que vous êtes ! fumez donc ; bourrez votre pipe et fumez vite, jusqu’à la dernière bouffée ; sinon, je mettrai au feu le bout du tuyau et je vous en appliquerai la cire fondue toute rouge sur la langue ! »

 

Heureusement pour lui, le jeune garçon était rompu à cet exercice, et il eût fumé au besoin un four à chaux si on lui en avait fait la politesse. Aussi se borna-t-il à marmotter quelque défi entre les dents contre son maître, mais il n’en fit pas moins ce que celui-ci lui avait ordonné.

 

« N’est-ce pas, Brass, dit Quilp, n’est-ce pas que c’est bon, que c’est doux, que c’est embaumé, et que vous êtes heureux comme le Grand Turc ? »

 

M. Brass pensa qu’à cet égard le bonheur du Grand Turc n’était guère digne d’envie ; mais il eut soin de répondre que c’était une chose excellente, et que, pour sa part, il pensait comme ce potentat.

 

« C’est le bon moyen de chasser la fièvre, dit Quilp ; c’est le moyen de conjurer tous les maux de la vie : ne cessons donc pas de fumer tout le temps que nous resterons ici. Vous, chien que vous êtes ! fumez vite, ou je vous ferai avaler votre pipe !

 

– Est-ce que nous resterons longtemps ici, monsieur Quilp ? demanda le procureur après que le nain eut donné à son commis cette gracieuse admonestation.

 

– Nous y resterons, je suppose, jusqu’à ce que le vieux malade qui est là-haut soit mort.

 

– Hé !  !  ! fit M. Brass. Oh ! très-bien ! très-bien !

 

– Fumez donc ! cria Quilp. Pas de repos ! Vous pouvez bien parler en fumant. Il ne faut pas perdre de temps.

 

– Hé !  !  ! fit de nouveau M. Brass, mais mollement, en portant de nouveau à ses lèvres l’odieuse pipe. Mais s’il arrivait que le malade allât mieux, monsieur Quilp ?

 

– Nous attendrons jusque-là, pas davantage.

 

– Quelle bonté à vous, monsieur, d’attendre jusque-là !… Il y a des gens, monsieur, qui auraient tout vendu, tout déménagé, oui ! au jour même où la loi le leur permettait. Il y a des gens qui eussent eu la dureté du caillou et l’insensibilité du marbre. Il y a des gens qui…

 

– Il y a des gens qui s’épargneraient la peine de jaboter comme un perroquet, ainsi que vous le faites.

 

– Hé !  !  ! dit Brass. Toujours fin et spirituel !… »

 

La sentinelle, qui fumait à la porte, intervint en ce moment, et hurla, sans déposer la pipe :

 

« V’là la fille qui vient !

 

– Qui ça, chien ? dit Quilp.

 

– La fille donc !… Êtes-vous sourd ?

 

– Oh ! dit Quilp respirant avec délices comme s’il humait son potage, nous avons, vous et moi, un compte à régler ensemble ; j’ai pour vous, mon jeune ami, bonne provision de horions et d’égratignures. Eh bien ! Nelly, ma poulette, mon diamant, comment va-t-il ?

 

– Très-mal, répondit l’enfant en pleurant.

 

– La gentille petite Nell !… s’écria Quilp.

 

– Charmante, monsieur, charmante, dit Brass, tout à fait charmante !

 

– Vient-elle se mettre sur les genoux de Quilp ? dit le nain d’un ton qu’il croyait rendre agréable, ou bien va-t-elle se coucher dans sa petite chambre ? Qu’est-ce qu’elle préfère, cette pauvre Nelly ?

 

– Comme il sait prendre les enfants !… murmura Brass échangeant une sorte de confidence avec le plafond. Ma parole d’honneur, c’est plaisir que de l’entendre !

 

– Je ne viens pas du tout ici pour y rester, répondit timidement Nelly. J’ai besoin seulement d’emporter quelques objets de cette chambre ; et puis… et puis je n’y reviendrai plus.

 

– C’est pourtant une jolie petite chambre !… dit le nain en y jetant les yeux au moment où Nelly y pénétrait. Un vrai bosquet !… Est-il bien sûr que vous ne vous en servirez plus ? Est-il bien sûr que vous n’y reviendrez plus, Nelly ?

 

– Non, répliqua l’enfant s’enfuyant avec les menus objets de toilette qu’elle était venue chercher ; jamais ! jamais !

 

– C’est une vraie sensitive, dit Quilp la suivant du regard. Cela fait peine… tiens ! Voilà un lit qui va à ma taille. Je crois bien que je m’accommoderai de la petite chambre. »

 

Encouragé dans son idée par M. Brass, qui ne pouvait manquer d’applaudir à tout ce que disait le nain, maître Quilp se mit en devoir d’exécuter son dessein en s’étendant de son long sur le lit avec sa pipe à la bouche, agitant ses jambes en tout sens et fumant avec énergie. Comme M. Brass admirait ce tableau, et que le lit était doux et confortable, M. Quilp se détermina à s’en servir la nuit pour y reposer, le jour pour s’en faire un divan, et, sans perdre de temps, il y resta en fumant sa pipe. Quant au procureur, qui se sentait tout étourdi et troublé dans ses idées, – c’était l’effet du tabac sur son système nerveux, – il saisit ce moment pour aller prendre, au dehors, une provision d’air qui lui permît de revenir en meilleur état. Pressé par le nain malicieux de fumer derechef, il tomba engourdi sur le canapé, où il dormit jusqu’au lendemain matin.

 

Tels furent les premiers actes de M. Quilp en prenant possession de sa nouvelle propriété. Durant quelques jours, le soin de ses affaires ne lui permit pas de se livrer à ses méchancetés favorites, car tout son temps se trouva rempli par le minutieux inventaire qu’il fit, de concert avec M. Brass, de ce que la maison contenait, et par la nécessité d’aller vaquer au dehors à ses autres occupations, ce qui heureusement lui demandait plusieurs heures par jour. Mais comme sa cupidité et sa méfiance étaient en jeu, notre nain ne passait jamais une nuit hors de la maison ; et comme, à mesure que le temps s’écoulait, Quilp éprouvait une plus vive impatience de voir la maladie du vieillard arriver à un résultat, soit bon, soit mauvais, il commença à faire entendre des murmures et des exclamations assez vives.

 

Nell ne cherchait qu’à se soustraire aux avances que lui faisait Quilp pour entrer en conversation avec elle ; le son de sa voix suffisait pour la mettre en fuite, et elle ne redoutait pas moins les sourires du procureur que les grimaces de Quilp. Elle vivait dans une continuelle appréhension de rencontrer sur l’escalier l’un ou l’autre, si elle avait à sortir de la chambre de son grand-père : aussi ne la quittait-elle guère avant la nuit, quand le silence l’encourageait à s’aventurer au dehors pour aller respirer un peu d’air plus pur dans quelque chambre vide.

 

Une nuit, elle s’était glissée jusqu’à sa fenêtre favorite et s’y était assise, pleine de chagrin, car la journée avait été mauvaise pour le vieillard. Elle crut entendre une voix dans la rue prononcer son nom ; et, s’avançant pour regarder, elle reconnut Kit, dont les efforts, pour fixer son attention, avaient réussi à la tirer de ses réflexions pénibles.

 

« Miss Nell !… dit le jeune homme à voix basse.

 

– Eh bien ! répondit l’enfant, se demandant si elle devait avoir désormais rien de commun avec le coupable supposé, mais entraînée pourtant vers son ancien favori ; que désirez-vous ?

 

– Voilà longtemps que je veux vous dire un mot ; mais les gens qui sont en bas m’ont repoussé sans me permettre de vous voir. Vous ne croyez pas, je l’espère, miss, que j’aie mérité d’être chassé comme je l’ai été ?…

 

– Je dois le croire, au contraire ; autrement, pourquoi mon grand-père serait-il si fort en colère contre vous ?

 

– J’ignore pourquoi. Je suis certain de n’avoir jamais rien fait pour vous mécontenter ni l’un ni l’autre. Je puis le dire hardiment, la tête haute et le cœur tranquille. Et penser qu’on me ferme la porte au nez quand je viens seulement demander comment va mon vieux maître !…

 

– On ne m’avait pas dit cela !… s’écria l’enfant. En vérité, je ne le savais pas. Je suis bien fâchée qu’on vous ait traité de la sorte.

 

– Je vous remercie, miss. Ça me fait du bien d’entendre ce que vous me dites. Je le disais bien que ce n’était pas vous qui commandiez ça.

 

– Oh ! oui, vous aviez raison, dit vivement l’enfant.

 

– Miss Nell, continua le jeune homme se rapprochant de la fenêtre et baissant la voix, il y a de nouveaux maîtres en bas. C’est un changement pour vous.

 

– C’est bien vrai !

 

– Et pour lui aussi… quand il se portera mieux ! ajouta Kit en dirigeant son regard vers la chambre du malade.

 

– S’il guérit !… murmura Nelly, qui ne put retenir ses larmes.

 

– Oh ! il guérira, il guérira ! Je suis sûr qu’il guérira ! Il ne faut pas vous laisser abattre, miss Nell. Je vous en prie, ne vous laissez pas abattre. »

 

Ces quelques mots d’encouragement et de consolation étaient jetés naïvement et n’avaient pas grande autorité, mais ils n’en émurent pas moins profondément Nelly, dont les larmes redoublèrent.

 

« Sûrement il guérira, dit le jeune homme, qui ajouta d’un ton triste : Si vous ne vous abattez pas, si vous ne tombez pas malade à votre tour, ce qui l’accablerait et le tuerait au moment où il serait pour se rétablir. S’il guérit, dites-lui une bonne parole, une parole d’amitié pour moi, miss Nell.

 

– On m’a recommandé de ne pas même prononcer votre nom devant lui, d’ici à longtemps ; je n’ose le faire. Et quand je le pourrais, à quoi vous servirait une bonne parole, Kit ?… À peine aurons-nous du pain à manger.

 

– Je n’espère pas rentrer chez vous, je ne demande pas de faveur. Ce n’est pas pour un intérêt de salaire et de nourriture que j’ai tant épié l’occasion de vous voir. Ne me faites pas l’injure de croire que je viendrais dans un moment si triste vous parler de ces choses-là. »

 

L’enfant le regarda d’un air de reconnaissance et d’amitié, mais elle attendit qu’il s’expliquât.

 

« Non, ce n’est pas cela, dit Kit avec hésitation, c’est quelque chose de bien différent. Je n’ai pas inventé la poudre, je le sais ; mais si je pouvais lui faire voir que j’ai été un fidèle serviteur, faisant de mon mieux et ne songeant à rien de mal, peut-être… »

 

Ici Kit fit une telle pause, que l’enfant dut l’engager à parler et à se hâter, car l’heure était très-avancée, et il était temps de fermer la fenêtre. Il continua donc ainsi :

 

« Peut-être ne trouverait-il pas trop téméraire de ma part de dire… Eh bien ! oui, de dire, ajouta-t-il, s’armant soudain d’audace : Cette maison a cessé de vous appartenir à vous et à lui ; ma mère et moi, nous en avons une bien pauvre, mais elle vaut mieux pour vous que celle où vous êtes avec de méchantes gens… Pourquoi n’y viendriez-vous pas jusqu’à ce que vous puissiez chercher et trouver mieux ? »

 

L’enfant se taisait. Kit, soulagé du poids de sa proposition, maintenant qu’il avait la langue déliée, donna libre cours à son éloquence :

 

« Peut-être me direz-vous que notre maison est petite et incommode ; c’est vrai, mais elle est très-propre. Peut-être me direz-vous qu’elle est bruyante ; mais il n’y a pas, dans tout Londres, une cour plus tranquille que la nôtre. Que les enfants ne vous effrayent pas ; le plus petit ne crie presque jamais, et l’autre est très-paisible ; d’ailleurs, je réponds d’eux. Ils ne vous ennuieront pas beaucoup, j’en suis sûr. Essayez, miss Nell, essayez. La petite chambre qui fait face à l’escalier est très-agréable. De là, vous pourrez voir en partie l’horloge de l’église à travers les cheminées, et savoir presque l’heure qu’il est ; ma mère dit que cette chambre vous conviendrait bien. Voilà. Vous auriez ma mère pour vous soigner, et moi pour faire vos commissions. Nous ne vous demandons pas d’argent, par exemple ! j’espère que vous n’en avez pas l’idée : miss Nell, vous y déciderez votre grand-père, n’est-ce pas ? Dites-moi seulement que vous essayerez. Essayez de nous amener mon vieux maître… Et d’abord, demandez-lui donc ce que j’ai pu lui faire… Voulez-vous me le promettre, miss Nell ? »

 

Avant que l’enfant eût pu répondre à cette offre pressante, la porte extérieure s’ouvrit. M. Brass, avançant sa tête coiffée d’un bonnet de nuit, cria d’un ton de mauvaise humeur : « Qui est là ? » Aussitôt Kit s’échappa furtivement, et Nell, ayant fermé doucement la fenêtre, rentra dans l’intérieur de la chambre…

 

Tandis que M. Brass répétait à plusieurs reprises sa question, M. Quilp, également paré d’un bonnet de nuit, sortit à son tour et regarda soigneusement la rue du haut en bas, puis examina les croisées de la maison située en face. N’apercevant personne, il dut rentrer avec son acolyte, jurant, et l’enfant l’entendit du haut de l’escalier, qu’il y avait un complot formé contre lui, qu’il courait le danger d’être volé et dépouillé par une bande de malfaiteurs qui rôdaient en tout temps autour de sa maison, qu’il n’attendrait pas davantage, mais prendrait immédiatement ses mesures pour vendre l’immeuble et regagner ensuite son toit paisible. Ayant proféré à son aise ces menaces et mille autres imprécations, il se jeta de nouveau sur le petit lit de l’enfant, tandis que Nelly remontait l’escalier d’un pas léger.

 

Naturellement, la conversation courte et interrompue qu’elle avait eue avec Kit devait produire une profonde impression sur son esprit, remplir ses rêves de la nuit et lui laisser de durables souvenirs. Entourée comme elle l’était par des créanciers insensibles, par les gens mercenaires qui gardaient le malade, parvenue au comble de l’anxiété et du chagrin sans rencontrer d’égards ou de sympathie, même chez les femmes qui l’approchaient, il n’y a pas lieu de s’étonner que ce cœur plein de tendresse eût été vivement touché par les sentiments d’un autre cœur bon et généreux, quelque grossier que fût le temple qu’il habitait. Grâce à Dieu, les temples où habitent ces nobles cœurs ne sont pas l’œuvre de la main des hommes, et souvent ils sont plus dignement parés de leurs pauvres haillons que s’ils étaient décorés de pourpre et de dentelles.

 

CHAPITRE XII.

Enfin tout danger avait cessé dans l’état du malade ; il entra en convalescence. L’intelligence lui revint lentement, par degrés presque insensibles ; mais son esprit demeurait faible et s’acquittait péniblement de ses fonctions. Le vieillard paraissait avoir recouvré le calme, la paix intérieure ; souvent il restait longtemps assis, dans l’attitude d’une méditation qui n’avait plus rien de sombre, de désespéré. Un rien suffisait pour l’amuser ; par exemple, un rayon de soleil se jouant sur le mur ou le plancher. Il ne se plaignait plus, ni de la longueur des jours, ni de l’ennui pesant des nuits : il semblait plutôt avoir perdu le sentiment de la durée du temps et être devenu étranger à tout souci, à toute inquiétude. Il passait des heures entières assis et tenant dans sa main la petite main de Nell, jouant avec les doigts de l’enfant ; puis, il s’interrompait pour caresser les cheveux et embrasser le front de sa jeune compagne ; et, quand parfois il voyait briller des larmes dans les yeux de sa Nelly, tout étonné, il regardait autour de lui pour découvrir la cause de ce chagrin, puis oubliait son propre étonnement au moment même où il cherchait à se l’expliquer.

 

L’enfant et le vieillard firent quelques sorties en voiture : le vieillard, appuyé sur des oreillers, et l’enfant à côté de lui, tous deux se tenant par la main, comme d’habitude. D’abord, le bruit et le mouvement des rues causèrent un peu de fatigue au convalescent ; mais il n’y avait en lui ni surprise ni curiosité, ni plaisir ni impatience. Et comme Nelly lui demandait s’il se rappelait ceci ou cela : « Oh oui ! disait-il ; très-bien ! Comment donc ! » Parfois il tournait la tête, regardait vivement avec surprise et tendait le cou en désignant une personne dans la foule jusqu’à ce que ce passant eût disparu. Interrogé ensuite sur le motif de ce mouvement, il ne trouvait pas un mot à répondre.

 

Un jour, il était assis dans son fauteuil, ayant Nell auprès de lui sur un tabouret, lorsqu’à travers la porte quelqu’un demanda : « Puis-je entrer ?

 

– Oui, » répondit le vieillard sans la moindre émotion. C’était Quilp ; le vieillard avait reconnu sa voix.

 

Quilp était devenu le maître de céans. Il avait le droit d’entrer, il entra.

 

« Je suis satisfait de vous voir enfin guéri, voisin, dit le nain allant s’asseoir en face du vieillard. Vous voilà fort, maintenant.

 

– Oui, répondit le vieillard d’une voix faible, oui.

 

– Je ne veux pas vous presser, voisin… Vous savez ? dit le nain élevant la voix, car les sens chez le vieillard étaient plus émoussés qu’autrefois. Mais le plus tôt que vous pourrez faire vos petites dispositions de départ sera le mieux.

 

– Sans doute…, dit le vieillard ; ce sera le mieux pour tout le monde.

 

– Vous voyez, poursuivit Quilp après un moment de silence, les meubles une fois enlevés, la maison sera incommode, et, de fait, inhabitable.

 

– C’est vrai. Et la pauvre Nelly, donc, qu’est-ce qu’elle deviendrait ?

 

– Justement ! cria le nain en secouant la tête ; on ne pouvait mieux dire. Alors, voisin, vous y réfléchirez, n’est-ce pas ?

 

– Certainement oui. Nous ne pouvons pas rester ici.

 

– C’est ce que je supposais, répliqua le nain. J’ai vendu les meubles. Ils n’ont pas tout à fait rendu autant qu’il l’eût fallu, mais enfin, pas mal, pas mal. C’est aujourd’hui mardi. Quand ferons-nous enlever ces meubles ?

 

– Rien ne presse…

 

– Voulez-vous que ce soit cette après-midi ?

 

– Vendredi matin, plutôt.

 

– Très-bien, dit le nain ; c’est convenu ; mais qu’il soit entendu, voisin, que je ne puis, sous aucun prétexte, dépasser cette limite.

 

– Bien, répondit le vieillard. Je m’en souviendrai. »

 

M. Quilp parut abasourdi de la résignation étrange avec laquelle le vieillard avait parlé ; mais comme celui-ci inclinait la tête en répétant : « Vendredi matin. Je m’en souviendrai, » le nain, comprenant qu’il n’avait plus aucun prétexte plausible pour prolonger l’entretien, prit amicalement congé avec force protestations de bon vouloir, et force compliments à son vieil ami sur son retour merveilleux à la santé. Puis il descendit conter à M. Brass comment il avait su arranger l’affaire.

 

Toute cette journée et tout le lendemain, le vieillard demeura dans le même état moral. Il parcourait de haut en bas la maison, visitant tour à tour les diverses chambres, comme s’il éprouvait un vague désir de leur dire adieu ; mais il ne fit aucune allusion directe ou indirecte à la visite qu’il avait reçue le matin, ainsi qu’à la nécessité où il était de chercher un autre logis. Il avait bien une idée confuse que son enfant était affligée et menacée d’être réduite au dénûment : car plusieurs fois il la pressa contre son sein et l’invita à se rassurer, en lui disant qu’ils ne seraient point séparés l’un de l’autre. Mais il semblait incapable de juger clairement de leur position réelle : c’était toujours cette créature insouciante, presque insensible, chez qui la souffrance du corps et de l’âme n’avait plus laissé de ressort On appelle cet état l’état d’enfance. Mais il est à l’enfance ce que la mort est au sommeil, une contrefaçon grossière, une abominable moquerie. Trouvez-vous dans les yeux ternes de l’homme qui radote ce vif éclat et cette vie de l’enfance, cette gaieté qui n’a pas subi de frein, cette franchise que rien n’a refroidie, cette espérance que la réalité n’a point flétrie, ces joies qui passent en fleurissant ? De même aussi, dans les lignes rigides de la mort, aux yeux caves et ternes, trouvez-vous la beauté calme du sommeil, qui exprime le repos pour les heures écoulées, et la douce et tendre espérance pour celles qui vont suivre ? Placez la mort et le sommeil l’un à côté de l’autre, et voyez si vous pourrez leur trouver quelque affinité. Mettez ensemble l’enfant et l’homme tombé en enfance, et vous rougirez de la sotte folie qui diffame notre premier état de bonheur en osant donner son nom à une image si laide et si difforme.

 

Le mercredi arriva. Pas de changement chez le vieillard. Cependant le soir même, tandis qu’il était assis en silence auprès de son enfant, il se passa en lui quelque chose de nouveau.

 

Dans une petite cour sombre, au-dessous de la fenêtre, il y avait un arbre, assez vert et assez touffu pour le lieu où il avait grandi. L’air passait à travers ses feuilles qui jetaient une ombre mouvante sur la blanche muraille. Le vieillard resta à contempler l’ombre qui se jouait ainsi sur ce point lumineux ; il demeura à la même place jusqu’au coucher du soleil, et même après que la nuit fut venue et que la lune eut commencé à se lever doucement.

 

Pour un homme qui avait été si longtemps cloué sur un lit de souffrances, ces quelques feuilles vertes et cette lumière paisible, bien que gâtées par le voisinage des cheminées et des toits, étaient encore agréables à contempler, elles pouvaient faire rêver à des campagnes lointaines, asile du repos et de la paix. L’enfant vit bien plus d’une fois, sans rien dire, que son grand-père était ému. Mais à la fin, le vieillard se mit à verser des larmes, et la vue de ces larmes soulagea le cœur malade de Nelly ; puis, il parut vouloir se jeter aux pieds de sa petite-fille et la supplia de lui pardonner.

 

« Vous pardonner quoi ?… dit Nelly qui le retint vivement Oh ! grand-papa, qu’ai-je à vous pardonner, moi ?

 

– Tout ce qui a eu lieu, tout ce qui t’est arrivé à toi, Nell tout ce qui s’est accompli pendant ce malheureux rêve !

 

– Ne dites pas cela, je vous en prie. Parlons d’autre chose.

 

– Oui, oui, dit-il, parlons d’autre chose… Parlons de ce dont nous parlions il y a longtemps, il y a des mois… Étaient-ce des mois, des semaines ou des jours, dis-moi, Nell ?

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– Cela m’est revenu aujourd’hui… Cela m’est revenu depuis que nous sommes assis à cette place Je te remercie, ma Nell !…

 

– De quoi, mon cher grand-papa ?

 

– De ce que tu as dit d’abord que nous deviendrions mendiants. Parlons bas. Attention ! car si les gens d’en bas connaissaient notre projet, ils crieraient que je suis fou et ils te sépareraient de moi. Ne restons pas ici un jour de plus. Allons loin d’ici, loin d’ici !

 

– Oui, allons ! dit l’enfant avec chaleur. Quittons cette maison, pour n’y plus revenir et pour n’y plus penser. Errons nu-pieds à travers le monde plutôt que de demeurer ici.

 

– Mon enfant, dit le vieillard, nous irons à pied à travers champs et bois, le long des rivières, nous confiant à la garde de Dieu dans les lieux où il règne. Il vaut mieux, la nuit, coucher sur la terre, en face du ciel ouvert, que là où nous sommes, et contempler l’immensité radieuse de l’horizon, que de vivre dans des chambres étroites, toujours pleines de soucis et de tristes rêves. O ma Nell ! nous serons unis et heureux encore, et nous apprendrons à oublier le passé comme s’il n’avait jamais existé.

 

– Nous serons heureux ! s’écria l’enfant. Nous ne serons plus ici !

 

– Non, nous n’y serons plus jamais, jamais ; c’est la vérité. Partons furtivement demain matin, de bonne heure, et bien doucement, afin de n’être ni vus ni entendus ; qu’aucun indice ne puisse les mettre sur notre trace. Pauvre Nell ! ta joue est pâle, tes yeux sont humides de larmes et gros de sommeil, car tu veilles et tu pleures pour moi, je le sais, pour moi. Mais tu seras heureuse encore, joyeuse encore, quand nous serons loin d’ici. Demain matin, ma chérie nous nous détournerons de ce lieu de chagrins, et nous serons heureux et libres comme l’oiseau ! »

 

Le vieillard alors appuya ses mains sur la tête de l’enfant, et en quelques mots saccadés, il dit qu’à partir de ce jour ils erreraient tous deux, çà et là, et ne se quitteraient jamais, jusqu’à ce que la mort, en prenant l’un ou l’autre, eût rompu leur alliance.

 

Le cœur de l’enfant battait fortement d’espoir et de confiance. Elle ne songeait ni à la faim ni à la soif, ni au froid ni à aucune autre souffrance. Dans ce qui lui arrivait, elle ne voyait qu’un moyen de revenir aux plaisirs simples dont ils avaient joui autrefois, d’échapper aux méchantes gens qui l’avaient entourée dans les derniers temps d’épreuve ; enfin, que le retour du vieillard à la santé, à la paix, à une vie paisible et heureuse. Le soleil, les flots, les prés et les belles journées d’été brillaient à ses yeux, et il n’y avait pas une ombre dans ce tableau éclatant.

 

Tandis que le vieillard goûtait dans son lit un bon sommeil de quelques heures, Nelly s’occupait activement des préparatifs de leur fuite. Elle n’avait à emporter pour elle et pour son grand-père qu’un petit nombre d’objets d’habillement délabrés, comme l’était leur fortune ; et de plus, elle mit de côté un bâton sur lequel le vieillard devait appuyer ses faibles pas. Mais sa tâche n’était pas finie ; il lui restait à visiter les pauvres chambres pour la dernière fois.

 

Qu’il y avait loin de cette séparation à ce qu’elle avait pu prévoir, à tout ce qu’elle avait pu jamais se figurer ! Aurait-elle pensé qu’elle dirait une sorte d’adieu triomphant à cette maison, quand le souvenir de tant d’heures qu’elle y avait passées s’élevait dans son cœur ému et lui représentait son désir comme une espèce d’impiété, quelque solitaires et tristes qu’eussent été pour elle la plupart de ces heures !

 

Elle s’assit près de la fenêtre où elle était venue si souvent à la fin du jour, par des soirées bien autrement sombres que celle-ci. Là, toutes les pensées d’espérance et d’amour, qui, en ce lieu même, l’avaient occupée, se représentèrent avec force à son esprit, et effacèrent en un moment ses idées pénibles et lugubres.

 

Sa petite chambre, où si souvent elle s’était agenouillée et avait prié la nuit, prié pour obtenir le jour dont maintenant elle entrevoyait l’aurore, sa petite chambre où elle avait reposé si paisiblement et fait de si doux rêves, il lui était bien dur de ne pouvoir la contempler une dernière fois, d’être forcée de la quitter sans lui donner un regard de tendresse, une larme de reconnaissance. Il s’y trouvait quelques bagatelles sans prix qu’elle eût aimé à emporter ; mais c’était impossible.

 

Elle fut amenée ainsi à penser à son oiseau, pauvre oiseau ! dont la cage était accrochée dans cette chambre. Elle pleura amèrement la perte de cette petite créature. Mais tout à coup elle songea, sans savoir comment et d’où lui vint cette idée, qu’il pourrait bien se faire que l’oiseau tombât dans les mains de Kit, qui en prendrait soin pour l’amour d’elle, croyant peut-être qu’elle l’avait laissé avec l’espérance qu’il s’en occuperait et comme pour lui demander un dernier service. Cette inspiration la calma ; et Nelly alla se mettre au lit avec le cœur soulagé.

 

Ses rêves, pendant son sommeil, promenèrent son esprit au sein d’espaces lumineux, à la poursuite d’un but vague et insaisissable qui reparaissait toujours. Quand Nelly s’éveilla, elle trouva la nuit déjà avancée ; les étoiles brillaient sur la voûte du ciel. Enfin, le jour commença à luire, et les étoiles pâlirent peu à peu. Aussitôt l’enfant se leva et s’apprêta pour le départ.

 

Le vieillard dormait encore : ne voulant pas le troubler, Nelly le laissa sommeiller jusqu’au moment où le soleil parut. Comme il désirait vivement quitter la maison sans perdre une minute, il eut bientôt fait de s’habiller.

 

Alors, l’enfant le prit par la main, et ils se mirent à descendre l’escalier d’un pied léger et prudent, tremblant quand une marche craquait, et s’arrêtant souvent pour prêter l’oreille. Le vieillard avait oublié une sorte de havre-sac contenant le petit bagage qu’il avait à emporter ; et le peu de temps qu’il fallut pour revenir sur ses pas et gravir quelques marches leur sembla un siècle.

 

Enfin, ils atteignirent le rez-de-chaussée, où le ronflement de M. Quilp et du procureur retentit à leurs oreilles d’une manière plus terrible que le rugissement des lions. Les verrous de la porte étaient rouillés, et il était difficile de les tirer sans bruit. Les verrous une fois tirés, il se trouva que la serrure était fermée à double tour, et, pour comble de malheur, que la clef n’y était pas. L’enfant alors se souvint d’avoir entendu dire par une des garde-malades que Quilp avait l’habitude de fermer, la nuit, les portes de la maison et de mettre les clefs dans sa chambre à coucher.

 

Ce ne fut pas sans un grand effroi que la petite Nell, ayant ôté ses souliers et s’étant glissée à travers le magasin d’antiquités, où M. Brass, le plus vilain magot de toute la boutique, donnait sur un matelas, arriva jusqu’à sa chambrette d’autrefois.

 

Elle s’arrêta quelques instants sur le seuil, comme pétrifiée de terreur à la vue de M. Quilp, qui pendait tellement hors du lit, qu’il avait l’air de se tenir sur la tête, et qui, soit à raison de cette position incommode, soit par l’effet d’une de ses jolies habitudes, respirait à longs traits et grondait, la bouche toute grande ouverte ; le blanc des yeux, ou plutôt le jaune (car il avait le blanc des yeux d’un jaune sale), distinctement visible. Ce n’était certes pas le moment de lui demander s’il était indisposé. Aussi, Nelly s’étant emparée de la clef, jeta sur sa chambre un regard rapide ; puis, après avoir passé de nouveau à côté de M. Brass, toujours étendu et endormi, elle rejoignit, saine et sauve, le vieillard. Ils ouvrirent sans bruit la porte, mirent doucement le pied dans la rue et s’arrêtèrent.

 

« Quel chemin suivrons-nous ? » dit l’enfant.

 

Le vieillard promena son regard faible et irrésolu, d’abord sur Nelly, puis à droite et à gauche, puis encore sur l’enfant, et il secoua la tête. Il était évident que Nelly serait désormais son guide. L’enfant comprit son rôle ; elle l’accepta sans hésitation et sans crainte ; et mettant sa main dans celle de son grand-père, elle l’entraîna vivement.

 

Un beau jour de juin venait de commencer ; l’azur du ciel n’était obscurci par aucun nuage, et la lumière en jaillissait de toute part. Les rues étaient encore presque désertes, les maisons et les magasins fermés ; et l’air bienfaisant du matin tombait sur la ville endormie comme le souffle des anges.

 

Remplis d’espérance et de joie, le vieillard et l’enfant traversèrent ce silence paisible, le cœur plein d’espérance et de plaisir. Ils se retrouvaient seuls ensemble ; tout leur semblait brillant et neuf ; rien ne leur rappelait, autrement que par un contraste agréable, la monotonie et la contrainte qu’ils laissaient derrière eux. Les tours et les clochers des églises, naguère sombres et noirs, brillaient maintenant et reflétaient les rayons du soleil ; il n’était pas un angle, pas un coin qui ne fit fête à sa lumière, et l’azur, dans sa profondeur sans limites, versait sa clarté souriante sur tous les objets répandus à la surface de la terre.

 

Ce fut ainsi que nos deux pauvres coureurs d’aventures sortirent de la ville endormie, marchant au hasard, sans savoir où ils allaient.

 

CHAPITRE XIII.

Daniel Quilp, de Tower-Hill, et Sampson Brass, de Bewis-Marks, à Londres, gentleman, l’un des procureurs de Sa Majesté en la cour du King’s Bench et en celle des Common Pleas à Westminster, et en outre solliciteur près la haute cour de Chancellerie, dormaient tranquillement, sans craindre le moindre désagrément, lorsqu’on heurta à la porte de la rue. Ce ne fut d’abord qu’un modeste coup, qui bientôt se reproduisit fréquemment et arriva graduellement au tapage d’une batterie de canon tirant à courts intervalles ses décharges retentissantes. À ce bruit, ledit Quilp se remit à grand’peine dans la position horizontale et leva avec indifférence au plafond un regard assoupi, témoignant qu’il entendait ce fracas avec quelque étonnement, mais sans vouloir seulement se donner la peine d’en chercher l’explication.

 

Cependant le bruit du marteau, au lieu de se régler sur l’état somnolent de Quilp, devenait de plus en plus fort et de plus en plus importun, comme si l’on eût voulu reprocher vivement au nain la peine qu’il avait à s’éveiller tout à fait, après avoir ouvert déjà les yeux. Alors Daniel Quilp commença à comprendre qu’il pouvait bien y avoir quelqu’un à la porte, et il en vint ainsi à se rappeler que c’était le vendredi matin, et qu’il avait ordonné à mistress Quilp, de venir le trouver de bonne heure.

 

M. Brass, après bien des contorsions pour prendre successivement diverses attitudes étranges, après avoir plusieurs fois tortillé sa bouche et ses yeux avec l’expression qu’on peut avoir quant on vient de manger dans leur primeur des groseilles à maquereau encore vertes ; M. Brass, disons-nous, fut éveillé aussi en ce moment. Voyant M. Quilp en train de s’habiller, il se hâta d’en faire autant, mettant ses souliers avant ses bas, fourrant ses jambes dans les manches de son habit, commettant, en un mot, une foule de petites erreurs dans sa toilette, comme cela arrive tous les jours aux gens qui s’habillent en toute hâte et sont encore sous l’empire du sommeil auquel ils ont été arrachés en sursaut.

 

Tandis que le procureur se donnait toute cette peine, le nain cherchait à tâtons sur la table, proférant entre ses dents des imprécations furieuses contre lui-même, contre le genre humain, et par-dessus le marché contre les objets inanimés ; ce qui amena M. Brass à lui demander :

 

« Qu’y a-t-il ?

 

– La clef ! dit le nain le regardant de travers, la clef de la porte du magasin !… Voilà ce qu’il y a !… Savez-vous où elle est ?

 

– Comment pourrais-je le savoir, monsieur ?

 

– Comment vous pourriez le savoir !… répéta Quilp en ricanant. Le bel homme de loi !… Fi, l’idiot ! »

 

Sans se permettre de représenter au nain, vu sa mauvaise humeur, que si une autre personne avait égaré la clef, son savoir légal, à lui Brass, n’avait rien à voir là dedans ; ce dernier représenta humblement que l’on avait sans doute oublié la veille de retirer la clef, et qu’elle se trouvait probablement encore dans la serrure. M. Quilp, bien qu’il fût persuadé du contraire, car il se rappelait l’avoir soigneusement emportée, voulut bien admettre que le fait fût possible, et, en conséquence, il se dirigea en grommelant vers la porte où il pensait retrouver la clef.

 

Précisément, à l’instant même où M. Quilp étendait la main sur la serrure et remarquait avec stupéfaction que les verrous avaient été tirés, le marteau retentit plus bruyamment que jamais, et le rayon lumineux qui brillait à travers le trou de la serrure fut intercepté du dehors par un œil humain. Le nain, exaspéré au plus haut degré et désireux de décharger sur quelqu’un sa mauvaise humeur, se détermina à s’élancer tout à coup dans la rue et à se ruer sur Mme Quilp pour reconnaître à sa manière l’empressement qu’elle avait mis à venir.

 

Dans ce dessein, il tourna doucement la clef, et, ouvrant en même temps la porte, il fondit comme un oiseau de proie sur la personne qui attendait et venait justement de lever le marteau pour frapper de nouveau. Quilp se jeta sur cette personne, la tête en avant, jouant à la fois des poings et des pieds, et grinçant des dents avec rage.

 

Mais, bien loin de s’attaquer à une victime inoffensive qui implorât sa pitié, le nain ne fut pas plutôt à portée de l’individu qu’il avait pris pour sa femme, qu’il fut salué de deux solides coups de poing sur la tête, de deux autres d’égale qualité dans la poitrine, et que, dans la lutte corps à corps, il reçut une telle pluie de horions, qu’il dut reconnaître que, cette fois, il avait affaire à un adversaire habile et expérimenté. Sans se laisser intimider par cette réception, il se cramponna étroitement à son ennemi, et se mit à mordre et à frapper avec tant d’ardeur et d’opiniâtreté, qu’il se passa au moins deux minutes avant que l’autre pût se dégager. Alors, mais seulement alors, Daniel Quilp se trouva, tout rouge et les cheveux en désordre, au beau milieu de la rue, tandis que M. Richard Swiveller exécutait autour de lui une sorte de danse, tout en lui demandant s’il en voulait encore un peu.

 

« Il y en a encore au magasin, dit M. Swiveller prenant tour à tour les diverses attitudes menaçantes du boxeur ; j’ai toujours soin d’en tenir un assortiment complet à la disposition des pratiques ; j’exécute la commission avec soin et promptitude. En voulez-vous encore un peu, monsieur ? Ne vous gênez pas si vous n’êtes pas content.

 

– Je croyais que c’était une autre personne, dit Quilp en frottant ses épaules. Pourquoi ne m’avertissiez-vous pas que c’était vous ?

 

– Et vous, pourquoi ne disiez-vous pas que c’était vous, au lieu de vous ruer hors de la maison comme un échappé de Bedlam ?

 

– C’était donc vous qui frappiez ? demanda le nain se remettant sur ses jambes avec un grognement. C’était vous, hein ?

 

– Moi-même en personne. La dame que voici avait commencé quand je suis arrivé, mais elle frappait trop doucement ; je lui suis venu en aide. »

 

En parlant ainsi, il indiqua Mme Quilp, qui se tenait toute tremblante à quelque distance.

 

« Hum ! grommela le nain, jetant sur sa femme un regard de colère, je savais bien que c’était votre faute. Quant à vous, monsieur, est-ce que vous ne saviez pas qu’il y avait là dedans un malade, pour frapper ainsi à enfoncer la porte ?

 

– Dieu me damne ! répondit Richard ; c’est justement pour ça. Je croyais que tout le monde était mort dans la maison.

 

– Je suppose que vous venez pour quelque chose ? Qu’est-ce qui vous amène ?

 

– Je viens savoir comment va le vieux brave homme et l’apprendre de Nelly elle-même, avec qui je désire avoir un petit moment d’entretien. Je suis un ami de la famille, monsieur, du moins, je suis ami de quelqu’un de la famille, ce qui revient au même.

 

– En ce cas, entrez, dit le nain. Passez, monsieur, passez. Maintenant, à Mme Quilp. Après vous, m’dame. »

 

Mistress Quilp hésitait, mais M. Quilp insista. Ce n’était pas là un assaut de politesses ou une simple affaire de forme ; car Betzy savait trop bien que son cher mari ne désirait entrer le dernier dans la maison que pour saisir le moment de lui pincer les bras, qui étaient rarement sans porter les marques noires ou bleues des doigts du nain. M. Swiveller, qui n’était pas dans la confidence, fut quelque peu surpris d’entendre un cri étouffé, et, s’étant retourné, de voir Mme Quilp qui faisait un bond douloureux derrière lui ; mais il ne fit pas de remarque à ce sujet, et bientôt il n’y pensa plus.

 

« Allons, madame Quilp, dit le nain lorsqu’ils eurent pénétré dans la boutique, montez, s’il vous plaît, à la chambre de Nelly, et prévenez la petite qu’on la demande.

 

– Vous avez l’air de faire comme chez vous, dit Richard qui ignorait les prérogatives de Quilp.

 

– Je suis chez moi, jeune homme, » répondit Quilp.

 

Dick en était à chercher le sens de ces paroles, et, bien plus encore, celui de la présence de M. Brass, quand Mme Quilp descendit l’escalier quatre à quatre en annonçant que les chambres étaient vides.

 

« Vides !… Sotte que vous êtes ! dit le nain.

 

– Je vous assure, mon cher Quilp, répliqua sa femme en tremblant, que je suis entrée dans chaque chambre et n’y ai trouvé âme qui vive.

 

– Ceci, dit M. Brass avec vivacité et en frappant des mains, ceci m’explique le mystère de la clef. »

 

Quilp regarda successivement d’un air refrogné le procureur, Betzy et Richard Swiveller ; mais ne recevant d’aucun d’eux les éclaircissements qu’il lui fallait, il monta l’escalier en toute hâte, et bientôt le redescendit non moins précipitamment, en confirmant lui-même le rapport qu’il venait d’entendre.

 

« Singulière manière de partir, dit-il en regardant Swiveller ; partir sans m’en prévenir, moi un ami si discret, si intime !… Ah ! sans doute il a mieux aimé m’écrire, ou me faire écrire par Nelly… Oui, oui, c’est cela, Nelly a tant d’amitié pour moi… cette gentille Nelly ! »

 

M. Swiveller paraissait, et il était réellement confondu de surprise. Après avoir jeté sur lui un coup d’œil à la dérobée, Quilp se tourna vers M. Brass et lui dit, avec un ton d’autorité et d’insouciance, qu’il ne fallait pas que cette circonstance les empêchât de procéder à l’enlèvement des meubles, et il ajouta :

 

« Nous savions bien que le vieux et la petite devaient partir aujourd’hui, mais non qu’ils partiraient de si bonne heure ni si tranquillement. Enfin, ils avaient leurs raisons, ils avaient leurs raisons.

 

– Où diable sont-ils allés ?… » dit Richard toujours stupéfait.

 

Quilp branla la tête et se pinça les lèvres de façon à faire croire qu’il savait très-bien le fond des choses, mais qu’il n’était pas libre de le dire.

 

« Et, demanda Dick, remarquant le désordre qui régnait autour de lui, qu’entendez-vous par cet enlèvement des meubles ?

 

– Cela signifie que je les ai achetés, mon cher monsieur. Eh bien, après ?

 

– Est-ce que par hasard ce vieux sournois-là aurait fait fortune, et serait allé vivre dans une villa paisible, en quelque site pittoresque, à peu de distance de la mer agitée ?… » dit Richard de plus en plus confondu d’étonnement.

 

À quoi le nain répliqua en frottant ses mains avec force :

 

« Peut-être bien, et il aura eu soin de cacher le lieu de sa retraite pour ne pas recevoir trop souvent la visite de son cher petit-fils et de ses amis dévoués !… Je l’ignore, moi, mais vous, qu’en dites-vous ? »

 

Richard Swiveller était atterré par ce revirement inattendu qui menaçait d’une ruine complète le plan auquel il s’était si fortement associé, et semblait détruire dans leur germe même ses projets de fortune. N’ayant appris de Frédéric Trent que le soir précédent la maladie du vieillard, il s’était hâté de faire, auprès de Nelly, sa visite de condoléance et de curiosité, en apportant un premier à-compte de cette éloquence fascinante sur laquelle il comptait pour enflammer un jour le cœur de la jeune fille. Et lorsqu’il avait examiné en lui-même toutes les manières d’être gracieux et persuasif ; lorsqu’il avait médité sur la terrible revanche qu’il comptait prendre de la coquetterie de Sophie Wackles ; voilà que Nell, le vieillard et l’argent, tout était parti, fondu, décampé Dieu sait où, comme si son plan avait été deviné et que l’on eût voulu le renverser dès le début, sans plus attendre.

 

Au fond du cœur, Daniel Quilp se sentit à la fois surpris et troublé par cette fuite. Il n’échappait pas à son esprit pénétrant que les fugitifs devaient avoir emporté quelques vêtements indispensables ; et, connaissant l’état de faiblesse où était tombée l’intelligence du vieillard, il s’étonnait que celui-ci eût pu avec le concours de l’enfant aller si vite en besogne. On ne saurait supposer, sans faire injure à M. Quilp, qu’il fût tourmenté par l’intérêt charitable que lui inspiraient le vieillard et Nelly. Ce qui le troublait, c’était la crainte que son débiteur n’eût eu quelque magot caché ; or, la seule idée que lui, Quilp, n’eût pas flairé cet argent et l’eût laissé échapper de ses griffes, cette idée le remplissait de honte et de remords.

 

Dans son état d’anxiété, c’était cependant une consolation pour lui que Richard Swiveller fût, pour des motifs différents, non moins irrité, non moins désappointé que lui dans cette affaire. Bien certainement, pensait le nain, il était venu ici dans l’intérêt de son ami, afin d’arracher au vieillard, soit par la flatterie, soit par la crainte, quelque parcelle du bien dont ils le croyaient abondamment pourvu. Quilp trouva donc du plaisir à vexer Swiveller, en lui traçant le tableau des richesses que le vieillard avait dû entasser, et à s’étendre longuement sur l’art avec lequel celui-ci avait su se mettre à l’abri des importuns.

 

« C’est bien, dit Richard d’un air découragé ; il n’est pas nécessaire, je suppose, que je reste ici.

 

– Pas le moins du monde, répondit le nain.

 

– Vous leur direz que je suis venu… n’est-ce pas ?

 

– Certainement… la première fois que je les verrai.

 

– Et dites-leur bien, monsieur, que j’ai été porté ici sur les ailes de la concorde, que j’étais venu pour écarter, avec le râteau de l’amitié, les semences de la violence mutuelle et de l’aigreur, et pour semer, à leur place, les germes de l’harmonie sociale. Voulez-vous avoir la bonté de vous charger de cette commission, monsieur ?

 

– Très-volontiers, répondit Quilp.

 

– Voulez-vous, monsieur, être assez bon pour ajouter, dit encore M. Swiveller en exhibant une toute petite carte chiffonnée, que voilà mon adresse, et qu’on me trouve chez moi tous les matins. Deux coups bien distincts suffiront en tout temps pour faire paraître la gouvernante. Mes amis particuliers, monsieur, ont coutume d’éternuer quand la porte est ouverte, afin d’avertir cette fille qu’ils sont mes amis et qu’il n’ont point de motifs intéressés pour s’informer si j’y suis. Ah ! pardon… Voulez-vous me permettre de jeter encore un regard sur cette carte ?

 

– Comme il vous plaira, dit Quilp.

 

– Par une petite erreur qui n’a rien que de très-naturel, dit Richard, substituant une autre carte à la première, je vous avais remis mon laisser-passer du cercle choisi que j’appelle les glorieux Apollinistes, cercle dînatoire, dont j’ai l’honneur d’être président perpétuel. Voici le document officiel que j’ai à vous laisser, monsieur. Bonjour. »

 

Quilp lui souhaita le bonjour ; le grand maître perpétuel des glorieux Apollinistes leva son chapeau en l’honneur de Mme Quilp, le replaça négligemment sur le côté de sa tête, pirouetta et disparut.

 

Sur ces entrefaites, des charrettes étaient arrivées pour emporter les meubles ; de solides gaillards, coiffés de morceaux de tapis, balançaient sur leur tête des caisses à déménagement et autres bagatelles du même genre, et accomplissaient des exploits musculaires qui rehaussaient singulièrement l’éclat de leur teint. Pour ne pas rester en arrière dans le mouvement, M. Quilp se mit à l’œuvre avec une vigueur extraordinaire, poussant et gourmandant tout le monde comme un vrai démon ; imposant à Mme Quilp une quantité de travaux rudes et impraticables portant lui-même du haut en bas, sans effort apparent, les plus lourds fardeaux ; lançant des coups de pied à son commis du débarcadère toutes les fois qu’il pouvait l’attraper ; et, faisant exprès d’administrer avec sa charge des bosses à la tête ou des renfoncements dans la poitrine de M. Brass, qui se tenait debout dans l’escalier sur son passage pour satisfaire la curiosité des voisins, selon les devoirs de son rôle. Sa présence et son exemple inspirèrent tant d’ardeur aux gens employés par lui, qu’au bout d’un petit nombre d’heures, la maison fut complètement débarrassée et qu’il n’y resta rien que des débris de paillassons, des pots à bière vides et des brins de paille éparpillée.

 

Assis dans le parloir sur un de ces morceaux de nattes, comme un chef africain, le nain se régalait de pain, de fromage et de bière, quand il remarqua, sans en avoir l’air, qu’il y avait un jeune homme qui du dehors jetait un regard curieux dans l’intérieur de la maison. Certain que c’était Kit, bien qu’il eût vu tout au plus le bout de son nez, M. Quilp l’appela par son nom. Kit entra aussitôt et demanda ce qu’on lui voulait.

 

« Venez ici, monsieur, dit le nain. Eh bien, voilà donc, votre vieux maître et votre jeune maîtresse partis !

 

– Comment ? s’écria Kit, regardant tout autour de lui.

 

– Prétendez-vous n’en rien savoir ? dit aigrement Quilp. Où sont-ils allés ?

 

– Je l’ignore.

 

– C’est bon, c’est bon. Osez-vous bien affirmer que vous ignoriez qu’ils fussent partis secrètement ce matin au point du jour ?

 

– Je n’en savais rien, dit le jeune homme plein de surprise.

 

– Vous n’en saviez rien !… Je sais bien, moi, que la nuit dernière vous avez rôdé autour de la maison comme un voleur !… Ne vous a-t-on pas alors conté la chose en confidence ?

 

– Non.

 

– Non ?… Alors, qu’est-ce qu’on vous a dit ? de quoi parliez-vous ? »

 

Kit ne voyant pas de raison pour garder le secret sur sa conduite, exposa le motif qui l’avait amené et la proposition qu’il avait faite.

 

« Oh ! dit le nain après un moment de réflexion, nul doute qu’ils ne viennent chez vous.

 

– Vous pensez qu’ils y viendront !… s’écria vivement Kit.

 

– Je le pense. Maintenant, quand vous les verrez, faites-le moi savoir ; vous m’entendez ? Faites-le-moi savoir, et je vous donnerai quelque chose. Je désire leur rendre service, et je ne puis leur rendre service, à moins de connaître où ils sont allés. Vous m’entendez ? »

 

Le jeune homme se sentait disposé à répondre au nain d’une manière qui eût enflammé la bile de cet irritable questionneur, quand le commis du débarcadère, qui avait visité successivement les chambres pour voir si l’on n’y avait rien oublié, reparut en criant : « V’là un oiseau. Qu’est-ce qu’il faut en faire ?

 

– Tordez-lui le cou, répondit Quilp.

 

– Non, non !… dit Kit en s’avançant. Donnez-le-moi.

 

– Oh ! oui, dit l’autre garçon ! Venez-y donc ! Voulez-vous laisser la cage tranquille… Voulez-vous me laisser tordre le cou à l’oiseau ? Le maître m’a dit de le faire. Voulez-vous laisser la cage tranquille ?

 

– Donnez-la-moi, donnez, chiens que vous êtes !… hurla Quilp. Battez-vous à qui l’aura, chiens que vous êtes ! ou bien c’est moi-même qui tordrai le cou à l’oiseau. »

 

Sans qu’il fût nécessaire de les y pousser davantage, les deux jeunes garçons tombèrent l’un sur l’autre, s’escrimant des dents et des ongles, tandis que Quilp, tenant la cage d’une main et, de l’autre, labourant avec ardeur le sol de son couteau, excitait les combattants à redoubler leurs coups par ses cris féroces et les sarcasmes qu’il leur lançait. Tous deux étaient d’égale taille ; ils se roulaient en échangeant des horions qui n’étaient pas une plaisanterie. Kit, enfin, assena un coup de poing bien dirigé dans la poitrine de son adversaire, se dégagea et se releva prestement ; puis, arrachant la cage des mains de Quilp, il s’enfuit avec son butin.

 

Il ne s’arrêta dans sa course qu’en arrivant chez lui. La vue de sa figure ensanglantée causa une profonde épouvante à la mère, et fit jeter des cris d’effroi au plus âgé des deux enfants.

 

« Bonté du ciel ! Kit, dit vivement mistress Nubbles, qu’y a-t-il donc ? que venez~vous de faire ?

 

– Ce n’est rien, mère, répondit-il en s’essuyant le visage avec la serviette accrochée derrière la porte. Je n’ai point de mal, n’ayez pas peur. Je me suis battu pour un oiseau, et je l’ai gagné, voilà tout. Taisez-vous, petit Jacob. Je n’ai jamais vu un enfant aussi méchant.

 

– Comment ! vous vous êtes battu pour un oiseau ! s’écria la mère.

 

– Oui, je me suis battu pour un oiseau… et le voici ! C’est l’oiseau de miss Nelly, ma mère ; on allait lui tordre le cou. Je l’ai empêché ; moi !… Ah ! ah ! ah !… Ils voulaient lui tordre le cou, et devant moi encore !… plus souvent, ma mère ! Ah ! ah ! ah ! »

 

Kit, en riant de tout son cœur, avec sa face enflée et meurtrie, qui sortait de la serviette, communiqua sa gaieté au petit Jacob ; la mère se mit à rire à son tour ; le poupon, à chanter et à gigoter avec joie ; et tous rirent de compagnie, un peu en l’honneur du triomphe de Kit, mais surtout parce qu’ils s’aimaient beaucoup les uns les autres. Après cet accès d’hilarité, Kit montra l’oiseau aux deux enfants comme une grande et précieuse rareté (ce n’était qu’une pauvre linotte) ; puis, cherchant à la muraille un vieux clou, il se fit avec une table et une chaise un échafaudage sur lequel il grimpa lestement pour arracher le clou avec ardeur.

 

« Voyons, dit-il ; il faut que j’accroche la cage près de la fenêtre… Ce sera plus agréable pour l’oiseau… De là, il apercevra le ciel tout à son aise, si ça lui plaît. Il chante bien, allez, je puis vous le garantir. »

 

Kit recommença de ce côté son échafaudage, et armé du tisonnier en guise de marteau, il enfonça son clou et y suspendit la cage, à la grande satisfaction de toute la famille. Tout étant bien arrangé et consolidé, il se retira près de la cheminée pour admirer de là son œuvre à laquelle on déclara tout d’une voix qu’il ne manquait plus rien.

 

« Et maintenant, mère, dit-il, je veux, sans perdre un moment, sortir pour aller voir si je trouverai un cheval à tenir ; et alors, avec mon gain, je pourrai acheter du millet pour l’oiseau et pour vous un morceau de quelque chose de bon par-dessus le marché. »

 

CHAPITRE XIV.

Comme Kit pouvait aisément s’imaginer que la maison du vieillard se trouvait sur son chemin, vu que son chemin était partout et nulle part, il se sentit entraîné à la contempler une fois encore en passant, et il se fit une nécessité rigoureuse et comme un devoir pénible de ce qui n’était qu’un désir qu’il ne pouvait s’empêcher de satisfaire. Il n’est pas rare de voir des hommes, bien au-dessus de Christophe Nubbles par la naissance et l’éducation, transformer leurs goûts en obligations rigoureuses, dans des questions moins innocentes, et se faire un grand mérite de l’abnégation avec laquelle ils se sont satisfaits. Cette fois, Kit n’avait aucune précaution à prendre ; il n’avait, pas non plus à craindre d’être arrêté par un nouveau combat contre le commis de Daniel Quilp. La maison était complètement déserte, la poussière et l’ombre semblaient l’avoir envahie comme si elle était restée inhabitée depuis plusieurs mois. Un gros cadenas fermait la porte ; des lambeaux d’étoffes fanées et de rideaux pendaient tristement aux fenêtres supérieures à demi fermées, et les ouvertures pratiquées dans les volets des fenêtres d’en bas ne laissaient voir que les ténèbres qui régnaient à l’intérieur. Quelques-uns des carreaux de la croisée, près de laquelle Kit avait si souvent fait le guet, avaient été brisés dans le déménagement précipité de la matinée, et cette chambre où Nelly venait rêver autrefois paraissait plus qu’aucune autre abandonnée et mélancolique. Une troupe de polissons avait pris possession des marches de la porte : les uns jouaient avec le marteau et écoutaient avec un plaisir mêlé d’effroi le bruit sourd qu’il produisait dans la maison dévastée ; les autres, groupés autour du trou de la serrure, guettaient, moitié en riant et moitié sérieusement le revenant que déjà l’imagination évoquait du sein de cette obscurité récente, grâce au mystère qui avait couvert les derniers habitants de la maison. Cette maison, la seule qui fût fermée et sans vie au milieu de l’agitation et du bruit de la rue, offrait un tableau de désolation ; et Kit, se rappelant l’excellent feu qui, jadis, y brillait en hiver, et le rire franc qui alors faisait retentir la petite chambre, s’éloigna à la hâte, rempli de chagrin.

 

Rendons au pauvre Kit la justice de déclarer que son esprit n’avait nullement le tour sentimental, et qu’il n’avait peut-être pas de toute sa vie entendu prononcer cet adjectif. C’était seulement un bon garçon reconnaissant, qui n’avait ni grâces ni belles manières ; par conséquent, au lieu de retourner chez lui dans son chagrin pour battre les enfants et dire des injures à sa mère, comme le feraient nos gens bien éduqués qui, lorsqu’ils sont mécontents, voudraient voir aussi tout le monde malheureux, Kit se contenta de penser à donner le plus possible de bien-être à sa famille.

 

Bon Dieu ! qu’il y avait donc de beaux messieurs chevauchant de tous côtés, mais qu’il y en avait peu qui eussent besoin de donner leurs chevaux à garder ! Un brave spéculateur de la Cité, ou bien un membre de quelque commission de statistique du parlement aurait pu calculer, à une fraction près, d’après tous les cavaliers qui galopaient, quelle somme produiraient en un an, dans la ville de Londres, les chevaux qu’on donnerait à garder. Et, sans nul doute, cette somme n’eût pas été méprisable, si la vingtième partie seulement des gentlemen qui n’avaient pas de grooms eût voulu mettre pied à terre ; mais ils n’en faisaient rien ; et souvent il ne faut qu’une misérable bagatelle comme celle-là pour détruire dans leur base les calculs les plus ingénieux.

 

Kit marchait droit devant lui, tantôt vite, tantôt tout doucement, ralentissant son pas s’il voyait un cavalier modérer l’allure de son cheval et tourner la tête ; ou bien embrassant toute la rue de son regard pénétrant, comme s’il saisissait au loin l’apparition lumineuse d’un cavalier cheminant bien tranquillement à l’ombre, de l’air d’un homme qui à chaque porte promettait de s’arrêter. Mais ils passaient tous l’un après l’autre, sans laisser un penny à gagner après eux. « Je voudrais bien savoir, pensait le jeune homme, si un de ces messieurs, venant à apprendre que nous n’avons rien dans le buffet, ne ferait pas halte tout exprès, et s’il ne feindrait pas d’avoir besoin d’entrer dans une maison, afin de me faire gagner quelque chose. »

 

Fatigué d’avoir arpenté tant de rues, sans parler de ses désappointements multipliés, il s’était assis sur une marche de porte afin de se reposer un peu, lorsqu’il vit arriver de son côté une petite chaise à quatre roues, aux ressorts grinçants et criards, tirée par un petit poney d’un poil bourru et d’un caractère évidemment indocile, et conduite par un petit vieillard gros et gras, de mine pacifique. Auprès du petit vieillard était assise une petite vieille dame grosse et grasse et pacifique comme lui ; le poney allait à sa fantaisie, ne faisant que ce qui lui passait par la tête. Si le vieux monsieur le gourmandait en secouant les rênes, le poney répliquait en secouant sa tête. Il était aisé de comprendre que tout ce qu’on pourrait obtenir du poney, ce serait qu’il voulût bien suivre une rue que son maître avait des raisons particulières de vouloir enfiler ; mais il paraissait bien entendu entre eux qu’on laisserait le poney s’y prendre pour cela comme il voudrait, ou qu’on n’en obtiendrait rien.

 

Comme la voiture passait près de l’endroit où il était assis, Kit regarda si attentivement ce petit équipage, que le vieux monsieur remarqua notre jeune garçon ; et Kit s’étant levé avec empressement, chapeau bas, le vieux monsieur ordonna au poney de s’arrêter, ordre auquel le poney se conforma gracieusement, cette partie des devoirs de sa charge lui étant rarement désagréable.

 

« Je vous demande pardon, monsieur, dit Kit. Je suis fâché que vous vous arrêtiez pour moi. Je voulais seulement vous demander si votre intention était de faire garder votre cheval.

 

– Je vais dans la rue voisine. Si vous voulez nous y suivre, vous aurez le pourboire. »

 

Kit le remercia et le suivit tout joyeux. Le poney prit son élan en décrivant un angle aigu pour examiner de près un lampadaire de l’autre côté de la rue, puis il revint par la tangente, de l’autre côté, vers un autre lampadaire qu’il voulait sans doute comparer avec le premier. Ayant satisfait sa curiosité et observé que les deux réverbères étaient de même modèle et de même matière, il fit un temps d’arrêt, sans doute pour se livrer à la méditation qui l’absorbait.

 

« Voulez-vous bien marcher, monsieur, dit le petit vieillard, ou votre intention est-elle de nous faire rester ici pour manquer notre rendez-vous ? »

 

Le poney resta immobile.

 

« Oh ! méchant Whisker ! dit la vieille dame. Fi ! fi donc !… Je suis honteuse de votre conduite !…»

 

Le poney parut touché de cet appel fait à ses sentiments : car il se remit à trotter, bien qu’avec une certaine humeur boudeuse, et ne s’arrêta plus qu’en arrivant à une porte où se trouvait une plaque de cuivre avec ces mots : WITHERDEN, NOTAIRE. Le vieux monsieur descendit, aida la vieille dame à descendre et tira du coffre, sous le siège, un immense bouquet ressemblant, pour la forme et la dimension, à une large bassinoire, moins le manche. La dame entra dans la maison, d’un air grave et majestueux, suivie de près par le vieux gentleman qui était pied bot.

 

Ils furent introduits, à ce qu’on put croire au son assourdi de leur voix, dans un parloir donnant sur le devant et qui paraissait être une espèce de bureau. Comme il faisait très-chaud et que la rue était fort tranquille, on avait laissé les fenêtres toutes grandes ouvertes, et il était très-facile d’entendre, à travers les stores vénitiens, ce qui se passait à l’intérieur.

 

D’abord ce furent de grandes poignées de main, un grand bruit de pieds que suivit apparemment l’offre du bouquet ; car une voix, probablement celle de M. Witherden, le notaire, s’écria à plusieurs reprises : « Délicieux !… Il embaume !… » et un nez, qui devait appartenir au dit personnage, respira l’odeur du bouquet avec un reniflement qui témoignait de son plaisir infini.

 

« Je l’ai apporté en l’honneur de cette occasion, monsieur, dit la vieille dame.

 

– Une occasion, certes, madame ; une occasion qui m’honore, madame, oui, qui m’honore, répondit M. Witherden. J’ai eu chez moi plus d’un jeune homme, madame, plus d’un jeune homme. Il en est plusieurs qui sont arrivés à la fortune et ont oublié leurs anciens compagnons et amis, madame ; il en est d’autres qui, en ce jour, ont l’habitude de venir me voir et me dire : « Monsieur Witherden, les plus heureuses heures que j’ai connues dans ma vie sont celles que j’ai passées dans votre étude, assis sur ce tabouret ! » Mais parmi mes clercs, madame, quel qu’ait été mon attachement pour eux, il n’en est aucun dont j’aie jamais auguré aussi bien que de votre fils.

 

– Oh ! cher monsieur, s’écria la vieille dame, vous ne savez pas toute la joie que vous nous faites en nous parlant de la sorte.

 

– Je dis, madame, ce que je pense d’un honnête homme. Et l’honnête homme est, comme dit le poète, le plus noble ouvrage sorti des mains de Dieu. Je suis complètement de l’avis du poète, madame. Mettez d’un côté les chaînes des Alpes, de l’autre un colibri, il n’est rien, comme chef-d’œuvre de la création, à comparer à l’honnête homme, ou à l’honnête femme, bien entendu qui dit l’homme dit la femme.

 

– Tout ce que M. Witherden veut bien dire de moi, reprit alors une petite voix douce, je puis le dire bien mieux encore de lui, assurément.

 

– C’est une circonstance heureuse, très-heureuse, reprit le notaire, que ce soit aujourd’hui le vingt-huitième anniversaire du jour de sa naissance, et j’espère savoir l’apprécier. J’ai la confiance, mon cher monsieur Garland, que nous aurons lieu de nous féliciter ensemble de cette heureuse rencontre. »

 

Le vieux monsieur répondit que c’était son plus cher désir. En conséquence, les poignées de main recommencèrent de plus belle ; puis le vieillard ajouta :

 

« Quoi qu’on en puisse dire, j’affirme que jamais fils n’a donné plus de satisfaction à ses parents que notre Abel Garland. Sa mère et moi, nous nous sommes mariés tard, ayant attendu un assez grand nombre d’années, jusqu’à ce que nous fussions dans une bonne position. Quand je pense que le ciel nous a fait la grâce de bénir notre union tardive en nous donnant un fils qui s’est montré toujours soumis et affectueux, c’est pour nous deux, monsieur, une source de bonheur inappréciable.

 

– Oh ! vous avez raison, je n’en doute pas, répliqua le notaire d’un accent sympathique. À la vue d’une telle félicité, je déplore encore plus d’être resté célibataire. Il y avait autrefois une jeune personne, monsieur, la fille d’un armateur des plus honorables… Mais c’est une faiblesse de parler de cela. Chukster, apportez ici le contrat d’apprentissage de M. Abel.

 

– Vous voyez, monsieur Witherden, dit la vieille dame, qu’Abel n’a pas été élevé comme la plupart des jeunes gens. Il a toujours trouvé son plaisir dans notre société, toujours il a été avec nous. Jamais Abel ne nous a quittés, même pour une seule journée. N’est-il pas vrai, mon ami ?

 

– Jamais, ma chère, excepté quand il alla à Margate, un samedi, avec M. Tomkinley, qui avait été professeur dans cet établissement. Il en revint le lundi ; mais, vous vous en souvenez, il fut ensuite très-malade ; c’était vraiment un excès de dissipation dont nous avons été punis.

 

– Il n’en avait pas l’habitude, vous le savez, dit la vieille dame, et il n’était pas de force à le supporter, c’est certain. En outre, il ne trouvait pas de plaisir à se trouver sans nous, et il n’avait personne pour causer avec lui et le distraire.

 

– C’est la vérité, dit la même petite voix tranquille qu’on avait entendue déjà. J’étais loin de maman, j’étais désolé en songeant que j’avais laissé la mer entre nous !… Oh ! jamais je n’oublierai mon impression quand je pensai que la mer était entre nous !

 

– C’était bien légitime en pareille circonstance, dit le notaire. Les sentiments de M. Abel faisaient honneur à son caractère, ils font honneur à votre caractère, madame, au caractère de son père, et à la nature humaine. Il ne s’est pas démenti chez moi ; c’est le même sentiment qui inspire toujours sa conduite honnête et régulière. Je vais signer le contrat d’apprentissage au bas des articles que M. Chukster certifiera conformes ; et, plaçant mon doigt sur ce cachet bleu en losange, je dois faire remarquer à intelligible voix – ne vous effrayez pas, madame, c’est une pure formalité légale, – que je délivre ceci comme mon acte et sous-seing. M. Abel va écrire son nom vis-à-vis de l’autre cachet, en répétant les mêmes paroles cabalistiques, et l’affaire sera faite et parfaite. Ah ! ah ! ah ! Vous voyez ! ce n’est pas plus difficile que ça. »

 

Il y eut quelques moments de silence, sans doute pendant que M. Abel accomplissait les formalités voulues ; puis on recommença à se presser les mains et à piétiner ; après cela, le bruit des verres se fit entendre, et tout le monde se mit à parler à la fois. Au bout d’un quart d’heure environ, M. Chukster, une plume, sur l’oreille et la face illuminée par le vin, parut au seuil de la porte, et daignant condescendre à appeler Kit, en forme de plaisanterie, « petit coquin, » il lui annonça que les visiteurs allaient sortir.

 

La compagnie sortit aussitôt. M. Witherden, homme de petite taille, joufflu, rubicond, preste dans son allure et pompeux dans son langage, parut, conduisant la vieille dame avec beaucoup de cérémonie ; le père et le fils venaient ensuite, se donnant le bras. M. Abel, qui avait un petit air vieillot, semblait être du même âge que son père ; il y avait entre eux une similitude extraordinaire de traits et de physionomie, bien qu’à la vérité M. Abel ne possédât pas encore l’aplomb et la rondeur joviale de M. Garland et qu’il eût au contraire une certaine réserve timide. Mais pour tout le reste, pour le costume tiré à quatre épingles, et même pour le pied bot, le jeune homme et son père étaient taillés sur le même patron.

 

Lorsqu’il vit sa mère bien installée à sa place et qu’il l’eut aidée à reprendre et mettre en ordre son mantelet et un petit panier qui formait un accessoire indispensable de son équipage, M. Abel s’établit dans un petit siège placé à l’arrière-train et qu’on lui avait évidemment destiné. Là il se mit à sourire tour à tour à tous les assistants, en commençant par mistress Garland et finissant par le poney. Ce ne fut pas chose aisée de faire comprendre au poney qu’il fallait lui repasser les guides par-dessus la tête ; enfin l’on y parvint ; et le vieux gentleman, s’étant juché sur son siège et ayant pris les rênes en main, chercha dans sa poche une pièce de douze sous pour Kit.

 

Mais personne ne possédait de pièce de douze sous, ni M. Garland, ni sa femme, ni M. Abel, ni le notaire, ni M. Chukster. Un schelling[5], c’était beaucoup trop ; mais il n’y avait pas dans cette rue de boutique où l’on pût changer, et M. Garland donna le schelling au jeune homme.

 

« Tenez, dit-il en plaisantant ; je dois revenir ici, à la même heure, lundi prochain ; trouvez-vous-y, mon garçon, pour achever de gagner cette pièce.

 

– Je vous remercie, monsieur, dit Kit ; soyez sûr que je n’y manquerai pas. »

 

Il parlait sérieusement ; mais en l’entendant, tout le monde partit d’un éclat de rire, et particulièrement M. Chukster qui, par un véritable hurlement, témoigna du plaisir extraordinaire que lui causait cette plaisanterie. Or, comme le poney, par un pressentiment qu’il retournait au logis ou par détermination particulière de ne pas aller ailleurs – ce qui revenait au même, – était parti d’un pas très-vif, Kit n’eut point le temps de s’expliquer ; il dut donc s’en aller de son côté. Après avoir dépensé son petit trésor en achats qu’il jugea utiles à sa famille, sans oublier le millet pour l’oiseau chéri, il précipita sa marche, d’autant plus joyeux de son succès, de sa bonne fortune, qu’il espérait bien que Nell et le vieillard l’auraient devancé à la maison.

 

CHAPITRE XV.

Souvent, tandis que l’orpheline et son grand-père suivaient les rues silencieuses, dans la matinée de leur départ, l’enfant éprouvait un mélange d’espérance et de crainte, lorsque, dans une figure éloignée et que la distance rendait à peine visible, son imagination lui retraçait quelque ressemblance avec le brave Kit. Assurément, elle se fût empressée de lui donner la main et l’eût remercié de ce qu’il lui avait dit dans leur dernière rencontre : et cependant, c’était pour elle une satisfaction de trouver, quand la personne entrevue était plus proche, que ce n’était point lui, mais un étranger. Car, lors même qu’elle n’eût pas eu à redouter l’effet qu’eût produit sur le vieillard l’apparition de Kit, elle sentait qu’un adieu adressé à quelqu’un, et surtout à l’être qui avait été pour elle si bon et si dévoué, était plus qu’elle n’en pouvait supporter. C’était bien assez de laisser derrière elle tant d’objets muets, également insensibles à son affection et à son chagrin ! Mais si, dès le début de ce triste voyage, il lui eût fallu prendre congé de son unique ami, son cœur se fût brisé.

 

D’où vient que nous supportons mieux les douleurs morales d’une séparation que l’émotion physique d’un adieu ? D’où vient que nous ne nous sentons pas le courage de prononcer le mot, quand nous avons la force de vivre à distance de ceux que nous aimons ? À la veille de longs voyages ou d’une absence de plusieurs années, des amis tendrement unis se sépareront en échangeant le regard accoutumé, la poignée de main habituelle, en convenant d’une dernière entrevue pour le lendemain, tandis que chacun sait bien que ce n’est là qu’un subterfuge, un moyen factice de s’épargner mutuellement la peine de prononcer le mot d’adieu, et que l’entrevue n’aura pas lieu. La possibilité serait-elle donc plus pénible à supporter que la certitude ? Car enfin, nous n’évitons pas nos amis mourants ; et si nous n’avions pas dit formellement adieu à quelqu’un d’entre eux, de toutes les forces de notre plus tendre affection, ce serait souvent pour nous un sujet d’amertume aussi durable que la vie.

 

La lumière du matin répandait l’animation sur la ville. Là, où durant la nuit il n’y avait eu qu’ombre sinistre, il y avait maintenant comme un sourire. Les rayons du soleil étincelaient en se jouant sur les croisées de chaque chambre ; pénétrant à travers les rideaux et les draperies jusqu’aux yeux des dormeurs, ils éclairaient même les rêves, et donnaient la chasse aux ténèbres de la nuit. Dans leurs volières échauffées, mais encore fermées, encore sombres en partie, les oiseaux sentaient l’aube venir ; et, au sein de leurs petites cellules, ils s’agitaient et battaient des ailes. Les souris aux yeux brillants regagnaient leurs étroites retraites, où elles se blottissaient timidement. La chatte du logis, au beau poil lustré, oubliant de poursuivre sa proie, suivait de son œil clignotant les rayons qui passaient par le trou de la serrure et les fentes de la porte, près de laquelle elle se tenait assise, attendant impatiemment l’instant où elle pourrait se glisser à la dérobée et aller se mettre en espalier au soleil. De plus nobles animaux, confinés dans leurs loges, se tenaient immobiles contre les barreaux, et regardaient, d’un œil où brillait le souvenir des vieilles forêts, les branches qui s’agitaient et le rayon solaire qui pénétrait par quelque petite croisée ; puis ils reprenaient, dans leur course monotone, le chemin dont leur pied captif avait déjà marqué la trace sur le plancher de leur cage, usé par leurs pas impatients ; puis, ils s’arrêtaient encore et se mettaient à regarder de nouveau à travers leur grille. Les prisonniers, dans leurs cachots, étendaient leurs membres resserrés par le froid, et maudissaient la pierre humide que le soleil ne venait jamais échauffer. Les fleurs, après leur sommeil de la nuit, ouvraient leurs belles corolles et les tournaient vers le jour. La lumière, âme de la création, était répandue partout, et tout reconnaissait sa loi.

 

Les deux pèlerins, se pressant souvent la main ou échangeant, soit un sourire, soit un regard amical, poursuivaient leur chemin en silence. Par cette matinée, si éclatante et si belle, il y avait quelque chose de solennel à voir les rues, longues et désertes, véritables corps sans âmes, n’offrant plus que l’image d’un néant uniforme qui les rendait toutes semblables les unes aux autres. À cette heure matinale, tout était si calme et si tranquille, que le peu de pauvres gens qui se croisaient dans les rues semblaient perdus dans ce cadre brillant comme les lampes mourantes qu’on avait laissées brûler, çà et là, noyaient leur lueur impuissante dans les rayons glorieux du soleil.

 

Nelly et le vieillard n’avaient pas pénétré bien avant dans le labyrinthe de rues qui s’étendaient entre eux et les faubourgs, quand la scène commença à se transformer et le bruit à revenir avec le mouvement. Quelques charrettes isolées, quelques fiacres rompirent le charme ; d’autres suivirent ; il en vint un plus grand nombre, et enfin ce fut à l’infini. D’abord, c’était une nouveauté de voir s’ouvrir la montre d’un marchand : bientôt, ce fut une rareté d’en voir une seule fermée. La fumée commença à monter doucement du faîte des cheminées ; les châssis des croisées furent levés et assujettis ; les portes s’ouvrirent ; les servantes, ne regardant que leur balai, firent voler d’épais nuages de poussière dans les yeux des passants sans crier gare, ou bien elles écoutaient d’un air mélancolique les laitières qui leur parlaient des foires de campagne, des charrettes remisées sur les places, avec des toiles et des rideaux, tous les attributs de la fête enfin ; et, par-dessus le marché, de galants bergers, qu’elles allaient trouver en chemin pour la danse.

 

Ayant traversé ce quartier, l’enfant et le vieillard entrèrent dans les rues de commerce et de grand trafic, fréquentées par une foule considérable, et où déjà régnait beaucoup d’activité. Le vieillard regarda autour de lui avec un tressaillement plein d’effroi, car c’était précisément l’endroit qu’il avait à cœur de fuir. Il posa un doigt sur sa bouche et entraîna Nelly par des cours étroites et des ruelles tortueuses ; il ne parut recouvrer sa tranquillité que lorsqu’ils eurent laissé bien loin ce quartier : souvent il se retournait pour regarder en arrière, disant à demi-voix :

 

« Le meurtre et le suicide sont blottis dans chacune de ces rues… Ils nous suivront s’ils nous sentent… Nous ne saurions fuir trop vite ! »

 

De ce quartier ils arrivèrent, dans le voisinage, à des habitations éparses, misérables maisons qui, divisées en chambres étroites et ayant leurs croisées rapiécées avec des chiffons et du papier, indiquaient assez qu’elles servaient d’abri à la pauvreté populeuse. Dans les boutiques, on vendait des objets tels que la misère seule pouvait en acheter : les vendeurs et les acheteurs ne valaient pas mieux les uns que les autres. Il y avait d’humbles rues, où l’élégance ruinée essayait, sur un petit théâtre et avec des débris, de faire encore un reste de figure, mais le percepteur des contributions et le créancier savaient bien les déterrer là comme partout ailleurs ; et la pauvreté, qui faisait encore un semblant de résistance, était à peine moins hideuse et moins manifeste que celle qui, depuis longtemps résignée, avait abandonné la partie.

 

Venait ensuite une vaste, vaste étendue, offrant le même caractère, car les humbles goujats qui suivent le camp de l’opulence, viennent planter leurs tentes autour d’elle, de bien loin à la ronde. Une vaste étendue, qui ne faisait guère meilleure mine ; des maisons pourries d’humidité, la plupart à louer, beaucoup en construction, beaucoup à moitié déjà en ruine avant d’être construites ; des logements de nature à faire hésiter la pitié entre ceux qui les louaient et ceux qui s’y établissaient comme locataires ; des enfants mal nourris et à peine vêtus, pullulant dans chaque rue et se vautrant dans la poussière ; des mères criardes, traînant avec bruit sur le pavé leurs savates ; des pères en haillons, courant avec l’air découragé vers le travail, qui leur donnera peut-être « le pain de la journée, » et peu de chose avec ; des tourneuses de cylindre à lessive, des blanchisseuses, des savetiers, des tailleurs, des fabricants de chandelles, exerçant leur industrie dans les parloirs, les cuisines, les arrière-boutiques, jusque dans les galetas, et quelquefois se trouvant tous entassés sous le même toit ; des briqueteries bordant des jardins palissades avec des douves de vieilles barriques ou avec des charpentes qu’on a enlevées de maisons incendiées, et qui ont gardé l’empreinte noire et les cicatrices du feu ; des monceaux d’herbes marécageuses arrachées des bassins ; de l’ortie, du chiendent, des écailles d’huîtres, tout cela entassé en désordre ; enfin, de petites chapelles dissidentes, où l’on prêche avec assez d’à-propos sur les misères de la terre, sans avoir besoin d’aller chercher bien loin des exemples, et quantité d’églises neuves du culte épiscopal, érigées avec un peu plus de somptuosité, pour montrer aux gens qui habitent cet enfer le chemin du paradis.

 

Ces rues finirent par devenir plus disséminées, jusqu’au moment où elles aboutirent à de petits carrés de jardins bordant la route avec mainte habitation d’été, vierge de toute peinture et construite, soit avec de vieilles poutres, soit avec des débris de bateau aussi verts que les grosses tiges de chou qui croissaient en ce lieu ; les jointures de ces maisons servaient de couches à des champignons sauvages et elles étaient entaillées de clous. Venaient ensuite, deux par deux, des cottages coquets, ayant par devant un terrain, de côté des bordures serrées de buis, avec d’étroites allées, où jamais un pied ne se hasardait à fouler le sable. Puis, ce fut le cabaret fraîchement peint de vert et blanc, avec les jardins où l’on prend le thé, et un boulingrin, fier de son auge devant laquelle s’arrêtaient les charrettes, puis ce furent des champs ; puis quelques maisons isolées, bien situées, avec des pelouses, plusieurs même ayant une loge gardée par un portier et sa femme. À ce panorama succéda une barrière de péage ; les champs s’étendirent de nouveau avec leurs arbres et leurs meules de foin ; une colline s’éleva, du haut de laquelle le voyageur pouvait, en se retournant, contempler, à travers la fumée, le mirage du vieux Saint-Paul, et voir la croix se découper sur les nuages, si par hasard le jour était pur, et briller au soleil ; c’était là que le voyageur, fixant ses yeux sur cette Babel d’où s’élevait le dôme majestueux, jusqu’à ce que son regard eût embrassé l’extrémité de cet amas de briques et de pierres, maintenant à ses pieds, sentait enfin qu’il était délivré de Londres.

 

Ce fut en un lieu de ce genre, dans une agréable prairie, que s’arrêtèrent le vieillard et son jeune guide, si l’on peut donner le nom de guide à celle qui ignorait où ils allaient. Nelly avait pris la précaution de garnir son panier de quelques tranches de pain et de viande, et ils firent en cet endroit leur frugal déjeuner.

 

La fraîcheur du matin, le gazouillement des oiseaux, la beauté de l’herbe ondoyante, l’épaisseur des ombrages, les couleurs des fleurs sauvages et les mille parfums, les mille bruits harmonieux qui remplissaient l’air, produisirent sur nos pèlerins une impression profonde et les rendirent heureux. Ah ! ce sont de grandes joies pour la plupart d’entre nous, mais surtout pour ceux dont l’existence s’use au sein de la foule ou bien qui passent leur vie isolés, au fond des capitales, comme un seau dans un puits humain. Déjà, avant le départ, l’enfant avait dit ses naïves prières avec plus de ferveur que jamais ; mais en présence de cet ensemble vivifiant, ses prières s’échappèrent une seconde fois de ses lèvres. Le vieillard ôta son chapeau les paroles consacrées étaient sorties de sa mémoire, mais il dit Amen, et tous deux se sentirent contents.

 

Chez eux, il y avait autrefois une planche, un vieil exemplaire de la Marche des pèlerins avec de bizarres dessins. Souvent Nelly était restée des soirées entières à y tenir ses regards attachés, se demandant si tout cela était bien exact, et où pouvaient se trouver ces contrées lointaines avec leurs noms curieux. En se tournant vers le chemin qu’elle venait de suivre, une partie de ce souvenir revint frapper son esprit.

 

« Mon cher grand-papa, dit-elle, sauf que le lieu où nous sommes est plus agréable et bien autrement bon que celui du livre, s’il présente quelque analogie avec notre voyage je trouve que nous sommes comme les deux chrétiens ; nous avons laissé sur ce gazon, pour ne plus les reprendre jamais, les soucis et les peines que nous avions apportés avec nous.

 

– Non, jamais, jamais nous ne retournerons là-bas, jamais dit le vieillard étendant sa main vers la ville. Toi et moi, ma Nelly, nous en sommes affranchis… Ah ! ils ne nous y reprendront plus !

 

– Êtes-vous fatigué ? demanda l’enfant. Êtes-vous sûr que cette longue marche ne vous rendra point malade ?

 

– Je ne suis plus malade, maintenant que nous sommes loin de Londres. Nell, remettons-nous en route. Il faut aller plus loin encore, loin, bien loin. Nous sommes trop près pour nous arrêter et nous reposer. Marchons ! »

 

Il y avait dans le pré une flaque d’eau limpide où Nelly se lava le visage et les mains, et se rafraîchit les pieds avant de poursuivre le voyage. Elle voulut que le vieillard en fît autant ; docile à son invitation, il s’assit sur l’herbe : l’enfant le lava avec ses petites mains et procéda à la toilette de son grand-père.

 

« Ma chérie, disait celui-ci, je ne puis plus me servir moi-même : j’ignore comment je le pouvais autrefois, mais c’est fini. Ne me quitte pas, Nell ; dis que tu ne me quitteras pas. Je t’ai toujours aimée. Si je te perdais aussi, mon enfant, je n’aurais plus qu’à mourir. »

 

Il appuya en gémissant sa tête sur l’épaule de Nelly. Autrefois, et même peu de jours auparavant, Nelly eût été impuissante à retenir ses larmes et elle eût pleuré avec son grand-père : mais en ce moment elle le calma par ses douces et tendres paroles, elle sourit en l’entendant supposer qu’ils pussent jamais se séparer, et tourna cette idée en plaisanterie. Le vieillard rassuré s’endormit en murmurant une chanson comme un petit enfant.

 

À son réveil, il se trouva bien reposé. Les voyageurs se remirent en marche. Le chemin était enchanteur ; il traversait de belles prairies et des champs de blé au-dessus desquels l’alouette, se balançant dans l’espace azuré du ciel, jetait avec gaieté son heureuse chanson. L’air était chargé des senteurs qu’il avait recueillies sur son passage, et les abeilles, portées par le souffle embaumé du zéphyr, exprimaient leur satisfaction par un bourdonnement monotone.

 

Le vieillard et Nelly se trouvaient en pleine campagne ; les maisons qu’ils apercevaient étaient peu nombreuses, et semées à de larges distances, souvent à un mille l’une de l’autre. De temps en temps ils trouvaient un groupe de pauvres chaumières ayant, pour la plupart, un siège ou une balancelle devant la porte ouverte, pour empêcher les enfants d’aller sur la route ; les autres étaient hermétiquement fermées, tandis que la famille entière travaillait aux champs. C’était souvent le commencement d’un petit village. Puis venait le hangar d’un charron ou la forge d’un maréchal ; ensuite une ferme opulente avec ses vaches couchées nonchalamment sur l’herbe, avec ses chevaux regardant par-dessus le mur à hauteur d’appui, et décampant lestement, comme pour faire parade de leur liberté, lorsque d’autres chevaux attelés passaient sur la route. On y voyait encore d’épais pourceaux fouillant le sol pour trouver quelque mets friand, et poussant leur grognement monotone, tandis qu’ils rôdaient seuls ou se croisaient dans leurs poursuites ; des pigeons dodus effleurant le toit dans leur vol circulaire, ou s’y posant avec grâce ; des canards et des oies, qui se croyaient sans doute bien autrement gracieux, se dandinant lourdement le long des bords de la mare, ou glissant à la surface de l’eau. Après la ferme, se présentait une modeste auberge ; puis le cabaret plus modeste encore ; puis la maison du marchand forain, puis celle du procureur et celle du curé, deux noms qui font trembler le cabaretier ; puis l’église, qui s’élevait modestement derrière un bouquet d’arbres, puis quelques autres chaumières ; puis la fourrière[6], et çà et là, au bord du chemin, un vieux puits couvert de poussière. Enfin, après avoir passé entre des champs bordés de haies, ils revirent la grande route.

 

Ils marchèrent toute la journée, et s’arrêtèrent la nuit dans une chaumière où on louait des lits aux voyageurs. Le lendemain matin ils recommencèrent leur course pédestre, et, bien qu’exténués de fatigue, ils ne tardèrent pas à se remettre et à s’avancer d’un pas vif et soutenu.

 

Souvent ils faisaient halte pour se reposer, mais ce n’était que durant quelques minutes, puis ils repartaient, n’ayant pris, depuis le matin, qu’une légère collation. Il était près de cinq heures de l’après-midi quand, arrivée à un nouveau hameau, l’enfant se mit à regarder attentivement dans chacune des chaumières, avant de se décider à solliciter quelque part la permission de prendre un peu de repos et d’acheter une mesure de lait.

 

Le choix ne lui était pas facile ; car Nelly était timide et craignait un refus. Ici il y avait un enfant qui criait, là une femme qui grondait avec colère ; ici les habitants semblaient trop pauvres, là ils étaient trop nombreux. Enfin Nelly s’arrêta devant une maison où la famille entourait la table. Ce qui la détermina, ce fut d’y voir un vieillard assis à côté du foyer, dans un fauteuil garni de coussins ; elle pensa que c’était aussi un grand-papa, et qu’alors il s’intéresserait au sien.

 

Il y avait, outre ce vieillard, le maître de la chaumière, sa femme, et trois jeunes enfants solides, bruns comme des baies d’automne. La demande de Nelly fut aussitôt agréée que présentée. L’aîné des enfants courut dehors pour aller chercher du lait, le second traîna deux escabeaux vers la porte, et, quant au dernier, il s’accrocha à la jupe de sa mère, et regarda les étrangers par-dessous sa main brûlée par le soleil.

 

« Dieu vous assiste, monsieur ! dit le vieux paysan d’une voix bien distincte ; allez-vous loin ?

 

– Oui, monsieur, fort loin, répondit l’enfant que son grand-père avait invitée à parler.

 

– Vous venez de Londres ? »

 

Nelly répondit affirmativement.

 

« Ah ! reprit le vieux paysan, j’ai été à Londres plus d’une fois. J’y ai été souvent avec ma charrette. Voilà près de trente-deux ans que j’y ai été pour la dernière fois, et j’ai entendu dire qu’il y avait de grands changements. Ce n’est pas étonnant ; je suis bien changé moi-même depuis ce temps. Trente-deux ans, c’est beaucoup ; et quatre-vingt-quatre ans, c’est un grand âge, quoique j’en aie connu un qui a bien vécu près de cent ans, et qui n’était pas aussi fort que moi… Oh ! non ! loin de là… Asseyez-vous dans le fauteuil, ajouta le vieux paysan en frappant son bâton sur le pavé de briques le plus vigoureusement qu’il put. Prenez-moi une pincée de ce tabac ; j’en use peu, car il est cher, mais je trouve que ça me réveille de temps en temps. Vous, vous n’êtes qu’un enfant auprès de moi : mais j’avais un fils qui serait maintenant environ de votre âge s’il eût vécu. Il s’enrôla comme soldat. Il revint cependant à la maison, mais il n’avait plus qu’une jambe. Il disait toujours qu’il voulait être enterré près du cadran solaire sur lequel il avait l’habitude de grimper quand il était tout petit… C’est ce qu’on a fait, mon pauvre fils ! ses désirs ont été remplis. Vous pouvez voir d’ici la place où il repose… Nous y avons toujours depuis entretenu du gazon frais. »

 

Il secoua la tête, et, regardant sa fille avec des yeux humides.

 

« N’ayez pas peur, lui dit-il, je ne parlerai plus de cela. » Car il ne voulait affliger personne ; et si ses paroles avaient fait de la peine à quelqu’un, il en demandait pardon, après tout.

 

Le lait arriva, et Nelly, ouvrant son petit panier, y choisit les meilleurs morceaux de pain pour son grand-père. Ils firent ainsi un bon repas. Les meubles qui garnissaient la chambre étaient naturellement très-simples : quelques chaises grossières et une table ; un buffet placé dans un coin, avec sa garniture de faïence et de terre jaune ; un plateau à thé de couleurs éclatantes, représentant une dame en robe rouge, avec une ombrelle bleue ; sur les murs, et au-dessus de la cheminée, un petit nombre de cadres offrant des sujets coloriés, tirés de l’écriture sainte ; une étroite armoire à habits, une horloge marchant huit jours, quelques casseroles bien luisantes, et un chaudron, voilà tout le mobilier. Mais tout y était propre et en bon état ; et Nelly, en regardant autour d’elle, trouvait un air de tranquillité, d’aisance et de satisfaction, auquel depuis longtemps elle n’était plus accoutumée.

 

« Combien y a-t-il d’ici à la ville ou au village le plus prochain ? demanda-t-elle au mari de la paysanne.

 

– Il y a bien cinq bons milles de distance. Mais je pense que vous ne voulez pas y arriver ce soir ?

 

– Si, si, Nell !… dit vivement le vieillard en faisant des signes à l’enfant. Plus loin, plus loin ! Quand nous devrions marcher jusqu’à minuit !…

 

– Il y a tout près d’ici, mon brave homme, reprit le paysan une bonne grange… ou bien encore il y a, j’en suis sûr, de quoi vous loger à l’auberge de la Charrue et de la Herse. Excusez-moi, nais vous me semblez un peu fatigués, et à moins que vous n’ayez besoin de partir…

 

– Oui, oui, dit brusquement le vieillard, nous sommes pressés. Plus loin, ma chère Nell, je t’en prie, allons plus loin.

 

– C’est cela, partons ! dit l’enfant, se soumettant à ce vœu impatient… Nous vous remercions bien, mais nous ne saurions nous arrêter sitôt. Grand-papa, je suis prête. »

 

La paysanne avait remarqué, à la démarche de Nelly, qu’un des petits pieds de la jeune fille était endolori par des ampoules. Femme et mère, elle ne voulut pas que la pauvre souffrante s’éloignât avant de lui avoir bassiné la place malade et d’y avoir appliqué quelque remède simple, ce qu’elle fit avec toute la bonne grâce possible et d’une main attentive et légère, quelque rude que fût la peau de cette main charitable. Nelly avait le cœur trop pénétré, trop plein, pour pouvoir dire autre chose que son fervent « Dieu vous bénisse ! » Et ce ne fut qu’au bout de quelque temps, après sa sortie de la chaumière, qu’elle eut la force de se retourner et d’ouvrir les lèvres. En ce moment elle vit la famille tout entière, y compris même le vieux grand-père, debout sur le chemin, suivant du regard ses hôtes qui s’éloignaient ; de part et d’autre, on s’envoya un adieu en échangeant de la main et de la tête des signes mutuels d’amitié, et, du côté de Nelly assurément, cet adieu ne fut pas sans quelques larmes.

 

Ils reprirent leur voyage, mais plus lentement, plus péniblement qu’ils n’avaient fait jusqu’alors. Ayant parcouru un mille environ, ils entendirent derrière eux un bruit de roues, et, s’étant retournés, ils virent une charrette vide qui arrivait d’un assez bon train. En les rejoignant, le conducteur arrêta son cheval, et dit avec empressement à Nelly :

 

« N’est-ce pas vous qui vous êtes reposés à la maison là-bas ?

 

– Oui, monsieur, répondit-elle.

 

– Bien. Ils m’ont prié d’avoir l’œil sur vous. Mon chemin est le vôtre. Allons, la main ; montez, mon maître. »

 

Cette invitation fut un grand soulagement pour Nelly et le vieillard ; car, fatigués comme ils l’étaient, ils eussent eu peine à se traîner bien loin. La charrette, avec ses rudes cahots, fut pour eux un luxueux équipage, le plus délicieux moyen de transport qu’il y eût au monde. À peine Nelly s’était-elle assise dans un coin sur un petit tas de paille, qu’elle s’y endormit : c’était son premier somme depuis le matin.

 

La charrette s’étant arrêtée, au moment où elle allait tourner pour s’engager dans un chemin de traverse, cette halte réveilla Nelly. Le conducteur s’empressa de mettre pied à terre pour l’aider à descendre ; et, montrant aux voyageurs quelques arbres à peu de distance, il leur dit que le bourg était de ce côté, et que ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était de suivre un sentier qui les y conduisait en traversant le cimetière. Ce fut donc de ce côté qu’ils dirigèrent leurs pas fatigués.

 

CHAPITRE XVI.

Le soleil se couchait lorsque les voyageurs atteignirent l’échalier où commençait le sentier ; et, tel que la pluie qui tombe également sur les bons et les méchants, l’astre resplendissant répandait ses teintes chaudes du soir, même sur le champ de repos des morts, et, au moment de disparaître, leur laissait l’espérance de revoir son lever à l’aurore du lendemain. L’église était vieille et d’un ton grisâtre ; le lierre avait escaladé ses murs et couvert son porche. Ce n’était pas sur les mausolées qu’il croissait, mais sur les tertres sans nom où dormaient les pauvres gens, et il formait les premières guirlandes qu’on eût jamais tressées pour eux, guirlandes et couronnes bien moins exposées à se flétrir, et bien autrement durables dans leur genre, que beaucoup d’autres qui étaient profondément gravées dans la pierre et le marbre, et qui parlaient en termes pompeux de vertus modestement cachées durant de longues années, mais subitement révélées, après la mort, aux exécuteurs testamentaires et aux légataires du défunt.

 

Le cheval du desservant, trébuchant dans ses entraves parmi les tombes, d’un pied lourd et incertain, broutait l’herbe ; il faisait doublement œuvre pie. Car d’abord il tirait ainsi des paroissiens morts une consolation orthodoxe, et puis il donnait une autorité de plus au texte du dernier dimanche, où il était dit que toute chair aboutissait à devenir de l’herbe. À quelques pas de là, un âne maigre, qui n’aurait pas demandé mieux que d’interpréter le texte de la même manière, sans avoir qualité ni titre pour cela, puisqu’il n’était pas dans les ordres, dressait ses oreilles dans un carré desséché, regardant, avec des yeux affamés, son voisin ecclésiastique.

 

L’enfant et le vieillard quittèrent le sentier sablé et se mirent à errer le long des tombeaux, où le sol était doux et commode pour leurs pieds fatigués. Comme ils passaient derrière l’église, ils entendirent des voix à peu de distance, et se dirigèrent vers ceux qui parlaient.

 

C’étaient deux hommes installés commodément sur l’herbe, et tellement occupés qu’ils n’aperçurent pas d’abord les nouveaux venus. Il n’était pas difficile de deviner qu’ils appartenaient à la classe de ces industriels ambulants qui montrent au public les fredaines de Polichinelle. En effet, à cheval sur une pierre sépulcrale, se trouvait derrière eux le héros lui-même, avec son nez et son menton aussi crochus et sa face aussi enluminée que d’ordinaire. Jamais peut-être il n’avait mieux témoigné de son aplomb imperturbable ; car il conservait son sourire uniforme, rien que son corps fût renversé dans la position la plus incommode, tout disloqué, tout chiffonné, sans grâce et sans forme, tandis que son long chapeau pointu, se balançant en avant sur ses jambes grêles, menaçait à tout instant, faute d’équilibre, de faire faire une culbute à maître Polichinelle.

 

Les autres personnages du drame étaient dispersés en partie sur l’herbe, aux pieds des deux hommes, et en partie entassés pêle-mêle dans une longue boite posée à terre. Tous y étaient au grand complet, la femme du héros principal, son enfant, le cheval de bois, le docteur, le gentleman étranger qui, faute de connaître suffisamment la langue, ne peut exprimer ses idées autrement qu’en répétant par trois fois : « Shallabalah, » le voisin entêté qui ne veut pas admettre qu’une cloche de fer-blanc soit une voix, l’exécuteur des hautes œuvres et le diable. Les propriétaires des marionnettes étaient évidemment venus en cet endroit pour y faire quelques réparations indispensables à leur personnel et à leur matériel ; car l’un était occupé à ajuster avec du fil une petite potence, et l’autre à fixer, à l’aide d’un marteau et de quelques pointes, une perruque noire sur la tête du voisin ridicule devenu chauve à force de recevoir des coups de bâton sur la nuque.

 

Ils levèrent les yeux avec curiosité, s’interrompant dans leur besogne, au moment où le vieillard et sa jeune compagne arrivèrent près d’eux. Celui qui probablement était chargé de faire mouvoir et parler les acteurs était un petit homme à la face joviale, à l’œil brillant et au nez rouge ; il paraissait s’être pénétré, sans s’en douter, de l’esprit et du caractère de son principal personnage. L’autre qui, sans doute, était chargé de percevoir la recette, avait un regard méfiant et dissimulé, qui peut-être aussi était une conséquence de son emploi.

 

Le joyeux compère fut le premier à saluer les étrangers d’une inclination de tête, et, suivant la direction que prirent les yeux du vieillard, il fit la remarque que celui-ci n’avait peut-être jamais vu Polichinelle que sur la scène. Polichinelle, en ce moment, nous sommes fâché de le dire, semblait montrer avec la pointe de son chapeau une des plus pompeuses épitaphes et en rire de tout son cœur.

 

« Pourquoi venez-vous ici pour une pareille besogne ? demanda le vieillard s’asseyant auprès d’eux et contemplant les marionnettes avec un sensible plaisir.

 

– Mais, répondit le petit homme, c’est que nous donnons ce soir une représentation à l’auberge qui est là-bas, et il ne faudrait pas qu’on nous vit réparer nos personnages.

 

– Non ? s’écria le vieillard faisant signe à Nelly d’écouter ; et pourquoi pas ! hein ? pourquoi pas ?

 

– Parce que cela détruirait toute illusion et enlèverait tout intérêt. Je parie que vous ne donneriez pas un sou pour voir le lord chancelier, si on vous le montrait en robe de chambre et sans sa perruque ? Non, certainement non.

 

– Très-bien !… dit le vieillard se hasardant à toucher une des marionnettes ; puis retirant sa main avec un éclat de rire, il ajouta : « C’est donc ce soir que vous devez les montrer ?

 

– Oui, telle est notre intention, mon maître, et je me trompe fort, ou Tommy Codlin est en train de calculer ce que vous nous avez fait perdre en venant nous surprendre dans nos opérations. Rassurez-vous, Tommy, ça ne peut pas être grand’chose. »

 

Le petit homme accompagna ces derniers mots d’un clignement d’yeux qui voulait dire qu’il n’avait pas grande idée de l’état des finances des deux voyageurs.

 

M. Codlin, qui avait les manières brusques et moroses, répliqua en enlevant Polichinelle du sommet de la tombe et le rejetant dans la boîte :

 

« Je m’inquiète peu que nous ayons perdu un liard. Mais vous êtes trop inconsidéré. Si vous étiez devant le rideau, et si comme moi vous voyiez le public en face, vous connaîtriez mieux la nature humaine.

 

– Ah ! Tommy, c’est bien ce qui vous a perdu, de vous attacher à cette branche d’industrie. Lorsque vous représentiez les revenants des drames réguliers dans les foires, vous croyiez à tout excepté aux revenants. Mais maintenant vous êtes un incrédule fini : vous ne croyez plus à rien. Jamais je n’ai vu d’homme changé aussi radicalement.

 

– N’importe ! dit M. Codlin de l’air d’un philosophe mécontent. Je ne suis plus si bête : après cela, c’est peut-être un mal.

 

Tournant alors les figurines dans la botte, en homme qui les connaissait assez pour les mépriser, M. Codlin en retira une, et la soumettant à son associé :

 

« Voyez ça ! Voilà la robe de Judy qui tombe encore en loques. Je parie que vous n’avez apporté ni fil ni aiguille ? »

 

Le petit homme secoua et gratta tristement sa tête en présence de l’état déplorable où il voyait un de ses premiers rôles. Comprenant leur embarras, Nelly dit avec timidité :

 

« Monsieur, j’ai dans mon panier une aiguille et du fil. Voulez-vous que je vous raccommode cela ? Je crois que j’y réussirai mieux que vous. »

 

M. Codlin lui-même n’avait rien à objecter contre une proposition si opportune. Nelly, s’agenouillant devant la boîte, se mit activement à l’œuvre, et s’en acquitta merveilleusement.

 

Pendant ce temps, le joyeux petit homme regardait Nelly avec un intérêt qui ne fit que s’accroître en jetant un coup d’œil sur le pauvre vieillard. Il la remercia quand elle eut fini, et s’informa où ils se rendaient ainsi.

 

« Je ne crois pas que nous allions plus loin ce soir, répondit l’enfant en tournant les yeux vers son grand-père.

 

– Si vous avez besoin de vous arrêter quelque part, dit l’homme, je vous conseille de vous loger à la même auberge que nous. C’est une longue et basse maison blanche que vous apercevez là-bas. Elle n’est pas chère. »

 

Malgré sa fatigue, le vieillard fût volontiers resté toute la nuit dans le cimetière, si sa nouvelle connaissance eût dû lui tenir compagnie. Mais comme cela ne se pouvait pas, il accueillit immédiatement avec un vif plaisir la proposition d’aller coucher à l’auberge, et, tout le monde étant d’accord pour partir, ils se levèrent et s’éloignèrent ensemble. Le vieillard se tenait tout près de la boîte de marionnettes, qui absorbait son attention, et que le petit homme jovial portait sous le bras, suspendue à une courroie. Nelly avait pris la main de son grand-père ; derrière eux marchait lentement M. Codlin, promenant sur l’église et les arbres voisins ce regard investigateur qu’il était habitué à diriger sur les fenêtres des salons et des chambres d’enfants, lorsqu’il cherchait un lieu favorable, sur la place publique, pour y planter son théâtre ambulant.

 

L’auberge était tenue par un gros homme âgé et sa femme ; loin de faire des difficultés pour recevoir leurs nouveaux hôtes, ils furent frappés de la beauté de Nelly, et déposés d’avance en sa faveur. Il n’y avait dans la cuisine d’autre personne que les deux entrepreneurs de marionnettes, et Nelly fut très-satisfaite d’être tombée avec son grand-père en si bon lieu. L’hôtelière apprit avec un véritable étonnement qu’ils arrivaient de Londres à pied, et elle parut passablement curieuse de savoir quel était le but de leur voyage. Nelly éluda de son mieux les questions, ce qui ne lui fut pas difficile, car l’hôtesse, comprenant qu’elle embarrassait Nelly, eut le bon esprit de cesser de l’interroger.

 

« Ces deux messieurs, dit-elle en emmenant l’enfant derrière le comptoir, ont commandé leur souper, qui aura lieu dans une heure. Vous n’aurez rien de mieux à faire que de souper avec eux. En attendant, je veux vous faire goûter quelque chose de cordial ; car vous devez avoir besoin de réparer vos forces après avoir ainsi marché toute la journée. Ne vous inquiétez pas pour votre grand-père : quand vous aurez pris ça, il en aura à son tour. »

 

Mais comme rien n’eût pu déterminer Nelly à laisser seul le vieillard, ou à prendre la moindre chose dont il n’eût la première et la meilleure part, il fallut que l’hôtesse le servît d’abord. Après s’être ainsi rafraîchis, ils virent tous les gens de la maison courir vers une grange vide, où les tréteaux avaient été dressés ; c’était là que la représentation allait avoir lieu, à la lueur brillante de quelques chandelles attachées autour d’un cerceau qui pendait du plafond par un bout de ficelle.

 

En ce moment, le misanthrope Thomas Codlin, ayant soufflé à perdre haleine dans la flûte de Pan, prit place à l’un des côtés du rideau encore fermé, qui cachait son associé M. Short, chargé, comme on sait, de faire mouvoir les figures ; et alors M. Codlin, mettant ses mains dans ses poches, se disposa à répondre à toutes les questions et observations de Polichinelle, à se donner traîtreusement l’air d’être le meilleur ami du héros à double bosse, de croire en lui sans la moindre réserve, d’être persuadé qu’il menait jour et nuit une joyeuse et glorieuse existence, et qu’en tout temps, en toute circonstance, il était le même personnage jovial et spirituel qu’admiraient en ce moment les spectateurs. Tout cela, M. Codlin le dit du ton d’un homme qui s’était cuirassé contre le mauvais sort, et résigné à tout ; pendant les vives répliques de Polichinelle, ses yeux en étudiaient l’effet sur le public, et en particulier sur l’hôte et l’hôtesse, ce qui n’était pas du tout indifférent pour la qualité du souper.

 

À cet égard, toutefois, il n’eut pas lieu d’être inquiet, car la représentation tout entière fut saluée d’applaudissements enthousiastes, et les dons volontaires témoignèrent par leur abondance du plaisir qu’on avait éprouvé. Nul n’avait ri plus haut ni plus souvent que le vieillard. Mais, par exemple, on n’entendit pas Nelly. La pauvre enfant ! laissant tomber sa tête sur son épaule, elle s’était endormie, et d’un sommeil si profond que le grand-père ne put parvenir à éveiller sa petite-fille pour l’associer à la joie qu’il ressentait.

 

Le souper fut excellent. Miss Nelly était trop fatiguée pour manger ; et cependant elle ne voulut point laisser le vieillard avant qu’il se fût mis au lit et qu’elle l’eût embrassé en lui souhaitant une bonne nuit. Celui-ci, parfaitement insensible à ses soins et à ses peines, siégeait à table, écoutant avec un sourire hébété d’admiration stupide tout ce que disaient ses nouveaux amis ; et ce ne fut que lorsqu’ils se retirèrent en bâillant dans leur chambre, qu’il consentit à suivre Nelly.

 

Cette chambre n’était qu’un grenier divisé en deux compartiments ; mais nos voyageurs s’accommodèrent très-volontiers de leur logement, car ils n’avaient pas espéré un si bon gîte. Le vieillard parut inquiet quand il fut couché et il pria Nelly de s’asseoir à son chevet, comme elle l’avait fait durant tant de nuits. Elle s’empressa d’obéir et resta assise jusqu’au moment où il s’endormit.

 

Il y avait dans la chambre de Nelly une petite croisée de la largeur d’une crevasse ; en quittant son grand-père, l’enfant ouvrit cette croisée et s’y plaça, écoutant en quelque sorte le silence. La vue de la vieille église et des tombeaux au clair de lune, les arbres brunis par l’ombre et agités par la brise rendirent Nelly plus pensive que jamais. Elle referma la fenêtre, et, s’asseyant sur le lit, elle se mit à songer à l’avenir qu’ils avaient devant eux.

 

Elle avait quelque argent, mais bien peu ; et quand cet argent serait dépensé, il faudrait mendier… Dans cette petite réserve se trouvait une pièce d’or ; il pouvait venir une circonstance qui en augmenterait cent fois la valeur. Il convenait donc de cacher cette pièce et de ne l’employer qu’en cas de nécessité absolue, quand il ne resterait plus aucune autre ressource.

 

Cette résolution prise, Nelly cousit la pièce d’or dans un pli de sa robe ; puis, s’étant mise au lit avec le cœur soulagé, elle tomba dans un profond sommeil.

 

CHAPITRE XVII.

Le soleil matinal brillait à travers l’humble réduit, et la lumière du jour, pure comme l’âme de l’enfant, éveilla ses regards sympathiques.

 

La vue de ce grenier et des objets inaccoutumés qui s’y trouvaient lui causa une sorte de tressaillement et d’alarme ; elle se demanda d’abord où elle était et comment elle avait pu sortir de sa petite chambre où il lui semblait s’être endormie. Mais un regard qu’elle jeta de nouveau autour d’elle lui remit en mémoire tout ce qui s’était passé dernièrement ; et elle se leva, pleine d’espoir et de confiance.

 

Il était encore de bonne heure ; le vieillard ne s’était pas éveillé. L’enfant sortit et se rendit au cimetière, foulant la rosée qui scintillait sur le gazon, et souvent se détournant des endroits où l’herbe croissait plus haute et plus épaisse, de peur de marcher sur les tombeaux. Elle éprouvait une sorte de plaisir à errer parmi ces demeures de la mort et à lire les inscriptions funèbres consacrées aux braves gens (il y avait un grand nombre de braves gens enterrés dans ce cimetière de village), et elle passait d’une tombe à l’autre avec un intérêt qui croissait sans cesse.

 

C’était un lieu rempli de calme et où pouvaient croasser à l’aise les corbeaux qui avaient fait leur nid dans les branches de quelques vieux arbres gigantesques et s’appelaient l’un l’autre du haut des airs. Un premier oiseau, planant au-dessus de sa retraite sauvage et se laissant balancer par le vent, jeta son cri rauque comme au hasard, puis baissa le ton de sa voix comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même. Un autre lui répondit, il appela de nouveau, mais plus haut encore. Alors d’autres cria s’élevèrent successivement ; et chaque fois le premier oiseau, animé par ces réponses, déployait plus de force dans ses appels. D’autres voix, silencieuses jusque-là, sortirent des branches en bas, en haut, au milieu, à droite, à gauche, et du sommet des arbres ; d’autres oiseaux, accourant des tours sombres de l’église et des ouvertures du beffroi, joignirent à ce concert leurs clameurs qui tantôt montaient, tantôt tombaient, tantôt fortes, tantôt faibles, mais toujours infatigables. Ils faisaient tout ce bruit en butinant çà et là, en sautant légèrement sur les branches, en changeant fréquemment de place : c’était la satire vivante des agitations sans but qui avaient troublé autrefois les âmes qui reposaient maintenant dans leur tombe, sous la mousse et le gazon, et des combats inutiles dans lesquels s’était consumée leur vie.

 

Souvent Nelly levait les yeux vers les arbres d’où descendaient toutes ces rumeurs, et elle se disait que ce bruit donnait peut-être au cimetière plus de calme que ne lui en eût donné un silence complet. Elle errait de tombe en tombe : tantôt elle s’arrêtait pour relever et remettre en place la ronce qui s’était échappée d’un tertre vert qu’elle était destinée à soutenir ; tantôt, à travers le treillage des fenêtres basses, elle contemplait l’église avec ses livres vermoulus placés sur les pupitres, avec la serge verte, moisie par l’humidité, sur les bancs réservés dont elle laissait voir le bois. Après cela venaient les bancs des pauvres, sièges usés et jaunes comme ceux qui les occupent ; là se trouvaient les humbles fonts baptismaux où les enfants recevaient leurs noms chrétiens, le modeste autel où ils s’agenouillaient pendant leur vie, le tréteau peint en noir sur lequel ils étaient déposés quand ils visitaient pour la dernière fois la vieille église froide et obscure. Tout parlait d’une longue durée et d’un lent dépérissement, jusqu’à la corde de la cloche retombant au milieu du porche, tout amincie et blanchie par la vétusté.

 

Nelly s’était arrêtée devant une tombe dont l’inscription rappelait le souvenir d’un jeune homme mort à l’âge de vingt-trois ans, il y avait de cela cinquante-cinq années. Elle entendit l’approche d’un pas chancelant, et, regardant autour d’elle, elle aperçut une vieille femme courbée sous le poids des années qui, se penchant au pied de ce même tombeau, pria l’enfant de lui lire l’inscription gravée sur la pierre. Nelly s’empressa de le faire. La vieille femme la remercia et lui dit que depuis longues, longues années, elle savait par cœur ces paroles, mais qu’elle ne pouvait plus les voir.

 

« Étiez-vous sa mère ? demanda Nelly.

 

– J’étais sa femme, mon cher enfant. »

 

Elle, la femme d’un jeune homme de vingt-trois ans !… Il est vrai qu’il y avait cinquante-cinq ans de cela.

 

« Vous êtes étonnée de ce que je vous dis là, continua la vieille femme en branlant la tête. Ah ! vous n’êtes pas la première. Des gens plus âgés en ont été surpris aussi avant vous. Oui, j’étais sa femme. La mort ne nous change pas plus que ne le fait la vie.

 

– Venez-vous souvent ici ?

 

– Je viens très-souvent m’y asseoir pendant l’été. J’y venais autrefois gémir et pleurer, mais il y a bien longtemps, Dieu merci. »

 

Après un instant de silence, la vieille femme reprit ainsi la parole :

 

« Je cueille ici les pâquerettes à mesure qu’elles poussent et je les rapporte à mon logis. Je n’aime rien tant que ces fleurs, et depuis cinquante-cinq ans je n’en ai pas eu d’autres. C’est un long temps, et voilà que je me fais bien vieille !… »

 

S’étendant alors avec complaisance, quoique son auditoire ne se composât que d’une enfant, sur son thème favori qui était nouveau pour celle qui l’écoutait, elle lui raconta combien elle avait pleuré et gémi ; combien elle avait invoqué la mort quand ce malheur l’avait frappée ; et comment, lorsqu’elle était venue pour la première fois en ce lieu, toute jeune encore, toute remplie d’amour et de douleur, elle avait espéré que son cœur allait se briser. Mais le temps avait marché ; et bien que la veuve continuât d’être affligée lorsqu’elle visitait le cimetière, elle trouvait cependant la force de s’y rendre ; et enfin il était arrivé que ces visites, au lieu d’être une peine pour elle, étaient devenues un plaisir sérieux, un devoir qu’elle avait fini par aimer. Et maintenant que cinquante-cinq années s’étaient écoulées, elle parlait de son mari décédé comme s’il avait été son fils ou son petit-fils, avec une sorte de pitié pour sa jeunesse qu’elle comparait à sa propre vieillesse, avec de l’admiration pour sa force et sa beauté mâle qu’elle comparait à sa propre faiblesse, à sa propre décrépitude : et cependant elle parlait ; toujours de lui comme s’il était toujours son mari, et se croyait toujours pour lui telle qu’elle avait été autrefois et non telle qu’elle était à présent ; elle s’entretenait de leur réunion dans un autre monde comme s’il était mort de la veille ; et s’oubliant aujourd’hui pour ne plus se revoir que dans le passé, elle songeait au bonheur de la gracieuse jeune femme qu’elle croyait ensevelie avec le jeune époux.

 

L’enfant la laissa cueillir les fleurs qui croissaient sur le tombeau, et elle s’en alla pensive.

 

Le vieillard, pendant ce temps, s’était levé et habillé. M. Codlin, toujours condamné à contempler en face les dures réalités de la vie, était en train de serrer dans sa toile les bouts de chandelle qui avaient survécu au spectacle de la veille, tandis que son compagnon recevait dans la cour de l’auberge les compliments de tous les badauds, incapables de le séparer du Polichinelle dans leur pensée, et qui, à ce titre, ne lui accordaient guère moins d’importance qu’au joyeux bandit en personne et ne l’aimaient guère moins. Quand M. Short eut joui de sa popularité, il s’en alla déjeuner, et toute la petite société se trouva réunie à table.

 

« De quel côté comptez-vous vous diriger aujourd’hui ? demanda le petit homme à Nelly.

 

– Je ne sais guère… répondit l’enfant ; nous ne sommes pas encore décidés.

 

– Nous allons aux courses. Si c’est votre chemin et si notre compagnie vous convient, nous pouvons faire route ensemble. Si vous préférez marcher seuls, vous n’avez qu’un mot à dire, et vous verrez que nous ne vous gênerons pas.

 

– Nous irons avec vous, s’écria le vieillard. Nell, avec eux, avec eux ! »

 

L’enfant réfléchit un moment, et, songeant qu’avant peu il lui faudrait mendier, et qu’elle ne pourrait pour cela trouver un lieu plus convenable que celui où se réunissaient de riches dames et des gentlemen attirés par l’attrait du plaisir et les agréments d’une fête, elle se détermina à s’y rendre dans leur compagnie. Elle remercia donc M. Short de son offre et dit, en regardant timidement M. Codlin :

 

« S’il n’y a pas d’objection à ce que nous vous accompagnions jusqu’à la ville où se feront les courses ?…

 

– Une objection ! répéta M. Short. Allons, Tommy, montrez-vous gracieux une fois en votre vie, et dites que vous désirez qu’ils viennent avec nous. Je sais que vous le désirez. Soyez gracieux, Tommy.

 

– Trotters, répondit M. Codlin, qui parlait lentement, mais qui mangeait goulûment, ce qui n’est pas rare chez les philosophes et les misanthropes, vous êtes trop inconsidéré.

 

– Plaît-il ? quel mal y a-t-il à cela ? répliqua l’autre.

 

– Il n’y en a pas du tout dans le cas actuel, dit M. Codlin ; mais le principe est dangereux, et, je vous le répète, vous êtes trop inconsidéré.

 

– Eh bien ! viendront-ils avec nous, ou ne viendront-ils pas ?

 

– Oui, ils viendront, dit brusquement M. Codlin ; mais vous auriez pu leur faire envisager cela comme une faveur, peut-être. »

 

Le nom réel du petit homme était Harris ; mais, peu à peu, ce nom était devenu, par un changement peu euphonique, celui de Trotters, qui, avec l’épithète préliminaire de Short[7], lui avait été conféré en raison de l’excessive exiguïté de ses jambes. Short Trotters, cependant, étant un nom composé hors d’usage dans le dialogue familier, le gentleman auquel on l’avait attribué était connu, parmi ses intimes, sous le nom de Shorto ou sous celui de Trotters ; rarement l’appelait-on Short-Trotters, excepté dans les conversations en règle et les jours de grande cérémonie.

 

Short donc, ou Trotters, comme le lecteur voudra, répondit à la remontrance de son ami M. Thomas Codlin par quelque plaisanterie destinée à calmer son mécontentement ; et, se jetant avec ardeur sur le bouilli froid, le thé, le pain et le beurre, il démontra, de la façon la plus éloquente, à ses compagnons, qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de l’imiter. M. Codlin n’avait pas besoin, il est vrai, de cet avis, car il avait mangé à gogo, et, maintenant, il humectait l’argile desséchée de son gosier en buvant de forte ale à larges et fréquentes reprises avec un plaisir silencieux et sans en offrir à personne, donnant encore par là une nouvelle preuve de sa tournure d’esprit misanthropique.

 

Enfin, le déjeuner étant terminé, M. Codlin demanda la carte à payer ; et, ayant mis l’ale au compte de toute la compagnie, procédé qui sentait aussi la misanthropie, il divisa le total en deux parties exactement égales : la moitié pour lui et son ami, l’autre pour Nelly et son grand-père. Tout étant bien et dûment réglé, et les préparatifs du départ terminés, ils prirent congé de l’hôte et de l’hôtesse et se remirent en route.

 

C’est ici qu’apparut au grand jour la fausse position de M. Codlin dans la société, et l’effet qu’elle devait produire sur son esprit ulcéré ; car, tandis que, la veille au soir, il avait été salué par Polichinelle du nom de « mon maître, » titre bourgeois qui pouvait faire croire à l’assemblée qu’il entretenait ce personnage à son compte pour sa satisfaction personnelle, maintenant il lui fallait marcher péniblement sous le poids du théâtre de ce même personnage, et le porter corporellement sur ses épaules par une chaleur étouffante, le long d’une route couverte de poussière. Ce brillant Polichinelle, au lieu d’amuser son patron par un feu roulant d’esprit ou par un déluge de coups de bâton assenés sur la tête de ses parents et connaissances, était maintenant éreinté, plié en deux, flasque et mou, étendu dans une boîte fermée, ses jambes relevées autour de son cou en forme de cravate, entièrement dénué de ces qualités sociales qui font le charme de son caractère.

 

M. Codlin s’avançait péniblement, échangeant de temps à autre un mot ou deux avec Short, et s’arrêtant pour se reposer et murmurer par occasion. Short ouvrait la marche avec la boîte plate, son bagage particulier arrangé en paquet (le paquet n’était pas très-gros), et une trompette de cuivre pendue sur son dos. Nell et son grand-père venaient après lui se donnant la main, et Thomas Codlin fermait la marche.

 

Lorsqu’ils arrivaient à un bourg ou à quelque village, ou même près d’une maison isolée de bonne apparence, Short soufflait dans sa trompette et jouait un fragment de fanfare sur ce ton grotesque tout particulier à Polichinelle et compagnie. Si l’on se montrait aux fenêtres, M. Codlin dressait le théâtre : il dépliait à la hâte les draperies, en couvrait Short, préludait avec chaleur sur la flûte de Pan, et jouait un air. Alors le spectacle commençait le plus tôt possible. À M. Codlin il appartenait de décider de la durée de la représentation, et d’allonger ou de rapprocher le moment où le héros devait finalement triompher de l’ennemi de l’humanité, selon qu’il jugeait que la récolte des gros sous serait abondante ou chétive. Quand tout était ramassé jusqu’au dernier liard, notre homme reprenait son fardeau, et l’on se remettait en chemin.

 

Parfois il leur arrivait de jouer pour acquitter le péage, soit sur un pont, soit sur un bac. Une fois, entre autres, ils firent leur exhibition devant un tourniquet pour obéir au désir particulier du collecteur, qui, s’étant enivré dans sa solitude, n’offrit rien moins qu’un schelling afin d’avoir une représentation à lui tout seul. Il y eut un petit endroit d’assez flatteuse apparence où leurs espérances éprouvèrent un triste échec, parce qu’un petit bonhomme de bois, représentant un de leurs personnages favoris avec des galons dorés sur son habit, fut considéré comme une critique injurieuse dirigée contre le bedeau, et, pour ce motif, les autorités locales forcèrent acteurs et directeurs, l’un portant l’autre, à faire prompte retraite. Heureusement, ce n’était pas l’ordinaire ; en général, ils étaient bien reçus, et rarement quittaient-ils une ville sans entraîner sur leurs talons une troupe de gamins déguenillés qui couraient après eux avec des cris d’admiration.

 

Ils avaient fait une bonne course malgré ces haltes, et se trouvaient encore sur la route au moment où la lune commença à briller dans le ciel. Short trompait le temps avec des chansons et des plaisanteries, et voyait tout par le meilleur côté. Quant à M. Codlin, il maudissait son sort et toutes les misères de ce monde, mais Polichinelle avant tout, et s’en allait en boitant, le théâtre sur le dos, en proie au plus amer chagrin.

 

Ils s’étaient arrêtés pour prendre quelque repos dans un carrefour où aboutissaient quatre routes. M. Codlin, plus que jamais en humeur misanthropique, avait laissé tomber le rideau et s’était assis au fond du théâtre, invisible aux yeux des mortels et dédaignant la société de ses compagnons, lorsque deux ombres prodigieuses leur apparurent, venant vers eux par un tournant qui débouchait sur la route qu’ils avaient suivie. L’enfant fut d’abord presque terrifiée à l’aspect de ces géants démesurés ; car il fallait bien que ce fussent des géants, à voir leurs grandes enjambées sous l’ombre projetée par les arbres. Mais Short, disant à Nelly qu’il n’y avait rien à craindre, tira de sa trompette quelques sons auxquels répondirent des cris d’allégresse.

 

« C’est la troupe de Grinder, n’est-ce pas ? dit M. Short prenant le ton le plus élevé.

 

– Oui, répondirent deux voix aiguës.

 

– Par ici, par ici, qu’on vous voie. Je savais bien que c’était vous. »

 

Sur cette invitation, « la troupe de Grinder » approcha au pas accéléré et ne tarda pas à joindre la petite compagnie. Ce qu’on appelait familièrement la troupe de M. Grinder se composait d’un jeune homme et d’une jeune fille montés tous deux sur des échasses, et de M. Grinder lui-même, qui, pour ses excursions pédestres, ne se servait que de ses jambes naturelles, portant sur son dos un tambour. Le costume que ces jeunes gens avaient en public était celui des highlanders d’Écosse ; mais, comme la nuit était humide et froide, le jeune homme avait endossé par-dessus son kilt une jaquette de marin qui lui tombait jusqu’aux chevilles, et il s’était coiffé d’un chapeau de toile cirée. La jeune fille était emmitouflée dans une vieille pelisse de drap, avec un mouchoir en marmotte sur la tête. M. Grinder avait coiffé son instrument de leurs bonnets écossais ornés de plumes d’un noir de jais.

 

« Vous allez aux courses, à ce que je vois, dit M. Grinder tout hors d’haleine. Nous aussi. Comment cela va-t-il, Short ? »

 

Ils se donnèrent une chaude poignée de main. Les deux jeunes gens se trouvant placés un peu trop haut pour pouvoir saluer Short à la manière ordinaire, s’y prirent d’une façon à eux particulière. Le jeune homme leva son échasse de droite et la passa par-dessus l’épaule de Short, et la jeune fille fit retentir son tambourin.

 

« Est-ce qu’ils s’exercent ? demanda Short, montrant les échasses.

 

– Non, répondit Grinder ; mais comme il faut qu’ils marchent avec leurs échasses ou qu’ils les portent sur l’épaule, ils aiment mieux marcher comme ça. C’est très-commode pour jouir du paysage. Quel chemin prenez-vous ? Nous, nous prenons le plus court.

 

– De fait, dit Short, nous suivions le chemin le plus long pour coucher cette nuit à un mille et demi d’ici. Mais trois ou quatre milles de plus ce soir, c’est autant de gagné pour demain ; si vous continuez votre marche, je crois que nous n’avons rien de mieux à faire que de vous accompagner.

 

– Où est votre associé ? demanda Grinder.

 

– Le voici, l’associé, » cria Thomas Codlin sortant la tête du proscénium de son théâtre, et présentant une physionomie morose bien différente du caractère enjoué des personnages qui paraissent habituellement en scène ; et puis il ajouta : « On verra l’associé se faire bouillir tout vivant plutôt que de continuer à marcher ce soir !… Voilà la réponse de l’associé.

 

– Bien, bien, dit Short, ne parlez pas ainsi dans le temple de Momus. Respect à l’association, Tommy, même si vous voulez la rompre brusquement.

 

– Brusquement ou non, répliqua M. Codlin frappant avec sa main sur la petite galerie où Polichinelle, quand il apparaît tout à coup avec ses jambes en équilibre et ses bas de soie, est accoutumé à exciter l’admiration générale, brusquement ou non, je ne veux pas faire plus d’un mille et demi ce soir. Je couche aux Jolly-Sandboys, et pas ailleurs. Si vous voulez y venir, venez-y. Si vous voulez aller de votre côté, allez de votre côté, et passez-vous de moi si vous pouvez. »

 

Cela dit, M. Codlin sortit de scène et se montra aussitôt hors du théâtre qu’il chargea vivement sur ses épaules, l’emportant avec une remarquable agilité.

 

Il n’y avait plus à discuter ; Short fut contraint de quitter M. Grinder et ses élèves pour accompagner son associé qui n’était pas en belle humeur. Après s’être arrêté quelques minutes au carrefour, à voir les échasses gambader au clair de lune, et le porteur de tambour les suivre de son mieux, mais non sans peine, Short sonna une dernière fanfare en signe d’adieu, puis il se hâta de rejoindre M. Codlin. Il donna à Nell celle de ses mains qui était libre ; et exhortant l’enfant à avoir bon courage, puisqu’on touchait au terme du voyage pour ce soir, soutenant aussi le vieillard par la même assurance, il les entraîna d’un pas rapide vers le but auquel il aspirait d’autant plus pour sa part, que la lune s’était cachée et que les nuages annonçaient une pluie prochaine.

 

CHAPITRE XVIII.

Les Jolly-Sandboys étaient une petite auberge fort ancienne, située au bord de la route, avec une enseigne toute vermoulue, qui se balançait et craquait au vent sur son support, en face de l’établissement, représentant trois tireurs de sable qui font assaut de gaieté avec autant de pots de bière et de sacs d’or à leurs côtés. Nos voyageurs avaient dans la journée reconnu, à plusieurs indices, qu’ils approchaient de la ville où les courses devaient avoir lieu : c’étaient des campements de bohémiens, des chariots chargés des baraques modèles destinées aux jeux de hasard avec leurs dépendances ; c’étaient des saltimbanques de toute espèce ; des mendiants, des vagabonds, tous en marche dans la même direction. M. Codlin craignait de trouver l’auberge encombrée ; comme sa crainte augmentait à mesure que diminuait la distance entre lui et l’hôtellerie, il hâta le pas ; et, malgré le poids du fardeau qu’il avait à porter, il maintint son trot redoublé jusqu’à ce qu’il eût atteint le seuil de la maison. Là, il eut le plaisir de voir que ses craintes étaient sans fondement : car le maître de l’auberge se tenait appuyé contre sa porte, regardant nonchalamment la pluie qui commençait à tomber avec force. On n’entendait ni le tintement de la sonnette fêlée, ni les cris des buveurs, ni les bruyants chorus qui n’eussent pas manqué d’indiquer qu’il y avait du monde à l’intérieur.

 

« Tout seul ?… dit M. Codlin déposant à terre son fardeau et s’essuyant le front.

 

– Tout seul encore, répondit l’aubergiste en regardant les nuages dans le ciel ; mais j’attends, pour cette nuit, nombreuse compagnie. Ici !… cria-t-il à l’un de ses garçons ; portez ce théâtre à la grange. Entrez vite, mon cher Tom, et mettez-vous à l’abri. Aussitôt que j’ai vu qu’il commençait à pleuvoir, je leur ai dit d’allumer du feu, et ça flambe bien dans la cuisine, je vous en réponds. »

 

M. Codlin le suivit très-volontiers, et ne tarda pas à reconnaître que l’aubergiste avait eu raison de lui vanter le bon effet des instructions données à la cuisine. Un feu clair brillait dans le foyer et remplissait la large cheminée d’un ronflement agréable à entendre, auquel se joignait le bouillonnement, non moins doux aux oreilles, d’une large chaudière de fonte. Une vive et rouge lueur était répandue dans la cuisine ; et, quand l’aubergiste remua le feu pour faire jaillir la flamme, quand il souleva le couvercle de la chaudière d’où s’échappa un fumet odorant, tandis que le bouillonnement du liquide devenait plus vif et qu’une onctueuse vapeur, un nuage délicieux flottait au-dessus de leurs têtes, M. Codlin sentit son cœur profondément touché. Il s’assit au coin de la cheminée et sourit.

 

M. Codlin continuait de sourire dans son coin de cheminée, en voyant l’aubergiste tenir le couvercle avec un air d’importance : car notre homme, sous prétexte de découvrir la marmite pour donner ses soins au souper, n’était pas fâché d’envoyer la délicieuse vapeur chatouiller agréablement les narines de son hôte. L’ardeur du feu se reflétait sur la tête chauve de l’aubergiste, dans ses yeux brillants, sur sa bouche humide, sur sa face bourgeonnée, grasse et ronde. M. Codlin passa sa manche sur ses lèvres, et demanda :

 

« Qu’est-ce que c’est ?

 

– C’est un ragoût de tripes, répondit l’aubergiste en faisant claquer ses lèvres, avec un talon de vache (il fait encore claquer ses lèvres), du lard (il recommence le même exercice), du bifteck (il continue), des pois, des choux-fleurs, des pommes de terre nouvelles et des asperges ; tout cela cuit ensemble dans un excellent jus de viande. »

 

Arrivé au bout de son rouleau, il fit claquer de nouveau ses lèvres ; puis, aspirant avec délices l’odeur qui s’était répandue, il remit le couvercle de l’air d’un homme qui n’a plus qu’à se reposer après avoir accompli une œuvre si parfaite.

 

« À quelle heure le ragoût sera-t-il prêt ? demanda doucement M. Codlin.

 

– Dans une heure, répondit l’aubergiste en consultant du regard l’horloge qui, avec son vernis éclatant sur son large cadran blanc, était bien digne de figurer aux Jolly-Sandboys ; le souper sera prêt à onze heures vingt-deux minutes.

 

– Eh bien, dit M. Codlin, apportez-moi une pinte d’ale chaude, et qu’on ne me serve plus rien, pas même un biscuit, avant qu’il soit l’heure de dire deux mots au souper. »

 

Témoignant par un signe de tête qu’il approuvait cette résolution formelle et cligne d’un homme de cœur, qui sait manger, l’aubergiste alla tirer la bière ; en revenant, il se mit à la faire chauffer dans un petit pot de fer-blanc, ayant la forme d’un entonnoir, qu’il approcha le plus avant possible du feu, à la meilleure place. La bière n’ayant pas tardé à être chaude, il la servit à M. Codlin avec cette mousse crémeuse qui plaît si fort aux amateurs de boissons fermentées.

 

Parfaitement réconforté par ce doux breuvage, M. Codlin se souvint alors de ses compagnons de voyage et annonça à notre hôtelier des Sandboys qu’ils allaient arriver. La pluie battait contre les fenêtres et tombait par torrents ; et, ma foi ! M. Codlin était devenu si aimable, qu’il exprima plusieurs fois l’espérance que ses amis ne seraient pas assez stupides pour se laisser mouiller.

 

Enfin ceux-ci arrivèrent, trempés par la pluie et dans un état pitoyable, bien que Short eût de son mieux abrité l’enfant sous les basques de son habit, et qu’ils fussent tous presque hors d’haleine, tant ils avaient marché vite. Mais on ne les entendit pas plutôt sur la route, que l’aubergiste, qui était allé les guetter au seuil de sa porte, rentra vivement dans la cuisine et enleva le couvercle. L’effet fut électrique. Les voyageurs parurent, le visage souriant, bien que l’eau tombât de leurs habits sur le carreau. La première remarque de Short fut : « Quelle délicieuse odeur ! »

 

On oublie aisément la pluie et la boue auprès d’un bon feu, dans une salle bien éclairée. Les voyageurs trouvèrent, soit dans l’auberge soit dans leur bagage particulier, des pantoufles et des vêtements secs, et, se blottissant au coin de la cheminée, selon l’exemple que leur en avait donné M. Codlin, ils se remirent bientôt de leurs fatigues, ou ne se les rappelèrent que pour mieux apprécier les jouissances du moment. Sous l’influence de la chaleur et du bien-être, comme de la lassitude qu’ils avaient éprouvée, Nelly et le vieillard s’étaient à peine assis qu’ils s’endormirent.

 

« Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » demanda à demi-voix l’aubergiste.

 

Short secoua la tête et répondit qu’il en était encore lui-même à le savoir.

 

« Et vous, le savez-vous ? demanda l’aubergiste en se tournant vers M. Codlin.

 

– Ni moi non plus, dit ce dernier. Ce n’est rien qui vaille, je suppose.

 

– Ils ne sont pas méchants, dit Short. Je vais vous dire : ce qu’il y a de certain, c’est que le vieux a perdu l’esprit…

 

– Si vous n’avez rien de plus neuf à nous apprendre, grommela Codlin, regardant l’horloge, vous ferez mieux de nous laisser nous occuper du souper au lieu de nous déranger.

 

– M’écouterez-vous ?… Il est clair pour moi qu’ils n’ont pas toujours mené ce genre de vie. Vous ne me ferez pas croire que cette charmante jeune fille ait été habituée à rôder ainsi qu’elle l’a fait ces deux ou trois derniers jours. Je m’y connais !

 

– Eh bien ! qui est-ce qui vous dit le contraire ? grommela M. Codlin, promenant tour à tour son regard de l’horloge à la chaudière ; ne pourriez-vous pas songer à quelque chose qui convienne mieux au moment présent, qu’à des propos inutiles que vous venez nous débiter pour vous donner le plaisir de les contredire ensuite ?

 

– Je voudrais bien qu’on vous servît votre souper, répliqua Short ; car, jusqu’à ce que vous l’ayez expédié, je n’aurai pas la paix avec vous. Avez-vous remarqué comme le vieux est pressé de continuer sa route, comme il répète toujours : « Plus loin !… Plus loin encore ! » Avez-vous remarqué ça ?

 

– Eh bien ! après ?

 

– Après ? Le voilà ! Il a sûrement faussé compagnie à ses amis. Écoutez-moi bien : il a faussé compagnie à ses amis et profité de la tendresse de cette douce et jeune créature pour l’engager à être son guide et sa compagne de voyage… Où vont-ils ? C’est ce qu’il ne sait pas plus que l’homme ne connaît le chemin de la lune. Mais je ne le souffrirai pas.

 

– Vous ne le souffrirez pas, vous !… s’écria Codlin, jetant un nouveau regard sur l’horloge et se tirant les cheveux avec une sorte de rage, causée, je pense, à la fois par les observations de son compagnon et par la marche du temps, trop lente, au gré de son appétit. A-t-on jamais vu ? ajouta-t-il.

 

– Non, répéta Short avec énergie et lentement, je ne le souffrirai pas. Je ne souffrirai pas que cette jeune et charmante enfant tombe en de mauvaises mains, qu’elle se trouve au milieu de gens pour lesquels elle n’est pas plus faite qu’ils ne sont faits eux-mêmes pour vivre parmi les anges et pour en faire leurs camarades. En conséquence lorsqu’ils paraîtront vouloir nous quitter, je prendrai mes mesures pour les retenir et les rendre à leurs amis qui, j’en suis certain, ont déjà fait afficher leur chagrin sur tous les murs de Londres.

 

– Short ! dit M. Codlin, qui, la tête appuyée sur les mains et les coudes posés sur les genoux, n’avait cessé de se balancer avec impatience de côté et d’autre, en frappant de temps en temps le plancher, mais qui en ce moment fixa sur son associé des yeux étincelants ; il est très-possible que vos suppositions aient du bon. S’il en est ainsi et s’il y a une récompense, Short, souvenez-vous que nous sommes associés pour tous les profits ! »

 

Le compagnon n’eut que le temps de faire un signe d’assentiment, car l’enfant venait de s’éveiller. M. Codlin et M. Short s’étaient rapprochés précédemment pour s’entretenir à voix basse ; mais au moment où Nelly sortit de son assoupissement, ils s’éloignèrent vivement l’un de l’autre, et ils s’étaient mis assez maladroitement à échanger sur leur ton de voix habituel quelques idées banales, lorsqu’on entendit du dehors un étrange bruit de pas. C’était une société nouvelle qui faisait son entrée.

 

Ce n’était rien moins que quatre chiens fort laids, qui venaient l’un après l’autre, conduits par un vieux chien poussif dont la physionomie était particulièrement lugubre : celui-ci, s’arrêtant lorsque le dernier de la bande eut atteint la porte, se leva sur ses pattes de derrière et regarda attentivement ses compagnons qui aussitôt se dressèrent comme lui sur leurs pattes, formant une file grave et mélancolique. Ils offraient encore cette circonstance remarquable, que chacun d’eux portait une sorte de petit vêtement de couleurs voyantes parsemé de paillettes ternies ; l’un d’eux avait sur la tête une toque attachée soigneusement sous le menton, qui lui était tombée sur le nez et lui cachait complètement un œil ; joignez à cela que les vêtements bariolés étaient trempés et tachés par la pluie, comme ceux qui les portaient étaient éclaboussés et sales, et vous pourrez vous faire une idée de la tournure bizarre des nouveaux hôtes de l’auberge des Jolly-Sandboys.

 

Ni Short cependant, ni le maître de la maison, ni Thomas Codlin ne parurent éprouver la moindre surprise ; ils se bornèrent à dire que c’étaient les chiens de Jerry, et que Jerry ne pouvait être loin. Tandis que les chiens gardaient patiemment leur posture, les yeux clignotants la gueule ouverte, et le regard fixé sur la chaudière bouillante, Jerry parut en personne, et alors tous les chiens se laissèrent à la fois retomber sur leurs pattes et se mirent à marcher dans la chambre comme des chiens naturels. Cette posture, il faut l’avouer, ne rehaussa pas beaucoup leur tournure, car la queue véritable de ces quadrupèdes et la queue artificielle de leurs habits, fort agréables d’ailleurs chacune dans leur genre, s’accordaient médiocrement.

 

Jerry, le directeur des chiens dansants, était un homme de haute taille, avec des favoris noirs et un costume de velours. Il paraissait bien connu de l’aubergiste et de ses hôtes, et il les aborda avec une grande cordialité. Il se débarrassa d’un orgue de Barbarie qu’il posa sur un siège, et, gardant à la main une petite cravache destinée à imposer respect à sa troupe de comédiens, il s’approcha du feu pour se sécher et se mêla à la conversation.

 

« Est-ce que vos acteurs ont l’habitude de voyager tout costumés ? demanda Short en montrant les habits des chiens. Vous n’en seriez pas quitte à bon marché.

 

– Non, répondit Jerry ; ce n’est pas notre habitude. Mais aujourd’hui nous avons joué un peu en route ; et comme nous nous rendons aux courses avec une garde-robe toute neuve en réserve, je n’ai pas cru nécessaire de m’arrêter pour les déshabiller. À bas, Pedro ! »

 

Cette injonction s’adressait au chien coiffé d’une toque. Celui-ci, en sa qualité de recrue nouvellement admise dans la troupe et peu au courant de ses devoirs, attachait avec anxiété sur son maître celui de ses yeux qui n’était pas couvert, et sans cesse il se dressait sur ses pattes de derrière, quand cela n’était nullement nécessaire, pour retomber presque aussitôt en avant.

 

« J’ai là un petit animal, dit Jerry en plongeant la main dans la vaste profondeur de sa poche et y cherchant dans un coin comme s’il voulait en retirer une orange ou une pomme, un petit animal qui, je crois, ne vous est pas inconnu, mon cher Short.

 

– Ah ! s’écria Short, voyons ça !

 

– Le voici, dit Jerry tirant de sa poche un petit basset, c’était jadis, je crois, le Toby de votre Polichinelle ; n’est-il pas vrai ? »

 

Dans certaines versions du grand drame de Polichinelle, il y a, par une innovation moderne, un petit chien qu’on suppose appartenir à ce personnage, et dont le nom est toujours Toby. Ce Toby a été dérobé dans sa jeunesse à un autre gentleman et vendu en fraude à notre héros, trop candide pour soupçonner chez autrui une supercherie dont il se sent incapable lui-même. Mais Toby, conservant un attachement inébranlable à son ancien maître et repoussant les avances de tout nouveau patron, non seulement refuse de fumer une pipe sur l’ordre que lui en donne Polichinelle, mais, pour mieux prouver sa fidélité, il saisit Polichinelle par le nez qu’il étreint avec violence, tandis que les spectateurs admirent cette marque d’affection canine. Le petit basset en question avait eu à remplir ce rôle, et si l’on avait pu en douter, sa conduite en eût bientôt fourni la preuve : car, à la vue de Short, il témoigna de la manière la plus énergique qu’il le reconnaissait ; et, de plus, apercevant la boîte plate, il aboya si furieusement contre le nez de carton qu’il ne doutait pas qu’on y eût renfermé, que son maître fut obligé de le ressaisir et de le replonger dans sa poche, au grand soulagement de la compagnie tout entière.

 

L’aubergiste cependant s’occupait de mettre la nappe. M. Codlin l’aida obligeamment en posant sa fourchette et son couteau à la meilleure place, où il s’installa aussitôt. Quand tout fut prêt, le maître de la maison leva le couvercle pour la dernière fois, et il s’échappa de la chaudière un si bon présage pour le souper, que, si l’aubergiste s’était avisé de recouvrir la marmite ou de différer le repas, on eût été capable de l’immoler lui-même auprès de son foyer, au pied de ses lares domestiques.

 

Mais il ne fit rien de semblable. Avec l’aide d’une grosse servante il versa dans une vaste terrine le contenu de la chaudière ; opération que les chiens suivaient avec la plus profonde attention, sans se préoccuper des éclaboussures brûlantes qui leur tombaient sur le nez. Enfin le plat fut posé sur la table, où l’on mit aussi de distance en distance les pots d’ale. Nell dit la prière, et le souper commença.

 

En ce moment intéressant les pauvres chiens s’étaient dressés sur leurs pattes de derrière, d’une manière vraiment surprenante. Nell, ayant pitié d’eux, allait prendre sur son assiette quelques morceaux de viande pour les leur donner, avant d’y avoir touché elle-même, quoiqu’elle eût bien faim, quand Jerry s’y opposa.

 

« Non pas, ma chère ; ils ne doivent rien recevoir d’une autre main que la mienne, s’il vous plaît. Ce chien, ajouta-t-il en montrant le vieux conducteur de la troupe et parlant d’un ton menaçant, ce chien m’a perdu un sou aujourd’hui. Il ira se coucher sans souper. »

 

Le malheureux animal se laissa tomber sur ses pattes de devant, remua sa queue, et par son regard implora la compassion du maître.

 

« Une autre fois, monsieur, vous serez plus soigneux, dit Jerry allant froidement vers la chaise où il avait placé son orgue, et remontant le mécanisme : venez ici. Maintenant, monsieur, jouez, s’il vous plaît, pendant que nous souperons, et bougez de là, si vous l’osez ! »

 

Le chien se mit immédiatement en devoir de faire grincer la musique la plus lugubre. Son maître vint reprendre sa place, après avoir eu soin de lui montrer le bout de la houssine, et il appela ses autres acteurs qui, dociles à sa voix, s’alignèrent comme des soldats.

 

« À vous, messieurs, dit Jerry les regardant fixement. Le chien que je nommerai mangera. Les chiens que je n’aurai pas nommés devront se tenir tranquilles. Carlo ! »

 

L’heureux animal dont le nom venait d’être prononcé happa le morceau jeté devant lui, mais aucun des autres ne bougea. Leur maître leur donna ainsi à manger à sa manière. Pendant ce temps, le chien mis en pénitence tournait la manivelle de l’orgue, tantôt vite, tantôt lentement, mais sans s’arrêter un seul instant. Lorsque le bruit des couteaux et des fourchettes redoublait, ou bien qu’un des camarades attrapait un bon morceau de gras, le pauvre chien accompagnait sa musique d’un hurlement plaintif ; mais il se taisait aussitôt en rencontrant le regard de son maître et se remettait avec plus d’ardeur que jamais à jouer l’air du sire de Framboisy.

 

CHAPITRE XIX.

Le souper n’était pas achevé, lorsqu’arrivèrent aux Jolly-Sandboys deux nouveaux voyageurs amenés en ce lieu par le même motif que les autres : durant plusieurs heures, ils avaient été battus par la pluie, et ils étaient tout ruisselants d’eau. L’un d’eux était propriétaire d’un géant et d’une petite femme sans bras ni jambes, qui étaient partis en avant dans une lourde charrette ; l’autre était un gentleman silencieux qui gagnait son pain en faisant des tours de cartes, et qui s’était exercé à se défigurer en s’introduisant dans les yeux de petites losanges de plomb qu’il faisait descendre dans sa bouche, l’un des agréments de la profession qui lui servait de gagne-pain. Le premier de ces nouveaux venus se nommait Vuffin ; le second, sans doute, par une plaisante satire contre sa laideur, avait nom le beau William[8]. L’aubergiste se donna beaucoup de mouvement pour leur fournir tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et bientôt, en effet, les deux voyageurs furent parfaitement à l’aise.

 

« Comment va le géant ? demanda Short, lorsqu’ils furent tous assis autour du feu en fumant.

 

– Un peu faible des jambes, répondit M. Vuffin ; je commence à craindre qu’il ne devienne cagneux.

 

– Ce serait bien désagréable, dit Short.

 

– Je crois bien, répéta M. Vuffin, l’œil fixé sur le feu. Si un géant vient à manquer par les jambes, le public n’en fait pas plus de cas que d’un trognon de chou.

 

– Que deviennent les géants hors de service ? demanda Short, se tournant vers lui après un moment de réflexion.

 

– On les repasse aux caravanes[9] pour servir les nains.

 

– Eh ! mais, ils doivent être d’un gros entretien quand ils ne sont plus bons à être montrés.

 

– Ça vaux mieux que de les laisser manger le pain de la paroisse ou courir les rues pour mendier ; et puis, qu’on s’habitue à rencontrer partout des géants, et personne ne payera plus pour en voir. Tenez, par exemple, les jambes de bois : s’il n’y avait qu’un homme qui eût une jambe de bois, quel trésor ce serait !

 

– C’est vrai ! c’est bien vrai ! s’écrièrent à la fois Short et l’aubergiste.

 

– Au lieu de cela, poursuivit M. Vuffin, vous n’avez qu’à annoncer une pièce de Shakespeare jouée uniquement par des jambes de bois, je parie que vous ne faites pas quinze sous.

 

– Ah ! certainement non, » dit Short. Et l’aubergiste fut du même avis.

 

M. Vuffin reprit, en agitant sa pipe de l’air d’un homme qui argumente :

 

« Ceci prouve qu’il est d’une bonne politique de laisser dans les caravanes les géants usés : ils y sont logés et nourris pour rien le reste de leur vie, et ils se trouvent fort heureux d’y être gardés. Il y avait un géant, un brun, qui laissa la caravane il y a un an et se mit à promener dans Londres des affiches de voitures, se louant à vil prix comme les balayeurs du coin des rues. Il est mort. Je ne fais d’insinuation contre qui que ce soit, ajouta solennellement M. Vuffin, mais il ruinait le commerce… et il est mort. »

 

L’aubergiste poussa un soupir en regardant le maître des chiens, qui secoua la tête en disant d’un air bourru qu’il se le rappelait bien.

 

« Je le sais, Jerry, dit M. Vuffin avec un ton pénétré, je sais que vous vous le rappelez, et l’opinion générale a été que le géant avait bien mérité son sort. Tenez ! je me rappelle le temps où le vieux Maunders avait quelque chose comme vingt-trois caravanes ; je me rappelle le temps où le vieux Maunders avait dans son cottage de Spa-Fields, pendant l’hiver et quand la saison des exhibitions était passée, huit nains mâles et femelles assis à table tous les jours et servis par huit vieux géants en habits verts, jupons à carreaux rouges, bas de coton bleus et souliers à recouvrement. Il y avait un nain plus âgé que les autres et très-méchant ; quand son géant n’allait pas assez vite à son gré, il lui enfonçait des épingles dans les mollets, ne pouvant pas atteindre plus haut. C’est un fait certain, le vieux Maunders me l’a conté lui-même.

 

– Et les nains, que deviennent-ils lorsqu’ils sont vieux ? demanda l’aubergiste.

 

– Plus un nain est vieux, plus il a de prix. Un nain aux cheveux gris et bien ridé ne peut plus être soupçonné de n’être qu’un enfant. Mais un géant faible sur ses jambes et qui ne se tient plus droit, gardez-le dans la caravane, mais ne le montrez plus, à aucun prix ! »

 

Tandis que M. Vuffin et ses deux amis fumaient leur pipe et trompaient le temps par cette conversation, le personnage silencieux assis à l’un des coins de la cheminée avalait ou semblait avaler une douzaine de petits sous, pour s’entretenir la main ; il tenait en équilibre une plume sur son nez, et se livrait à divers autres traits de dextérité sans accorder la moindre attention à la compagnie qui, de son côté, ne s’occupait pas davantage de lui. À la fin, Nelly, fatiguée, décida son grand-père à se retirer. Ils sortirent, laissant la compagnie assise autour du feu et les chiens endormis à quelque distance.

 

Après avoir souhaité le bonsoir au vieillard, Nelly venait de passer dans son misérable galetas ; mais à peine en avait-elle fermé la porte, qu’elle y entendit frapper à petits coups. Elle ouvrit et fut quelque peu surprise à la vue de M. Thomas Codlin qu’elle avait laissé en bas profondément endormi, au moins en apparence.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda l’enfant.

 

– Rien, ma chère, répondit le visiteur. Je suis votre ami. Peut-être n’y aviez-vous pas songé ; mais c’est moi qui suis votre ami, et non pas lui.

 

– Qui, lui ?

 

– Short, ma chère. Je vous le dis, bien qu’il ait des façons câlines qui pourraient vous faire illusion ; c’est moi qui suis l’homme franc et loyal de l’association. J’ai le cœur sur la main. On ne le dirait pas, mais cela n’empêche pas que c’est la vérité. »

 

Nelly commençait à. se sentir effrayée, en pensant que l’ale avait produit trop d’effet sur M. Codlin, et que les louanges qu’il s’accordait devaient être une conséquence de ses libations.

 

« Short, reprit le misanthrope, est sans doute très-bien et paraît affectueux, mais il exagère la chose ; moi, c’est bien différent. »

 

Certes, si M. Codlin avait un défaut, en fait de tendresse de cœur, c’était plutôt d’en manquer que d’en avoir à revendre, à en juger par ses manières. Mais Nelly était trop préoccupée pour dire ce qu’elle pensait à cet égard.

 

« Suivez mes conseils, reprit Codlin ; ne me demandez pas le pourquoi, mais croyez-moi : tant que vous voyagerez avec nous, tenez-vous le plus près possible de moi. Ne proposez point de nous quitter (pour quelque raison que ce soit), mais attachez-vous toujours à moi, et dites que je suis votre ami. Voulez-vous, ma chère, vous bien mettre cela dans l’esprit, et me promettre de dire toujours que c’était moi qui étais votre ami ?

 

– Le dire à qui et quand ? demanda naïvement l’enfant.

 

– Oh ! à personne en particulier, répondit Codlin, un peu déconcerté par cette question. Je désire seulement que, dans l’occasion, vous puissiez dire que je suis votre ami, et me rendre ce témoignage. Vous ne sauriez vous imaginer quel intérêt je vous porte. Pourquoi ne me conteriez-vous pas votre petite histoire, ce qui vous est arrivé à vous et au pauvre vieillard ? Je suis le meilleur conseiller que vous puissiez prendre, et vous m’inspirez tant d’intérêt !… certainement bien plus qu’à Short. Il me semble qu’on monte l’escalier. Il n’est pas nécessaire que vous parliez à Short du petit entretien que nous avons eu ensemble. Bonsoir. Rappelez-vous votre véritable ami. C’est Codlin qui est votre ami, ce n’est pas Short. Short est bon enfant dans ce qu’il est ; mais votre véritable ami, c’est Codlin, et non pas Short. »

 

Appuyant cette protestation d’un grand nombre de regards affables et encourageants, et de gestes pleins d’ardeur amicale, Thomas Codlin se retira sur la pointe du pied, laissant l’enfant dans une profonde surprise. Nelly réfléchissait encore à cet étrange incident, quand les dalles de l’escalier vermoulu crièrent sous les pieds des autres voyageurs qui gagnaient leurs chambres. Lorsqu’ils furent tous passés et que le bruit qu’ils avaient fait se fut amorti, l’un d’eux revint sur ses pas, et, après quelque hésitation, après avoir tâtonné contre le mur comme s’il ignorait à quelle porte il devait frapper, il heurta à celle de Nelly.

 

« Qui est là ? dit l’enfant sans ouvrir.

 

– Moi, Short, répondit celui-ci en se penchant vers le trou de la serrure. Je voulais seulement vous prévenir, ma chère, que nous devons partir demain matin de très-bonne heure, parce que si nous ne prévenons les chiens et le faiseur de tours, les villages où nous passerons ne nous rapporteront pas un sou. Croyez-vous être debout assez tôt pour vous mettre en route avec nous ? Si vous voulez, je vous avertirai. »

 

L’enfant lui promit d’être prête, et lui ayant rendu son bonsoir, elle l’entendit s’éloigner. L’intérêt de ces deux hommes lui causait un certain déplaisir, surtout quand elle se rappelait leurs chuchotements dans la cuisine et le trouble qu’ils avaient éprouvé en la voyant s’éveiller ; elle n’était donc pas sans songer avec méfiance qu’elle aurait pu rencontrer de meilleurs compagnons. Cependant, la fatigue finit par dominer la crainte, et elle ne tarda pas à s’endormir.

 

Dès le lendemain, au point du jour, Short remplit sa promesse ; il frappa doucement à la porte de Kelly, qu’il pria instamment de se lever tout de suite, attendu que le propriétaire des chiens ronflait encore, et qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour prendre une bonne avance à la fois sur lui et sur le sorcier, qui parlait tout haut en dormant, et qui, d’après ce qu’on avait pu lui entendre dire, semblait, dans ses rêves, tenir un âne en équilibre sur son nez. Nelly sortit immédiatement de son lit et éveilla son grand-père avec tant de diligence, qu’ils furent tous deux aussitôt prêts que Short lui-même, qui en témoigna toute sa satisfaction.

 

Après un déjeuner sans cérémonie, expédié à la hâte, et dont les principaux éléments furent du lard, du pain et de la bière, ils prirent congé de l’aubergiste et franchirent la porte des Jolly-Sandboys. La matinée était belle et chaude, le sol frais pour les pieds après la pluie de la veille, les haies plus gaies et plus vertes, l’air pur ; tout, en un mot, respirait la fraîcheur et la santé. Sous cette douce influence, les voyageurs marchaient d’un bon pas.

 

Ils n’étaient pas bien loin encore, lorsque l’enfant fut frappée de nouveau du changement de manières de M. Thomas Codlin, qui, au lieu de se traîner tout seul en grommelant, ainsi qu’il l’avait fait jusqu’alors, se tenait tout près d’elle, et, lorsqu’il saisissait l’occasion de la regarder à l’insu de son associé, l’avertissait, par certains signes à la dérobée, par certains mouvements de tête, de se défier de Short et de ne mettre sa confiance qu’en Codlin. Il ne se bornait pas aux regards et aux gestes ; car, lorsque Nelly et son grand-père marchaient auprès dudit Short, et que le petit homme parlait avec sa chaleur habituelle d’une quantité de sujets indifférents, Thomas Codlin témoignait sa jalousie et son déplaisir en suivant de près Nelly, à qui il administrait de temps en temps sur les chevilles, en manière d’avertissement, des coups fort peu agréables avec les pieds de son théâtre.

 

Toutes ces façons d’agir rendirent naturellement l’enfant plus prudente encore et plus réservée Bientôt elle remarqua que, toutes les fois qu’on s’arrêtait devant une taverne de village ou tout autre lieu pour y donner le spectacle, M. Codlin, tout en s’occupant de ses fonctions, tenait son regard soigneusement attaché sur elle et sur le vieillard ; ou bien, avec des démonstrations d’amitié et de respect, invitait ce dernier à s’appuyer sur son bras, et le surveillait ainsi de près jusqu’à ce que la représentation fût terminée et qu’on fût reparti. Short lui-même semblait changé à cet égard. Lui aussi, il avait l’air de mêler à son caractère ouvert le désir bien arrêté d’établir sur eux un système de surveillance. Toutes ces circonstances redoublèrent les soupçons de l’enfant et lui inspirèrent encore plus de défiance et d’anxiété.

 

Cependant ils approchaient de la ville où les courses devaient commencer le lendemain : ils n’en pouvaient douter ; car en passant à travers des troupes nombreuses de bohémiens et de vagabonds qui suivaient la même route dans la direction de la ville et sortaient de tous les chemins de traverse, de toutes les ruelles de la campagne, ils tombèrent au milieu d’une foule de gens, les uns voyageant dans des charrettes couvertes, les autres à cheval, ceux-ci sur des ânes, ceux-là chargés de lourds fardeaux, et tous tendant vers le même but. Les cabarets situés sur le bord de la route avaient cessé d’être vides et silencieux comme ceux qui se trouvaient plus éloignés ; maintenant il s’en échappait des cris tumultueux et des nuages de fumée ; à travers les fenêtres noires, on voyait des groupes de grosses faces rubicondes regarder sur la route. Sur chaque emplacement de terrain inculte ou communal, quelque jeu de hasard étalait son industrie bruyante et invitait les passants désœuvrés à s’arrêter pour tenter la chance ; la foule devenait de plus en plus compacte ; le pain d’épice doré exposait ses splendeurs à la poussière dans des baraques en toile ; et parfois une voiture à quatre chevaux, lancée au galop, passait rapidement en soulevant un nuage qui couvrait tout et laissait les gens ahuris et aveuglés par derrière.

 

Il était tard quand nos voyageurs arrivèrent à la ville même ; les derniers milles qu’ils avaient eus à faire avaient été longs et pénibles. Dans cette ville, tout était tumulte et confusion ; les rues étaient pleines de monde : on y pouvait distinguer bien des étrangers, aux regards curieux qu’ils jetaient autour d’eux, les cloches des églises faisaient retentir leur bruyant carillon ; les pavillons flottaient aux fenêtres et au sommet des toits. Dans les grandes cours d’auberge, les garçons couraient de tous côtés, se heurtant l’un l’autre ; les chevaux frappaient du pied sur les dalles raboteuses ; on entendait résonner les roues des voitures qu’on remisait ; et les fumets désagréables de nombreuses tables couvertes de dîneurs, apportaient à l’odorat leur lourde et tiède émanation. Dans de plus humbles auberges, les violons criards grinçaient, hors du ton et de la mesure, pour soutenir le pas vacillant des danseurs ; des hommes ivres, oubliant le refrain de leurs chansons, unissaient leurs voix dans un hurlement frénétique qui couvrait jusqu’au son des cloches, véritables sauvages qui ne demandaient qu’à boire ; devant les portes, stationnaient des groupes de flâneurs, pour voir danser quelque traîneuse et joindre le vacarme de leurs clameurs au flageolet aigu et au tambour assourdissant.

 

À travers cette scène de vertige, l’enfant, effrayée et dégoûtée de tout ce qu’elle voyait, entraînait son grand-père charmé ; elle serrait de près son guide ; elle tremblait d’être séparée du vieillard par la foule et d’avoir à retrouver son chemin toute seule. Grâce à leurs efforts pour se dégager du bruit et du mouvement, ils finirent par traverser les rues et arriver au champ de courses, lande ouverte, située sur une hauteur, à un bon mille des dernières limites de la ville.

 

Bien qu’il s’y trouvât quantité de gens encore, et pas des plus cossus ni des plus élégants, occupés à dresser des tentes en toute hâte, à enfoncer des pieux en terre, à courir de çà et de là, les pieds pleins de poussière, en poussant d’affreux jurons bien qu’il y eût là des enfants fatigués qu’on avait couchés sur des tas de paille entre les roues des charrettes, et qui pleuraient pour s’endormir ; sans compter de pauvres chevaux maigres et des ânes en liberté, paissant parmi les hommes et les femmes, parmi les pots et les chaudrons, parmi les feux à demi allumés et les bouts de chandelles qui brillaient et coulaient çà et là ; malgré tout cela, Nelly avait plaisir à sentir qu’elle n’était plus dans la ville, et respirait plus à l’aise. Après un souper chétif, dont les frais mirent si bas ses ressources, qu’il lui resta à peine quelques sous pour le déjeuner du lendemain, elle alla avec son grand-père chercher un peu de repos au coin d’une tente, où ils s’endormirent, malgré les bruyants préparatifs qu’on fit autour d’eux durant toute la nuit.

 

Et maintenant, le temps approchait où ils allaient être forcés de mendier leur pain. Dès le lever du soleil, Nelly sortit de la tente et se rendit dans les champs voisins, où elle cueillit des roses sauvages et d’autres petites fleurs, se proposant d’en faire des bouquets qu’elle offrirait aux dames en voiture, quand le beau monde arriverait. Sa pensée n’était pas non plus inactive pendant que sa main travaillait ainsi. Lorsqu’elle fut de retour et se fut assise près du vieillard dans le coin de la tente, à arranger ses fleurs en bouquet, elle profita de ce que les deux hommes dormaient encore à l’extrémité opposée, tira son grand-père par la manche, le regarda doucement, et lui dit à voix basse :

 

« Grand-papa, ne tournez pas les yeux vers les gens dont je vais vous parler, et n’ayez l’air de vous occuper que de ce que je fais en ce moment. Que me disiez-vous avant notre départ de la vieille maison ? Que si l’on savait ce que nous allions faire, on dirait que vous étiez fou, et que l’on nous séparerait ? »

 

Le vieillard se tourna vers elle avec une expression de terreur hagarde ; mais elle le contint par un regard, et le priant de tenir les fleurs pendant qu’elle les attacherait, elle ajouta en approchant ses lèvres de l’oreille de son grand-père :

 

« C’était là ce que vous me disiez, je le sais. Vous n’avez pas besoin de parler. Je m’en souviens bien, et je ne pouvais pas l’oublier. Mon grand-papa, ces hommes soupçonnent que nous avons secrètement quitté notre famille, ils projettent de nous livrer secrètement à quelque magistrat, pour nous faire renvoyer d’où nous venons. Si votre main tremble ainsi, nous ne pourrons jamais leur échapper ; mais si vous voulez seulement vous tenir tranquille, nous y réussirons aisément.

 

– Comment cela ? murmura le vieillard. Chère Nell, comment cela ? Ils m’enfermeront dans un cachot de pierre, noir et froid ; ils m’enchaîneront à la muraille, ô ma Nell ! ils me fouetteront jusqu’au sang, et ne me laisseront plus jamais te voir !

 

– Voilà que vous tremblez encore ! dit l’enfant. Tenez-vous auprès de moi toute la journée. Ne faites pas attention à eux ; ne les regardez pas, ne regardez que moi. Je trouverai un moment favorable pour nous échapper. Quand je le ferai, imitez-moi ; ne dites pas un mot, ne vous arrêtez pas un instant… Chut !… c’est assez !

 

– Ho !  ! qu’est-ce que vous faites donc, ma chère ? » dit M Codlin soulevant sa tête et bâillant.

 

Puis, remarquant que son associé était encore endormi, il ajouta vivement et à voix basse :

 

« C’est Codlin qui est votre ami, et non pas Short, souvenez-vous-en.

 

– Je fais quelques bouquets, répondit l’enfant ; j’essayerai de les vendre pendant les trois jours de courses. En voulez-vous un ? Bien entendu que c’est un petit cadeau que je vous offre. »

 

M. Codlin se disposait à se lever pour recevoir le bouquet, mais Nelly s’élança vers lui et le lui mit dans la main. Il le plaça à sa boutonnière avec un air de satisfaction remarquable pour un misanthrope, et, lançant un coup d’œil de défi et de triomphe à Short qui ne s’en doutait guère, il dit en s’étendant de nouveau :

 

« C’est Tom Codlin qui est votre ami, goddam ! »

 

Dès que la matinée fut un peu avancée, les tentes prirent un aspect plus gai et plus brillant ; de longues files d’équipages roulèrent doucement sur le gazon. Des hommes qui avaient passé toute la nuit en blouse, avec des guêtres de cuir, se montrèrent en vestes de soie avec des chapeaux à plumes, dans leur rôle de jongleurs ou de saltimbanques ; ou en livrée superbe, comme les domestiques doucereux attachés aux maisons de jeu ; ou enfin, avec d’honnêtes costumes de bons fermiers, pour amorcer le public et l’entraîner aux jeux illicites. De jeunes bohémiennes aux yeux noirs, coiffées de mouchoirs aux couleurs écarlate, se répandaient partout pour dire la bonne aventure, et de pauvres femmes maigres et pâles erraient sur les pas des ventriloques et des sorciers leurs compères, comptant d’un regard avide les pièces de dix sous avant même qu’elles fussent gagnées. Il y avait entre les ânes, les chariots et les chevaux, autant d’enfants entassés que l’étroit espace pouvait en contenir, et ils étaient tous sales et pauvres ; quant à ceux qu’on n’avait pu y laisser, ils couraient à droite et à gauche dans les endroits où il y avait le plus de monde, se faufilaient entre les jambes des promeneurs, entre les roues des voitures, et jusque sous les pieds des chevaux, sans qu’il leur arrivât le moindre accident. Les chiens dansants, les faiseurs de tours montés sur des échelles, la naine et le géant, et toutes les autres merveilles flanquées d’orgues et d’orchestres sans nombre, sortaient des trous et des recoins où ils avaient passé la nuit, et florissaient en plein soleil.

 

Au milieu de ce brouhaha, Short prit énergiquement son parti. Il sonna de sa trompette de cuivre, et fit retentir bruyamment l’appel de Polichinelle. Derrière lui venait Thomas Codlin portant le théâtre comme de coutume, les yeux fixés sur Nelly et son grand-père, qui marchaient à l’arrière-garde.

 

L’enfant tenait à la main son panier plein de fleurs, et temps en temps elle s’arrêtait, d’un air timide et modeste, pour offrir ses bouquets aux personnes qui se trouvaient dans les belles voitures. Mais, hélas ! il y avait là bien des mendiants plus hardis qu’elle, des bohémiennes qui prédisaient des maris, et une foule d’autres vagabonds experts dans cette industrie ; et, bien que plusieurs dames eussent souri gracieusement en refusant les bouquets par un mouvement de tête, bien que d’autres eussent dit aux messieurs assis devant elles : « Voyez quelle jolie figure ! » elles laissaient passer la jolie figure, et ne s’inquiétaient pas de savoir si Nelly se mourait de faim et de fatigue.

 

Il n’y eut qu’une dame qui sembla comprendre Nelly. Elle était assise seule dans un riche équipage, tandis que deux jeunes gens en brillant costume, qui venaient de descendre de la voiture, parlaient et riaient très-haut à peu de distance, et ne songeaient certes pas à l’enfant. Près de là se trouvaient bien d’autres belles dames ; mais elles tournaient le dos à Nelly, ou portaient ailleurs leurs regards, assez probablement sur les deux jeunes élégants, et nulle ne faisait attention à la jeune fille. Mais la dame dont nous avons parlé repoussa une bohémienne qui offrait de lui dire sa bonne aventure, en répondant qu’on la lui avait dite déjà, et qu’elle en avait pour plusieurs années ; puis appelant Nelly et lui prenant un bouquet, elle lui mit quelque argent dans sa main qui tremblait, et lui recommanda de retourner chez elle et d’y rester, dans l’intérêt de son salut et de son honneur.

 

Plus d’une fois, Codlin, Short et leurs compagnons passèrent entre les longues, longues files de la multitude, voyant tout, excepté la seule chose qu’il y eût à voir, la course des chevaux Lorsque la cloche sonna pour donner le signal d’évacuer le champ de courses, ils revinrent se reposer parmi les charrettes et les ânes, attendant que la grande chaleur fût passée, pour se montrer de nouveau. Polichinelle avait, à maintes reprises, déployé tout l’éclat de sa belle humeur ; mais durant chacune des représentations, l’œil de Thomas Codlin était resté fixé sur Nelly et le vieillard, et tenter de fuir sans être aperçus, eût été chose impraticable.

 

Enfin, au moment où le jour tombait, M. Codlin dressa le théâtre dans un bon endroit, et les spectateurs furent bientôt sous le charme. L’enfant, assise à coté du vieillard, trouvait en elle-même bien étrange que les chevaux, ces honnêtes créatures, semblassent faire autant de vagabonds de tous les gens qu’ils attiraient, lorsqu’un rire éclatant, produit sans doute par quelque saillie improvisée de M. Short, quelque allusion ingénieuse à la fête du jour, tira Nelly de ses réflexions, et lui fit jeter un regard autour d’elle.

 

S’il y avait possibilité de fuir sans être vus, c’était bien le moment. Short était en train de manier vigoureusement le bâton pour faire le moulinet et d’en cogner les figures de bois, dans la chaleur du combat, contre les parois du théâtre ; les spectateurs suivaient en riant ces évolutions, et M. Codlin lui-même se laissait aller à un sourire aussi laid que lui, tandis que son regard scrutateur épiait le mouvement des mains qui se plongeaient dans les poches des gilets et y cherchaient discrètement les pièces de dix sous. S’il y avait possibilité de fuir sans être vus, c’était bien le moment. Nelly et son grand-père saisirent l’occasion et s’enfuirent.

 

Ils se faufilèrent à travers les baraques, les voitures et la multitude, sans s’arrêter un instant pour retourner la tête. La cloche tintait, et le champ de courses était libre lorsqu’ils atteignirent la corde ; ils la franchirent sans prendre garde aux cris et aux réclamations qui s’élevaient de toutes parts contre la liberté qu’ils prenaient de violer la sainteté de cette barrière, et, gagnant d’un pas rapide le sommet de la colline, ils se trouvèrent en rase campagne.

 

CHAPITRE XX.

Chaque jour, en revenant au logis, après avoir fait quelque nouvel effort pour trouver du travail, Kit levait ses yeux vers la fenêtre de la petite chambre où si souvent il avait salué Nelly, et il espérait y apercevoir quelque indice de sa présence. Ce vœu ardent, fortifié de l’assurance que lui avait donnée Quilp, lui persuadait que Nelly viendrait enfin réclamer l’asile qu’il lui avait offert : son espérance, éteinte chaque soir, renaissait chaque matin.

 

« Mère, disait-il avec un soupir en posant son chapeau d’un air découragé, je pense qu’ils arriveront certainement demain. Voilà bien une semaine qu’ils sont partis… Sûrement ils ne pourront rester loin de nous plus d’une semaine ; ne le pensez-vous pas ? »

 

La mère secoua la tête et lui rappela combien déjà il avait éprouvé de mécomptes à cet égard.

 

« Pour cela, dit Kit, vous avez bien raison, comme toujours, ma mère. Cependant, il me semble qu’une semaine employée à errer partout, c’est bien assez long. Est-ce que vous ne le croyez pas ?

 

– C’est assez long, Kit, plus long même qu’il ne le faudrait. Pourtant ils ne sont pas revenus. »

 

Kit éprouva presque de l’humeur de cette contradiction ; il ne pouvait pourtant pas se dissimuler que cette réflexion était parfaitement juste et qu’il l’avait faite déjà lui-même. Mais ce mouvement de contrariété n’eut que la durée d’un moment ; et avant que le jeune homme eût fait le tour de la chambre, son regard fâché redevint doux et bon comme à l’ordinaire.

 

« Alors, demanda-t-il, ma mère, que peut-il leur être arrivé ? Croyez-vous qu’ils se soient embarqués, par hasard ?

 

– Pas pour se faire mousses, toujours, répondit la mère avec un sourire. Cependant je ne puis m’empêcher d’imaginer qu’ils sont partis à l’étranger.

 

– Mère, s’écria Kit d’un ton lamentable, ne me dites pas cela, je vous en prie.

 

– Je crains pourtant qu’ils ne l’aient fait, voilà la vérité. Tous les voisins le disent comme moi ; il y en a même qui affirment qu’on les a vus à bord d’un bâtiment et qui vont jusqu’à dire vers quel lieu ils se dirigent. Quant à moi, c’est plus que je n’en pourrais dire : le nom même qu’ils donnent à ce pays est trop difficile à prononcer pour moi.

 

– Je ne crois pas cela. Je n’en crois pas un mot !… Un tas de chipies, de commères ! Qu’est-ce qu’elles en peuvent savoir ?…

 

– Elles se trompent peut-être ; je ne puis pas dire non, quoiqu’il me semble qu’elles peuvent aussi n’avoir pas tout à fait tort ; car le bruit court que le vieillard a emporté une somme dont personne n’avait connaissance, pas même ce vilain petit homme dont vous m’avez parlé. Comment donc s’appelle-t-il ?… Quilp… On dit que miss Nell et son grand-père sont allés demeurer loin pour qu’on ne leur enlevât point cet argent et qu’on les laissât tranquilles. Tout cela n’est pas si invraisemblable, qu’en dites-vous ? »

 

Kit se gratta tristement la tête, obligé malgré lui de reconnaître qu’il y avait bien là quelque apparence de vérité. Il grimpa ensuite jusqu’au vieux clou auquel était accrochée la cage, la prit, la nettoya et donna à manger à l’oiseau. Sa pensée le ramena en ce moment au souvenir du petit vieillard qui lui avait donné un schelling ; il se rappela tout à coup que c’était le jour même, l’heure même à laquelle le gentleman avait dit qu’il se trouverait de nouveau devant la maison du notaire. Cette idée ne lui fut pas plutôt venue, qu’il se hâta de remettre la cage à son clou, et qu’expliquant rapidement à sa mère la raison de son départ précipité, il courut de toute la vitesse de ses jambes à son rendez-vous.

 

C’était à une distance considérable de chez lui : il n’y arriva que deux minutes après l’heure fixée ; mais, par un bonheur inespéré, le vieux petit monsieur ne s’y trouvait pas encore ; du moins, aucune chaise attelée d’un poney n’était visible à l’œil nu et il n’y avait pas à présumer que la voiture fût partie sitôt. Heureux de penser qu’il n’était pas arrivé trop tard, Kit s’appuya pour reprendre haleine contre un lampadaire et attendit l’arrivée du poney et de sa société.

 

Justement, au bout de peu de temps, le poney apparut tournant le coin de la rue, avec l’air aussi entêté que peut l’avoir un poney, posant ses pieds avec précaution comme s’il cherchait les places les plus propres afin d’éviter la poussière, et qu’il ne voulût pas se presser d’une manière inconvenante. Derrière le poney, était assis le vieux petit gentleman, auprès duquel se trouvait la vieille petite dame, portant un aussi gros bouquet que la fois précédente.

 

Le vieux monsieur, la vieille dame, le poney et la chaise descendirent la rue avec un ensemble parfait jusqu’au moment où ils arrivèrent à une demi-douzaine de portes avant la maison du notaire. Là, le poney, trompé par une plaque de cuivre qui se trouvait au-dessous du marteau d’un tailleur, fit halte, et soutint par son silence obstiné que c’était bien là la maison où l’on devait aller.

 

« Voyons, monsieur, dit le vieux gentleman, voulez-vous avoir la bonté de continuer ? Ce n’est pas ici ! »

 

Le poney regarda très-attentivement le tampon d’un conduit des eaux pour les pompes à incendie qui se trouvait à ses pieds, et il eut l’air d’être absorbé tout entier dans cette contemplation.

 

« Ah ! mon Dieu ! le méchant Whisker ! cria la vieille dame. Après avoir été d’abord si gentil et avoir été si loin et d’un si bon pas ! Je suis vraiment honteuse pour lui. Je ne sais ce que nous en pourrons faire, en vérité, je n’en sais rien. »

 

Le poney s’étant complètement édifié sur la nature et les propriétés du tampon, regarda en l’air ses ennemies naturelles, les mouches, et, comme il arriva qu’il y en eut une précisément qui lui piqua l’oreille en ce moment, il secoua la tête et battit ses flancs avec sa queue ; après quoi, il parut avoir repris tout son bien-être et toute sa tranquillité. Cependant le vieux gentleman, ayant épuisé les moyens de persuasion, avait mis pied à terre pour le conduire à la main, quand le poney, soit qu’il vît dans cette détermination de son maître une concession suffisante, soit parce qu’il avait aperçu l’autre plaque de cuivre, soit enfin qu’il éprouvât un accès de dépit, partit comme un trait avec la vieille dame et s’arrêta juste devant la maison, laissant le vieux monsieur le suivre tout essoufflé.

 

En ce moment, Kit se présenta à la tête du poney et souleva son chapeau en souriant.

 

« Eh ! Dieu me bénisse ! s’écria le vieux monsieur, c’est bien le garçon de l’autre jour !… Voyez-vous, ma chère ?

 

– Je vous avais promis d’être ici, monsieur, dit Kit en caressant le cou de Whisker. J’espère que vous avez fait un bon voyage, monsieur. Vous avez là un joli petit poney.

 

– Ma chère, reprit le vieux monsieur, voilà un garçon comme on n’en voit pas !… Ce doit être un brave garçon, j’en suis sûr.

 

– Oh ! oui, dit la vieille dame, un brave garçon et sans doute aussi un bon fils. »

 

Kit les remercia de ces expressions bienveillantes en soulevant à plusieurs reprises son chapeau et en rougissant jusqu’aux oreilles.

 

Le vieux monsieur offrit alors la main à la vieille dame pour l’aider à descendre. Après avoir tous deux regardé Kit avec un sourire aimable, ils entrèrent dans la maison, sans doute en s’entretenant de lui, du moins ne put-il s’empêcher de le penser. M. Witherden vint, en respirant le gros bouquet, se pencher à la fenêtre et regarder Kit ; puis ce fut M. Abel qui vint et le regarda ; puis ce furent le vieux monsieur et la vieille dame qui vinrent et le regardèrent de nouveau ; puis ce fut tout le monde qui vint le regarder à la fois.

 

Kit, assez embarrassé de sa contenance, feignit de ne pas s’en apercevoir. Aussi se mit-il à redoubler de caresses envers le poney, familiarité qui sembla ne pas trop déplaire à ce caractère indépendant.

 

Les visages venaient à peine de disparaître de la croisée, quand M. Chukster, dans sa tenue officielle, et avec son chapeau perché sur le côté de la tête et penché comme s’il allait tomber de sa patère, descendit jusqu’au trottoir et annonça au jeune homme qu’on le demandait.

 

« Entrez, dit-il ; pendant ce temps je garderai la chaise. »

 

Tout en lui donnant cet ordre, M. Chukster fit la remarque qu’il faudrait être bien malin pour savoir si Kit, avec ses airs innocents, était un novice ou un roué, mais son mouvement de tête plein de méfiance indiquait assez qu’il le rangeait plutôt dans la dernière catégorie.

 

Kit entra tout tremblant dans l’office ; car le pauvre garçon n’avait pas l’habitude de se trouver en société de dames et de messieurs inconnus ; et, de plus, les boîtes de fer-blanc et les liasses de papiers poudreux avaient à ses yeux quelque chose de si terrible et de si vénérable ! M. Witherden était, d’ailleurs, un personnage bruyant qui parlait haut et vite, et puis tous les regards étaient fixés sur le pauvre garçon qui pensait à ses habits râpés.

 

« Eh bien ! mon garçon, dit M. Witherden, vous êtes venu pour achever de gagner votre schelling de l’autre jour, mais non pas pour en gagner un autre, n’est-ce pas ?

 

– Non certes, monsieur, répondit Kit, trouvant le courage de lever les yeux. Je n’en ai seulement pas eu l’idée.

 

– Votre père est-il vivant ? demanda le notaire.

 

– Il est mort, monsieur.

 

– Vous avez votre mère ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Remariée, hein ? »

 

Kit répondit, non sans indignation, que sa mère était restée veuve avec trois enfants ; et que, si le gentleman la connaissait, il ne ferait pas une pareille question. À cette réplique, M. Witherden replongea son nez dans les fleurs, et, par derrière le bouquet, il insinua à voix basse au vieux monsieur que ce garçon lui avait l’air d’un honnête garçon.

 

« Voyons, dit M. Garland, après qu’on eut adressé à Kit diverses questions, je ne vais rien vous donner aujourd’hui.

 

– Merci, monsieur, dit Kit d’un ton sérieux et se sentant soulagé du soupçon que les premières paroles du notaire avaient semblé exprimer.

 

– Mais, reprit le vieux monsieur, peut-être aurais-je besoin d’autres renseignements sur votre compte. Ainsi, indiquez-moi votre adresse ; je vais l’écrire sur mon agenda. »

 

Kit donna l’adresse que M. Garland écrivit au crayon. À peine était-ce fait qu’une grande rumeur s’éleva dans la rue ; la vieille dame ayant couru à la fenêtre, s’écria que Whisker venait de se sauver. Aussitôt Kit s’élança dehors pour le rattraper, et tous les autres s’élancèrent après Kit.

 

Il paraît que M. Chukster s’était tenu près du poney, les mains dans ses poches, exerçant mal sa surveillance, et même insultant ce caractère ombrageux par des injonctions de ce genre : « Restez immobile ! Soyez tranquille ! Woa-a-a ! » et autres malhonnêtetés qu’un poney qui se respecte ne saurait supporter. En conséquence le poney, sans être retenu par aucune considération de devoir ou d’obéissance, ni par aucune crainte de l’œil impertinent qu’il voyait ouvert sur lui, avait pris sa course, et faisait en ce moment retentir le pavé de la rue. M. Chukster, la tête nue, une plume en travers sur l’oreille, s’accrochait à l’arrière-train de la chaise et faisait d’inutiles efforts pour la retenir, aux grands éclats de rire de tous les passants. Whisker, cependant, fantasque jusque dans son escapade, ne fut pas plutôt à quelque distance qu’il s’arrêta tout à coup, et, sans qu’il fût besoin d’aide pour le ramener, il revint d’un pas aussi vif à la place qu’il avait quittée. Ce qui fit que M. Chukster revint à la remorque derrière le train de la voiture jusqu’à son bureau, d’une façon peu glorieuse pour lui, et rentra épuisé et déconfit.

 

Alors la vieille dame s’installa sur son coussin, et M. Abel, qu’on était venu chercher, s’assit sur sa banquette. Le vieux monsieur, après avoir adressé au poney quelques représentations sur l’extrême inconvenance de sa conduite et avoir fait de son mieux des excuses à M. Chukster, prit également sa place dans la voiture. Ils partirent en souhaitant le bonjour au notaire et à son clerc, et en faisant de la main un signe amical à Kit qui était resté dans la rue à les suivre du regard.

 

CHAPITRE XXI.

Kit s’en retourna vers son logis, et bientôt il eut oublié le poney, et la chaise, et la vieille petite dame, et le vieux petit monsieur, et le jeune petit monsieur par-dessus le marché, en songeant à ce que pouvaient être devenus son maître et la gentille Nelly, sa première et son unique pensée. Il s’efforçait de donner quelque motif plausible à leur absence prolongée, et de se persuader à lui-même qu’ils ne tarderaient pas à revenir. Fortifié par cette espérance, il s’achemina vers sa demeure, voulant d’abord terminer la besogne que lui avait fait brusquement interrompre le souvenir de sa commission, puis sortir de nouveau pour chercher à gagner le pain du jour.

 

Quand il arriva à l’angle du square où il habitait, voilà qu’il aperçut le poney en cet endroit ! c’était bien lui, plus entêté que jamais. M. Abel était assis tout seul dans la chaise, et il exerçait une surveillance vigilante sur tous les mouvements de l’animal Ayant levé les yeux par hasard et aperçu Kit qui passait, il lui adressa le premier un petit salut.

 

Kit s’étonnait de revoir si près de son logis le poney et la chaise, sans pouvoir s’expliquer pourquoi le poney se trouvait de ce côté, ni où étaient allés la vieille dame et le vieux monsieur. Mais ayant soulevé le loquet de la porte et étant entré, il trouva dans la chambre M. Garland et mistress Garland en conversation réglée avec sa mère. À cet aspect inattendu, il ôta précipitamment son chapeau et fit, tout honteux, son plus beau salut.

 

« Nous voici encore, Christophe, vous voyez, dit M. Garland avec un sourire.

 

– Oui, monsieur, » dit Kit.

 

Et en parlant ainsi il regarda sa mère, pour savoir la raison de cette visite.

 

« Monsieur a eu la bonté, dit la mère, faisant droit à cette question muette, de me demander si vous avez une bonne place, ou même si vous en avez une. Je lui ai répondu que non, que vous n’en avez pas. Alors il a eu la bonté de me dire que…

 

– Que nous avons besoin chez nous d’un brave garçon, dirent à la fois le vieux monsieur et la vieille dame, et que nous pourrions nous arranger ici, dans le cas où nous trouverions tout à notre satisfaction. »

 

À l’idée qu’il s’agissait de lui, que c’était lui qu’on voulait engager, Kit partagea l’anxiété de sa mère et devint tout troublé ; car le bon vieux couple était si méthodique, si prudent, et multipliait tellement les questions, que le jeune homme commença à craindre de n’avoir aucune chance de succès.

 

« Vous comprenez, ma bonne dame, dit mistress Garland à la mère de Kit, qu’il est nécessaire d’apporter beaucoup de précaution en semblable matière ; car nous ne sommes que trois dans la famille, tous trois gens très-réguliers dans nos habitudes, et il serait très-pénible pour nous de nous voir déçus dans notre attente, et obligés de renoncer à nos espérances. »

 

À quoi la mère de Kit répliqua que c’était très-juste, très-raisonnable, très-convenable assurément ; à Dieu ne plut qu’elle voulut empêcher, ou qu’elle eût intérêt à empêcher aucune enquête sur sa moralité ou celle de son fils ; un si bon fils, elle osait le dire quoique sa mère ; et même elle ne craignait pas d’ajouter qu’il ressemblait à son père, qui n’avait pas été seulement un bon fils pour sa mère à lui, mais le meilleur des maris et le meilleur des pères ; Kit suivrait cet exemple, elle le savait à n’en pouvoir douter ; et non seulement Kit, mais le petit Jacob et le poupon aussi, quand ils seraient plus grands ; mais malheureusement les autres ne l’étaient pas assez encore, et ils ignoraient même quelle perte ils avaient faite, et peut-être valait-il mieux pour eux qu’ils fussent trop jeunes pour la connaître. Tout cela, la mère de Kit l’accompagna d’une longue histoire en essuyant ses yeux avec son tablier et frappant doucement la petite tête de Jacob qui s’agitait dans le berceau et considérait avec de grands yeux ce monsieur et cette dame inconnus.

 

Quand la mère de Kit eut achevé son discours, la vieille dame reprit ainsi la parole :

 

« Je suis certaine que vous êtes une personne très-honnête et très-respectable. »

 

On le voyait rien qu’à sa manière de s’exprimer, la mine des enfants, la propreté de la maison, étaient faites pour inspirer la plus grande confiance.

 

Là-dessus la mère de Kit fit une révérence et parut soulagée. Alors la bonne femme entra dans de longs et minutieux détails sur la vie et l’histoire de Kit, depuis les moments les plus reculés jusqu’à ce dernier jour ; sans omettre de mentionner sa merveilleuse chute d’une fenêtre de l’arrière-boutique lorsqu’il était en bas âge, ni tout ce qu’il avait souffert dans sa rougeole, et, à ce sujet, la mère, pour embellir le récit, imita exactement la façon plaintive dont Kit malade demandait nuit et jour, soit une rôtie, soit de l’eau, et la manière dont il disait : « Mère, ne vous affligez pas ; bientôt je serai mieux. » Pour preuve de tout cela, elle invoquait le témoignage de Mme Green, locataire chez le marchand de fromage du coin, celui de plusieurs autres dames et messieurs de diverses parties de l’Angleterre et du pays de Galles ; entre autres, d’un M. Brown, qui devait servir actuellement en qualité de caporal dans les Indes orientales, et auquel elle renvoyait pour les renseignements. Tout cela, disait-elle, est à la parfaite connaissance de ces personnes.

 

Après la narration, M. Garland adressa à Kit quelques questions sur ce qu’il savait faire, tandis que Mme Garland s’occupait des enfants, et, apprenant de la bouche de mistress Nubbles certaines circonstances remarquables qui avaient accompagné la naissance de chacun d’eux, remémora de son côté d’autres circonstances, non moins remarquables, qui avaient signalé la naissance de son propre fils, M. Abel ; d’où il suivit que la mère de Kit et la mère de M. Abel avaient couru bien plus de périls, et enduré bien plus de maux que les autres femmes de toute condition d’âge et de sexe. Enfin on passa à l’inventaire de la garde-robe de Kit ; une petite avance fut faite pour la mettre en état, et Kit fut formellement retenu par M. et mistress Garland, d’Abel-Cottage, à Finchley, aux gages de cent cinquante francs par an, avec la nourriture et le logement.

 

Il serait difficile de dire à laquelle des deux parties fut le plus agréable cet arrangement, que des regards d’amitié et des sourires empressés scellèrent des deux parts. On convint que Kit serait rendu le surlendemain matin à sa nouvelle demeure ; et finalement le vieux petit couple prit congé, après avoir donné un bel écu à Jacob et un autre au poupon. Leur nouveau domestique escorta M. et mistress Garland jusqu’à la rue ; il tint par la bride l’obstiné poney, tandis que ses maîtres reprenaient leur place dans la voiture, et il les regarda partir avec la joie au cœur.

 

« Eh bien ! mère, dit Kit rentrant vivement dans la maison ; voilà, je pense, ma fortune faite.

 

– Je le crois aussi, dit la mère. Cinquante écus par an ! Est-ce bien possible ?

 

– Ah ! s’écria-t-il, s’efforçant de conserver une gravité en rapport avec un semblable chiffre, mais ne pouvant malgré lui s’empêcher de laisser éclater son bonheur, nous voilà riches ! »

 

Il poussa un long soupir de satisfaction, et plongeant ses mains bien avant dans ses poches, comme si chacune d’elles contenait au moins les gages d’une année, il regarda sa mère, comme s’il la voyait déjà nageant dans l’opulence et toute cousue d’or.

 

« Grâce à Dieu, j’espère que nous ferons de vous une belle dame le dimanche, ma mère ! et de Jacob un savant, et du poupard un enfant soigné, et comme nous allons vous décorer une belle chambre au premier étage !… Cinquante écus par an !

 

– Hum !… croassa une voix étrange ; qu’est-ce que c’est, cinquante écus par an ? Qui est-ce qui a cinquante écus par an ? »

 

Et en même temps que la voix lançait cette question, Daniel Quilp paraissait, ayant sur ses talons Richard Swiveller.

 

« Qui est-ce qui disait qu’il allait avoir cinquante écus par an ? demanda Quilp, promenant autour de lui son regard scrutateur. Est-ce le vieux qui a dit cela ? ou bien est-ce Nelly ? Comment cela, où cela ? hein… »

 

La bonne femme fut tellement alarmée par l’apparition soudaine de ce modèle achevé de laideur, qu’elle se hâta d’enlever le petit enfant de son berceau et de se réfugier avec lui à l’extrémité de la chambre. Pendant ce temps, le petit Jacob, assis sur son escabeau, les mains sur ses genoux, considérait Quilp comme une espèce de fantôme fascinateur et poussait des cris terribles. M. Richard Swiveller passait tranquillement en revue la famille par-dessus la tête de M. Quilp ; et Quilp lui-même, les mains dans ses poches, souriait du plaisir d’avoir causé toute cette peur.

 

« Ne soyez pas effrayée, madame, dit Quilp après quelques moments de silence ; votre fils me connaît ; je ne mange pas les petits enfants, je ne les aime pas assez pour cela. Vous feriez mieux de faire taire ce petit qui crie comme si j’étais tenté de le dévorer. Holà, monsieur ! Voulez-vous bien rester tranquille ?… »

 

Le petit Jacob arrêta le cours de deux larmes qui coulaient de ses yeux, et aussitôt il garda le silence de la terreur.

 

« Ne vous avisez pas de crier encore, méchant que vous êtes ! dit Quilp le regardant avec sévérité, ou bien je vous ferai des grimaces et vous donnerai des attaques de nerfs. Maintenant, monsieur, dit-il à Kit, pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi comme vous me l’aviez promis ?

 

– Pourquoi y serais-je allé ? répliqua le jeune homme. Je n’avais pas affaire à vous, pas plus que vous n’aviez affaire à moi.

 

– Voyons, madame, dit Quilp, se retournant vivement et quittant Kit pour sa mère ; quand est-ce que son vieux maître est venu ici ou a envoyé chez vous pour la dernière fois ? Est-il ici en ce moment ? S’il n’y est pas, où est-il allé ?

 

– Il n’est pas venu du tout ici, répondit mistress Nubbles Je voudrais bien savoir où ils sont allés… Cela donnerait à mon fils et à moi aussi bien plus de tranquillité !… Si vous êtes le gentleman qui se nomme M. Quilp, je croyais que vous auriez su où ils étaient, et c’est ce que je disais aujourd’hui même à mon fils.

 

– Hum ! murmura Quilp, évidemment contrarié par l’air de vérité de ces paroles ; est-ce là tout ce que vous avez à dire aussi à ce gentleman ?

 

– Si le gentleman m’adresse la même question, je ne saurais lui répondre autrement. Et je voudrais bien pouvoir lui faire une autre réponse pour notre propre satisfaction. »

 

Quilp dirigea un regard sur Richard Swiveller et raconta que, l’ayant rencontré sur le seuil, il avait reçu de lui la déclaration qu’il venait aussi chercher quelques renseignements sur les fugitifs.

 

« J’ai supposé que c’était la vérité !

 

– Oui, dit Richard, oui, tel était le but de mon expédition. Je m’imaginais que c’était possible : il ne nous reste plus qu’à sonner le glas funèbre de l’imagination. Je donnerai l’exemple.

 

– Vous semblez désappointé ? dit Quilp.

 

– Un échec, monsieur, un échec, voilà tout, répondit Dick. Je me suis mêlé d’une affaire qui n’a abouti qu’à un échec ; et un chef-d’œuvre d’éclat et de beauté sera offert en sacrifice sur l’autel de Cheggs. Voilà tout, monsieur. »

 

Le nain lança à Richard un sourire moqueur ; mais Richard, qui avait pris avec un ami un lunch un peu trop fort, ne s’aperçut de rien et continua à déplorer son sort avec des regards sombres et désespérés. Quilp n’eut pas de peine à comprendre que la visite de Swiveller et son violent déplaisir avaient un motif secret, et dans l’espérance de pouvoir y trouver une occasion de jouer un mauvais tour, il se promit de pénétrer au fond du mystère. Il n’eut pas plutôt pris cette résolution, qu’il donna à sa physionomie l’expression de la candeur la plus ingénue et sympathisa ouvertement avec Swiveller.

 

« Moi-même, dit Quilp, j’éprouve un grand désappointement au simple point de vue de l’amitié que je leur avais vouée ; mais quant à vous, mon cher monsieur, vous avez des raisons sérieuses, des raisons personnelles qui, sans doute, vous rendent ce désappointement encore plus pénible.

 

– Je crois bien, dit Richard d’un ton bourru.

 

– Sur ma parole, j’en suis fâché, très-fâché. Moi-même, ils m’ont planté là. Puisque nous sommes compagnons d’infortune, pourquoi ne chercherions-nous pas aussi à nous consoler de compagnie ? Si quelque affaire privée ne vous appelait pas en ce moment d’un autre côté, ajouta Quilp le tirant par la manche et le regardant du coin de l’œil en plein visage, il y a au bord de l’eau une maison où l’on débite le meilleur schiedam qu’il y ait au monde ; il passe pour provenir de contrebande, mais c’est entre nous. Le maître du lieu me connaît bien. On y trouve un petit kiosque sur la Tamise, où nous pourrons prendre un verre de cette délicieuse liqueur avec une pipe d’excellent tabac comme on n’en trouve que là ; j’en sais quelque chose : un tabac première qualité. On y est tout à fait à son aise et commodément au possible. À moins que vous n’ayez quelque engagement particulier qui vous oblige absolument de vous rendre ailleurs ; qu’en dites-vous, monsieur Swiveller ? »

 

Tandis que le nain parlait, un sourire de plaisir épanouissait le visage de Dick et ses sourcils s’étaient doucement détendus. Au moment où Quilp achevait sa proposition, Dick lui rendait son regard sournois : c’était marché fait ; il ne leur restait plus qu’à sortir et s’acheminer vers la maison en question. C’est ce qu’ils firent aussitôt. Ils n’avaient pas plutôt tourné le dos, que le petit Jacob cessa d’être pétrifié et le dégel commença par son cri interrompu, qu’il reprit au point même où la vue de Quilp l’avait glacé dans son gosier.

 

Le kiosque dont M. Quilp avait parlé était une espèce d’échoppe en bois toute délabrée et d’une hideuse nudité qui dominait la vase de la rivière et semblait menacer sans cesse d’y tomber. La taverne à laquelle appartenait ce pavillon était un bâtiment détraqué, sapé et miné par les rats, soutenu seulement par de grandes pièces de charpente qui étaient dressées contre ses murailles et lui servaient d’appui depuis si longtemps qu’elles avaient vieilli et fléchi avec leur fardeau, et, par une nuit de vent, on entendait des craquements comme si tout l’établissement allait crouler. La maison était assise, si l’on peut parler ainsi d’une vieille masure plus près d’être renversée que d’être assise, sur une sorte de terrain vague, noirci par la fumée insalubre des cheminées de fabriques et répercutant à la fois le bruit combiné des roues de fer et de l’eau clapotante. Au dedans, ses agréments répondaient parfaitement aux promesses du dehors. Les chambres étaient basses et humides ; les murailles toutes visqueuses percées de crevasses et de trous ; les marches d’escalier pourries et ravalées ; les solives mêmes, sorties de leur assiette, avaient un aspect menaçant qui tenait à distance le passant intimidé.

 

Ce fut en ce lieu de délices que M. Quilp conduisit Richard Swiveller, sans oublier de lui en faire remarquer les beautés tout d’abord. Bientôt, sur la table décorée de dessins, de potences ou de lettres initiales faits au couteau, figura un petit baril de bois rempli de la liqueur tant vantée. M. Quilp en versa dans les verres avec l’habileté d’un consommateur distingué, y mêla environ un tiers d’eau, offrit sa part à Richard Swiveller, et, allumant sa pipe à un bout de chandelle dans une lanterne toute bossuée, il se jeta sur son siège et se mit à fumer.

 

« N’est-ce pas que c’est bon ? demanda Quilp, tandis que Richard Swiveller faisait claquer ses lèvres. N’est-ce pas que c’est fort et roide ? Comme ça vous fait cligner de l’œil ; comme ça vous suffoque ! Comme ça fait venir les larmes aux yeux ! Comme ça vous rend haletant, hein ?

 

– Je le crois parbleu bien ! s’écria Dick, jetant une partie du contenu de son verre et le remplissant d’eau ; dites donc, l’ami ! vous n’allez pas me faire croire que vous avalez cette lave toute bouillante ?

 

– Comment ! dit Quilp, vous ne buvez pas cela !… Regardez-moi. Regardez… tenez ! encore. Ne pas boire cela ! »

 

Tout en parlant, Daniel Quilp leva et absorba trois petits verres pleins de la liqueur infernale ; puis, avec une horrible grimace, il tira plusieurs bouffées de sa pipe, avala la fumée et la rendit par le nez en nuages épais. Après avoir accompli cet exploit, il reprit sa première position et s’abandonna à un bruyant éclat de rire.

 

« Portons un toast ! cria-t-il en tambourinant alternativement de son poing et de son coude sur la table, comme s’il jouait un air sur le tambour de basque. « À la femme ! à la beauté ! Portons un toast à la beauté et vidons nos verres jusqu’à la dernière goutte. Le nom de votre belle… voyons ?

 

– Si vous voulez un nom, dit Richard, en voici un : Sophie Wackles.

 

– Sophie Wackles ! cria le nain. Eh bien ! va ! à miss Sophie Wackles, c’est-à-dire à Mme Richard Swiveller bientôt ! ah ! ah ! ah !

 

– Ah ! il y a quelques semaines, à la bonne heure ; mais maintenant impossible, mon gaillard. Elle s’est immolée sur l’autel de Cheggs.

 

– Empoisonnez Cheggs, coupez les oreilles à Cheggs. Qu’on ne me parle pas de Cheggs. Le vrai nom de cette beauté, c’est Swiveller, et pas un autre. Je bois de nouveau à sa santé, à la santé de son père, de sa mère, de tous ses frères et sœurs, – à la glorieuse famille des Wackles ! – Tous les Wackles du même verre ! – Buvons aux Wackles jusqu’à la lie !

 

– Ma foi ! dit Richard, qui s’arrêta au moment de porter son verre à ses lèvres et fixa sur le nain un regard de stupeur en le voyant agiter tout à la fois ses bras et ses jambes ; vous êtes un joyeux compère ; mais de tous les joyeux compères que j’aie jamais vus ou connus, vous êtes bien celui qui a les manières les plus bizarres, les plus extraordinaires, ma parole d’honneur. »

 

Cette naïve déclaration, loin de diminuer les excentricités de M. Quilp, ne servit qu’à les accroître. Richard Swiveller, étonné de le voir dans une telle veine d’humeur bruyante, et buvant assez bien pour son compte afin de lui tenir compagnie, commença à se livrer, à devenir plus expansif, et peu à peu, grâce à l’habile tactique de M. Quilp, il épancha complètement son cœur. L’ayant amené où il voulait, et sachant bien maintenant la note qu’il lui faudrait attaquer au besoin, Daniel Quilp trouva sa tâche très-simplifiée, et bientôt il fut instruit de tous les détails du plan ourdi entre le brave Dick et son meilleur ami.

 

« Arrêtez ! dit Quilp. L’affaire est bonne, l’affaire est bonne. Elle peut réussir, elle réussira ; j’y mettrai la main ; dès à présent je suis tout à vous.

 

– Comment ! vous croyez qu’il reste encore une chance ! demanda Dick, surpris de l’encouragement qu’il recevait.

 

– Une chance ! répéta le nain ; certainement !… Sophie Wackles peut devenir une Cheggs ou tout ce qu’il lui plaira, mais non une Swiveller. Faut-il que vous soyez né coiffé ! Le vieux est plus riche qu’aucun juif vivant ; votre fortune est faite. Je ne vois plus en vous que l’époux de Nelly, roulant sur l’or et sur l’argent. Je vous aiderai. Cela se fera. Rappelez-vous bien ce que je vous dis. Cela se fera.

 

– Mais comment ? dit Richard.

 

– Nous avons du temps devant nous ; cela se fera. Nous nous réunirons encore pour parler de ce sujet tout à notre aise. Remplissez donc votre verre tandis que je m’en vais. Je reviens tout de suite, tout de suite. »

 

En achevant ces paroles jetées à la hâte, Daniel Quilp se glissa dans un ancien jeu de quilles abandonné qui se trouvait derrière le cabaret. Là il se jeta sur le sol et se mit à se rouler en hurlant de joie.

 

« Voilà, criait-il, un divertissement fait pour moi, tout prêt, tout arrangé pour que je n’aie plus qu’à en jouir à mon aise. C’est ce garçon sans cervelle qui m’a rompu les os l’autre jour, n’est-ce pas ? C’est son ami et complice M. Trent qui autrefois faisait les yeux doux à mistress Quilp et la poursuivait de ses œillades, n’est-ce pas ? Eh bien ! ils vont poursuivre deux ou trois ans leur précieux projet pour aboutir à quoi ? à devenir un mendiant, voilà pour l’un ; à se mettre la corde au cou par un lien indissoluble, voilà pour l’autre. Ah ! ah ! ah ! Il épousera Nell. Il la possédera ; et moi je serai le premier, dès que le nœud sera bien serré autour de son cou, à leur dire tout ce qu’ils y auront gagné et la part que j’y aurai prise. Alors nous réglerons nos vieux comptes ; alors le moment viendra de leur rappeler que je suis un ami excellent, et combien ils me doivent de reconnaissance de les avoir aidés à obtenir cette héritière. Ah ! ah ! ah ! »

 

Au milieu de son paroxysme, M. Quilp faillit avoir une aventure désagréable, car en se roulant contre une niche à moitié ruinée, il vit s’en élancer un gros chien féroce qui, si sa chaîne n’eût été trop courte, n’eût pas marqué de le saluer d’une façon assez brutale. Quoi qu’il en soit, le nain resta couché sur son dos, en parfaite sûreté, narguant le chien avec sa face hideuse et triomphant de ce que l’animal ne pouvait avancer d’un pouce de plus, bien qu’il n’y eût pas plus de deux pieds d’intervalle entre eux.

 

« Tiens donc, viens donc me mordre, lâche que tu es ! dit Quilp sifflant et agaçant l’animal au point de le rendre enragé. Tu n’oses pas, gros poltron, tu vois bien que tu n’oses pas, xi… xi… »

 

Le chien tira sa chaîne et s’y pendit avec des yeux étincelants et un aboiement furieux ; mais le nain resta couché, faisant claquer ses doigts avec des gestes de défi et de dédain. Quand il eut suffisamment savouré son plaisir, il se leva, et posant le poing sur la hanche, il exécuta une danse de démon autour de la niche jusqu’aux limites extrêmes de la chaîne, laissant le chien presque enragé. Ayant ainsi donné à son humeur une disposition des plus agréables, il retourna auprès de son compagnon qui ne s’était douté de rien, et le retrouva contemplant la marée d’un air extrêmement grave et réfléchissant à ces monceaux d’or et d’argent dont M. Quilp avait parlé.

 

CHAPITRE XXII.

Le reste de la journée et tout le lendemain furent très-remplis pour la famille Nubbles ; les préparatifs de l’équipement et du départ du Kit n’étaient pas un moins grand sujet de préoccupation que si le jeune homme s’était mis en route pour pénétrer au cœur de l’Afrique ou pour entreprendre le tour du monde. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de boîte qui se soit aussi souvent ouverte et fermée en l’espace de vingt-quatre heures, que la petite caisse qui contenait sa garde-robe et ses effets ; ce qu’il y a de sûr, c’est que jamais deux petits yeux n’eurent à contempler un ensemble d’habillements semblable à ce que cette caisse merveilleuse offrit aux regards stupéfaits de Jacob, avec ses trois chemises et un nombre proportionné de paires de bas et de mouchoirs de poche. Enfin on se décida à porter la boîte au voiturier chez lequel Kit devait la retrouver, à Finchley. Cette besogne accomplie, il restait deux questions graves : d’abord, le voiturier ne pourrait-il pas perdre ou feindre d’avoir perdu la boîte ; et ensuite, la mère de Kit saurait-elle bien se soigner en l’absence de son fils ?

 

Quant au premier point, Mme Nubbles dit avec appréhension :

 

« Je ne pense pas qu’il y ait réellement lieu de craindre que la boîte ne se perde ; quoique les voituriers soient toujours bien tentés d’affirmer qu’ils ont perdu les choses.

 

– Assurément, dit Kit d’un air sérieux ; sur ma parole, chère mère, je crois que nous avons eu tort de la lui confier. Il aurait fallu que quelqu’un l’accompagnât ; plus j’y pense, et moins je suis rassuré.

 

– Nous n’y pouvons plus remédier maintenant, mais nous avons fait là une grande imprudence ; nous avons eu tort. Il ne faut pas tenter les gens. »

 

Kit résolut intérieurement de ne plus jamais induire en tentation un voiturier, sauf à risquer pourtant une malle vide ; et ayant bien arrêté dans son esprit cette résolution chrétienne il passa au second point :

 

« Vous savez, ma mère, qu’il faut prendre du courage et ne pas rester solitaire à la maison parce que je n’y serai plus. Je, pourrai souvent donner un coup de pied jusqu’ici, quand je viendrai en ville ; de temps en temps je vous écrirai une lettre ; à chaque trimestre, j’espère obtenir un jour de congé, et alors nous verrons si nous n’emmènerons pas notre petit Jacob à la comédie et si nous ne lui ferons pas savoir ce que c’est que des huîtres.

 

– Vos comédies, je l’espère, ne seront pas œuvres de péché ; mais je ne suis pas bien rassurée là-dessus.

 

– Je sais, répliqua Kit d’un ton chagrin, qui vous a mis toutes ces idées en tête. C’est encore la congrégation du Petit Béthel. Je vous en prie, ma mère, n’allez pas trop souvent par là. Si je devais voir votre visage dont la bonne humeur a toujours fait la joie de la maison, devenir chagrin ; si je voyais le petit élevé dans la même tristesse ; si je l’entendais s’appeler lui-même un petit pécheur (est-il possible ?) et enfant du diable, ce qui est une insulte au pauvre père défunt, s’il me fallait voir tout cela, et voir aussi notre Jacob avoir un air triste de petit Béthel, comme tout le monde, je prendrais tellement la chose à cœur que j’irais sûrement m’enrôler comme soldat et me faire casser la tête par le premier boulet de canon que je rencontrerais sur mon chemin !

 

– O Kit, ne parlez pas ainsi !…

 

– Je le ferais, ma mère ; et tenez, si vous ne voulez pas me rendre malheureux, vous laisserez sur votre chapeau ce nœud que vous vouliez absolument en retirer la semaine dernière. Pouvez-vous supposer qu’il y ait aucun mal à paraître et à être aussi joyeux que le permet notre humble position ? Y a-t-il rien dans la tournure de mon caractère qui doive faire de moi un pleurnicheur, un tartufe avec de grands airs, pleurant tout bas, humblement, se glissant modestement, sans se laisser voir, comme si je ne pouvais pas marcher sans ramper, ni m’exprimer sans parler du nez. Au contraire, est-ce qu’il n’y a pas toutes les raisons du monde pour que je ne sois pas comme cela ? Ma foi ! tenez ! j’aime mieux rire tout franchement ! Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas aussi naturel que de marcher et aussi salutaire pour la santé ? Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas aussi naturel qu’au mouton de bêler, ou au cochon de grogner, ou au cheval de hennir, ou à l’oiseau de chanter ? Ah ! ah ! ah ! n’est-il pas vrai, mère ? »

 

Il y avait quelque chose de contagieux dans le rire de Kit ; car sa mère, qui avait paru d’abord sérieuse, commença par sourire, et enfin éclata de si bon cœur, que Kit redoubla de gaieté en répétant que c’était bien naturel. Kit et sa mère, en riant à l’unisson et à voix haute, éveillèrent le petit enfant ; celui-ci remarquant qu’il y avait dans l’air quelque chose de comique et d’animé, ne fut pas plutôt entre les bras de sa mère, qu’il se mit à rire et à gigoter de toutes ses forces. Cette nouvelle victoire, remportée par son argumentation, chatouilla si vivement Kit, qu’il tomba en arrière sur son siège dans un véritable état de fou rire, montrant l’enfant et se tenant les côtes tout en se balançant sur sa chaise. Après deux ou trois autres accès d’hilarité, il s’essuya les yeux et dit le bénédicité. Leur modeste souper fut un repas bien joyeux.

 

Le lendemain matin de bonne heure, le jeune homme quitta la maison et prit la direction de Finchley, avec plus de baisers, d’étreintes, de larmes échangés dans l’adieu que ne voudraient le croire, s’ils s’abaissaient à de si minces sujets, bien des jeunes gentlemen, qui partent tranquillement pour de longs voyages et laissent derrière eux des maisons bien approvisionnées. Kit était si fier de sa tournure, que son orgueil eût suffi pour attirer sur lui les foudres d’excommunication du Petit Béthel, s’il avait jamais été membre de cette congrégation bigote et lugubre.

 

Si quelqu’un était curieux de savoir de quelle façon Kit était habillé, nous ferons remarquer sommairement qu’il ne portait pas de livrée, mais qu’il avait un habit poivre et sel mélangés, avec un gilet jaune serin, un pantalon gris de fer ; à ce brillant ajustement se joignaient une paire de bottes neuves, un chapeau roide et lustré, qui résonnait sous les doigts comme un tambour. Ce fut dans cette parure qu’il prit la direction d’Abel-Cottage, s’étonnant seulement de fixer si peu l’attention, mais n’attribuant le fait qu’à la froide insensibilité des gens qu’il rencontrait, sans doute encore engourdis par le sommeil, pour s’être levés si matin.

 

Sans autre incident de voyage que la rencontre d’un jeune garçon qui portait un chapeau sans bords, exacte antithèse du sien, et à qui il donna la moitié des cinquante centimes qu’il possédait, Kit arriva avec le temps à la maison du voiturier, et là, il faut le dire à l’honneur de l’humanité, il trouva sa malle saine et sauve. La femme de cet intègre voiturier indiqua à Kit la maison de M. Garland, et notre jeune homme, sa malle sur l’épaule, prit aussitôt cette direction.

 

À coup sûr, c’était un joli petit cottage, avec un toit de chaume et de petites girouettes aux pignons, et à quelques-unes des fenêtres des morceaux de verre colorié, larges comme un porte-monnaie. Sur un côté de la maison se trouvait une écurie juste assez grande pour le poney, avec une chambre au-dessus, juste assez grande pour Kit. On voyait flotter des rideaux blancs ; des oiseaux chantaient aux fenêtres dans leur cage, aussi brillante que si elle était en or ; des plantes étaient disposées le long du sentier qui conduisait à la porte, autour de laquelle on les avait réunies et enlacées en berceau ; le jardin resplendissait de fleurs dans tout leur éclat, qui répandaient une douce senteur et charmaient la vue par leurs couleurs variées et leurs formes élégantes. Soit dans la maison, soit dehors, tout était parfait de soin et de propreté. Dans le jardin, pas une mauvaise herbe ; et, à en juger par de bons outils de jardinage, un panier à bras et une paire de gants qui se trouvaient à terre, dans une des allées, le vieux M. Garland avait, dû s’occuper à jardiner le matin même.

 

Kit regardait, admirait, regardait encore, et ne pouvait s’arracher à ce spectacle, ni détourner la tête pour sonner la cloche. Il eut encore le temps après de regarder la maison et le jardin, car il sonna deux ou trois fois sans que personne vînt, et finit par prendre le parti de s’asseoir sur sa malle et d’attendre.

 

Bien des fois encore il tira le cordon de la sonnette ; personne ne venait. Mais à la fin, tandis que, assis sur sa malle, il évoquait dans sa mémoire les châteaux de Géants, les princesses attachées par les cheveux à un clou à crochet, les dragons s’élançant de derrière les portes, et autres incidents de même nature qui, dans les livres de contes, arrivent à tous les jeunes gens d’humble condition, lorsqu’ils se présentent pour la première fois devant des maisons inconnues, la porte s’ouvrit vivement, et une petite servante, très-propre, très-modeste, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-jolie, parut sur le seuil.

 

« Je suppose, monsieur, dit-elle, que vous êtes Christophe ? »

 

Kit se leva de dessus sa malle et répondit affirmativement.

 

« J’ai peur que vous n’ayez sonné bien des fois ; mais nous ne pouvions entendre, parce que nous étions en train de rattraper le poney. »

 

Kit en était à se demander ce que cela signifiait ; mais, comme il ne pouvait rester là à faire des questions, il remit sa malle sur son épaule et suivit la jeune fille dans la cour d’entrée où, par une porte de derrière, il aperçut M. Garland ramenant triomphalement du jardin le poney volontaire qui, durant une heure trois quarts (à ce qu’on lui dit plus tard) s’était amusé à faire courir après lui toute la famille dans un petit enclos situé à l’extrémité de la propriété.

 

Le vieux monsieur le reçut très-cordialement ; il en fut de même de la vieille dame : la bonne opinion qu’elle avait déjà conçue de lui se fortifia encore lorsqu’elle vit avec quel soin il frottait ses bottes sur le paillasson pour bien ratisser les semelles. On l’introduisit dans le parloir où il passa l’inspection dans son nouveau costume ; après avoir subi à plusieurs reprises cet examen d’une manière que sa bonne tenue rendit tout à fait satisfaisante, il fut conduit à l’écurie, où le poney lui fit un accueil des plus gracieux ; de là, dans la petite chambre très-propre et très-commode qu’il avait déjà remarquée ; de là, dans le jardin, où le vieux gentleman lui dit qu’il aurait de la besogne, énumérant en outre tous les avantages qu’il retirerait de sa position si l’on trouvait qu’il s’en montrât digne. À toutes ces marques de bienveillance, Kit répondit par mille protestations de reconnaissance, et il souleva si souvent son chapeau, que le bord en souffrit considérablement. Quand le vieux gentleman eut épuisé le chapitre des recommandations et des promesses, et Kit celui des remercîments et des protestations, notre garçon fut conduit de nouveau vers Mme Garland qui, appelant sa petite servante nommée Barbe, lui recommanda de mener Kit à la cuisine et de lui donner à manger et à boire pour le reposer de sa course.

 

Cette cuisine, jamais Kit n’en avait vu de semblable, si ce n’est dans quelque image : tout y était aussi propre, aussi luisant, aussi bien rangé que Barbe elle-même. Kit s’y assit à une table aussi blanche qu’une nappe ; Barbe lui servit de la viande froide et de la petite bière ; mais Kit était bien embarrassé. Il fallait voir avec quelle maladresse il maniait sa fourchette et son couteau, en pensant qu’il y avait là une demoiselle Barbe, une inconnue, qui le regardait et l’observait.

 

Il n’y a pas lieu cependant de croire que Barbe fût bien terrible ; car cette enfant, qui avait jusque-là mené la vie la plus tranquille, était toute rouge, tout embarrassée, et paraissait ne savoir que dire ou faire, absolument comme Kit. Après être resté assis, un bout de temps, attentif au tic tac de l’horloge de bois, il hasarda un regard curieux sur le buffet. Là, parmi les assiettes et les plats, se trouvaient la petite boîte à ouvrage de Barbe, avec un couvercle à coulisses pour y serrer des pelotes de coton, le livre de prières de Barbe, le livre de psaumes de Barbe, la bible de Barbe. Près de la fenêtre était suspendu au jour le petit miroir de Barbe, et le chapeau de Barbe était accroché à un clou derrière la porte. Ces signes muets, ces témoignages de la présence de Barbe, amenèrent naturellement Kit à regarder Barbe elle-même qui était là sur sa chaise, aussi muette que sa bible, son miroir et son chapeau. Elle écossait des pois dans un plat : et juste au moment où il contemplait ses cils et se demandait, dans la simplicité de son cœur, de quelle couleur étaient les yeux de la jeune fille, il arriva par malheur que Barbe leva un peu la tête pour le regarder. Aussitôt les deux paires d’yeux se baissèrent bien vite, ceux de Kit sur son assiette, ceux de Barbe sur ses cosses de pois, chacun d’eux extrêmement confus d’avoir été surpris par l’autre.

 

CHAPITRE XXIII.

En quittant le Désert pour retourner à son logis, – le Désert était le nom très-convenable, du reste, donné à la retraite favorite de Quilp, – M. Richard Swiveller décrivait en zigzag la sinueuse spirale d’un tire-bouchon ; il s’arrêtait tout à coup et regardait devant lui ; puis tout à coup il s’élançait, faisait quelques pas, et ensuite s’arrêtait de nouveau et branlait la tête. Tout cela, par saccade involontaire, et sans se rendre compte de ses mouvements. Or, tandis qu’il retournait chez lui, au milieu de toutes ces évolutions que les mauvaises langues considèrent comme un symbole d’enivrement et non comme cet état de profonde sagesse et de réflexion où le personnage est censé se connaître et se posséder, M. Richard Swiveller commença à penser qu’il avait pu mal placer sa confiance, et que le nain n’était pas précisément la personne à qui il convint de communiquer un secret si délicat et si important. Plongé par ces idées pénibles dans une situation que les mauvaises langues appelleraient l’état stupide ou l’hébétement de l’ivresse, il lança son chapeau à terre et se mit à gémir, criant très-haut qu’il était un malheureux orphelin, et que s’il n’eût pas été un malheureux orphelin, les choses n’eussent point tourné ainsi.

 

« Privé de mes parents dès mon bas âge, disait Richard se lamentant sur sa disgrâce, rebuté dans le monde durant mes plus tendres années, et livré à la merci d’un nain trompeur, qui pourrait s’étonner de ma faiblesse ?… Vous avez devant les yeux un malheureux orphelin. Oui, continua M. Swiveller, élevant sa voix sur un ton criard, et promenant autour de lui un regard somnolent, vous voyez ici un malheureux orphelin !…

 

– Alors, dit quelqu’un derrière lui, permettez-moi de vous servir de père. »

 

M. Swiveller oscilla à droite et à gauche, et s’efforçant de conserver son équilibre et de voir à travers une sorte de vapeur ténébreuse qui semblait l’envelopper, il aperçut enfin deux yeux dont l’éclat perçait l’obscurité du nuage, et bientôt il reconnut que ces yeux étaient voisins d’un nez et d’une bouche. Portant son regard vers l’endroit où, eu égard à une face humaine, on est habitué à trouver des jambes, il remarqua qu’un corps était attaché à cette face ; et enfin un examen plus approfondi lui fit découvrir que l’individu était M. Quilp, qui sans doute ne l’avait pas quitté depuis leur sortie du cabaret, quoiqu’il eût une idée vague de l’avoir laissé derrière lui, à une distance d’un ou deux milles.

 

« Monsieur, dit solennellement Dick, vous avez trompé un orphelin.

 

– Moi !… répliqua Quilp. Je suis un second père pour vous.

 

– Vous mon père !… Je n’ai besoin de personne, monsieur, je désire être seul, je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse seul, à l’instant même.

 

– Quel drôle de garçon vous êtes ! s’écria Quilp.

 

– Allez, monsieur, dit Richard, s’appuyant contre un poteau et agitant sa main. Allez, enjôleur, allez ; quelque jour, peut-être, monsieur, serez-vous tiré de vos rêves de plaisirs pour connaître aussi les peines des orphelins abandonnés. Voulez-vous vous en aller, monsieur ? »

 

Comme le nain ne tenait aucun compte de cette adjuration, M. Swiveller s’avança contre lui avec l’intention de lui infliger un châtiment proportionné au méfait. Mais oubliant tout à coup son dessein ou changeant d’idée avant d’arriver jusqu’à Quilp, il lui prit la main et lui jura une éternelle amitié, déclarant avec une agréable franchise qu’à partir de ce jour ils étaient frères, sauf la ressemblance. Alors il confia au nain son secret tout entier, en trouvant moyen d’être pathétique au sujet de miss Wackles. Cette jeune personne, donna-t-il à entendre à M. Quilp, cause le léger embarras que mon langage trahit en ce moment ; ce trouble ne doit être attribué qu’à la force de l’affection et non au vin rosé, ou à toute autre liqueur fermentée.

 

Quilp et Richard s’en allèrent, bras dessus, bras dessous, comme une véritable paire d’amis.

 

« Je suis, dit Quilp en le quittant, aussi pénétrant qu’un furet et aussi fin qu’une belette. Amenez-moi Trent ; assurez-le que je suis son ami, quoique j’aie lieu de craindre qu’il ne se méfie un peu de moi, – j’ignore pourquoi ; je sais seulement que je n’ai rien fait pour cela, – et votre fortune à tous deux est faite… en perspective.

 

– Voilà le diable, répliqua Dick. Ces fortunes en perspective ont toujours l’air d’être si loin !

 

– Oui, mais aussi elles paraissent de loin plus petites qu’elles ne le sont réellement, répliqua Quilp en pressant le bras de son compagnon. Vous ne sauriez vous faire une idée de la valeur de votre prise avant de l’avoir entre les mains, voyez-vous.

 

– Vous croyez cela ?

 

– Si je le crois ! dites que j’en suis certain. Amenez-moi Trent. Dites-lui que je suis son ami, le vôtre ; comment ne le serais-je pas ?

 

– Il n’y a pas de raison, certainement, pour que vous ne le soyez pas, répondit Richard, et peut-être, au contraire, y en a-t-il beaucoup pour que vous le soyez. Du moins, il n’y aurait rien d’étrange dans votre désir d’être mon ami si vous étiez un esprit distingué, mais vous savez bien vous-même que vous n’êtes point un esprit distingué.

 

– Je ne suis pas un esprit distingué ! s’écria le nain.

 

– Du diable si vous l’êtes ! répliqua Richard. Un homme de votre tournure ne peut pas l’être. En fait d’esprit, mon cher monsieur, vous ne pouvez être qu’un esprit malin. Les esprits distingués, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, ont un tout autre air, croyez-moi, j’en sais quelque chose. »

 

Quilp lança à son trop franc ami un regard mêlé de finesse et de mécontentement, et lui serrant la main avec force, il lui dit :

 

« Vous êtes un drôle de corps, mais c’est égal, comptez sur mon estime. »

 

Après cela ils se séparèrent, M. Swiveller pour retourner chez lui le mieux possible et se remettre de son excès par le sommeil, et Quilp pour réfléchir à la découverte qu’il avait faite, et se réjouir de la magnifique perspective de satisfaction et de représailles qu’elle lui ouvrait.

 

Ce ne fut pas sans de grandes répugnances et des soupçons fâcheux que, le lendemain matin, M. Swiveller, la tête encore lourde des fumées du fameux schiedam, se rendit chez son ami Trent – sous le toit d’une vieille maison garnie qui avait l’air d’un repaire de revenants – et lui raconta, avec ménagements toutefois, ce qui s’était passé la veille entre Quilp et lui. Ce ne fut pas non plus sans une vive surprise, sans se demander quels motifs avaient pu dicter la conduite de Quilp, ni sans amèrement blâmer la folie de Dick Swiveller que son ami entendit ce récit.

 

« Je ne chercherai pas à m’excuser, dit Richard d’un ton contrit, mais ce drôle a des façons si originales, c’est un chien si adroit, qu’il m’a amené d’abord à me demander quel mal cela pouvait faire de lui parler à cœur ouvert, et j’en étais encore à y songer que déjà il m’avait arraché mon secret. Si vous l’aviez vu boire et fumer, comme je l’ai vu, vous auriez fait comme moi, vous lui auriez tout dit. C’est une salamandre, vous le savez, pas autre chose. »

 

Sans examiner si les salamandres sont de leur nature de très-bons confidents à prendre dans les affaires délicates, ou si un homme à l’épreuve du feu comme l’amateur de schiedam était par là digne de toute confiance, Frédéric Trent se jeta sur un siège et, plongeant sa tête entre ses mains, il s’efforça de sonder les motifs qui avaient pu conduire Quilp à s’insinuer dans les secrets de Richard Swiveller : car c’était lui qui avait cherché à tirer les vers du nez de Dick, et non pas l’autre qui avait été entraîné à lui révéler tout par une confiance spontanée : d’ailleurs, Frédéric en pouvait douter moins que jamais, en voyant que le nain tâchait de l’amorcer lui-même, et recherchait sa société. Le nain l’avait rencontré deux fois, à la poursuite de renseignements sur les fugitifs, et, comme il n’avait pas montré jusque-là qu’il prît un grand intérêt à leur sort, cet empressement subit avait suffi pour éveiller des soupçons dans le cœur d’une créature naturellement ombrageuse et défiante, sans parler de sa curiosité instinctive si heureusement secondée par les manières ingénues de M. Dick. Mais comment se faisait-il que Quilp, informé du plan qu’ils avaient tramé, se fût offert pour le seconder ? C’était là une question plus difficile à résoudre : cependant, comme généralement les frisons s’abusent eux-mêmes en imputant à d’autres leurs propres desseins, Frédéric pensa aussitôt que certaine mésintelligence avait pu s’élever entre Quilp et le vieillard, par suite de leurs relations secrètes, et peut-être même n’être pas étrangère à la disparition soudaine du marchand de curiosités, et que ce motif avait inspiré au nain le désir de se venger en arrachant au vieillard l’unique objet de son amour et de son anxiété, pour le faire passer entre les mains d’un homme, l’objet de sa terreur et de sa haine. Comme Frédéric Trent lui-même, sans seulement songer aux intérêts de sa sœur, avait à cœur de voir réussir ce projet, qui satisfaisait également sa haine et sa cupidité, il n’en fut que mieux disposé à croire que c’était là aussi le principe de la conduite de Quilp. Une fois que le nain, selon lui, avait son avantage personnel à les aider dans leur projet, il devenait aisé de croire à sa sincérité et à la chaleur de son zèle dans une cause qui leur était commune ; et comme il ne pouvait douter que ce ne fût un utile et puissant auxiliaire, Trent se détermina à accepter l’invitation qu’il lui avait faite et à se rendre chez lui le soir même ; et là, s’il était confirmé dans ses idées parce que dirait ou ferait le nain, il l’admettrait à partager les peines de l’exécution, mais non pas le profit.

 

Tout cela bien médité et bien arrêté dans son esprit, il communiqua à M. Swiveller – qui se fût contenté de moins encore – une petite partie de ses idées, et, lui laissant toute la journée pour se remettre des étreintes bachiques de la salamandre, il l’accompagna le soir chez M. Quilp.

 

M. Quilp fut enchanté de les voir, ou fit semblant de l’être, et il se montra même terriblement poli envers Mme Quilp et Mme Jiniwin. Pourtant il ne manqua point de lancer un regard scrutateur sur sa femme pour observer l’effet que produirait en elle la visite du jeune Trent.

 

Mme Quilp n’éprouva pas plus d’émotion que n’en ressentît sa mère, en reconnaissant Frédéric Trent ; mais comme le regard de son mari la remplissait d’embarras et de confusion, et qu’elle ne savait ni ce qu’il fallait faire ni ce que M. Quilp exigeait d’elle, le nain ne manqua point d’assigner à son embarras la cause qu’il avait dans l’esprit ; et tout en riant sous cape pour s’applaudir de sa pénétration, il était secrètement exaspéré par la jalousie.

 

Cependant il n’en laissa rien percer. Au contraire, il fut tout sucre et tout miel, et présida avec l’empressement le plus cordial à la distribution du rhum.

 

« Voyons, dit Quilp, savez-vous qu’il doit bien y avoir près de deux ans que nous nous connaissons ?

 

– Près de trois, je pense, dit Trent.

 

– Près de trois ! s’écria Quilp. Comme le temps passe ! Est-ce qu’il vous semble qu’il y ait si longtemps que cela, madame Quilp ?

 

– Oui, Quilp, répondit la jeune femme avec une exactitude de mémoire malheureuse, je crois qu’il y a trois ans accomplis.

 

– En vérité, madame !… pensa Quilp, on voit que le temps vous a paru long : vous avez bien compté ! très-bien, madame ! »

 

Et il ajouta, s’adressant à Frédéric :

 

« Il me semble que c’est hier que vous êtes parti pour Demerari sur le Mary-Anne… pas plus tard qu’hier, je vous jure. Eh bien ! moi, j’aime cela, qu’un jeune homme s’amuse un peu Moi-même j’ai fait mes farces comme un autre. »

 

M. Quilp accompagna cette déclaration de si terribles clignements d’yeux attestant ses anciens déportements, que mistress Jiniwin se sentit pénétrée d’indignation et ne put s’empêcher de remarquer à voix basse qu’il pourrait bien au moins remettre le chapitre de ses confessions au moment où sa femme serait absente. M. Quilp répondit à cet acte de hardiesse et d’insubordination par un regard qui fit perdre contenance à Mme Jiniwin, puis il but cérémonieusement à la santé de sa belle-mère.

 

« J’avais bien pensé, dit-il en posant son verre, que vous reviendriez tout de suite, mon cher Fred. Je l’avais toujours dit. Et quand le Mary-Anne vous ramena à son bord, au lieu d’apporter une lettre qui annonçât votre repentir et le bonheur que vous goûtiez dans la position qu’on vous avait procurée, cela me divertit, – mais me divertit plus que vous ne sauriez croire. Ah ! ah ! ah ! »

 

Le jeune homme sourit, mais non pas tout à fait comme si le thème était le plus agréable qu’on pût choisir pour l’amuser ; aussi Quilp, qui s’en aperçut, jugea-t-il à propos de continuer en ces termes :

« Je dirai toujours que si un riche parent, ayant deux jeunes rejetons – sœur ou frère, ou frère et sœur – dépendants de lui, s’attache exclusivement à l’un d’eux et chasse l’autre, il a tort. »

 

Frédéric fit un mouvement d’impatience ; mais Quilp poursuivit avec autant de calme que s’il discutait quelque question abstraite dans laquelle aucun assistant n’eût eu le moindre intérêt personnel.

 

« Il est très-vrai, dit-il, que votre grand-père vous accusa maintes fois d’oubli, d’ingratitude, de légèreté, d’extravagance, etc. ; mais comme je le lui ai souvent répété, « ce sont là des peccadilles ordinaires. – Mais c’est un drôle ! disait-il. – Je vous l’accorde, lui répondais-je (pour faire triompher mon raisonnement, bien entendu), que de jeunes nobles, que de jeunes gentlemen sont aussi des drôles ! » Mais il ne voulait pas se rendre à l’évidence.

 

– Cela m’étonne, monsieur, dit le jeune homme d’un air railleur.

 

– Oui, voilà ce que je lui disais dans le temps, reprit Quilp ; mais le vieux était obstiné. Sans doute c’était un de mes amis, mais cela ne l’empêchait pas d’être obstiné et mauvaise tête La petite Nelly est une bonne, une charmante jeune fille ; mais vous êtes son frère, Frédéric. Vous êtes son frère après tout, comme vous le dîtes au vieux la dernière fois que vous vîntes chez lui. Il ne peut pas empêcher cela.

 

– Il le ferait s’il le pouvait, dit le jeune homme avec impatience. C’est à ajouter au chapitre de sa tendresse à mon égard Mais il n’y a rien de neuf à apprendre sur ce sujet ; finissons en, au nom du diable !

 

– D’accord, répliqua Quilp ; je ne demande pas mieux. Pourquoi y faisais-je allusion ? Précisément pour vous montrer, mon cher Frédéric, que j’ai toujours été votre ami. Vous ne saviez pas mettre de différence entre votre ami et votre ennemi ; en mettez-vous maintenant ? Vous vous étiez imaginé que j’étais contre vous, et partant, il y avait entre nous de la froideur ; mais ce n’était que de votre côté, entièrement de votre côté. Une poignée de main, Frédéric. »

 

Avec sa tête enfoncée entre ses épaules et un hideux sourire sur la lèvre, le nain se dressa et étendit à travers la table son bras exigu. Après un moment d’hésitation, le jeune homme présenta sa main : Quilp lui serra les doigts d’une telle force, que le cours du sang y fut arrêté un moment ; puis portant à sa bouche son autre main d’un air discret, et lançant un regard de travers à Swiveller qui ne s’en doutait guère, il lâcha les doigts meurtris de Frédéric et se rassit.

 

Ce mouvement ne fut pas perdu pour Trent qui, sachant bien que Richard était un simple instrument entre ses mains et qu’il ne connaissait de ses projets que ce qu’il daignait lui en communiquer, comprit que le nain était parfaitement au courant de leur position respective et du caractère de son ami. C’est déjà quelque chose que de se sentir apprécié à sa valeur, même en fait de coquinerie. L’hommage silencieux rendu par le nain à sa supériorité, et l’opinion qu’il s’était faite, avec son esprit vif et pénétrant, de l’ascendant exercé par Frédéric sur son ami, décidèrent Trent à s’appuyer sur ce hideux auxiliaire et à profiter de son aide.

 

M. Quilp, jugeant à propos de couper court au sujet de la conversation, de peur que Richard Swiveller ne révélât dans son étourderie quelque chose que les femmes ne dussent point connaître, proposa une partie de piquet à quatre ; les cartes décidèrent le sort : Mme Quilp échut comme partenaire à Frédéric Trent, et Dick à M. Quilp. Mme Jiniwin, qui aimait beaucoup le jeu, en fut par conséquent soigneusement exclue par son gendre qui lui confia le soin de remplir de temps en temps les verres avec les liqueurs contenues dans les flacons. M. Quilp ne la perdait pas de vue, afin qu’elle ne s’avisât pas de prendre un avant-goût de ces breuvages exquis ; et comme les liqueurs ne plaisaient pas moins que les cartes à la vieille dame, M. Quilp trouva ce moyen ingénieux d’infliger à la fois à Mme Jiniwin un double supplice de Tantale.

 

Mais ce n’était pas à Mme Jiniwin que se bornait l’attention de M. Quilp, et d’autres objets encore exerçaient sa constante vigilance. Parmi ses habitudes excentriques, le nain avait celle de tricher aux cartes : il fallait que non seulement il observât avec soin la marche du jeu et fît en même temps des tours d’escamoteur en comptant les points et en les marquant, mais encore qu’il donnât sans cesse des avertissements à Richard Swiveller par des regards, des froncements de sourcil et des coups de pied par-dessous la table ; car Richard, tout ahuri par la rapidité avec laquelle les cartes étaient appelées et les fiches voyageaient sur le tapis, ne pouvait s’empêcher d’exprimer de temps en temps sa surprise et ses doutes. Mme Quilp, nous l’avons dit, était la partenaire du jeune Trent ; aussi, à chaque regard qu’ils échangeaient, à chaque parole qu’ils prononçaient, à chaque carte qu’ils jetaient, le nain ouvrait les yeux et les oreilles ; ce n’était pas seulement ce qui se passait sur la table qui l’occupait, mais encore les signes d’intelligence qui pouvaient être échangés en dessous, et il employait toutes sortes de ruses pour les surprendre ; par exemple, il appuyait souvent son pied sur celui de sa femme pour voir si elle jetterait un cri ou si elle se tiendrait coite malgré la douleur, parce que, dans ce dernier cas, il lui eût été démontré que Trent lui avait déjà marché sur le pied. Cependant, au plus fort de ses préoccupations, il n’en continuait pas moins de tenir un de ses yeux fixés sur la vieille dame ; et, si à la dérobée elle approchait une cuiller à thé d’un verre voisin, – ce qu’elle faisait fréquemment, – pour attraper une petite goutte du nectar qu’il contenait, la main de Quilp dérangeait ses plans au moment même du triomphe de Mme Jiniwin, et, d’une voix moqueuse, Quilp la suppliait de ménager sa précieuse santé. Et ces soins si multipliés n’empêchaient pas Quilp d’y satisfaire sans relâche et sans faute, depuis le premier jusqu’au dernier.

 

Enfin, quand ils eurent joué bon nombre de parties liées et largement festoyé les liqueurs, M. Quilp ordonna à sa femme d’aller se coucher ; la douce Betzy obéit et se retira, suivie de sa mère indignée. Swiveller s’était endormi. Le nain, appelant du doigt Frédéric à l’autre extrémité de la chambre, y tint à voix basse avec lui une courte conférence.

 

« Nous ferons aussi bien de ne dire, devant votre digne ami, que ce que nous ne pouvons pas taire, dit Quilp en se tournant avec une grimace vers Dick endormi. C’est marché conclu entre nous, Fred. Voyons, lui ferons-nous épouser cette petite rose de Nelly ?

 

– Vous y avez aussi votre intérêt, je suppose, répliqua l’autre.

 

– Oui, j’en ai un naturellement, dit Quilp riant de l’idée que Frédéric ne soupçonnait pas son but réel ; peut-être des représailles à exercer, peut-être une fantaisie. J’ai des moyens, Fred, de seconder ce projet ou de m’y opposer. Quel parti prendrai-je ? Voici une paire de balances, je la ferai pencher du côté que je voudrai.

 

– Faites-la pencher de mon côté, dit Trent.

 

– Voilà qui est fait, mon cher Fred, répondit Quilp tendant sa main fermée, puis l’ouvrant comme s’il en laissait tomber quelque objet pesant ; le poids est dans le plateau et il l’entraîne. Faites attention.

 

– Oui, mais où sont-ils partis, les plateaux ? » demanda Trent.

 

Quilp secoua la tête et dit que le point restait à découvrir, mais que ce ne serait peut-être pas bien difficile. Une fois la chose faite, ils auraient à concerter leurs démarches préliminaires. Il se chargeait de voir le vieillard, ou bien Richard Swiveller pourrait l’aller voir, lui montrer de la chaleur pour ses intérêts, le presser de se loger dans une maison convenable et, par la reconnaissance qu’il inspirerait à la jeune fille, ferait du progrès dans son estime. Grâce à cette impression, il serait facile de la gagner d’ici à un ou deux ans : car elle supposait que le vieillard était pauvre, celui-ci affectant, par une politique qui n’était pas rare chez les avares, d’étaler les dehors de l’indigence aux yeux de ceux qui l’entouraient.

 

« Il a bien assez souvent caché son jeu avec moi, dit Trent, et tout dernièrement encore.

 

– Et avec moi aussi, dit le nain. Ce qui est d’autant plus extraordinaire, que je sais parfaitement combien en réalité il est riche.

 

– Vous devez le savoir.

 

– Je crois que je dois le savoir… » dit le nain ; et en cela du moins, avec sa parole à double entente, il ne mentait pas.

 

Après avoir échangé encore quelques mots à voix basse, ils se remirent à table. Le jeune homme éveilla Richard Swiveller et lui apprit qu’il était temps de partir. Richard, à cette bonne nouvelle, se leva vivement. Le nain et Frédéric se dirent encore deux mots du succès assuré de leur plan, puis on souhaita le bonsoir à Quilp qui grimaça un adieu.

 

Il grimpa à la fenêtre au moment où les deux amis passaient dans la rue au-dessous de lui et il écouta. Trent faisait à haute voix l’éloge de sa femme, et tous deux se demandaient par quelle fascination elle avait été amenée à épouser ce misérable avorton. Le nain, après avoir vu s’éloigner ces deux ombres en les accompagnant de la plus formidable grimace qu’il eût jamais faite, alla tout doucement gagner son lit.

 

En formant leur plan, ni Trent ni Quilp n’avaient songé au bonheur ou au malheur de la pauvre innocente Nelly. Il n’eût pas été moins étrange que l’insouciant dissipateur dont ils faisaient leur instrument eût été lui-même occupé d’y penser pour eux ; car la haute opinion qu’il avait de sa personne et de son mérite justifiait, à ses yeux, le projet concerté ; et, quand il eût reçu, par extraordinaire, la visite d’un hôte aussi rarement accueilli à sa porte que la réflexion, adonné comme il l’était à la pleine satisfaction de ses appétits, il eût pleinement rassuré sa conscience avec l’idée qu’il ne songeait ni à maltraiter ni à tuer sa femme, et que, par conséquent, après tout, il serait dans la bonne moyenne des maris très-supportables.

 

CHAPITRE XXIV.

Ce ne fut que lorsqu’ils se sentirent épuisés de fatigue et hors d’état de continuer à marcher comme ils l’avaient fait depuis le champ de courses, que le vieillard et l’enfant se hasardèrent à s’arrêter et à s’asseoir sur la limite d’un petit bois. Là, bien que l’arène fût cachée à leur vue, ils pouvaient percevoir encore le bruit affaibli des cris éloignés, le brouhaha des voix et le roulement des tambours. Gravissant l’éminence qui les séparait de ces lieux, l’enfant put reconnaître les drapeaux flottants et les blancs pavillons des baraques ; mais personne ne venait de leur côté, et l’endroit où ils se reposaient était solitaire et paisible.

 

Il se passa quelque temps avant que Nelly pût rassurer son compagnon craintif et lui rendre le calme nécessaire. L’imagination désordonnée du vieillard lui représentait une foule de gens se glissant jusqu’à lui et sa petite-fille dans l’ombre des buissons, s’embusquant dans chaque fossé et les épiant derrière chaque branche des arbres agités. Il était obsédé de la crainte d’être jeté dans quelque cabanon obscur où on l’enchaînerait et le fouetterait ; pis que cela, où Nelly ne serait jamais admise à le voir, sinon à travers des barreaux de fer et des grilles scellées à la muraille. Ses terreurs gagnaient l’enfant. Être séparée de son grand-père, c’était le plus cruel supplice qu’elle put redouter ; et pensant que dans l’avenir, partout où ils iraient, ils étaient exposés à être ainsi traqués et poursuivis sans pouvoir espérer de salut qu’à la condition de rester cachés, elle sentit son cœur se briser et son courage faiblir.

 

Cet accablement d’esprit n’avait rien de surprenant chez un être si jeune et si peu habitué aux scènes parmi lesquelles il lui avait fallu vivre depuis quelque temps. Mais souvent la nature place de nobles et généreux cœurs dans de faibles poitrines, – très-souvent, Dieu merci ! dans des poitrines de femme ; – et quand l’enfant, attachant sur le vieillard ses yeux mouillés de larmes, se rappela combien il était débile, et combien il serait abandonné et sans ressources si elle venait à lui manquer, son cœur se ranima et se trouva rempli d’une force et d’une constance nouvelles.

 

« Nous voici à l’abri de tout danger et nous n’avons plus rien à craindre, mon cher grand-papa, dit-elle.

 

– Rien à craindre !… répéta le vieillard. Rien à craindre, et s’ils m’arrachaient d’auprès de toi ! Rien à craindre, et s’ils nous séparaient ! Je ne crois plus personne : pas même Nell !

 

– Oh ! ne parlez pas ainsi ! répliqua l’enfant. Car si jamais quelqu’un vous fut fidèle et dévoué, c’est moi. Et je sais bien que vous n’en doutez pas.

 

– Comment alors, dit le vieillard, regardant d’un air craintif autour de lui, pouvez-vous avoir le cœur de me dire que nous sommes en sûreté lorsqu’on me cherche de tous côtés, lorsqu’on peut venir ici, se glisser vers nous, au moment même où nous parlons !

 

– Parce que je suis bien sûre que nous n’avons pas été suivis. Jugez-en par vous-même, cher grand-papa ; regardez autour de vous, et voyez combien tout est calme. Nous sommes seuls ensemble, et libres d’aller où il nous plaira Vous dites que vous n’êtes pas en sûreté ! Pourrais-je donc être si tranquille, et le serais-je si vous aviez à craindre quelque danger ?

 

– Oh ! oui ! oh ! oui ! dit-il en lui pressant la main, mais sans cesser de regarder au loin avec anxiété. – Quel est ce bruit ?

 

– Un oiseau, dit l’enfant ; un oiseau qui voltige à travers le bois et nous indique le chemin que nous avons à suivre. Vous vous rappelez quand nous disions que nous irions par les bois et les champs et le long du bord des rivières, et que nous serions bien heureux… Vous vous le rappelez ?… Mais ici, tandis que le soleil brille au-dessus de nos têtes, et que tout est lumière et bonheur, nous restons tristement assis, à perdre notre temps ! – Voyez, quel joli sentier ! l’oiseau nous y mène, – le même oiseau ; – le voilà qui se pose sur un autre arbre et qui s’arrête pour chanter. Venez ! »

 

Lorsqu’ils se levèrent et prirent l’allée ombreuse qui devait les conduire à travers les bois, Nelly s’élança en avant ; imprimant ses petits pieds sur la mousse qui se relevait après, souple et élastique sous ces pieds légers, gardant pourtant l’empreinte de ses pieds mignons comme une glace fidèle. Puis alors elle appela le vieillard de ce côté, tant du regard que de son geste gai et pressant. Elle lui montrait d’un signe furtif quelque oiseau solitaire se balançant et gazouillant sur une branche qui s’égarait au-dessus de l’allée ; ou bien, elle s’arrêtait pour écouter les chants qui rompaient l’heureux silence ; ou bien elle contemplait le rayon de soleil qui tremblait parmi les feuilles, et, se glissant le long des troncs énormes des vieux chênes couverts de lierre, projetait au loin des traits lumineux. Comme ils cheminaient en avant, écartant les buissons qui bordaient l’allée, la sérénité que Nelly avait feint d’éprouver d’abord pénétra véritablement dans son cœur ; le vieillard cessa de jeter derrière lui des regards d’effroi, il montra même plus d’assurance et de gaieté : car plus ils s’enfonçaient dans le sein de l’ombre verte, plus ils sentaient que l’esprit de Dieu était là et répandait la paix sur eux.

 

Enfin le sentier devint plus clair ; la marche, plus libre ; ils atteignirent la limite du bois et se trouvèrent sur une grande route. Ils la suivirent quelque temps et entrèrent bientôt dans une ruelle ombragée par deux rangées d’arbres si serrés et si touffus que leurs cimes se rejoignaient en berceau et formaient une arcade au-dessus de l’étroit sentier. Un poteau mutilé indiquait que cette ruelle menait à un village situé à trois milles, et ce fut là que les voyageurs résolurent de diriger leurs pas.

 

Le trajet leur parut si long qu’ils crurent parfois s’être égarés. Mais enfin, à leur grande joie, le chemin aboutit à une descente rapide avec une double chaussée sur laquelle étaient pratiqués des trottoirs ; et les maisons du village leur apparurent groupées et étagées du fond de leur ceinture boisée.

 

C’était un lieu modeste. Les hommes et les enfants s’amusaient à jouer au cricket[10] sur le gazon. Les regards s’attachèrent sur Nelly et le vieillard qui erraient en se demandant où ils chercheraient un humble asile. Dans un petit jardin, devant sa chaumière, se trouvait tout seul un homme âgé. Les voyageurs éprouvaient un certain embarras à l’aborder, car c’était le maître d’école, et au-dessus de sa fenêtre le mot École était tracé en lettres noires sur un écriteau blanc. C’était un homme pâle, d’un extérieur simple ; il portait un habit usé et étriqué, et se tenait assis parmi ses fleurs et ses ruches, fumant sa pipe, sous le petit portique devant sa porte.

« Parle-lui, ma chère, dit tout bas le vieillard.

 

– J’ai peur de le déranger, dit timidement l’enfant : il n’a pas l’air de nous apercevoir. Peut-être, si nous attendons un peu, regardera-t-il de notre côté. »

 

Ils attendirent, mais le maître d’école ne regardait pas de leur côté et restait sous son petit portique, pensif et silencieux. Il paraissait bon. Son habillement, tout noir, faisait ressortir encore son teint pâle et sa maigreur. Ils trouvèrent aussi à sa personne, à sa maison, un air de solitude et d’isolement qui venait peut-être de ce que les autres étaient réunis sur la pelouse à se donner du plaisir. Il n’y avait que lui qui fût resté seul dans tout le village.

 

Cependant le vieillard et sa compagne étaient bien las. Nelly se serait peut-être senti le courage de s’adresser même à un maître d’école ; mais elle hésitait, parce que la physionomie de cet homme révélait la tristesse ou le malheur.

 

Tandis qu’ils étaient là, incertains, à peu de distance, ils le virent de temps en temps demeurer plongé chaque fois dans une sombre méditation, puis poser sa pipe de côté et faire deux ou trois tours dans son jardin ; s’approcher ensuite de la porte et regarder du côté de la pelouse, puis reprendre sa pipe en soupirant et s’asseoir de nouveau dans la même attitude pensive.

 

Comme aucune autre personne ne paraissait et que la nuit commençait à tomber, Nelly s’arma enfin de résolution ; et lorsque le maître d’école eut repris sa pipe et son siège, elle s’aventura à s’approcher en tenant son grand-père par la main. Le bruit qu’ils firent en levant le loquet de la porte, attira l’attention du maître d’école. Il les considéra avec bienveillance, mais cependant comme un homme désappointé, et agita doucement la tête.

 

Nelly fit une révérence et lui dit qu’ils étaient de pauvres voyageurs qui cherchaient pour la nuit un abri qu’ils payeraient volontiers, selon leurs faibles moyens. Le maître d’école la regarda avec attention pendant qu’elle parlait ; il mit sa pipe de côté et se leva aussitôt.

 

« Si vous pouviez nous indiquer un endroit, dit l’enfant, nous vous en serions bien reconnaissants.

 

– Vous venez de faire un long chemin ? dit le maître d’école.

 

– Très-long, répéta Nelly.

 

– Vous commencez de bonne heure à voyager, mon enfant, dit-il en posant amicalement la main sur la tête de Nelly. C’est votre petite-fille, mon brave homme ?

 

– Oui, monsieur, s’écria le vieillard ; c’est l’appui et la consolation de ma vie.

 

– Entrez ici, » dit le maître d’école.

 

Sans autres préliminaires, il les mena dans une petite classe qui servait indifféremment de salle à manger et de cuisine, en leur disant qu’ils étaient les bienvenus et pourraient rester chez lui jusqu’au lendemain matin. Avant même qu’ils l’eussent remercié, il étendit sur la table une grosse nappe bien blanche, y posa des couteaux et des assiettes ; et mettant sur la table du pain, de la viande froide et un pot de bière, il les invita à manger et à boire.

 

L’enfant jeta un regard autour d’elle tout en s’asseyant. Il y avait deux bancs entaillés et tout tachés d’encre ; une petite chaire perchée sur ses quatre pieds, où sans doute le maître était assis pendant la classe ; quelques livres rangés sur une tablette haute, avec des coins au haut des pages ; en outre, une collection bigarrée de toupies, de balles, de cerfs-volants, de lignes à pêcher, de billes, de trognons de pommes et autres objets confisqués aux paresseux de l’école. Accrochés à la muraille, on voyait se carrer dans toute leur majesté terrifique, sur deux supports, la canne et le martinet ; et près de là, sur une petite planchette ad hoc le bonnet d’âne, fait de vieux journaux et décoré d’une quantité de pains à cacheter des plus larges et des plus apparents. Mais le principal ornement des murs consistait en des sentences morales parfaitement transcrites en belle écriture ronde, en un certain nombre d’additions et de multiplications fort bien chiffrées : tout cela venait évidemment de la même main, et ces tableaux se trouvaient disposés tout autour de la salle dans le double but, très-évident, d’offrir un témoignage de l’excellent enseignement de l’école et d’exciter l’émulation dans le cœur des écoliers.

 

« Eh bien ! dit le vieux maître d’école, remarquant que l’attention de Nelly était absorbée par ces spécimens, voilà une belle écriture ! n’est-ce pas, ma chère petite ?

 

– Très-belle, monsieur, répondit-elle modestement. Est-ce la vôtre ?

 

– La mienne ! s’écria-t-il, tirant ses lunettes et les mettant sur son nez pour jouir mieux d’un triomphe toujours cher à son cœur. Oh ! non, je ne pourrais pas écrire aujourd’hui comme cela. Non ! tous ces tableaux sont de la même main, une petite main, plus jeune que la vôtre, mais pourtant très-habile. »

 

En parlant ainsi, le maître d’école s’aperçut qu’une légère tache d’encre avait été jetée sur un des tableaux. Il tira de sa poche un canif, et, s’approchant du mur, il gratta soigneusement la tache. Cette besogne achevée, il alla lentement à reculons contempler l’exemple d’écriture avec admiration, comme on pourrait contempler la plus belle peinture. Mais, dans sa voix, dans son geste, il y avait quelque chose de triste qui émut profondément Nelly, bien qu’elle en ignorât la cause.

 

« Oh ! oui, une petite main !… dit le pauvre maître d’école. Un enfant bien supérieur à tous ses camarades, à l’étude comme au jeu. Comment se fait-il qu’il se soit tant attaché à moi ? Que je l’aime, il n’y a rien d’étonnant à cela ; mais qu’il m’aime ainsi, lui !…»

 

Ici, le maître d’école s’arrêta ; il retira ses lunettes pour les essuyer, car les verres s’en étaient obscurcis.

 

« J’espère que vous n’avez aucun motif d’être inquiet pour lui, monsieur, dit Nelly avec anxiété.

 

– Non, pas précisément, ma chère. Je comptais le voir ce soir sur la pelouse. Il était toujours le premier à prendre sa part du cricket. Mais il y sera sans doute demain.

 

– Est-ce qu’il a été malade ? demanda l’enfant avec la sympathie de son âge.

 

– Malade ! oui, un peu indisposé. On dit qu’il a eu du délire hier, ce cher enfant, et aussi la veille ; mais c’est inévitable avec ce genre de maladie : ce n’est pas un mauvais symptôme ; il n’y a pas là de mauvais symptôme. »

 

L’enfant se tut. Le maître d’école alla à la porte et regarda attentivement dehors. Les ombres de la nuit s’épaississaient, et tout était tranquille.

 

« S’il pouvait trouver quelqu’un pour lui donner le bras, il viendrait ici, bien sûr, dit-il en rentrant dans la chambre. Il ne manque jamais de venir au jardin me souhaiter le bonsoir. Mais peut-être sa maladie ne fait-elle que de prendre meilleure tournure, et il est sans doute trop tard pour qu’il vienne ; car il y a beaucoup d’humidité, et la rosée est très-abondante. Il vaut mieux qu’il ne vienne pas ce soir. »

 

Le maître d’école alluma une chandelle, assujettit le contrevent de la croisée et ferma la porte. Mais, après avoir pris ces soins et s’être assis en silence, au bout de quelques instants il décrocha son chapeau et dit à Nelly qu’il avait besoin de sortir pour aller aux nouvelles, qu’elle l’obligerait si elle voulait bien rester là jusqu’à ce qu’il fût de retour. L’enfant le lui promit, et le brave homme sortit.

 

Nelly resta assise et immobile durant une demi-heure et même davantage, toute seule, toute seule ; car elle avait déterminé son grand-père à aller se coucher, et elle n’entendait que le tic tac d’une vieille horloge et le sifflement du vent à travers les arbres.

 

Lorsque le maître d’école revint, il reprit sa place au coin de la cheminée, mais demeura silencieux pendant longtemps. Enfin il se tourna vers Nelly, et, d’une voix douce, il l’invita à vouloir bien, cette nuit, faire une prière pour un enfant malade.

 

« Mon élève favori ! dit le pauvre maître d’école, fumant sa pipe qu’il avait oublié d’allumer, et, regardant tristement les exemples collés sur les murs oui c’est sa petite main qui a fait tout cela… et tout amaigrie par la maladie ! Pauvre petite, petite main !… »

 

CHAPITRE XXV.

Après une bonne nuit passée dans cette chaumière, où le sacristain avait habité pendant plusieurs années, mais qu’il avait dernièrement quittée pour se marier et prendre son ménage, Nelly se leva dès l’aurore et descendit à la chambre où elle avait soupé la veille. Déjà le maître d’école était sorti. Elle s’empressa de bien nettoyer la pièce, et elle venait de finir ses rangements, quand l’excellent homme rentra.

 

Il la remercia à plusieurs reprises, et lui dit que la vieille femme qui était chargée ordinairement de ces soins veillait en ce moment comme garde-malade auprès de l’enfant dont il avait parlé la veille.

 

« Comment va-t-il ? demanda Kelly. J’espère qu’il va mieux ?

 

– Non, répondit le maître d’école secouant la tête avec mélancolie ; il ne va pas mieux. On dit même qu’il va plus mal.

 

– Cela me fait bien de la peine, monsieur. »

 

Le pauvre maître d’école parut reconnaissant de cette marque de sympathie, mais il n’en fut pas moins triste, car il se hâta d’ajouter, pour s’étourdir, qu’il y a souvent des gens qui s’inquiètent mal à propos et font le mal plus grand qu’il n’est.

 

« Pour ma part, dit-il avec son ton doux et patient, j’espère qu’il n’en est rien. Je ne crois pas que l’enfant soit plus mal. »

 

Nelly lui offrit de préparer le déjeuner, qu’ils prirent tous trois ensemble quand le vieillard fut descendu. En ce moment, le maître d’école remarqua que son hôte paraissait extrêmement fatigué et devait avoir besoin de repos.

 

« Si le voyage que vous avez à faire est long, dit-il, et si vous n’êtes pas trop pressé, vous pourrez tout à votre aise passer ici une autre nuit ; cela me ferait plaisir, mon ami. »

 

Il vit que le vieillard consultait Nelly du regard, ignorant s’il devait accepter ou refuser l’offre.

 

« Je serais bien aise, ajouta-t-il, d’avoir auprès de moi un jour encore votre petite compagne. Si vous pouvez faire cette charité à un homme qui est seul et en même temps prendre vous-même un peu de repos, faites-la. S’il vous faut absolument continuer votre route, je vous souhaite un bon voyage, et je vous accompagnerai un bout de chemin avant l’ouverture de la classe.

 

– Que faut-il faire, Nell ? demanda le vieillard d’un ton d’irrésolution ; dis, qu’est-ce qu’il faut faire, ma chère Nell ? »

 

Il n’était pas besoin de beaucoup d’instances pour déterminer Nelly à répondre qu’il valait mieux accepter l’invitation et rester. Elle était heureuse, d’ailleurs, de prouver sa gratitude au bon maître d’école en s’acquittant avec zèle de tous les soins domestiques nécessaires au modeste cottage. Cette tâche étant achevée, Nelly tira de son panier un ouvrage d’aiguille, et s’assit sur un tabouret, près du treillage, où le chèvrefeuille de jardin et le chèvrefeuille sauvage croisaient leurs rameaux flexibles et se glissaient ensemble jusque dans la salle pour y répandre leur parfum exquis. Son grand-père se chauffait en dehors aux rayons du soleil, respirant la senteur des fleurs, et suivant d’un regard nonchalant la marche des nuages, que poussait le léger souffle du vent.

 

En voyant le maître d’école mettre en place les deux bancs, poser sa chaise dans la chaire et faire quelques autres dispositions pour la classe, Nelly craignit de le gêner et offrit de se retirer dans sa petite chambre à coucher. Mais il ne voulut pas y consentir ; et, comme il semblait content de l’avoir auprès de lui, elle resta, activement occupée de son ouvrage.

 

« Avez-vous beaucoup d’élèves, monsieur ? » demanda-t-elle.

 

Le pauvre maître d’école secoua la tête et répondit :

 

« À peine de quoi remplir ces deux bancs.

 

– Les autres sont-ils bien savants, monsieur ? demanda-t-elle encore, regardant les trophées attachés à la muraille.

 

– De bons petits enfants, dit-il, de bons petits enfants, ma chère ; mais aucun ne sera jamais capable d’en faire autant. »

 

Un petit garçon à la tête blonde et au visage hâlé par le soleil se montra à la porte tandis que le maître parlait, et, après s’y être arrêté pour saluer et lui tirer son pied par derrière, en manière de révérence, entra et prit sa place sur un des deux bancs. Le petit garçon à la tête blonde posa alors sur ses genoux un livre ouvert dont les pages étaient terriblement cornées, et fourrant les mains dans ses poches, commença à compter les billes dont elles étaient pleines, prouvant par l’expression de sa physionomie la disposition remarquable qu’il avait pour ne pas penser le moins du monde à l’abécédaire sur lequel ses yeux étaient axés. Bientôt après, un autre petit blond entra d’un pas traînant, puis un autre à cheveux roux, puis deux autres blondins, puis un autre avec une petite tête de caniche, jusqu’à ce qu’enfin les bancs fussent occupés par une douzaine environ de jeunes garçons avec des têtes de toutes couleurs (pas de têtes grises cependant), rangées selon l’âge, de quatre ans à quatorze et plus, car les jambes du plus jeune, lorsqu’il fut assis, se trouvèrent à une grande distance du plancher, tandis que le plus âgé, un gros lourdaud bien fort mais bien nigaud, avait au moins la moitié de la tête de plus que le maître d’école.

 

À l’extrémité du premier banc, le poste d’honneur dans l’école, était vide la place du petit élève malade ; et en tête des patères, où les enfants qui venaient avec des chapeaux ou des casquettes avaient l’habitude de les accrocher, il y avait aussi une place vide. Aucun enfant n’eût osé violer la sainteté du siège ou de la patère ; mais plus d’un portait son regard des endroits vides au maître d’école, et glissait derrière sa main ses réflexions à son voisin paresseux.

 

Alors commença le bourdonnement des leçons récitées, apprises par cœur, le chuchotement, les jeux dissimulés, tout le bruit, tout le tapage d’une école ; et, au milieu du vacarme, le pauvre maître, la douceur et la simplicité en personne, s’efforçait vainement de fixer son esprit sur les devoirs du jour et d’oublier son petit ami. L’ennui de son état ne lui rendait que plus présent encore le souvenir de l’écolier studieux, et sa pensée n’était pas avec ses élèves, on le voyait bien.

 

Cette disposition d’esprit n’échappa point aux plus paresseux ; s’enhardissant par l’impunité, ils devinrent plus bruyants et plus effrontés, jouant à pair ou non sous les yeux du maître, mangeant des pommes sans peur et sans reproche, se pinçant les uns les autres pour s’amuser ou par méchanceté, sans se cacher le moins du monde, et gravant leurs autographes au bas même de la chaire. L’idiot, qui était venu réciter sa leçon, ne s’amusa pas à regarder plus longtemps au plafond pour y chercher les mots oubliés ; il se rapprocha tout bonnement du siège du maître et plongea effrontément ses yeux sur la page ; le lustig de la petite troupe se mit à loucher, et à faire des grimaces, naturellement au plus jeune, sans se cacher derrière un livre, et l’assemblée émerveillée ne connut plus de bornes à sa gaieté. S’il arrivait au maître de se lever et s’il paraissait prêter quelque attention à ce qui se passait, le bruit cessait un moment et tous les regards redevenaient studieux et soumis. Mais aussitôt que la vigilance du maître se relâchait, le bruit éclatait de nouveau dix fois plus fort qu’auparavant.

 

Ah ! parmi ces petits paresseux, combien souhaitaient d’être dehors ! Ils contemplaient la porte ouverte et la fenêtre comme s’ils avaient dessein de sortir de force, de courir dans les bois pour y mener une vie d’enfants sauvages. Que de pensées de révolte faisaient naître la fraîche rivière et les bons endroits bien ombragés où il est si agréable de se baigner sous les saules dont les branches descendent jusque dans l’eau ! surtout chez ce gaillard, que je vois d’ici, avec son col de chemise déboutonné et rabattu sur son dos, éventant sa face rubiconde avec un abécédaire, et souhaitant d’être baleine ou cachalot, chauve-souris ou moucheron, tout ce qu’on voudra, plutôt que de rester à l’école par une chaleur torride. Ouf ! Demandez à cet autre garçon qui, assis le plus près de la porte, a pu mettre à profit cette circonstance pour se glisser dans le jardin et entraîner ses camarades par le mauvais exemple en plongeant son visage dans le seau du puits et se roulant ensuite sur le gazon ; demandez-lui s’il y eut jamais un jour comme celui-là, même quand les abeilles s’enfonçaient dans la corolle des fleurs et s’y tenaient immobiles comme si elles avaient résolu de se retirer des affaires et de fermer leur fabrique de miel. C’était un jour de sainte paresse, un jour fait pour s’étendre sur le dos au beau milieu de l’herbe, à regarder le ciel jusqu’à ce que son éclat forçât les yeux de se fermer, et demandez-moi un peu si ce temps-là était bien choisi pour forcer de braves garçons à se pâmer sur des livres moisis dans une chambre sombre où le soleil lui-même ne daignait pas pénétrer ! C’est une abomination.

 

Nelly était assise auprès de la fenêtre, occupée de son ouvrage, mais prêtant attention à ce qui se passait, bien qu’intimidée quelquefois par ces petits volcans. Quand les leçons furent récitées, on commença l’exercice d’écriture. Comme il n’y avait qu’un pupitre, celui du maître, chaque enfant vint s’y asseoir à son tour et y griffonner une page toute tordue, tandis que le maître se promenait de long en large. La classe était moins bruyante. Le maître s’approchait pour regarder par-dessus l’épaule de celui qui écrivait, en lui disant avec douceur de remarquer comme les lettres étaient formées sur les modèles placardés le long du mur. Il lui en faisait admirer les pleins et les déliés, en lui recommandant de chercher à les imiter. Il interrompait ensuite la leçon pour leur répéter ce que l’enfant malade avait dit la nuit précédente et combien il regrettait de n’être pas encore avec eux. Il y avait dans le ton et les paroles du pauvre maître d’école tant de bonté et de tendresse, que les jeunes garçons parurent éprouver du remords de l’avoir ainsi tourmenté, et rentrèrent dans l’ordre le plus absolu ; durant deux minutes au moins, on ne mangea plus de pommes, on n’écrivit plus son nom au couteau, on ne se pinça plus, on ne fit plus de grimaces.

 

« Je pense, mes amis, dit le maître d’école quand l’horloge sonna midi, que je vous donnerai aujourd’hui, par extraordinaire, demi-congé. »

 

À cette nouvelle, les écoliers, le grand garçon en tête, poussèrent des clameurs d’enthousiasme au milieu desquelles on vit le maître remuer les lèvres, mais sans parvenir à se faire entendre. Cependant, comme il agitait la main pour réclamer le silence, les élèves eurent assez de docilité pour se taire, aussitôt que les poumons les plus vigoureux de la troupe n’en purent plus à force de crier.

 

« Promettez-moi d’abord, dit le maître, de n’être pas trop bruyants, ou bien, si vous voulez faire du bruit, de vous en aller bien loin, hors du village s’entend. Je suis sûr que vous ne voudriez pas casser la tête à votre ancien et fidèle camarade. »

 

Ici s’éleva un murmure général, sans doute très-sincère, car ce n’étaient encore que des enfants, pour protester contre toute idée de troubler le repos du camarade. Le grand garçon, probablement avec autant de sincérité naïve que tous les autres, prit ses voisins à témoin que, s’il avait crié, il avait crié tout bas.

 

« N’oubliez donc pas mes recommandations, dit le maître ; mes chers amis, c’est une faveur que je vous demande personnellement. Amusez-vous autant que vous pourrez, mais souvenez-vous que tout le monde n’a pas le bonheur d’être aussi bien portant que vous. Allons ! adieu.

 

– Merci, monsieur, – adieu, monsieur, » ces mots furent prononcés une foule de fois sur tous les tons, et les enfants sortirent lentement et sans bruit. Mais le soleil brillait, et les oiseaux chantaient, comme le soleil ne brille et comme les oiseaux ne chantent qu’aux jours de congé ou de demi-congé ; et puis les arbres penchaient leurs branches comme pour inviter les écoliers échappés à grimper et à se nicher dans leurs branches feuillues ; le foin les suppliait de venir s’ébattre et se coucher sur son tapis au grand air ; le blé vert, par ses ondulations agaçantes, les appelait vers le bois et la rivière ; le pré, rendu plus doux encore par un mélange de lumière et d’ombre, les conviait à sauter, à gambader, à se promener Dieu sait où. C’était plus de joie qu’il n’en faut à un enfant pour le rendre heureux, et ce fut avec de vives acclamations que toute la troupe prit ses jambes à son cou et s’éparpilla en criant et riant sur son passage.

 

« C’est bien naturel, mon Dieu ! dit le pauvre maître d’école, les suivant de l’œil. Je suis bien content qu’ils ne fassent pas attention à ma peine. »

 

Il est difficile cependant de satisfaire tout le monde ; c’est ce que nous savons presque tous par expérience, sans parler de la fable d’où je tire cette maxime. Dans l’après-midi plusieurs mères et tantes d’élèves crurent devoir exprimer leur mécontentement de la conduite du maître d’école. Quelques-unes se bornèrent à des allusions, par exemple en demandant avec politesse si c’est que c’était un jour marqué en lettres rouges sur le calendrier, ou le nom du saint dont on chômait la fête ; d’autres, les fortes têtes politiques du village, déclarèrent que c’était traiter un peu lestement les droits de la souveraine et faire un affront à l’Église et à l’État ; elles crurent subodorer dans ce coup d’État des principes révolutionnaires. Accorder un demi-congé pour une circonstance moins importante que l’anniversaire de la reine ! c’était être bien hardi : mais la majorité n’alla pas par quatre chemins pour exprimer son déplaisir personnel en termes énergiques : selon elle, mettre les élèves à la demi-ration de la science dont on leur devait part entière, ce n’était rien moins qu’un acte manifeste de fraude et de vol effronté. Une vieille femme même, voyant qu’elle ne pouvait réussir à enflammer ou à irriter le paisible maître d’école en lui disant des impertinences, fit grand tapage hors de sa maison, et trouva moyen de lui adresser une mercuriale indirecte durant une demi-heure, en se tenant près de la fenêtre de l’école à dire à une autre vieille dame que le maître devrait nécessairement déduire ce demi-congé du payement de la semaine, ou qu’il pouvait bien s’attendre à recevoir une opposition par huissier ; on n’avait déjà pas tant besoin de paresseux dans le pays. Ici la vieille dame éleva la voix. Les individus trop paresseux même pour être maîtres d’école, pourraient bien, avant peu, voir d’autres individus leur passer sur le casaquin ; pour sa part, elle ne manquerait pas de donner aux postulants de bons avis, pour qu’ils se tinssent prêts au besoin. Mais tous ces reproches, toutes ces scènes de violence n’aboutirent pas à tirer une parole du bon maître d’école qui restait assis, ayant Nelly à ses côtés : seulement il en était un peu plus abattu peut-être, mais toujours silencieux et n’ouvrant pas la bouche, pas même pour se plaindre.

 

Vers la nuit, une vieille femme traversa le jardin en se traînant de son mieux : et ayant rencontré à sa porte le maître d’école, elle l’avertit de se rendre immédiatement chez la dame West, et de partir devant elle au plus vite. Le maître et Nelly étaient au moment d’aller faire un tour ensemble ; et, sans quitter la main de l’enfant, il se précipita dehors, laissant la messagère le suivre comme elle pourrait.

 

Ils s’arrêtèrent à la porte d’une chaumière : le maître frappa doucement avec la main. La porte fut ouverte aussitôt. Ils entrèrent dans une chambre où un petit groupe de femmes en entourait une plus âgée que les autres, qui pleurait amèrement ; se tordait les mains et s’abandonnait à des mouvements convulsifs.

 

« Chère dame, dit le maître d’école prenant une chaise auprès d’elle, eh quoi ! est-il donc si mal ?

 

– Il s’en va grand train, s’écria la vieille femme ; mon petit-fils se meurt ! Et tout cela par votre faute. Je ne vous laisserais certainement pas en ce moment approcher de lui, n’était le vif désir qu’il a de vous voir. Voilà où vous l’avez réduit avec votre belle instruction. O mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?…

 

– Ne dites pas qu’il y ait de ma faute, répondit le bon maître d’école. Je ne vous en veux pas, ma chère dame. Non, non ! vous êtes accablée, et vous ne pensez pas ce que vous dites. Je suis sûr que vous ne le pensez pas.

 

– Que si, répliqua la vieille femme, je le pense tout à fait. S’il ne s’était pas consumé sur ses livres, parce qu’il avait peur de vous, il serait maintenant gai et bien portant ! Je le sais bien, allez ! »

 

Le maître d’école regarda les autres femmes comme pour obtenir qu’une d’entre elles prononçât en sa faveur une parole bienveillante ; mais elles secouèrent la tête, et se dirent mutuellement à l’oreille qu’elles n’avaient jamais pensé que l’instruction fût bonne à grand’chose, et que cet exemple le prouvait bien. Sans répliquer par un seul mot, par un seul regard de reproche, le maître suivit la vieille garde-malade qui était venue le chercher et qui arrivait à l’instant, dans une autre chambre où l’enfant chéri du maître se trouvait à demi habillé et étendu sur un lit.

 

C’était un très-jeune garçon, presque un petit enfant. Ses cheveux encore bouclés ombrageaient son front, et ses yeux étaient extrêmement brillants ; mais leur éclat tenait plus du ciel que de la terre. Le maître d’école s’assit près de lui, et, se penchant vers l’oreiller, lui murmura son nom. L’enfant tressaillit, lui caressa le visage avec sa main, lui enlaça le cou de ses bras amaigris, en s’écriant que c’était son cher bon ami.

 

« Oui, je le suis, je l’ai toujours été, Dieu le sait ! dit le pauvre maître d’école.

 

– Quelle est cette jeune fille ? demanda l’enfant, à la vue de Nelly. Je n’ose l’embrasser, de peur de lui donner mon mal. Priez-la de me serrer la main. »

 

Nelly s’approcha en sanglotant et prit dans ses mains la petite main languissante que l’enfant malade retira au bout de quelques moments, en se laissant retomber doucement.

 

« Vous souvenez-vous du jardin, Harry, dit à demi-voix le maître d’école pour le tenir éveillé, car il semblait s’appesantir ; vous souvenez-vous comme vous le trouviez agréable le soir ? Il faut vous dépêcher de revenir le visiter encore, car je crois que toutes les fleurs vous regrettent. Je les trouve moins brillantes qu’auparavant. Vous y viendrez bientôt, mon cher petit, le plus tôt possible, n’est-ce pas ? »

 

L’enfant sourit doucement, tout doucement, et posa sa main sur la tête grise de son ami. Il remua aussi les lèvres, mais sans voix ; il n’en sortit pas un son, pas un seul.

 

Au milieu du silence qui suivit ces paroles, le bruit de voix éloignées, porté par la brise du soir, arriva à travers la fenêtre ouverte.

 

« Qu’est-ce que cela ? dit l’enfant ouvrant ses yeux.

 

– Vos camarades qui jouent sur la pelouse. »

 

L’enfant prit un mouchoir sous son oreiller et essaya de l’agiter au-dessus de sa tête. Mais son bras retomba sans force.

 

« Voulez-vous que je le fasse pour vous ? dit le maître d’école.

 

– Oui, s’il vous plaît, agitez-le à la fenêtre. Attachez-le au treillage. Quelques-uns de mes camarades le verront sans doute ; peut-être penseront-ils à moi et regarderont-ils de mon côté. »

 

Il souleva sa tête, et son regard alla du signal flottant à l’inutile raquette qui était posée sur une table dans la chambre, à côté de l’ardoise, d’un livre et autres objets autrefois à son usage. Une fois encore il se laissa retomber doucement et demanda si la jeune fille était là, parce qu’il voulait la voir.

 

Elle s’avança et pressa sa main inerte qui pendait sur le couvre-pied. Les deux vieux amis, les deux camarades, car ils l’étaient, bien que l’un fût un homme et l’autre un enfant, s’unirent dans un long embrassement ; puis le petit écolier se retourna du côté de la muraille et s’endormit.

 

Le pauvre maître d’école resta assis à la même place, tenant dans ses mains la froide main pour la réchauffer ; mais ce n’était plus que la main d’un enfant mort. Il le sentait, et cependant il continuait de la réchauffer encore sans pouvoir se résoudre à la quitter.

 

CHAPITRE XXVI.

Nelly, le cœur brisé, s’éloigna avec le maître d’école du chevet de l’enfant et retourna à la chaumière. Elle eut soin de cacher au vieillard la cause réelle de son chagrin et de ses larmes ; car l’enfant mort orphelin n’avait qu’une grand’mère comme elle n’avait qu’un grand-père, et il ne laissait qu’une parente âgée pour pleurer sa perte prématurée.

 

Elle se mit au lit aussi vite qu’elle le put, et, lorsqu’elle se trouva seule, elle donna un libre cours à la tristesse qui accablait son âme. Mais la scène affligeante dont elle avait été témoin contenait pourtant une leçon de satisfaction et de reconnaissance : de satisfaction, puisque Nelly se sentait bien portante et libre ; de reconnaissance, puisqu’elle avait été conservée au seul parent, au seul ami qu’elle chérît, pour vivre et respirer dans un monde magnifique à ses yeux, tandis que tant de jeunes créatures, aussi jeunes qu’elle et aussi pleines d’espérance, étaient frappées et couchées dans leurs tombes. Combien de tertres funèbres dans ce vieux cimetière où elle avait erré dernièrement, s’étaient couverts de verdure sur des tombes d’enfants ! Bien qu’elle ne pensât elle-même que comme une enfant et ne réfléchît peut-être pas suffisamment à quelle brillante et heureuse existence sont appelés ceux qui meurent jeunes, et que la mort leur épargne la douleur de voir s’éteindre les autres autour d’eux, de voir descendre dans la tombe les plus fortes affections de leur cœur, ce qui fait mourir bien des fois le vieillard dans le cours d’une longue existence : cependant Nelly avait assez de raison pour comprendre facilement la moralité du spectacle auquel elle avait assisté cette nuit et pour en graver profondément le souvenir dans son cœur.

 

Elle ne rêva qu’au petit écolier ; elle le revoyait non pas couché dans son cercueil, non pas couvert de terre, mais au milieu des anges et souriant avec joie.

 

Le soleil, qui dardait dans la chambre ses rayons bienfaisants, l’éveilla. Il ne restait plus qu’à prendre congé du pauvre maître d’école et à recommencer le pèlerinage.

 

Tandis qu’ils faisaient leurs apprêts de départ, la classe était commencée. Dans la salle obscure le bruit de la veille retentissait encore, un peu plus tempéré, peut-être, mais si peu que rien. Le maître d’école quitta sa chaire et accompagna ses hôtes jusqu’à la porte.

 

Nelly lui présenta d’une main tremblante et avec hésitation l’argent que la dame lui avait donné aux courses pour payer ses fleurs ; toute confuse dans ses remercîments, en pensant à la modicité de son offrande, et rougissant de lui donner si peu. Mais il la força à garder son argent, et, s’étant baissé pour l’embrasser sur la joue, il rentra dans sa maison.

 

Les voyageurs n’avaient pas fait une douzaine de pas, que le maître d’école était revenu sur le seuil de sa porte. Le vieillard retourna vers lui pour lui presser les mains ; Nelly en fit autant.

 

« Bonne chance et bon voyage ! dit le pauvre maître d’école. Me voilà seul encore. Si un jour vous repassez par ici, n’oubliez pas la petite école de village.

 

– Nous ne l’oublierons jamais, monsieur, répondit Nelly ; jamais nous ne perdrons la mémoire de vos bontés pour nous.

 

– J’ai souvent entendu de semblables paroles tomber des lèvres des enfants, dit le maître d’école secouant la tête et souriant d’un air pensif ; mais elles ont été bientôt oubliées. J’avais un jeune ami, bien jeune il est vrai, mais il n’en valait que mieux. À présent tout est fini !… Que Dieu vous conduise ! »

 

Ils lui renouvelèrent plusieurs fois leurs adieux et partirent enfin, marchant d’un pas lent et se retournant souvent jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus l’apercevoir. Ils avaient fini par laisser loin derrière eux le village et n’en voir même plus la fumée à travers les arbres. Alors ils pressèrent le pas ; leur dessein était de gagner la grande route et de la suivre à la grâce de Dieu.

 

Mais les grandes routes mènent bien loin. À l’exception de deux ou trois petits groupes de chaumières qu’ils dépassèrent sans s’arrêter et d’un cabaret isolé situé au bord du chemin où ils se procurèrent du pain et du fromage, cette grande route ne les avait encore menés à rien… L’après-midi s’avançait, et toujours s’allongeait cette même route triste, ennuyeuse et tortueuse qu’ils avaient suivie durant toute la journée. Cependant, comme ils n’avaient pas d’autre ressource que d’aller en avant, ils continuèrent à marcher, bien que plus lentement à cause de leur fatigue excessive.

 

L’après-midi était devenue une belle soirée lorsqu’ils arrivèrent à un endroit où la route formait un grand détour à travers une lande. Sur les limites de cette lande et près d’une haie qui la séparait des champs cultivés, était une caravane au repos ; nos voyageurs, qui n’avaient pu la voir à raison de la position qu’elle occupait, l’abordèrent si soudainement qu’ils n’eussent pu l’éviter quand ils auraient voulu le faire.

 

Ce n’était pas un de ces chariots délabrés, sales, poudreux, comme on en voit tant de ce genre, mais une petite maison posée sur des roues avec des rideaux blancs en basin décorant les croisées et des jalousies peintes en vert encadrées dans des panneaux d’un rouge vif, heureux contraste de couleurs qui donnait à l’ensemble un aspect éclatant. Ce n’était pas non plus une pauvre caravane traînée par un âne seulement ou par une rosse étriquée, car deux chevaux en bon état avaient été dételés et paissaient l’herbe fraîche. Ce n’était pas non plus une caravane de bohémiens, car devant la porte ouverte, ornée d’un marteau de cuivre bien luisant, était assise une grosse dame de bonne mine, coiffée d’un grand chapeau à larges nœuds de rubans. Il était facile de reconnaître que la caravane n’était pas non plus dépourvue du confortable, d’après les occupations de la dame qui se donnait la jouissance de prendre son thé. Tout l’attirail nécessaire pour ce petit repas, y compris une bouteille d’un caractère suspect et une tranche de jambon froid, était posé sur un tambour couvert d’une serviette blanche : c’est là qu’était assise, comme à la meilleure table du monde, la dame errante, à prendre son thé et à regarder le paysage.

 

Il arriva en ce moment que la maîtresse de la caravane ayant porté sa tasse à ses lèvres, laquelle tasse était de taille à servir pour le déjeuner, comme si tout devait être copieux et solide à l’avenant ; les yeux fixés sur le ciel, tout en savourant l’arôme de son thé, relevé peut-être d’un doigt de la liqueur contenue dans la bouteille suspecte (mais ceci est une simple supposition et n’a pas trait à notre histoire) ; il arriva que, tout entière à cette agréable occupation, elle n’aperçut pas d’abord les voyageurs qui s’approchaient d’elle. Ce ne fut donc qu’après avoir posé sa tasse et englouti à grand’peine sa ration abondante, qu’elle vit un vieillard et une jeune fille s’avancer lentement et la contempler d’un air d’admiration modeste mais affamée.

 

« Hé ! cria la maîtresse de la caravane, secouant les miettes tombées sur ses genoux et les avalant avant d’essuyer sa bouche ; oui, c’est bien elle ! Mon enfant, qui est-ce qui a gagné le prix de la course générale ?

 

– Gagné quoi, madame ? demanda Nelly.

 

– Le prix de la course générale, mon enfant ; le prix qui devait être disputé le second jour.

 

– Le second jour, madame ?

 

– Oui, le second jour, le second jour ! répéta la dame d’un air d’impatience. Vous pouvez bien me dire qui a gagné le prix quand je vous adresse poliment cette question.

 

– Je l’ignore, madame.

 

– Vous l’ignorez ! Comment, vous qui y étiez ! Je vous ai vue de mes propres yeux. »

 

Nelly ne fut pas médiocrement effrayée d’entendre ces paroles, car elle supposa que la dame pouvait être liée avec la maison de commerce Short et Codlin ; mais ce qui suivit fut de nature à la rassurer.

 

« Et j’ai regretté beaucoup, ajouta la maîtresse de la caravane, de vous voir en compagnie d’un polichinelle ; un misérable, un bas histrion que l’on devrait même rougir de regarder.

 

– Je n’y étais pas par goût, madame. Nous ignorions notre chemin ; ces deux hommes ont bien voulu nous accueillir et nous emmener avec eux. Est-ce que… est-ce que vous les connaissez, madame ? »

 

La maîtresse de la caravane jeta une sorte de cri.

 

« Moi les connaître ! moi connaître ça !… Mais vous êtes jeune et sans expérience, et par conséquent je vous pardonne de me faire une pareille question. Est-ce que j’ai l’air de les connaître ? Est-ce que la caravane a l’air de connaître ça ?…

 

– Non, madame, non… dit l’enfant, craignant d’avoir commis quelque faute grave. Je vous demande pardon. »

 

Ce pardon fut immédiatement accordé, quoique la dame parût encore toute hors d’elle-même devant cette supposition offensante. L’enfant lui expliqua alors qu’ils avaient quitté les courses dès le premier jour et qu’ils se rendaient par cette route à la ville la plus proche, avec l’intention d’y passer la nuit. Comme la physionomie de la dame commençait à s’éclaircir, Nelly se hasarda à demander s’il y avait loin. La dame, après lui avoir bien expliqué d’abord qu’elle avait été aux courses le premier jour en cabriolet, par partie de plaisir, mais sans y avoir affaire et sans intérêt, finit par lui répondre que la ville était encore à huit milles de là.

 

Ce renseignement peu encourageant déconcerta Nelly, qui ne put retenir une larme en mesurant du regard la route de plus en plus ténébreuse. Le grand-père ne fit pas entendre de plainte, mais il soupira profondément, appuyé sur son bâton et cherchant vainement à mesurer des yeux l’étendue du chemin poudreux.

 

La maîtresse de la caravane s’occupait de ranger sa tasse et sa théière, pour desservir la table ; mais remarquant l’air d’anxiété de l’enfant, elle hésita et suspendit l’opération. Nelly la salua, la remercia de son obligeance, prit la main du vieillard et s’éloigna. Déjà elle avait fait une cinquantaine de pas, quand la maîtresse de la caravane lui cria de revenir.

 

« Plus près, plus près encore ! dit-elle, l’invitant à gravir les degrés de la plate-forme. Avez-vous faim, mon enfant ?

 

– Pas beaucoup… Mais nous sommes fatigués ; et puis c’est… c’est encore bien loin.

 

– C’est égal. Que vous ayez faim ou non, vous ne serez pas fâchée de prendre un peu de thé. Je suppose que cela ne vous déplaira pas, mon vieux monsieur ? »

 

Le grand-père ôta humblement son chapeau et la remercia. La dame l’engagea à monter aussi sur la plate-forme. Mais comme le tambour n’eût pas été une table commode pour deux couverts, ils redescendirent et s’assirent sur l’herbe. Là, elle leur présenta le plateau à thé, du pain et du beurre, le morceau de jambon, en un mot elle les servît comme elle-même, à l’exception de la bouteille qu’elle avait déjà glissée furtivement dans sa poche.

 

« Posez tout cela près des roues de derrière, mon enfant, c’est la meilleure place, dit leur nouvelle amie, surveillant d’en haut leurs préparatifs. Maintenant apportez-moi la théière pour que j’y mette un peu plus d’eau chaude avec une pincée de thé frais. C’est bien. À présent, mangez et buvez tous deux autant qu’il vous plaira et sans vous gêner ; c’est tout ce que je vous demande. »

 

Nelly et son grand-père eussent peut-être rempli les intentions de la dame, quand même elle ne leur aurait pas donné cet encouragement de si bon cœur. Mais comme tout scrupule, tout embarras devait tomber devant ce langage cordial, ils ne se gênèrent point pour faire un bon repas. Pendant ce temps, la dame mit pied à terre, et, les mains jointes par derrière, elle se promena de long en large, d’un pas mesuré et d’un air majestueux, imprimant à son vaste chapeau une ondulation extraordinaire. Par intervalles, elle considérait la caravane avec une satisfaction muette, surtout les panneaux rouges et le marteau de cuivre, qui avaient l’air de flatter infiniment son amour-propre : quand elle fut rassasiée de cet exercice, elle s’assit sur les degrés et appela :

 

« Georges ! »

 

Là-dessus un homme en blouse de charretier, qui avait tout vu derrière une haie sans être aperçu lui-même, écarta les branches qui le cachaient, et répondit à l’appel. Il était assis et tenait sur ses jambes un plat de ragoût et une bouteille en grès qui pouvait contenir quatre litres, à sa main droite un couteau, à sa gauche une fourchette.

 

« Plaît-il, madame ?

 

– Comment trouvez-vous la tourte froide, Georges ?

 

– Pas mauvaise, mistress.

 

– Et la bière, demanda la dame, avec l’air de prendre un plus vif intérêt à cette question ; est-elle passable, Georges ?

 

Elle a plus de mine que de goût ; mais, après tout, elle n’est pas si mauvaise. »

 

Pour rassurer sa maîtresse à cet égard, il prit un petit coup, environ une pinte, de la bouteille de grès, puis fit claquer ses lèvres, cligna des yeux et secoua la tête d’un air satisfait. Et sans doute d’après les mêmes principes de politesse, il reprit son couteau et sa fourchette, comme pour prouver d’une manière pratique que la bière n’avait pas gâté son appétit.

 

La dame le regarda quelque temps d’un air encourageant, puis elle ajouta :

 

« Aurez-vous bientôt fini ?

 

– À l’instant, mistress. »

 

Et, en réalité, après avoir ratisse le plat tout autour avec son couteau et porté à sa bouche le reste du gratin, après avoir imprimé à la bouteille de grès une direction si savante que, par des degrés presque imperceptibles, il se trouva la tête renversée en arrière, étendu presque de tout son long, M. Georges se déclara disponible et sortit de sa retraite.

 

« Je ne vous ai pas trop fait dépêcher, Georges ? demanda la bourgeoise, qui paraissait éprouver une grande sympathie pour les derniers glouglous qu’il avait donnés à la bouteille.

 

– Si je me suis un peu dépêché cette fois-ci, répondit Georges faisant une sage réserve pour la première occasion favorable je me rattraperai une autre fois, voilà tout.

 

– Nous ne sommes pas trop chargés, Georges, n’est-ce pas ?

 

– Voilà toujours comme parlent les dames, répondit l’homme en tournant la tête de dépit, comme s’il appelait la nature elle-même en témoignage contre une proposition aussi monstrueuse. Si vous voyez une femme conduire, soyez sûr qu’elle ne laissera jamais son fouet tranquille ; jamais les chevaux n’iront assez vite pour elle. Si les chevaux ont bien leur charge, vous ne persuaderez jamais à une femme qu’ils ne peuvent pas encore porter quelque chose de plus. Pourquoi donc me demandez-vous cela ?

 

– Si nous prenions avec nous ces deux voyageurs, cela ferait-il une grande surcharge pour les chevaux ? dit la maîtresse sans répondre à la tirade philosophique de Georges et en montrant Nelly et le vieillard, qui se disposaient tristement à reprendre leur marche.

 

– Dame, ce serait toujours une surcharge tout de même, dit Georges mal satisfait.

 

– Cela ferait-il une grande surcharge ? répéta la maîtresse Ils ne doivent pas être bien lourds.

 

– Leur poids à tous deux, madame, dit Georges, les mesurant du regard comme un homme qui calcule en lui-même, à une demi-once près, leur poids vaudrait à peu de chose près celui d’Olivier Cromwell. »

 

Nelly fut très-surprise de ce que cet homme pouvait si exactement calculer le poids d’un personnage qui, d’après ce qu’elle avait lu dans les livres, avait vécu à une époque si éloignée ; mais elle ne tarda pas à oublier ce sujet, toute joyeuse d’apprendre que son grand-père cheminerait avec elle dans la caravane ; elle en remercia la dame de tout son cœur. Elle l’aida vivement à ranger les tasses et tout ce qui avait servi à leur repas ; car tout cela était encore sur l’herbe. Pendant ce temps, on avait attelé les chevaux. Nelly et son grand-père, ravis de cette bonne aubaine, montèrent dans la voiture. Leur protectrice ferma la porte et s’assit près de son tambour à une fenêtre ouverte ; Georges releva le marchepied et s’installa sur son siège. La caravane partit avec un grand bruit de ressorts, de grincements de roues et d’essieux ; et le brillant marteau de cuivre, que personne n’avait peut-être jamais soulevé pour frapper à la porte, se dédommageait à chaque cahot en se donnant le plaisir de se frapper lui-même tout le long de la route.

 

CHAPITRE XXVII.

Quand on eut fait assez lentement un peu de chemin, Nelly se hasarda à jeter un regard sur l’intérieur de la caravane et à l’examiner plus attentivement. Le premier compartiment, celui où la propriétaire s’était installée, était garni d’un tapis et divisé en cloisons de façon à offrir pour le sommeil une place disposée comme une case dans un vaisseau. Cette espèce de chambre à coucher était protégée, de même que les petites croisées, par de beaux rideaux blancs et paraissait assez confortable, bien que, pour s’y installer, la dame fût obligée sans doute de se livrer à un exercice gymnastique qui était un impénétrable mystère. L’autre compartiment servait de cuisine, et il était garni d’un fourneau dont le tuyau passait à travers le toit. Il contenait aussi un cabinet ou office, plusieurs caisses, une grande cruche d’eau, quelques ustensiles de cuisine et de la vaisselle de faïence. La plupart de ces objets étaient suspendus aux parois qui, dans la partie de la voiture consacrée à la maîtresse, avaient reçu des ornements plus gais et plus splendides, tels qu’un triangle et deux tambourins bien frottés par les pouces.

 

La dame était assise à sa fenêtre, dans tout l’orgueil et la poésie des instruments de musique ; la petite Nell et son grand-père se tenaient, au contraire, de l’autre côté, dans l’humble sphère du chaudron et des casseroles, tandis que le véhicule allait cahin-caha et perçait lentement l’obscurité de la route. D’abord les deux voyageurs parlèrent peu et se bornèrent à chuchoter ; mais, se familiarisant avec le lieu où ils se trouvaient, ils s’enhardirent à causer plus librement, et s’entretinrent du pays qu’ils traversaient et des divers objets qui s’offraient à leur vue. Le vieillard finit par s’endormir. La dame s’en aperçut ; elle invita alors Nelly à venir s’asseoir auprès d’elle.

 

« Eh bien ! mon enfant, dit-elle, comment trouvez-vous cette manière de voyager ?

 

– Fort agréable, madame, répondit Nelly.

 

– Oui, reprit la dame, pour des gens qui ont toutes leurs forces. Quant à moi, j’éprouve parfois des faiblesses qui exigent un stimulant perpétuel. »

 

Le stimulant dont elle parlait, le trouvait-elle dans la bouteille suspecte que nous avons signalée, ou bien ailleurs ? C’est ce qu’elle ne dit pas.

 

« Vous êtes bien heureux, vous autres jeunesses, reprit-elle ! Vous ne savez pas ce que c’est que des faiblesses. Vous jouissez toujours d’un bon appétit, et c’est bien agréable. »

 

Nelly pensa que, pour sa part, elle ferait aussi bien de se passer parfois d’avoir trop bon appétit ; et, d’un autre côté, rien dans l’extérieur de la dame, ou dans sa manière de prendre le thé, ne portait à croire qu’elle n’éprouvât plus de plaisir à boire et à manger. Elle se borna à s’incliner silencieusement, en manière d’adhésion polie, et attendit que la dame reprit la parole.

 

Cependant, au lieu de parler, celle-ci considéra longtemps l’enfant en silence. Se levant ensuite, elle alla prendre dans un coin un grand rouleau de toile, large d’une aune environ, et l’étendit sur le parquet en le déroulant avec son pied jusqu’à ce qu’il touchât d’une extrémité à l’autre de la caravane.

 

« Lisez-moi cela, dit-elle, mon enfant. »

 

Nelly se promena tout le long du rouleau, lisant à haute voix l’inscription suivante tracée en énormes lettres noires :

 

« FIGURES DE CIRE DE JARLEY.

 

– Relisez-le, dit la dame qui paraissait y prendre goût.

 

Figures de cire de Jarley, répéta Nelly.

 

– C’est moi, dit la dame. Je suis mistress Jarley. »

 

Elle donna à l’enfant un regard d’encouragement, et chercha à la rassurer et à lui faire comprendre que, bien qu’elle fût en face de mistress Jarley en personne, elle ne devait pas se laisser éblouir et terrasser par sa glorieuse présence. La dame déroula ensuite un autre tableau portant cette inscription :

 

« Cent figures de grandeur naturelle. »

 

Un troisième tableau, avec cette inscription :

 

« La plus merveilleuse collection de figures vivantes en cire qu’il y ait dans le monde entier. »

 

Puis plusieurs tableaux plus petits, avec des inscriptions telles que celles-ci :

 

« Ouverture de l’Exposition – La véritable et unique Jarley. – Collection sans rivale de Jarley – Jarley fait les déliées de la grande et de la petite noblesse. – Jarley est sous le patronage de la Famille Royale. »

 

Quand elle eut bien montré à l’enfant stupéfaite ces léviathans de l’annonce, elle lui fit voir des prospectus qui n’étaient plus auprès que du fretin sous forme de billets, quelques-uns tournés en parodies sur des airs populaires, comme :

 

Crois-moi, les figures de cire

De Jarley, que chacun admire…

 

Ou bien :

 

J’ai vu ton précieux ouvrage

Exposé dans la fleur de l’âge.

 

Ou bien encore :

 

Gué, passons l’eau,

Allons chez Jarley, ma chère ;

Gué, passons l’eau,

On n’peut rien voir de plus beau.

 

Car, pour satisfaire tous les goûts, il y en avait qui étaient composés dans un esprit léger et facétieux. C’était, par exemple, la parodie sur l’air populaire : « Si j’avais un âne. » Elle commençait ainsi :

 

Si j’avais un âne assez bête

Pour se mettre dans la tête

De ne point aller chez Jarley,

Je rentrais mon baudet.

Et vite, et vite, s’il vous plaît.

Accourez tous chez Jarley.

 

En outre, il y avait diverses compositions en prose, entre autres un dialogue entre l’empereur de la Chine et une huître, ou l’archevêque de Cantorbéry et un dissident au sujet des droits d’église. Tous ces écrits se terminaient par la même morale, à savoir que le lecteur devait se hâter d’aller voir l’exposition de Jarley, et que les enfants et les domestiques y étaient admis à moitié prix. Après avoir suffisamment exhibé, pour éblouir l’enfant, tous ces témoignages de sa haute position dans la société, mistress Jarley les roula, les remit soigneusement en place, s’assit de nouveau et regarda Nelly d’un air triomphant.

 

« Et j’espère, dit-elle, que vous n’irez plus en compagnie d’un sale Polichinelle, dorénavant !

 

– Jamais, madame, je n’ai vu de figures de cire. Est-ce que c’est plus drôle que Polichinelle ?

 

– Plus drôle !… répéta mistress Jarley d’une voix perçante. Ce n’est pas drôle du tout.

 

– Oh !… murmura Nelly avec une parfaite humilité.

 

– Ce n’est pas du tout drôle ; c’est un spectacle calme, un spectacle… quoi donc encore ?… critique ?… non… classique, voilà le mot. Un spectacle calme et classique. On n’y voit pas des batteries et des querelles crapuleuses, des coups de bâton, des farces, des hurlements comme dans vos fameuses parades de Polichinelle ; mais toujours la même chose, toujours des figures remarquables par leur immobilité froide et distinguée ; enfin une image si frappante de la vie, que, si les figures de cire parlaient et marchaient, vous n’y verriez pas de différence. Je n’irai pas jusqu’à vous dire que j’ai vu des figures de cire exactement semblables à des personnes en vie, mais j’ai certainement vu des personnes en vie exactement semblables à des figures de cire.

 

– Sont-elles ici, madame ? demanda Nelly dont cette description avait éveillé la curiosité.

 

– Quoi ici, mon enfant ?

 

– Les figures de cire, madame.

 

– Juste ciel ! mon enfant, y pensez-vous ? comment pouvez vous vous imaginer qu’une telle collection tiendrait ici où vous voyez tout ce qu’il y a, excepté l’intérieur d’un petit buffet et de quelques coffres ! Ma collection est partie dans d’autres caravanes pour les salles d’exposition, et elle y sera livrée au public après-demain. Puisque vous allez dans la même ville, vous verrez, j’espère, ma collection ; c’est bien naturel, vous ne pouvez pas vous en dispenser, et je ne doute pas que vous n’en ayez envie, comme tout le monde. Je suppose que vous ne quitteriez pas la ville sans vous être donné ce plaisir.

 

– Je ne resterai pas, je pense, dans la ville, madame.

 

– Vous n’y resterez pas !… s’écria mistress Jarley. Alors où donc allez-vous ?

 

– Je… je ne le sais pas bien. Je ne suis pas fixée.

 

– Voulez-vous dire par là que vous voyagez à travers le pays sans savoir où vous allez ?… En vérité, vous êtes de singulières gens ! Quelle est donc votre profession ? Quand je vous ai vue aux courses, mon enfant, vous m’aviez l’air de n’être pas dans votre élément, et d’être tombée là par pur accident.

 

– Nous y étions en effet par accident, répondit Nelly intimidée par ces questions à brûle-pourpoint. Nous sommes pauvres, madame, et nous errons au hasard. Nous n’avons rien à faire ; je voudrais bien que nous fussions occupés !

 

– Vous m’étonnez de plus en plus, dit encore Mme Jarley après être restée quelque temps aussi muette que ses figures de cire. Eh bien, alors, quel titre prenez-vous donc ? Vous ne seriez pas des mendiants, par hasard ?

 

– En vérité, madame, je ne crois pas que nous soyons autre chose.

 

– Bonté du ciel ! je n’ai jamais entendu rien de semblable. Qui jamais aurait cru cela ?… »

 

Après cette exclamation, la dame garda si longtemps le silence que Nelly se demanda avec crainte si elle ne jugeait pas que sa dignité fût compromise à jamais pour avoir accordé sa protection à une créature si misérable, et s’être oubliée jusqu’à converser avec elle. Cette idée ne se trouva que trop confirmée par l’accent avec lequel la dame rompit le silence et dit :

 

« Et cependant vous savez lire, et peut-être même écrire ?

 

– Oui, madame, dit timidement Nelly, craignant de l’offenser de nouveau par cet aveu.

 

– Eh bien ! moi, je ne sais ni l’un ni l’autre.

 

– Vraiment ?… » dit Nelly d’un ton qui semblait indiquer ou qu’elle était justement surprise de voir dépourvue de connaissances si vulgaires la véritable et unique Jarley, les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite particulière de la famille royale, ou qu’elle présumait qu’une si grande dame pouvait bien se passer de notions de ce genre.

 

De quelque manière que Mme Jarley eût pris la réponse, elle n’en fit pas un texte de nouvelles questions ; mais elle retomba dans un silence méditatif. Ce silence dura assez pour que Nelly jugeât à propos de regagner l’autre fenêtre et de reprendre sa place à côté de son grand-père, qui venait de s’éveiller.

 

Enfin la maîtresse de la caravane sortit de son accès de méditation ; et, ayant invité Georges à venir sous la fenêtre près de laquelle elle était assise, elle eut avec lui un long entretien à voix basse, comme si elle lui demandait son avis sur un point important, et qu’elle eût à discuter le pour et le contre dans une grave affaire. Cette conférence étant terminée, la dame retourna la tête et fit signe à Nelly de s’approcher.

 

« Et le vieux monsieur aussi, dit mistress Jarley, car j’ai besoin de m’entendre avec lui. Maître, voudriez-vous d’une bonne position pour votre petite-fille ? Si cela vous est agréable, je puis la mettre à même d’en trouver une. Qu’est-ce que vous dites de çà ?

 

– Je ne puis la quitter, répondit le vieillard. Nous ne pouvons nous séparer. Que deviendrais-je, sans elle ?

 

– J’aurais cru que vous étiez en âge de prendre soin de vous-même, maintenant ou jamais, dit aigrement la dame.

 

– Il ne le peut plus, dit tout bas l’enfant ; je crains qu’il ne le puisse plus jamais… Je vous en prie, ne lui parlez pas durement. »

 

Puis elle ajouta à haute voix :

 

« Nous vous sommes très-reconnaissants ; mais nous ne nous séparerions pas l’un de l’autre, quand on nous donnerait à nous partager toutes les richesses du monde. »

 

L’accueil fait à sa proposition déconcerta un peu Mme Jarley. Le vieillard avait pris tendrement la main de Nelly et la tenait dans les siennes. Mme Jarley le regarda d’un air qui signifiait qu’elle se fût parfaitement passée de sa compagnie et qu’elle se souciait même très-peu de son existence. Après une pause pénible pour tous, elle mit encore une fois sa tête à la fenêtre et eut avec Georges une conférence sur un point pour lequel ils parurent moins facilement s’entendre que pour le premier ; mais ils finirent par tomber d’accord, et Mme Jarley s’adressa de nouveau en ces termes au vieillard :

 

« Si vous êtes réellement disposé à travailler, on trouverait aisément à vous employer à épousseter les figures, à recevoir les contre-marques, et ainsi de suite. Ce que je demande à votre petite-fille, c’est de montrer les figures au public ; elle ne tardera pas à les connaître. Elle a des manières qui ne seront pas désagréables, bien qu’elle ait le désavantage de venir après moi ; car j’ai toujours conduit moi-même les visiteurs, et je continuerais de le faire si mes faiblesses d’estomac ne m’obligeaient à prendre un peu de repos qui m’est absolument nécessaire. Ce n’est pas là une proposition ordinaire, soyez-en persuadé, ajouta la dame, prenant le ton élevé et le geste dont elle se servait habituellement vis-à-vis du public ; il s’agit des figures de cire de Jarley, n’oubliez pas cela. La besogne est d’ailleurs très-facile et même agréable ; la compagnie choisie ; l’exposition a lieu dans des salons de réunion, dans les hôtels de ville, de grandes salles d’auberge ou des galeries d’enchère. Chez Mme Jarley, rien qui ressemble à votre vie de vagabondage, songez-y ; chez Mme Jarley, pas de tente goudronnée, pas de sciure de bois sous les pieds dans la baraque, rappelez-vous ça. Toutes les promesses faites dans mes programmes sont tenues fidèlement, et mon exposition a dans son ensemble un éclat imposant, qui jusqu’à présent n’a pas eu de rival dans ce royaume. Rappelez-vous que le prix d’entrée n’est pas au-dessous de cinquante centimes, et que je vous offre une occasion que vous ne retrouverez peut-être jamais. »

 

Descendant du sublime où elle était montée aux détails de la vie ordinaire, Mme Jarley dit que, pour le salaire, elle ne s’engageait pas à rien déterminer jusqu’à ce qu’elle eût pu suffisamment juger du savoir-faire de Nelly et se faire une juste idée de la manière dont la jeune fille s’acquitterait de ses fonctions. Mais elle promit de leur fournir à tous deux la nourriture et le logement, et, en outre, donna sa parole que la nourriture serait aussi bonne de qualité qu’abondante pour la quantité.

 

Nelly et son grand-père se consultèrent ; pendant ce temps, Mme Jarley, les mains croisées par derrière, arpentait la caravane, du même pas qu’elle avait marché sur la route après avoir pris son thé ; son attitude indiquait une dignité rare et une haute estime d’elle-même. Ce mince détail n’est pas si indigne qu’on pourrait le croire d’être mis sous les yeux du lecteur, s’il veut bien se rappeler que, pendant tout ce temps-là, la caravane avait repris son mouvement rude et heurté, et qu’il n’y avait qu’une personne pleine de majesté naturelle et de grâces accomplies qui pût se hasarder à supporter cette oscillation sans trébucher.

 

« Eh bien ! mon enfant ? s’écria Mme Jarley, qui s’arrêta en voyant Nelly se tourner vers elle.

 

– Nous vous sommes très-obligés, madame, dit Nelly, et nous acceptons votre offre de grand cœur.

 

– Et vous n’en aurez pas de regret, repartit mistress Jarley ; j’en suis bien sûre. Maintenant que tout est arrangé, nous allons manger un morceau, voilà l’heure du souper. »

 

Cependant la caravane avait continué d’avancer en vacillant, comme si elle avait fait de même que ses habitants et qu’elle eût bu de forte bière qui l’eût assoupie. Enfin elle arriva aux portes d’une ville dont les rues étaient paisibles et solitaires ; car minuit allait sonner, et tout le monde était au lit. Comme il était trop tard pour se rendre à la salle d’exposition, les voyageurs détournèrent vers un grand terrain nu, qui était contigu à la vieille porte de la ville, et ils se disposèrent à y passer la nuit près d’une autre caravane, qui portait bien sur son panneau officiel le grand nom de Jarley, car elle était employée à mener de place en place les figures de cire qui faisaient l’orgueil du pays, mais elle portait aussi au bas de l’estampille : « Wagon des théâtres forains » sous le n° 7100, tout comme si sa précieuse cargaison n’était composée que de sacs de charbon ou de farine.

 

Cette voiture, traitée avec si peu d’égards par la police, étant vide (car elle avait déposé son chargement au lieu de l’exposition et elle stationnait là jusqu’à ce que ses services fussent requis de nouveau), elle fut assignée au vieillard pour lui servir de chambre à coucher cette nuit : et c’est dans ses murs de bois que Nelly fit à son grand-père le meilleur lit possible avec tout ce qu’elle trouva sous sa main. Quant à elle, Mme Jarley lui offrit sa propre voiture de voyage, comme une marque signalée de la faveur et de la confiance de sa bourgeoise.

 

Nelly avait pris congé de son grand-père et revenait à l’autre caravane lorsqu’elle se sentit tentée par la fraîcheur de la nuit de se promener quelques instants en plein air. La lune brillait au-dessus de la vieille porte de la ville, laissant dans l’ombre l’arche basse et cintrée. Ce fut avec un mélange de curiosité et de crainte que Nelly s’approcha de la porte et resta à la contempler, s’étonnant de la voir si noire, si vieille et si triste.

 

Il y avait au-dessus du porche une niche vide maintenant, autrefois ornée de quelque statue que l’on avait renversée ou enlevée depuis des centaines d’années. L’enfant réfléchissait à l’air étrange que cette figure-là devait avoir lorsqu’elle était debout, elle songeait aux combats qui s’étaient livrés en ce lieu, aux meurtres qui avaient été commis sans doute en cet endroit maintenant silencieux. Soudain un homme sortit de l’immense obscurité du porche. Il ne lui eut pas plutôt apparu, que Nelly le reconnut. Il n’était pas facile de méconnaître dans ce monstre l’abominable Quilp.

 

La rue qui s’étendait au delà était si étroite, et l’ombre des maisons qui bordaient un des côtés du chemin tellement épaisse, que Quilp avait l’air d’être sorti de terre ; mais enfin c’était bien lui. L’enfant se retira dans un angle sombre, et elle vit le nain passer tout près d’elle. Il avait un bâton à la main, et lorsqu’il eut traversé l’obscurité de la vieille porte, il s’appuya sur ce bâton, regarda en arrière juste du côté où se trouvait Nelly, et fit un signe.

 

Un signe à Nelly ? Oh. ! non, grâce à Dieu, pas à Nelly ; car tandis qu’elle restait clouée par la peur, ne sachant si elle devait appeler à son secours ou bien quitter la place où elle s’était cachée et s’enfuir avant que Quilp s’approchât davantage, une autre figure sortit lentement de la porte. C’était un jeune garçon qui avait une malle sur le dos.

 

« Plus vite, coquin ! dit Quilp, les regards tournés vers la vieille porte, et se montrant au clair de la lune comme quelque figure de marmouset qui serait descendue de sa niche et qui se retournerait pour revoir son ancienne demeure ; plus vite !

 

– C’est que la malle est horriblement lourde, monsieur, répondit le jeune garçon pour s’excuser ; je suis venu bien vite tout de même.

 

– Vous êtes venu vite tout de même ? répondit Quilp. Vous vous traînez, au contraire, vous rampez, chien que vous êtes ! vous ne faites pas plus de chemin qu’une misérable chenille. Entendez-vous sonner minuit et demi ? »

 

Il s’arrêta pour écouter, puis se tournant vers le jeune garçon avec une brusquerie et un air féroce qui le firent tressaillir, il lui demanda quand la diligence de Londres passait au détour de la route.

 

« À une heure, répondit le jeune garçon.

 

– En ce cas, venez donc alors, dit Quilp, ou bien j’arriverai trop tard. Plus vite ! M’entendez-vous ? Plus vite ! »

 

Le jeune garçon marcha du mieux qu’il lui fut possible. Quilp le précédait, se retournant sans cesse pour le menacer et lui faire presser le pas.

 

Nelly n’osa remuer jusqu’à ce qu’elle les eût perdus de vue et que le bruit de leurs voix n’arrivât plus jusqu’à elle. Alors elle se hâta d’aller rejoindre son grand-père, tout inquiète pour lui, comme si le voisinage du nain avait dû remplir, en passant, le vieillard de terreur. Mais celui-ci dormait d’un sommeil paisible, et Nelly se retira doucement.

 

En allant se mettre au lit, elle résolut de ne rien dire de son aventure. Quant au motif qui avait pu attirer le nain de ce côté, Nelly craignait que ce ne fût pour les poursuivre, et comme il était évident, d’après la question de Quilp relativement à la diligence de Londres, que cet homme retournait chez lui, et comme il n’avait fait que traverser la place, il était raisonnable de penser qu’en restant dans la ville, on y serait plus que partout ailleurs à l’abri de ses recherches. Cependant ces réflexions ne dissipaient pas les alarmes de Nelly ; car elle avait été trop profondément effrayée pour pouvoir se remettre si aisément. Il lui semblait qu’elle était environnée d’une légion de Quilps et que l’air lui-même en était rempli.

 

Les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite de la famille royale, Mme Jarley, en un mot, s’était, par un procédé de raccourci connu d’elle seule, couchée dans son lit de voyage et elle y ronflait paisiblement, tandis que son vaste chapeau, soigneusement posé sur le tambour, étalait sa magnificence, à la clarté douteuse d’une lampe qui veillait dans le compartiment. Le lit de l’enfant était déjà tout prêt sur le plancher de la voiture. Ce fut pour Nelly une grande satisfaction d’entendre relever le marchepied aussitôt qu’elle fut entrée dans la caravane, et de penser que par là toute communication avait cessé entre les gens du dehors et le marteau de cuivre. Certains sons gutturaux et certain bruissement de paille, qui de temps en temps montaient à travers le plancher de la voiture, apprirent à Nelly que le conducteur était couché dans le sous-sol, et redoublèrent sa sécurité.

 

Cependant, malgré la protection qu’elle trouvait autour d’elle, elle ne put goûter, pendant toute la nuit, qu’un sommeil intermittent, rempli d’agitation et de fièvre. Dans ses rêves pénibles, Quilp se confondait avec les figures de cire, ou plutôt il était lui-même une figure de cire ; tantôt c’était Mme Jarley qu’il représentait en figure de cire, tantôt il reparaissait sous sa propre forme et Mme Jarley devenait figure de cire à son tour, jusqu’à ce qu’ils se confondirent ensemble en un orgue de barbarie. Enfin, vers le point du jour, elle tomba dans ce profond sommeil qui succède à l’accablement et à l’insomnie, et dans lequel on ne sent plus rien que le bienfait d’un repos complet, d’un calme réparateur.

 

CHAPITRE XXVIII.

Le sommeil pesa si longtemps sur les paupières de Nelly, qu’à l’heure où l’enfant s’éveilla mistress Jarley était debout, déjà décorée de son grand chapeau et activement occupée de préparer le déjeuner. Elle accueillit de fort bonne grâce les excuses de Nelly pour s’être levée si tard, et lui dit qu’elle ne l’eût pas réveillée quand bien même elle eût dormi jusqu’à midi.

 

« Il vous était nécessaire, ajouta-t-elle, après votre fatigue, de dormir tout votre compte et de vous reposer complètement. C’est encore un grand privilège de votre âge, de pouvoir jouir d’un sommeil aussi profond.

 

– Est-ce que vous avez passé une mauvaise nuit, madame ? demanda Nelly.

 

– J’en ai rarement d’autres, mon enfant, répondit mistress Jarley, de l’air d’une martyre ; je ne sais pas comment je peux supporter ça. »

 

Se rappelant les ronflements qu’elle avait entendus sortir de l’espèce de cabinet où la propriétaire des figures de cire avait passé la nuit, Nelly pensa que mistress Jarley avait rêvé qu’elle était éveillée. Cependant, elle lui exprima son regret d’apprendre que l’état de sa santé fût si fâcheux ; peu après, elle se mit à déjeuner avec son grand-père et Mme Jarley. Le repas achevé, Nelly aida la dame à laver les tasses et les plats et les remit en place. Ces soins domestiques une fois terminés, mistress Jarley drapa sur ses épaules un châle de couleur extrêmement éclatante, pour aller faire une tournée par les rues de la ville.

 

« La caravane va porter les caisses à ma salle, dit-elle, et vous pouvez en profiter, mon enfant, pour vous y rendre. Je suis obligée, bien contre mon gré, d’aller à pied dans la ville ; mais le public attend cela de moi, et les personnes qui ont un caractère public ne sont pas maîtresses de leurs volontés quand il s’agit de ces choses-là. Comment me trouvez-vous, mon enfant ? »

 

Nelly répondit de manière à la contenter, et Mme Jarley, après avoir enfoncé une grande quantité d’épingles dans les diverses parties de sa toilette, après avoir fait bien des efforts inouïs, mais infructueux, pour se voir par derrière, finit par se montrer satisfaite de sa tournure et s’éloigna d’un pas majestueux.

 

La caravane la suivit à une assez courte distance. Tandis que la voiture était cahotée par le pavé, Nelly regardait à travers la fenêtre pour voir les endroits où l’on passait, craignant, à chaque coin de rue, que le visage redouté de Quilp ne vînt à lui apparaître.

 

La ville était belle et spacieuse ; il y avait un square ouvert que la caravane traversa lentement ; au milieu, se trouvait l’hôtel de ville, avec un beffroi surmonté d’une girouette. Il y avait des maisons de pierre, des maisons de brique rouge, des maisons de brique jaune, des maisons de lattes et de plâtre, et des maisons de bois, la plupart très-vieilles, avec des figures frustes taillées au bout des solives, qui regardaient d’en haut ce qui se passait dans la rue. Ces dernières maisons avaient de très-petites fenêtres presque sans lumière et des portes cintrées, et, dans les rues les plus étroites, elles surplombaient entièrement le trottoir. Les rues étaient très-propres, très-claires, très-désertes et très-tristes. Quelques flâneurs stationnaient auprès des deux auberges de la place vide du marché et des boutiques ; au seuil d’une maison de charité, des vieillards sommeillaient dans leur fauteuil ; mais c’est à peine s’il y avait quelques personnes qu’on vît aller de côté et d’autre avec l’air d’avoir un but ; et si par hasard il en passait une, le bruit de ses pas se prolongeait encore quelques minutes après sur le bitume bouillant du trottoir. Il semblait qu’il n’y eût dans la ville que les horloges qui allassent : et encore elles avaient des cadrans si endormis, de lourdes aiguilles si paresseuses, des timbres si fêlés, qu’elles devaient évidemment être en retard. Les chiens eux-mêmes étaient tout assoupis, et les mouches, ivres de sucre fondu dans les boutiques des épiciers, oubliaient leurs ailes et leur vivacité pour aller se calciner au soleil, dans le coin de la vitre poudreuse des croisées.

 

Après un long trajet, accompagné d’un bruit inaccoutumé, la caravane arriva enfin et s’arrêta au lieu de l’exposition. Nelly descendit devant un groupe d’enfants ébahis qui la prenaient aussi pour un des nombreux items du musée de curiosités, et on aurait eu bien de la peine à leur faire entendre que son grand-père ne fût pas comme elle un chef-d’œuvre de mécanique en cire. Les caisses furent déchargées sans encombre et emportées avec grand soin pour être ouvertes par Mme Jarley, qui les déballa, assistée de Georges et d’un autre homme en culotte de velours avec un chapeau de feutre gris orné de billets d’entrée. C’étaient des festons rouges, franges et baldaquins destinés à la décoration de la salle.

 

Tous se mirent à l’œuvre sans perdre de temps, et avec une activité prodigieuse. Comme l’admirable collection était cachée encore par des toiles, de peur que la poussière ennemie ne gâtât le teint de ses personnages, Nelly s’empressa de contribuer aussi de son mieux à la décoration de la salle, et son grand-père lui-même ne resta pas inactif. Les deux hommes, qui avaient l’habitude de ce genre de travail, firent promptement beaucoup de besogne. Mme Jarley, qui portait toujours sur elle à cet effet une poche de toile semblable à celle des percepteurs de taxe au péage des routes, en tirait des pointes qu’elle distribuait à ses aides, en même temps qu’elle encourageait leur ardeur.

 

Pendant l’opération, on vit paraître un gentleman fluet, au nez crochu, aux cheveux noirs. Il portait un surtout militaire écourté, étroit des manches, qui avait été autrefois couvert de passementerie et de brandebourgs, mais qui aujourd’hui était tristement dépouillé de ses ornements et usé jusqu’à la corde ; il avait aussi un vieux pantalon gris collant, et une paire d’escarpins arrivés bientôt au terme de leur existence. Il se montra sur le seuil de la porte et sourit d’un air affable. En ce moment, Mme Jarley lui tournait le dos ; le gentleman à la tournure militaire fit de l’index signe aux satellites de Mme Jarley de ne pas informer la dame de sa présence, et, s’étant glissé doucement derrière elle, il lui donna une petite tape sur le cou et continua la plaisanterie en criant :

 

« Boh !

 

– Eh ! quoi, monsieur Slum !… dit vivement la propriétaire des figures de cire. Bon Dieu ! qui se serait attendu à vous voir ici ?

 

– Sur mon âme et mon honneur, dit M. Slum, la réflexion est juste. Sur mon âme et mon honneur, la réflexion est judicieuse. Qui se serait attendu à cela !… Georges, mon brave ami, comment va la santé ? »

 

Georges accueillit cette démonstration amicale avec une indifférence marquée, et tout en répondant qu’il allait assez bien comme ça, il continua de jouer du marteau tout le temps et d’enfoncer ses pointes à tour de bras.

 

« Je suis venu ici, dit le gentleman à la hussarde en se tournant vers Mme Jarley… Sur mon âme et mon honneur, je serais bien embarrassé de vous dire pourquoi j’y suis venu, car je ne le sais pas moi-même. Je sentais le besoin d’une petite inspiration, d’un petit rafraîchissement d’esprit, d’un petit changement d’idées, et… Sur mon âme et mon honneur ! s’écria le gentleman à la hussarde en s’interrompant et regardant autour de lui, voilà qui est diablement classique ! Ma foi, Minerve n’aurait pas mieux fait.

 

– Je pense, en effet, dit Mme Jarley, que cela ne fera pas mal quand ce sera achevé.

 

– Pas mal ! s’écria M. Slum. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, c’est le bonheur de ma vie de penser que je me suis frotté à la poésie, pour m’exercer sur cet admirable thème !… À propos… vous n’avez pas d’ordres à me donner ? Il n’y a pas quelque petite chose à faire pour vous ?

 

– Ça revient si cher, monsieur, répondit Mme Jarley, et réellement, je ne vois pas que cela soit bien profitable.

 

– Chut ! chut !… dit M. Slum levant sa main. Pas de plaisanterie, je ne pourrais supporter cela. Ne dites pas que cela n’est pas profitable. Ne dites pas cela. Je sais le contraire.

 

– Eh bien ! non, je ne crois pas que cela soit bien profitable, répéta Mme Jarley.

 

– Ah ! ah ! s’écria M. Slum ; vous n’y êtes plus, vous battez la breloque. Allez donc demander aux parfumeurs, allez demander aux fabricants de cirage, allez demander aux chapeliers, allez demander aux directeurs des bureaux de loterie ; allez leur demander à tous et à chacun ce que ma poésie leur a valu, et, retenez bien mes paroles, il n’y en aura pas un qui ne bénisse le nom de Slum. Pour peu qu’il soit honnête homme, il lèvera les yeux au ciel et bénira le nom de Slum, retenez bien ça. Vous connaissez l’abbaye de Westminster, madame Jarley ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien, sur mon âme et mon honneur, vous y trouverez, dans un angle de ce sombre pilier qu’on appelle le Coin des Poëtes, des noms bien moins célèbres que celui de Slum. »

 

En disant cela, le gentleman se frappa la tête d’une manière expressive pour indiquer qu’elle contenait une certaine quantité de cervelle. Il ajouta, en ôtant son chapeau qui était rempli de morceaux de papier :

 

« J’ai là une petite bluette, oui, une petite bluette écrite dans un moment d’inspiration ; j’ose dire que c’est ce qu’il vous faut pour mettre la ville en feu. C’est un acrostiche. Pour le moment le nom du destinataire est Warren, mais l’idée est transmissible, ou plutôt elle est faite tout exprès pour Jarley. Prenez-moi cet acrostiche.

 

– C’est peut-être très-cher, dit la dame.

 

– Cent sous, dit M. Slum tout en se servant de son crayon en guise de cure-dent. Moins cher que de la prose.

 

– Je ne pourrais pas en donner plus de trois francs.

 

– Et dix sous, répliqua-t-il. Allons, trois cinquante. »

 

Mme Jarley ne put résister aux façons persuasives du poëte, et M. Slum enregistra sur un petit carnet la somme de trois francs cinquante. Puis M. Slum se retira pour aller modifier son acrostiche, en prenant congé de la dame dans les termes les plus affectueux, et promettant de revenir le plus tôt possible avec une belle copie pour l’imprimeur.

 

Comme sa présence n’avait ni dérangé ni interrompu les préparatifs, ils étaient déjà très-avancés et furent achevés bientôt après son départ. Quand les festons et guirlandes eurent été disposés avec toute l’élégance désirable, la prodigieuse collection fut découverte. Alors, sur une plate-forme élevée de deux pieds au-dessus du sol, tout autour de la salle, avec une corde cramoisie à hauteur d’appui pour les séparer du public indiscret, apparurent diverses figures brillantes de personnages illustres, les unes isolées, les autres en groupes ; elles étaient revêtues de costumes éclatants de tous les pays et de tous les siècles ; elles se tenaient plus ou moins d’aplomb sur leurs pieds ; leurs yeux étaient tout grands ouverts, leurs narines très-gonflées, les muscles de leurs jambes et de leurs bras très-prononcés ; leur physionomie générale exprimait une vive surprise. Tous les messieurs avaient la poitrine bombée et la barbe extrêmement bleue ; toutes les dames avaient des tailles merveilleuses. Ces messieurs et ces dames avaient tous les yeux fixés sur… rien, et semblaient contempler avec une attention profonde… le vide.

 

Lorsque Nelly eut épuisé les formules de l’enthousiasme qu’elle avait éprouvé à la première vue de ce spectacle, Mme Jarley ordonna qu’on la laissât seule avec l’enfant. Alors elle s’assit au centre, dans un fauteuil, s’arma d’une baguette d’osier dont elle se servait depuis longtemps pour montrer les figures, et se mit en devoir d’instruire Nelly de son rôle.

 

L’enfant ayant touché d’abord la première figure de la plateforme :

 

« Ceci, dit Mme Jarley du ton solennel qu’elle employait pour ses démonstrations publiques, ceci vous représente une infortunée fille d’honneur de la reine Elisabeth, qui mourut des suites d’une piqûre au doigt pour avoir travaillé un dimanche. Remarquez le sang qui coule de son doigt ; remarquez aussi le trou doré des aiguilles, de ce temps-là… »

 

Nelly répéta deux ou trois fois cette leçon, apprenant à toucher quand il le fallait le doigt et l’aiguille ; puis elle passa à la figure suivante.

 

« Ceci, mesdames et messieurs, dit Mme Jarley, vous représente Jasper Packlemerton, d’atroce mémoire, qui courtisa et épousa quatorze femmes et les fit périr toutes en leur chatouillant la plante des pieds tandis qu’elles dormaient dans la sécurité et dans l’innocence de la vertu. Quand il fut conduit à l’échafaud, on lui demanda s’il regrettait ce qu’il avait fait ; il répondit que oui, qu’il était bien fâché d’avoir tué ses femmes d’une mort si douce, et qu’il espérait que tous les époux chrétiens voudraient bien le lui pardonner. Puisse cet exemple servir d’avertissement à toutes les jeunes filles pour qu’elles prennent bien garde au caractère du mari qu’elles choisiront ! Remarquez que les doigts sont courbés comme pour chatouiller, et que Jasper est représenté clignant de l’œil, selon l’habitude qu’il en avait contractée chaque fois qu’il commettait ses meurtres barbares. »

 

Lorsque Nell fut assez au courant de l’histoire de M. Packlemerton pour pouvoir la dire sans se tromper, Mme Jarley passa au gros homme, puis à l’homme maigre, puis au géant, puis au nain, puis à la vieille dame qui mourut pour avoir dansé à cent trente-deux ans, puis à l’enfant sauvage qui vivait dans les bois, puis à la femme qui empoisonna quatorze familles avec des noix confites, et bien d’autres personnages historiques ou qui auraient dû l’être, si on leur avait rendu justice ; Nelly mit à profit ses instructions, et elle sut si bien les retenir, que pour être restée seulement enfermée une couple d’heures avec le dame, elle se trouva parfaitement familiarisée avec tout l’historique de l’établissement, digne enfin de servir de cornac à toutes les figures de cire ou de cicérone aux visiteurs.

 

Mme Jarley témoigna vivement la satisfaction que lui causait cet heureux résultat, et elle mena sa jeune amie, son élève chérie, voir les dispositions prises aux portes. Là on avait converti le passage en un bosquet de drap de billard où figuraient les inscriptions dont nous avons parlé précédemment, dues au génie de M. Slum, ainsi qu’une table richement ornée qu’on avait placée à la partie supérieure pour Mme Jarley elle-même. C’était de ce trône que Mme Jarley devait présider à tout et recevoir l’argent de la recette, en compagnie de Sa Majesté le roi Georges III, de M. Grimaldi le clown, de Marie Stuart la reine d’Écosse, d’un gentleman anonyme de la secte des Quakers, et de M. Pitt, tenant à la main un modèle exact du bill pour l’impôt des portes et fenêtres. À l’extérieur, même soin : on voyait dans le petit portique de l’entrée une nonne d’une grande beauté récitant son chapelet, tandis qu’un brigand, avec une chevelure des plus noires et un teint des plus pâles, faisait en ce moment une tournée dans la ville en tilbury, un portrait de femme à la main.

 

Il ne restait plus qu’à distribuer judicieusement les compositions de Slum, qu’à en communiquer l’effusion pathétique à toutes les maisons particulières et aux gens de commerce, à répandre dans les tavernes et faire circuler parmi les clercs de procureur et autres beaux esprits de l’endroit la parodie commençant ainsi : « Si j’avais un âne assez bête… » Quand tout cela fut fait, quand Mme Jarley eut visité en personne les pensionnats avec un prospectus, composé expressément à leur intention, et dans lequel on prouvait d’une manière péremptoire que les figures de cire ornaient l’esprit, perfectionnaient le goût et élargissaient la sphère de l’intelligence humaine, cette infatigable dame se mit à table pour dîner et but un petit coup de sa bouteille suspecte en l’honneur de la belle campagne qui allait s’ouvrir.

 

CHAPITRE XXIX.

Mme Jarley avait sans contredit un génie inventif. Parmi les moyens variés qu’elle employait pour attirer des visiteurs à son exposition, la petite Nelly ne fut pas oubliée. Le léger tilbury dans lequel le brigand faisait habituellement ses excursions fut brillamment orné de drapeaux et de bannières ; le bandit y conserva sa place, toujours en contemplation du portrait de sa bien-aimée, mais Nelly fut installée sur un coussin à côté de lui ; on avait eu soin d’entourer l’enfant de fleurs artificielles, et dans cet équipage elle fut promenée lentement par la ville, distribuant des prospectus au son du tambour et de la trompette. La beauté de Nelly, jointe à sa grâce et à sa timidité, produisait une sensation profonde dans la petite ville de province. Le brigand, qui jusqu’alors avait été dans les rues l’objet de l’attention exclusive, descendit au numéro deux, et ne devint plus que l’accessoire d’un spectacle dont l’enfant était maintenant le principal personnage. De grands garçons commencèrent à s’intéresser aux beaux yeux de Nelly ; une vingtaine au moins de petits garçons en tombèrent passionnément amoureux, et vinrent parsemer le seuil de la porte de coquilles de noix et de trognons de pommes.

 

Cette heureuse impression n’échappa pas à Mme Jarley. De peur que Nelly ne diminuât de valeur, la dame ne tarda pas à envoyer le brigand faire de nouveau tout seul ses excursions, et elle garda l’enfant dans la salle de l’exposition pour y décrire les figures toutes les demi-heures, à la vive satisfaction de l’auditoire ébahi. Ces séances étaient d’un intérêt supérieur, par suite du grand nombre d’élèves de pensionnats qui s’y pressaient, Mme Jarley n’ayant rien négligé pour se concilier leur faveur en modifiant, par exemple, la physionomie et le costume de M. Grimaldi le clown, pour lui faire représenter M. Lindley Murray occupé à composer sa grammaire anglaise ; et en faisant d’une coquine célèbre par quelque assassinat, l’innocente Mme Hanna More. La ressemblance parfaite de ces deux personnages fut attestée par miss Monflathers, qui était à la tête du principal pensionnat et externat de la ville. Elle daigna, avec huit demoiselles choisies, prendre une vue particulière de l’exposition, et fut frappée de l’extrême exactitude des figures. M. Pitt, avec un bonnet de nuit et une robe de chambre, mais sans bottes, représentait le poëte Cowper à s’y méprendre ; et la reine d’Écosse Marie, avec une perruque noire, un col de chemise blanc et un costume masculin, donnait tellement l’idée de lord Byron, dont on lui avait prêté le nom, que les jeunes personnes en jetèrent un cri d’admiration lorsqu’elles l’aperçurent. Miss Monflathers, cependant, réprima cet enthousiasme, et reprocha à mistress Jarley de n’avoir pas fait un meilleur choix, disant que Sa Seigneurie avait professé, de son vivant, certaines opinions libres tout à fait incompatibles avec l’honneur de se voir mouler en cire après sa mort ; elle parla même du curé de sa paroisse et du respect dû au clergé, mais Mme Jarley ne comprit pas ce qu’elle voulait dire.

 

Bien que ses fonctions fussent passablement laborieuses, Nelly trouvait dans la maîtresse de la caravane une personne bienveillante et pleine d’attention, qui non-seulement avait un soin particulier pour tout ce qui concernait son propre confort, mais qui voulait aussi qu’autour d’elle chacun eût sa part de bien-être. Ce dernier goût est, nous devons l’avouer, beaucoup plus rare que le premier, même chez les personnes qui vivent dans une atmosphère supérieure aux caravanes, et l’un n’entraîne pas l’autre, ainsi qu’on pourrait le croire. Comme sa popularité lui valait diverses petites libéralités du public sur lesquelles sa maîtresse ne prélevait aucun tribut, et comme son grand-père, qui savait se rendre utile, était également bien traité, Kelly n’avait aucun sujet d’inquiétude auprès de Mme Jarley, sauf le souvenir de Quilp et la crainte qu’ils n’en fissent quelque jour la rencontre subite.

 

Quilp, en effet, était comme un perpétuel cauchemar pour l’enfant, tourmentée sans cesse par la vision de cette face hideuse, de ce corps rabougri. Pour plus de sûreté, elle couchait dans la salle d’exposition, et jamais elle n’y entrait pour se mettre au lit sans se tourmenter l’esprit (elle ne pouvait pas s’en empêcher) à trouver une ressemblance imaginaire entre ces figures de cire, froides et immobiles comme la mort, avec le nain redouté. Cette idée prenait sur elle parfois tant d’empire, que Nelly en venait à se persuader que Quilp avait enlevé tel personnage de cire pour se mettre à sa place et prendre ses vêtements. Ces figures avaient de grands yeux de verre ; placées l’une derrière l’autre tout autour du lit de l’enfant, elles ressemblaient tant à des personnes naturelles, et en même temps elles différaient tellement de la vie par leur sinistre immobilité et leur silence, que Nelly en avait souvent une sorte de frayeur, et qu’il lui arrivait fréquemment, étant couchée, de ne pouvoir détacher ses yeux de ces fantômes sombres, au point d’être obligée de se lever et d’allumer une chandelle, ou d’aller s’asseoir à la fenêtre ouverte et chercher la compagnie des étoiles pour n’être pas seule. Dans ces moments-là elle évoquait le souvenir de la vieille maison et de la fenêtre à laquelle autrefois elle avait l’habitude d’être assise dans sa solitude ; et alors elle songeait au pauvre Kit et à son dévouement, et des larmes mouillaient ses yeux, et elle pleurait et souriait tout à la fois.

 

À cette heure de silence, souvent aussi et avec non moins d’anxiété, sa pensée se reportait sur son grand-père ; et tout en admirant comme il se rappelait leur vie précédente, elle se demandait si réellement il avait conscience du changement de leur condition et du dénûment cruel par lequel ils avaient récemment passé. Lorsqu’ils suivaient leur course errante, elle avait rarement eu cette idée ; mais maintenant, elle ne pouvait s’empêcher de se dire : « Qu’est-ce qui arriverait s’il allait tomber malade, ou si les forces venaient à me manquer ? » Il était plein de zèle et de bonne volonté, heureux de faire quelque petite chose et satisfait de pouvoir se rendre utile ; mais il avait conservé sa même insouciance. Pas la moindre espérance d’amélioration. Un véritable enfant, une pauvre créature sans idée, sans ressort, un bon vieillard sans fiel, ayant une tendresse pleine d’égards, pour sa petite-fille, pouvant éprouver des impressions, soit agréables, soit pénibles, mais mort à tout le reste. Nelly s’affligeait de son état ; elle s’affligeait de le voir quelquefois s’asseoir près d’elle à rien faire, occupé seulement de lui sourire avec un signe de tête lorsqu’elle tournait vers lui son regard ; ou bien caresser quelque petit enfant, le promener des heures entières, embarrassé de ses questions enfantines, mais toujours patient par le sentiment instinctif de sa propre décadence, humilié même devant l’esprit d’un nouveau-né. Tout cela affligeait tant Nelly, qu’elle fondait en larmes et se retirait dans quelque endroit écarté pour y tomber à genoux en suppliant Dieu de guérir son grand-père.

 

Mais ce n’était pas à le voir dans cet état, puisque du moins il était content et calme, ce n’était pas non plus à méditer dans la solitude sur l’altération des facultés du vieillard, que Nelly devait souffrir le plus, quoique ce fussent déjà de rudes épreuves pour un jeune cœur. Un motif de chagrin bien autrement grave et profond ne devait pas tarder à l’attrister encore.

 

Un dimanche soir, un jour de fête, de repos, Nelly et son grand-père sortirent pour faire un tour ensemble. Depuis quelque temps ils avaient été étroitement renfermés ; la beauté et la chaleur de l’atmosphère les y encourageant, ils poussèrent leur promenade assez loin. En s’éloignant de la ville, ils avaient pris une chaussée qui menait dans de belles prairies. Ils pensaient que cette chaussée aboutirait à la route qu’ils venaient de quitter, et les ramènerait sur leurs pas.

 

Mais le détour fut plus long qu’ils ne l’avaient supposé, et ils se virent entraînés en avant jusqu’au coucher du soleil ; ce fut alors qu’ayant retrouvé la trace qu’ils cherchaient, ils s’arrêtèrent pour se reposer.

 

L’ombre était descendue par degrés : le ciel était sombre et triste maintenant, excepté sur le point de l’horizon où le soleil, en se couchant dans toute sa gloire, amoncelait l’or et le feu dont les reflets de cendre ardente rayonnaient çà et là à travers le voile obscur de la nuit, et projetaient sur la terre une teinte empourprée. Le vent commença à mugir en sourds murmures, à mesure que le soleil se retira, emmenant le jour avec lui ; des nuages noirs s’amoncelèrent, apportant dans leur sein le tonnerre et les éclairs. De grosses gouttes de pluie ne tardèrent pas à tomber. Lorsque les nuages orageux étaient emportés au loin, d’autres aussitôt remplissaient le vide qu’ils avaient laissé, et s’étendaient sur l’horizon. Tantôt on entendait le sourd grondement d’un tonnerre éloigné, tantôt c’était l’éclair qui fendait la nue, et tantôt des ténèbres profondes qui fondaient en un instant sur la terre.

 

Craignant de s’abriter sous un arbre ou contre une haie, le vieillard et l’enfant hâtèrent le pas sur la grande route. Ils espéraient trouver quelque maison qui leur offrît un refuge contre l’orage maintenant tout à fait déclaré et de plus en plus violent. Trempés par la pluie qui tombait avec force, étourdis par les éclats de la foudre, éblouis par le feu des éclairs répétés, ils eussent passé devant une maison isolée sans se douter qu’elle fût si près, si un homme qui se tenait sur le seuil de la porte ne les eût invités gaiement à venir se mettre à l’abri.

 

« Il faut, dit-il en se retirant de sa porte et couvrant ses yeux de sa main devant le zigzag d’un éclair, il faut que vous ayez de meilleures oreilles que celles de bien des gens si vous n’avez pas plus peur que cela d’être aveuglés par le tonnerre. Qu’est-ce que vous aviez donc à passer si vite, hein ? ajouta-t-il en fermant la porte et les menant par un couloir à une chambre de derrière.

 

– Nous n’avions pas aperçu cette maison, monsieur, répondit Nelly, jusqu’au moment où vous nous avez parlé.

 

– Ce n’est pas étonnant, dit l’homme, avec de pareils éclairs qui vous donnent dans les yeux. Tenez, vous ferez mieux d’entrer ici vous asseoir près du feu pour vous sécher un peu. Si vous n’avez besoin de rien, vous n’êtes point obligés de rien prendre, n’ayez pas peur. C’est ici une auberge, voilà tout. Le Vaillant Soldat est bien connu, Dieu merci.

 

– Cette maison porte le nom du Vaillant Soldat, monsieur ? demanda Nelly.

 

– Je croyais que tout le monde le savait. D’où donc venez-vous pour ne point connaître le Vaillant Soldat aussi bien que le catéchisme de la paroisse ? C’est ici le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, Jem Groves, le brave Jem Groves, un homme d’une moralité sans tache, et qui a par-dessus le marché un bon jeu de quilles à l’abri de la pluie. Si quelqu’un a quelque chose à dire contre Jem Groves, il n’a qu’à venir le dire à Jem Groves, et Jem Groves est bon pour arranger une pratique de toute façon, à cent francs par tête et au-dessus. »

 

En prononçant ces mots, l’orateur se frappa sur le gilet pour donner à entendre que c’était lui qui était ce Jem Groves si vanté, vrai pendant naturel d’un Jem Groves en peinture, qui, du haut de la cheminée, semblait lancer un défi à toute la société en général, et portait à ses lèvres un verre à demi rempli de grog à l’eau-de-vie en buvant à la santé de Jem Groves.

 

Comme la nuit était fort chaude, on avait tiré un grand paravent au milieu de la salle pour servir d’abri contre l’ardeur du feu. Il sembla que de l’autre côté du paravent quelqu’un avait élevé des doutes sur l’honorabilité de M. Groves et donné lieu en conséquence à cette apologie personnelle : car M. Groves témoigna son mécontentement en appliquant un bon coup sur le paravent avec le revers de ses doigts, puis il attendit qu’on lui fît une réponse. Mais la réponse ne vint pas. Alors il reprit :

 

« Est-ce qu’il y a quelqu’un qui se permettrait de critiquer Jem Groves chez lui ?… Il n’y a qu’un seul homme, oui, un seul assez hardi pour cela, et cet homme-là n’est pas à cent lieues d’ici. Mais cet homme en vaut bien une douzaine ; et celui-là je lui permets de dire de moi tout ce qu’il voudra. Il le sait bien. »

 

Pour reconnaître ce gracieux compliment, une voix haute et rude ordonna à M. Groves de cesser son tapage et d’allumer une chandelle. Et la même voix ajouta que le même gentleman n’avait pas besoin de faire le crâne, que tout le monde savait bien ce qu’il fallait en croire.

 

« Nell, ils jouent aux cartes ! dit tout bas le vieillard, ému tout à coup. Ne les entendez-vous pas ?

 

– Mouchez cette chandelle, dit la voix ; c’est à peine si je puis distinguer les figures dans mon jeu ; et puis fermez vivement ce volet de fenêtre, voulez-vous. Par le tonnerre qu’il fait, votre bière ne sera pas fameuse. Partie gagnée ; sept schellings six pence pour moi, vieil Isaac. Première manche.

 

– Les entendez-vous, Nell, les entendez-vous ? murmura de nouveau le vieillard, dont l’ardeur s’accrut au tintement de l’argent sur la table.

 

– Je n’ai jamais vu d’orage comme celui-ci, dit une voix aigre et fêlée, de la plus désagréable nature, après un coup de tonnerre qui avait ébranlé toute la maison ; ma foi, non, je n’ai jamais vu rien de semblable, depuis la nuit où le vieux Luc Withers gagna treize fois de suite par la rouge. Je me rappelle que nous disions tous qu’il fallait qu’il eût le diable pour associé ; c’était bien, en effet, une nuit du diable ; et je suppose qu’il regardait le jeu de Withers par-dessus son épaule, pour le conseiller, sans que personne pût le voir.

 

– Ah ! répliqua la grosse voix, pour ce qui est des gains du vieux Luc, en gros et en détail, quelques années avant, je me souviens d’un temps où il était bien le moins chanceux et le plus malheureux des hommes. Jamais il ne secouait un cornet de dés, jamais il ne jetait une carte sans être dépouillé, étrillé, plumé comme un pigeon.

 

– Entendez-vous ce qu’il dit ? murmura le vieillard. L’entendez-vous, Nell ? »

 

L’enfant vit avec surprise, ou plutôt avec effroi que le maintien de son grand-père avait subi un changement complet. Son visage était tout enflammé ; son teint animé, ses yeux brillants, ses dents serrées, sa respiration courte et haletante ; et sa main, qu’il avait appuyée sur le bras de sa petite-fille, tremblait si violemment, que Nelly en tremblait elle-même comme la feuille.

 

« Vous êtes témoin, murmura-t-il en portant son regard en avant, que c’est toujours là ce que j’ai dit ; que je le savais bien, que j’en rêvais, que j’en étais trop sûr, et que cela devait être !… Combien d’argent avons-nous, Nell ? voyons ! je vous ai vu de l’argent hier. Combien avons-nous ? Donnez-le-moi !

 

– Non, non, mon grand-père, laissez-moi le garder, dit l’enfant effrayée. Éloignons-nous d’ici. Ne faites pas attention à la pluie, je vous en prie, éloignons-nous.

 

– Donnez-le-moi, je vous dis, répliqua brusquement le vieillard… Chut ! chut ! ne pleure pas, Nell. Si je t’ai parlé avec rudesse, ma chère, c’est sans le vouloir. C’était pour ton bien. Je t’ai fait du tort, Nell, mais je réparerai cela, je le réparerai… Où est l’argent ?

 

– Ne le prenez pas, dit l’enfant, je vous en prie, ne le prenez pas. Pour notre salut à tous deux laissez-moi le garder ou le jeter. Il vaut mieux le jeter que de vous le donner. Partons, partons !

 

– Donne-moi l’argent ; il faut que je l’aie. Là, là, ma chère Nell. C’est cela, va, je t’enrichirai un jour, mon enfant, je t’enrichirai ; ne crains rien. »

 

Elle tira de sa poche une petite bourse. Il la prit avec la même impatience fébrile qui respirait dans ses paroles, et sans perdre un instant il se dirigea vers l’autre côté du paravent. Il eût été impossible de l’arrêter ; l’enfant dut se résigner et le suivre de près.

 

L’aubergiste avait posé une lumière sur la table et était occupé à tirer le rideau de la fenêtre. Les individus que Nelly et le vieillard avaient entendus étaient deux hommes, qui avaient devant eux un jeu de cartes et quelques pièces d’argent. Ils marquaient à la craie leurs parties sur le paravent même. L’homme à la voix rauque était un gros compère d’âge moyen, avec d’épais favoris noirs, les joues pleines, une bouche mal faite, un cou de taureau qui se déployait à l’aise sous un mouchoir rouge à peine attaché. Il avait sur la tête son chapeau d’un blanc sale, et auprès de lui figurait un gros gourdin noueux. L’autre homme, que son compagnon avait appelé Isaac, offrait une apparence plus chétive ; il était voûté, la tête dans les épaules, très-laid, et son regard sournois avait quelque chose de bas et de sinistre.

 

« Eh bien ! mon vieux monsieur, dit Isaac en promenant ses yeux louches, est-ce que vous nous connaissez ? Ce côté du paravent n’est pas public, monsieur.

 

– J’espère qu’il n’y a pas d’indiscrétion… répliqua le vieillard.

 

– Si fait, goddam ! si fait, monsieur, il y a de l’indiscrétion, dit l’autre, interrompant brusquement le vieillard ; il y a de l’indiscrétion à venir déranger deux gentlemen en tête-à-tête.

 

– Je n’avais pas l’intention de vous offenser, dit le vieillard, les yeux ardemment fixés sur les cartes ; je pensais que…

 

– Vous n’aviez pas le droit de penser, monsieur, dit Isaac. Que diable, un homme de votre âge devrait être plus réservé.

 

– Voyons, mauvais garçon, dit le gros homme, levant pour la première fois ses yeux de dessus les cartes, ne pouvez-vous pas le laisser parler ? »

 

L’aubergiste, qui probablement était décidé à garder la neutralité jusqu’à ce qu’il sût au juste quel parti le gros homme embrasserait, fit chorus avec lui, en disant :

 

« C’est vrai aussi, ne pouvez-vous pas le laisser parler, Isaac List ?

 

– Ne pouvez-vous pas le laisser parler ?… dit Isaac d’un ton ricaneur, contrefaisant de son mieux avec sa voix aigre le ton de l’aubergiste. Certainement si, je puis le laisser parler, Jemmy Groves.

 

– Alors ne l’en empêchez pas, » dit l’aubergiste.

 

Le regard louche de M. List prit un caractère menaçant, et l’on avait tout lieu de craindre que la querelle ne se terminât pas là, quand son compagnon, qui avait soigneusement examiné le vieillard, coupa court à toute controverse.

 

« Qui sait, dit-il avec un clignement d’yeux, qui sait si le gentleman ne songeait pas à demander poliment s’il ne pourrait pas avoir l’honneur de faire une partie avec nous ?

 

« C’est justement cela ! s’écria le vieillard. C’était bien ma pensée. Je ne demande pas autre chose.

 

– J’en étais sûr, dit l’autre. Qui sait même si le gentleman, allant au-devant de notre refus de jouer seulement pour la gloire, ne voulait pas nous demander poliment à jouer pour de l’argent ? »

 

Le vieillard répondit en secouant sa petite bourse dans sa maie contractée ; il la posa sur la table, et il s’empara des cartes avec l’avidité d’un avare qui saisit de l’or.

 

« Oh ! très-bien, dit Isaac ; si c’était là ce que désirait monsieur, je prie monsieur de m’excuser. Cette petite bourse appartient à monsieur ? Une très-jolie petite bourse. Elle est un peu légère, ajouta-t-il en la jetant en l’air et la rattrapant avec dextérité, mais il y a encore de quoi s’amuser une demi-heure.

 

– Nous pourrons jouer à quatre et nous associer, Groves, dit le gros homme. Tenez, Jemmy, voilà un siège. »

 

L’aubergiste, qui n’en était pas à son coup d’essai, s’approcha de la table et prit un siège. L’enfant, désespérée, tira son grand-père à part et le supplia encore une fois de partir.

 

« Venez, grand-père… Nous pouvons être si heureux !

 

– Oui, nous serons heureux, répliqua vivement le vieillard. Laisse-moi faire, Nell. C’est dans les cartes et les dés que sont nos moyens de bonheur. Les petits ruisseaux font les grandes rivières. Ici il n’y a pas grand’chose à gagner ; mais avec le temps nous gagnerons davantage. Je ne veux que doubler mon argent ; et je te donnerai tout, ma mignonne.

 

– Que Dieu nous assiste ! s’écria l’enfant. Oh ! quel malheur que nous soyons venus ici !

 

– Chut ! fit le vieillard, posant sa main sur la bouche de Nelly. La fortune n’aime pas le bruit. Ne lui adressons pas de reproche, ou bien elle nous tournera le dos. J’en ai souvent fait l’expérience.

 

– Eh bien ! monsieur, dit le gros homme ; si vous ne venez pas, donnez-nous les cartes, s’il vous plaît.

 

– Je viens, dit vivement le vieillard. Assieds-toi, Nell, assieds-toi et regarde. Sois tranquille, tout sera pour toi, – tout, – jusqu’au dernier sou. Je ne veux pas le leur dire, non, non, car ils ne voudraient pas jouer, ils craindraient la chance qu’une si bonne cause met nécessairement de mon côté. Regarde-les. Vois ce qu’ils sont et ce que tu es. Comment veux-tu que nous ne gagnions pas ?

 

– Monsieur a changé d’avis et il ne veut plus venir, dit Isaac, feignant de se lever de table. Je suis fâché que monsieur ait pris peur. Qui ne risque rien n’a rien ; mais monsieur sait ce qu’il a à faire.

 

– Moi ! je suis prêt. Qui est-ce donc qui recule ? ce n’est pas moi. N’ayez pas peur, ce n’est pas moi qui bouderai. »

 

En parlant ainsi, le vieillard approcha une chaise de la table, et les trois autres partenaires s’y étant placés au même instant, le jeu s’ouvrit.

 

Assise à peu de distance, l’enfant suivait avec inquiétude la marche de la partie. Indifférente au gain, et pensant seulement à la passion aveugle qui s’était de nouveau emparée de son grand-père, gain ou perte étaient même chose à ses yeux. S’applaudissant d’un succès momentané, ou abattu par un échec, le vieillard était égaré ou hors de lui, rempli d’une anxiété si fébrile et si dévorante, d’une agitation si terrible pour ces misérables enjeux, que la pauvre Nelly aurait peut-être préféré le voir mort. Et cependant c’était elle qui était la cause innocente de toutes les tortures du vieillard ; et lui, qui jouait avec une soif de gain aussi sauvage qu’en éprouva jamais le joueur le plus insatiable, il n’avait pas une seule pensée qui ne fût pour elle.

 

Au contraire, les trois autres, des misérables, des brelandiers de profession, tout en veillant à leurs intérêts, étaient aussi froids, aussi tranquilles que si la conscience de la plus pure vertu habitait dans leur cœur. Parfois l’un d’eux lançait à l’autre un sourire, ou mouchait la chandelle vacillante, ou regardait l’éclair qui brillait à travers la fenêtre ouverte et le rideau flottant, ou écoutait quelque coup de tonnerre plus fort que les précédents, en témoignant de l’impatience, comme si ce bruit le dérangeait. Mais ils restaient assis, calmes et indifférents à toute autre chose que leurs cartes, philosophes parfaits, au moins en apparence, car ils ne montraient pas plus de passion ou d’ardeur que s’ils avaient été de pierre.

 

Durant trois heures l’orage avait déployé sa fureur ; les éclairs étaient devenus enfin plus faibles et moins fréquents ; le tonnerre qui avait paru rouler et éclater sur la tête même des joueurs, semblait s’être éloigné et ne plus rendre qu’un son étouffé ; et pourtant le jeu continuait, sans que personne songeât à la triste Nelly.

 

CHAPITRE XXX.

Enfin le jeu se termina. Isaac List gagna seul. Mat et l’aubergiste supportèrent leur perte avec la force d’âme d’un joueur de profession. Isaac empocha son gain de l’air d’un homme qui s’était attendu à ce résultat, et qui n’en éprouvait ni plaisir ni surprise.

 

La petite bourse de Nelly était épuisée, et cependant le vieillard, en voyant sa bourse vide et les autres joueurs levés de table, tenait encore les yeux attachés sur les cartes ; il les taillait comme on les avait taillées précédemment, et il les retournait en les jetant pour voir le jeu qu’auraient eu ses adversaires si la partie avait continué. Cette occupation l’absorbait tout entier, quand l’enfant s’approcha de lui et posa sa main sur l’épaule de son grand-père, en lui disant qu’il était près de minuit.

 

« Vois la fatalité qui s’attache aux malheureux, ma Nell, dit-il en montrant les paquets de cartes qu’il avait étalés sur la table. Si j’avais pu tenir un peu plus longtemps, la chance eût tourné de mon côté. Oui, c’est aussi sûr qu’il y a des figures sur ces cartes. Vois, vois, vois encore !

 

– Jetez ces cartes, dit vivement l’enfant. Tâchez de ne plus y penser jamais.

 

– N’y plus penser ! s’écria-t-il en tournant vers elle son visage hagard et la considérant d’un air d’incrédulité. N’y plus penser ! Comment réussirions-nous jamais à devenir riches si je n’y pensais plus ? *

 

L’enfant ne put que secouer la tête.

 

« Non, non, ma Nell, reprit-il en lui caressant la joue ; il ne faut pas me dire de ne plus penser aux cartes. Nous corrigerons la fortune la première fois. Patience, patience, je te donnerai réparation, je te le promets. On perd aujourd’hui, on gagne demain. On ne peut rien gagner sans peine. Viens, je suis prêt.

 

– Savez-vous quelle heure il est ? dit M. Groves, qui était en train de fumer avec ses amis ; minuit passé.

 

– Et il pleut toujours, ajouta le gros homme.

 

– Le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, dit l’aubergiste, citant son enseigne. Bons lits, bon logis à pied, à cheval, et pas cher. Minuit et demi.

 

– Il est bien tard, dit tristement Nelly ; je voudrais bien que nous fussions partis plus tôt. Que va-t-on penser de nous ? Il sera deux heures au moins quand nous arriverons. Qu’est-ce qu’il nous en coûterait, monsieur, si nous nous arrêtions ici ?

 

– Deux bons lits, pour trente-six sous ; pour le souper et la bière, vingt-cinq sous ; total, trois francs cinq. »

 

Nelly avait encore la pièce d’or cousue dans sa robe. Elle pensa à l’heure avancée et aux habitudes régulières de Mme Jarley pour se mettre au lit ; elle se représenta l’effroi de la bonne dame, lorsque, au milieu de la nuit, elle entendrait retentir son marteau ; d’autre part, elle réfléchit que, s’ils restaient dans l’auberge où ils étaient et se levaient le lendemain de grand matin, ils pourraient être de retour avant que Mme Jarley fût éveillée et donner pour raison plausible de leur absence l’orage qui les avait surpris. En conséquence, après une assez longue hésitation, elle se décida à rester. Elle prit donc à part son grand-père et lui proposa de coucher à l’auberge, en lui disant qu’elle avait gardé assez d’argent pour payer leur dépense.

 

« Si je l’avais eu, cet argent !… murmura le vieillard ; si je l’avais seulement su il y a quelques minutes !…

 

– Nous resterons ici si cela vous convient, dit Nelly, se tournant vivement vers l’aubergiste.

 

– Je crois que c’est prudent, dit M. Groves. On va vous servir à souper sur-le-champ. »

 

En effet, quand M. Groves eut fumé sa pipe, qu’il en eut secoué la cendre, et qu’il l’eut posée soigneusement, la tête en bas, dans un coin du foyer, il apporta du pain, du fromage et de la bière avec force éloges sur leur excellente qualité, et invita ses hôtes à se mettre à table et à faire comme chez eux. Nelly et son grand-père mangèrent peu, absorbés qu’ils étaient tous deux par leurs réflexions. Isaac et Mat, qui trouvaient la bière un liquide trop faible et trop doux pour leur constitution, se consolèrent avec des liqueurs et du tabac.

 

Comme Nelly et son grand-père devaient quitter la maison le lendemain de très-bonne heure, l’enfant était pressée de payer leur dépense avant qu’ils allassent se coucher. Mais sentant la nécessité de soustraire son petit trésor à la connaissance de son grand-père, et ne pouvant payer sans changer la pièce d’or, elle la tira secrètement de l’endroit où elle l’avait cachée, et la présenta à l’aubergiste derrière son comptoir, lorsqu’elle eut saisi une occasion opportune pour le suivre hors de la salle.

 

« Voulez-vous, s’il vous plaît, dit-elle, me changer cette pièce ? »

 

M. James Groves éprouva une assez vive surprise. Il considéra la guinée, la fit sonner, regarda l’enfant, puis contempla de nouveau la pièce d’or, comme s’il voulait demander d’où elle tenait cela. Cependant, la pièce étant bonne et changée chez lui, il pensa en aubergiste prudent que les informations n’étaient pas son affaire. Il changea donc la guinée, et, prélevant l’écot, donna le surplus à Nelly. Celle-ci revenait vers la chambre où elle avait passé la soirée, lorsqu’elle crut voir une ombre s’y glisser du côté de la porte. Il n’y avait rien qu’un long couloir noir entre cette porte et l’endroit où elle avait changé : bien certaine que personne n’avait pu pénétrer en ce lieu tandis qu’elle y était, elle fut frappée de l’idée qu’elle avait été épiée.

 

Mais par qui ?

 

Lorsque Nelly rentra dans la salle, elle en retrouva tous les habitants exactement dans la position où elle les avait quittés. Le gros homme était étendu sur deux chaises, la tête appuyée sur sa main ; l’homme aux yeux louches était dans une attitude semblable, au côté opposé de la table. Entre eux était assis le grand-père, les regards attachés sur l’heureux gagnant avec une sorte d’admiration avide et suspendu à sa parole comme si c’était un être supérieur. Nelly resta d’abord confondue de surprise et chercha autour d’elle pour voir s’il y avait là une autre personne. Non, rien n’était changé. Alors elle demanda tout bas à son grand-père si quelqu’un était, en son absence, sorti de la salle.

 

« Non, répondit-il, personne. »

 

Il fallait donc qu’elle l’eût rêvé ; et cependant il était étrange que, sans aucune raison, elle se fût imaginé apercevoir si distinctement une figure. Elle y pensait encore et n’était pas sortie de son étonnement quand une servante vint avec une lumière la conduire à sa chambre.

 

Le vieillard prit congé de la compagnie, et tous deux montèrent l’escalier.

 

La maison était vaste, distribuée d’une manière irrégulière, avec des corridors sombres et de larges escaliers, que la faible clarté des chandelles semblait rendre encore plus obscurs. Nelly laissa son grand-père dans la chambre qui lui avait été assignée et suivit son guide jusqu’à l’autre, qui se trouvait à l’extrémité d’un corridor. On y montait par une demi-douzaine de marches délabrées. Cette chambre avait été préparée pour l’enfant. La servante s’établit quelques instants à causer et à conter ses peines. Sa place n’était pas bonne, dit-elle ; ses gages étaient minces et il y avait beaucoup de besogne ; elle devait s’en aller d’ici à quinze jours : la demoiselle ne pourrait-elle pas la recommander ailleurs ? Elle avait peur d’avoir bien du mal à trouver une autre place, au sortir d’une maison mal famée, hantée seulement par des joueurs de profession. Elle serait fort surprise que les habitués du lieu fussent la crème des honnêtes gens ; mais pour rien au monde elle ne voudrait que ses paroles fussent répétées. Puis elle fit par-ci par-là quelque allusion en passant à un amoureux qu’elle avait rebuté et qui avait menacé de s’engager comme soldat ; elle promit ensuite de frapper à la porte le lendemain au point du jour, et enfin… Bonne nuit !

 

Une fois seule, Nelly ne se trouva pas fort à l’aise. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à la figure qui s’était glissée le long du couloir ; et ce que la servante avait dit n’était pas de nature à la rassurer. Ces hommes avaient un air particulier. Peut-être gagnaient-ils leur vie à voler et assassiner les voyageurs. Qui sait ?…

 

Malgré ses efforts pour dompter ses craintes ou les oublier du moins un moment, l’anxiété que lui avaient inspirée les aventures de la nuit lui revenait toujours. La passion d’autrefois s’était réveillée dans le cœur du vieillard, et Dieu seul savait où elle pourrait l’entraîner encore. Quelle inquiétude leur absence n’avait-elle pas dû causer déjà chez Mme Jarley ! peut-être s’était-on mis à leur recherche. Le lendemain matin, leur pardonnerait-on, ou bien les mettrait-on à la porte, livrés de nouveau à l’abandon ? Oh ! pourquoi s’étaient-ils arrêtés dans cette fâcheuse maison ! combien il eût mieux valu, à tout risque, continuer leur route !

 

Enfin le sommeil appesantit par degrés ses paupières ; un sommeil brisé, agité, où, dans ses rêves, il lui semblait qu’elle tombait du haut de quelque tour et dont elle s’éveillait en sursaut avec de grandes terreurs. Un sommeil plus profond succéda au premier, et alors, qu’est-ce ?… Quelqu’un dans la chambre !…

 

Oui, il y avait quelqu’un.

 

Nelly avait entr’ouvert la persienne pour apercevoir le jour aussitôt que l’aube naîtrait. Entre le pied du mur et la croisée encore obscure, rampait et se glissait une sorte de fantôme, cheminant sans bruit sur les mains et décrivant un cercle autour du lit. L’enfant n’avait la force ni de crier pour appeler à son secours, ni de faire un mouvement : elle restait immobile et attendait…

 

Le fantôme s’approcha silencieusement et furtivement du chevet du lit. Il était tellement près de l’oreiller, que Nelly se renfonça, de peur que ces mains errantes ne rencontrassent son visage en tâtonnant. Il fit un mouvement du côté de la fenêtre, puis il tourna la tête vers Nelly.

 

Cette masse noirâtre n’était qu’une tache sur le fond moins obscur de la chambre ; mais Nelly vit bien la tête se tourner, elle vit bien, à ne pouvoir s’y méprendre, que les yeux de l’homme regardaient et que ses oreilles écoutaient. Alors il s’arrêta, immobile comme Nelly. Enfin, le visage toujours fixé sur elle, il farfouilla dans quelque chose avec ses mains, et l’enfant entendit tinter de l’argent.

 

Ensuite le fantôme revint sur ses pas, toujours silencieux : il replaça les vêtements qu’il avait pris à côté du lit, et se remit à quatre pattes pour se glisser jusqu’à la porte. Quelque furtifs que fussent ses mouvements, Nelly entendit le parquet craquer sous lui, car elle pouvait l’entendre si elle ne le voyait pas. Il finit par gagner la porte, et là il se remit sur ses pieds. Les marches de l’escalier retentirent sous son pas furtif… Le fantôme avait disparu.

 

La première pensée de l’enfant fut de se soustraire à la terreur qu’elle éprouvait de se trouver isolée dans cette chambre, d’aller chercher compagnie, de ne pas rester toute seule, et de recouvrer ainsi l’usage de la parole que la peur lui avait fait perdre. Sans savoir même qu’elle eût quitté son lit, elle courut à la porte.

 

Mais là encore elle aperçut le fantôme sur la dernière marche de son escalier.

 

Elle ne pouvait passer ; elle y eût réussi peut-être dans les ténèbres sans être saisie au passage, mais son sang se figeait rien que d’y penser. Le fantôme se tenait tranquille et elle aussi, non par courage, mais par nécessité ; car il n’était guère moins dangereux pour elle de rentrer dans sa chambre que de descendre.

 

Au dehors, la pluie battait les murs avec, rage et tombait à flots du toit de chaume. Des moucherons et des cousins, faute de pouvoir s’aventurer en plein air, volaient çà et là dans l’obscurité, se heurtant contre la muraille et le plafond, et remplissaient de leurs bourdonnements ce lieu silencieux. Le fantôme remua de nouveau. Involontairement, l’enfant fit de même. Une fois dans la chambre de son grand-père, elle serait en sûreté.

 

L’homme suivit le corridor jusqu’à ce qu’il eût gagné la porte même que Nelly souhaitait si ardemment d’atteindre. L’enfant, en se sentant si près de son refuge, allait s’élancer pour se jeter dans la chambre et s’y renfermer, quand le fantôme s’arrêta encore.

 

Une affreuse idée la saisit : si cet homme entrait là, s’il voulait attenter à la vie du vieillard !…

 

Nelly se sentit défaillir.

 

Cependant le fantôme entra dans la chambre.

 

À l’intérieur, il y avait une faible lumière ; et Nelly, encore muette d’effroi, complètement muette, et presque inanimée, se hasarda à regarder.

 

La porte était restée en partie ouverte. Ignorant ce qu’elle faisait, mais ne songeant qu’à sauver son grand-père ou à périr avec lui, Nelly s’inclina…

 

Ah ! quel tableau frappa ses yeux !

 

Le lit n’avait pas été occupé ; il n’était pas même défait. Devant une table était assis le vieillard, seul dans la chambre. Son pâle visage était tout illuminé par l’ardeur cupide qui brillait dans son regard, en comptant l’argent qu’il venait de voler à sa petite-fille de ses propres mains.

 

CHAPITRE XXXI.

L’enfant s’éloigna de la porte et regagna sa chambre d’un pas plus faible, plus incertain encore que lorsqu’elle s’était approchée de celle de son grand’père. La terreur qu’elle avait ressentie tout à l’heure n’était rien, en comparaison de celle qui l’accablait maintenant. Un voleur étranger, un aubergiste infidèle, complice du vol fait à ses hôtes, ou même se glissant jusqu’à leurs lits pour les tuer au sein de leur sommeil, un brigand nocturne, quelque terrible, quelque cruel qu’il pût être n’eût pas éveillé dans son cœur la moitié de la crainte qu’elle éprouva en reconnaissant son visiteur mystérieux. Ce vieillard à la tête blanche, rampant comme un fantôme dans sa chambre, pour y commettre un vol, profitant pour cela du sommeil supposé de sa petite-fille, puis emportant son butin et le couvant des yeux avec la joie sauvage dont Nelly venait d’être témoin, c’était plus affreux, bien plus affreux, bien plus triste à songer, que tout ce que son imagination aurait pu rêver de plus effrayant. S’il allait revenir !… car il n’y avait ni serrure ni verrou à la porte… Si, craignant d’avoir laissé quelque argent derrière lui, il revenait faire de nouvelles recherches !… Une terreur vague, un sentiment d’horreur accompagnaient l’idée qu’il pourrait se glisser encore furtivement dans la chambre et tourner son visage vers le lit inoccupé, pendant qu’elle se blottirait encore au pied pour éviter son contact. Oh ! cette idée n’était pas supportable.

 

Nelly s’assit et prêta l’oreille.

 

Chut !… un pas résonne sur l’escalier, la porte s’ouvre doucement…

 

Non, ce n’était que pure imagination ; mais l’imagination avait chez Nelly toutes les terreurs de la réalité. C’était pis, car la réalité eût eu sa fin comme son commencement, tandis que dans son imagination c’était une vision qui revenait toujours, et ne s’en allait jamais.

 

Le sentiment qui obsédait Nelly était une sorte d’horreur vague et indéfinie. À coup sûr, elle n’avait pas peur du bon vieux grand-père qui n’avait été frappé de cette maladie de l’esprit que par amour pour elle ; mais l’homme qu’elle avait vu cette nuit emporté par la fièvre d’un jeu de hasard, s’embusquant dans sa chambre, puis comptant l’argent dérobé à la faible lueur d’une chandelle, cet homme ne lui semblait plus le même ; ce n’était plus lui, ce n’était que sa monstrueuse parodie. N’y avait-il pas de quoi reculer de frayeur en songeant que cette caricature du vieillard s’était approchée tout près d’elle ! Elle ne pouvait pas associer dans sa pensée son compagnon chéri, son grand-père bien-aimé, à cette autre image menteuse qui lui ressemblait tant et lui ressemblait si peu. Elle avait pleuré de le voir faible et presque en enfance… Mais, c’est maintenant qu’elle allait avoir bien plus de motifs de pleurer.

 

Nelly se tenait assise, roulant toutes ces pensées dans sa tête, jusqu’à ce que le fantôme qui habitait son imagination y grandit dans des proportions si terribles, si effrayantes, que la pauvre enfant eût trouvé quelque douceur à entendre la voix de son grand-père, ou, s’il dormait, seulement à le voir, pour éloigner ainsi un peu les craintes qui se groupaient autour de son image. Elle s’élança vers l’escalier et le corridor. La porte était encore entre-bâillée, comme elle l’avait laissée, la chandelle brûlait toujours.

 

Nelly avait elle-même sa chandelle à la main. Elle était préparée d’avance à dire, si le vieillard était éveillé, qu’elle se sentait indisposée, qu’elle ne pouvait dormir et qu’elle était venue voir s’il n’avait pas oublié d’éteindre sa chandelle. En jetant un regard dans la chambre, elle reconnut que son grand-père reposait tranquillement dans son lit, ce qui l’enhardit à entrer.

 

Il s’était endormi promptement. Sur son visage nulle trace de passion ; ni avidité, ni anxiété, ni désir bouillant, mais la douceur, la tranquillité, la paix. Ce n’était plus le joueur, ce n’était plus l’ombre sinistre qui lui était apparue dans sa chambre ; ce n’était pas même l’homme aux traits fatigués et flétris dont elle avait si souvent aperçu avec affliction le visage aux premières lueurs du matin : c’était son cher vieil ami, son innocent compagnon de voyage ; c’était son bon, son bien-aimé grand-père.

 

Elle n’éprouva donc aucune crainte en considérant ses traits calmes dans le sommeil, mais elle avait au cœur un profond et pénible chagrin qui se soulagea par des larmes.

 

« Que Dieu le bénisse ! dit-elle en se penchant avec précaution pour baiser la joue du vieillard. Je vois bien maintenant qu’on nous séparerait si l’on nous retrouvait, et qu’on l’enfermerait loin de la lumière du soleil et du ciel. Il n’a plus que moi au monde pour le soutenir. Que Dieu nous assiste tous deux ! »

 

Elle ralluma sa chandelle qu’elle avait soufflée, se retira en silence, comme elle était venue, et, regagnant une fois encore sa chambre, elle s’y tint assise durant le reste de cette longue, longue et malheureuse nuit.

 

Enfin le jour fit pâlir sa chandelle presque consumée, et Nelly s’endormit. Mais elle fut bientôt avertie par la servante qui la veille l’avait menée à sa chambre. Sitôt qu’elle fut prête, elle se disposa à aller rejoindre son grand-père. Auparavant, elle fouilla dans sa poche et reconnut que tout son argent en avait été enlevé. Il n’y restait pas même une pièce de dix sous.

 

Déjà le vieillard était prêt : au bout de quelques minutes l’un et l’autre étaient en route. L’enfant pensa qu’il évitait de rencontrer son regard et semblait attendre qu’elle lui parlât de sa perte. Elle comprit qu’elle devait le faire pour qu’il ne soupçonnât point la vérité.

 

« Grand-père, dit-elle d’une voix tremblante, quand ils eurent fait silencieusement un mille, croyez-vous que les gens de là-bas soient honnêtes ?

 

– Comment ? répondit-il très-ému, si je les crois honnêtes… Oui, ils ont joué loyalement.

 

– Je vais vous dire pourquoi je vous demande cela. J’ai perdu de l’argent cette nuit ; on me l’a pris dans ma chambre, j’en suis certaine ; à moins que ce ne soit pour badiner, seulement pour badiner, grand-papa ; en ce cas, j’en rirais la première, si j’en étais bien sûre…

 

– Prendre de l’argent pour badiner ! interrompit le vieillard d’une voix saccadée. Ceux qui prennent de l’argent le prennent pour le garder. Il n’y a pas de quoi badiner.

 

– Eh bien ! il m’a été dérobé dans ma chambre, dit l’enfant dont la dernière espérance s’évanouit devant le ton de cette réponse.

 

– Mais ne t’en reste-t-il plus, Nell ? dit le vieillard ; n’as-tu rien encore ? Tout a-t-il été pris… jusqu’au moindre liard ?… Ne t’a-t-on rien laissé ?

 

– Rien !

 

– Ne t’inquiète pas, nous en gagnerons bien davantage, dit le vieillard. Gagnons, amassons, faisons rafle de manière ou d’autre. Ne pense pas à cette perte. Il n’en faut parler à personne, et peut-être le regagnerons-nous, cet argent. Ne me demande pas comment nous pouvons le regagner et bien plus encore ; mais n’en parle à personne, cela pourrait nous porter malheur. Ainsi, ils ont emporté ton argent de ta chambre tandis que tu dormais ! ajouta-t-il d’un ton de compassion, bien différent de l’air hypocrite et mystérieux qu’il avait pris jusque-là. Pauvre Nell ! pauvre petite Nell !… »

 

L’enfant pencha la tête et pleura. Le ton de sympathie que le vieillard avait mis dans ses paroles était tout à fait sincère ; Kelly en était bien sûre. Et ce n’était pas la moindre partie de son chagrin, de savoir que tout ce qu’il faisait là, il croyait le faire pour elle.

 

« Pas un mot sur ce sujet à personne autre qu’à moi, dit le Vieillard ; pas un mot, même à moi, ajouta-t-il vivement, car cela ne peut servir à rien. Toutes les pertes que nous avons faites ne valent pas une larme de tes yeux, ma chérie. Nous n’y penserons plus quand nous aurons tout regagné.

 

– Oh ! la perte n’est rien, dit l’enfant en levant les yeux au ciel ; non, la perte n’est rien : j’y suis bien résignée ; elle ne me coûterait pas une larme, quand chaque sou de ma bourse aurait été un billet de mille francs.

 

– Bien, bien, se dit le vieillard réprimant une réponse impétueuse qui lui était venue sur le bord des lèvres : c’est qu’elle ne sait rien. Tant mieux ! tant mieux !

 

– Mais écoutez-moi, dit vivement l’enfant ; voulez-vous m’écouter ?

 

– Oui, oui, j’écoute, répondit le vieillard sans la regarder encore, une jolie petite voix, je t’assure, et que j’aime toujours à entendre. C’est comme si j’entendais sa mère ; pauvre enfant !

 

– Eh bien ! laissez-moi vous persuader ; oh ! laissez-moi vous persuader, dit Nelly, de ne plus songer désormais ni aux gains ni aux pertes, et de ne pas poursuivre d’autre fortune que celle que nous pouvons acquérir ensemble.

 

– C’est ce que je fais aussi ; oui, nous la poursuivons ensemble, répliqua le grand-père regardant encore de côté et semblant concentré en lui-même : la sainteté du but peut justifier l’amour du jeu.

 

– Avons-nous été plus malheureux, reprit l’enfant, depuis que vous avez renoncé à ces habitudes et que nous voyageons ensemble ? N’avons-nous pas été plus à notre aise et plus heureux depuis que nous n’avons plus notre maison pour abri ? Qu’avons-nous à regretter dans cette triste maison, où votre esprit était en proie à tant de tourments ?

 

– Elle dit vrai, murmura le vieillard du même ton qu’auparavant. Il ne faut pas que cela change mes idées ; mais c’est la vérité, nul doute, c’est la vérité.

 

– Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis la belle matinée où nous avons quitté cette maison jusqu’à ce jour. Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis que nous nous sommes affranchis de toutes ces misères ; que de jours calmes, que de nuits paisibles nous avons goûtés ; que de douces heures nous avons connues ; de quel bonheur enfin nous avons joui. Étions-nous fatigués ? avions-nous faim ? bientôt nous étions reposés, et notre sommeil n’en était que plus profond. Songez à toutes les belles choses que nous avons vues et combien nous y avons trouvé de plaisir. Et d’où venait cet heureux changement ?… »

 

Il l’arrêta d’un signe de main et l’invita à ne plus continuer la conversation parce qu’il avait affaire. Au bout de quelque temps il l’embrassa sur la joue, en la priant encore de se taire, et continua de marcher, regardant au loin devant lui, et parfois s’arrêtant pour fixer sur le sol ses yeux assombris, comme s’il cherchait péniblement à réunir ses pensées en désordre. Une fois Nelly vit des larmes mouiller ses paupières. Après quelques moments de marche silencieuse, le vieillard prit la main de Nelly, comme il était habitué à le faire, sans que rien dans son air trahît la violence et l’exaltation dont il était récemment animé ; et puis petit à petit, par degrés insensibles, il retomba dans son état de docilité, se laissant conduire par Nelly où elle voulait.

 

Lorsqu’ils furent de retour au sein de la merveilleuse collection, ils trouvèrent, comme Nelly s’y était attendue, que Mme Jarley n’était pas encore levée, et, que tout en ayant éprouvé la veille quelque inquiétude à leur égard, ayant même veillé pour les attendre jusqu’à onze heures passées, elle s’était mise au lit avec la persuasion que, retenus par l’orage à quelque distance du logis, ils avaient cherché l’abri le plus proche et qu’ils ne pourraient revenir avant le lendemain matin. Aussitôt Nelly se mit avec la plus grande activité à décorer et disposer la salle, et elle eut la satisfaction d’avoir achevé sa tâche et même fait sa petite toilette avant que la favorite de la famille royale passât à table pour déjeuner.

 

« Nous n’avons eu encore, dit Mme Jarley lorsque le repas fut servi, que huit des jeunes élèves de miss Monflathers depuis que nous sommes ici, et elles sont au nombre de vingt-six, comme me l’a appris la cuisinière à qui j’ai adressé une question ou deux, en la laissant entrer gratis. Il faut les aller trouver avec un paquet de nouveaux prospectus ; vous allez vous en charger, et vous verrez, ma chère, quel effet cela pourra produire sur elles. »

 

Comme l’expédition projetée était de première importance, Mme Jarley ajusta de ses mains le chapeau de Nelly ; et, ayant déclaré qu’elle avait l’air très-bien comme ça et ne pouvait que faire honneur à l’établissement, elle la laissa partir avec force recommandations, et munie d’instructions prudentes sur les coins de rue qu’elle devait tourner à droite et ceux qu’elle ne devait pas tourner à gauche. Munie de ces instructions, Nelly trouva sans peine le pensionnat et externat de miss Monflathers. C’était une grande maison avec un mur élevé et une grande porte de jardin avec une grande plaque de cuivre, et un petit grillage à travers lequel la gardienne du parloir de miss Monflathers examinait tous les visiteurs avant de leur permettre d’entrer. Pas l’ombre d’homme, pas même un laitier, n’était admis, à moins d’une autorisation spéciale, à franchir le seuil de cette porte. Le collecteur des taxes lui-même, un gros homme qui avait des lunettes et un chapeau à larges bords, ne pouvait passer ses papiers qu’à travers le grillage. Plus dure que le diamant ou l’airain, cette porte de miss Monflathers restait sévèrement fermée devant tout le sexe masculin. Le boucher lui-même respectait ce lieu de mystère, et cessait de siffler quand il mettait la main sur la sonnette.

 

La terrible porte, au moment où Nelly s’en approchait, tourna lentement sur ses gonds avec un grincement bruyant, et, du fond d’une silencieuse allée couverte, on vit arriver, deux par deux, toute une longue file de jeunes personnes, tenant chacune un livre ouvert et quelques-unes aussi une ombrelle. À l’extrémité de cette procession solennelle venait miss Monflathers, tenant également une ombrelle de soie lilas, et escortée de deux sous-maîtresses souriantes qui se détestaient mortellement l’une l’autre, mais qui rivalisaient de dévouement prétendu pour miss, Monflathers.

 

Intimidée par les regards et les chuchotements des élèves, Nelly s’arrêta, les yeux baissés, et laissa défiler ce cortège jusqu’à ce que miss Monflathers qui venait à l’arrière-garde, fût près d’elle. Alors elle la salua et lui présenta son petit paquet. Miss Monflathers le lui prit des mains et fit faire halte.

 

« N’êtes-vous pas, dit-elle, l’enfant qui montre les figures de cire ?

 

– Oui, madame, répondit Nelly, qui rougit beaucoup ; car les élèves l’avaient entourée, et elle était devenue le centre sur lequel tous les yeux étaient fixés.

 

– Et ne sentez-vous pas que vous n’êtes qu’une mauvaise petite fille avec vos figures de cire ? dit miss Monflathers qui n’était pas d’un caractère très-agréable et qui ne laissait échapper aucune occasion de graver des vérités morales dans l’esprit tendre et délicat de ses jeunes élèves. »

 

Jamais la pauvre Nelly n’avait envisagé sa position sous ce point de vue. Ne sachant que répondre, elle se tut, mais elle rougit encore davantage.

 

« Ne sentez-vous pas, dit miss Monflathers, que c’est un métier misérable et anti-féminin ; que c’est déroger aux qualités qui nous ont été accordées par la sagesse et la bonté divine, avec une puissance expansive destinée à les faire sortir de leur état somnolent par l’intermédiaire de la culture de l’esprit ? »

 

Les deux sous-maîtresses témoignèrent respectueusement leur approbation de cette attaque directe, puis regardèrent Nelly comme pour lui faire comprendre toute la force du coup que miss Monflathers venait de lui porter. Ensuite elles sourirent en regardant miss Monflathers ; mais elles fixèrent leurs yeux l’une sur l’autre de manière à faire entendre que chacune d’elles se considérait comme la seule qui eût le droit de sourire aux propos de miss Monflathers, et que l’autre n’avait pas qualité pour cela et commettait en souriant un acte de présomptueuse impertinence.

 

« Ne sentez-vous pas, reprit miss Monflathers, combien vous êtes coupable d’exercer ce métier de montreuse de figures de cire, lorsque vous pourriez vous faire honneur d’aider, dans la mesure de vos forces, à la prospérité des manufactures de votre pays ; élever votre esprit par la contemplation constante des machines à vapeur, et gagner noblement par semaine un salaire confortable de trois francs quarante à trois francs soixante-quinze ? Ne sentez-vous pas que plus on travaille, plus on est heureux ?

 

– Telle la petite abeille…, » murmura l’une des sous-maîtresses, citant le docteur Watts.

 

– Eh ! dit miss Monflathers qui se retourna vivement, qui a parlé ? »

 

Naturellement la sous-maîtresse qui n’avait rien dit indiqua l’autre, que miss Monflathers invita sèchement à la laisser tranquille, à la grande satisfaction de celle des sous-maîtresses qui venait de dénoncer sa compagne.

 

« La petite abeille laborieuse, dit miss Monflathers en se redressant, ne peut se comparer qu’aux enfants de bonne maison, celles dont l’éducation se compose de « la lecture, l’aiguille et le jeu salutaire »; leur travail, à celles-là, consiste à peindre sur velours, à broder au crochet, à faire de la tapisserie. Mais pour les petites filles de cette classe, ajouta-t-elle en montrant Nelly du bout de son ombrelle, pour les enfants pauvres du peuple, voici leur affaire :

 

« À l’ouvrage, enfants, à l’ouvrage,

À l’ouvrage encore et toujours ;

Jusqu’à la fin, dès mon jeune âge

Que le travail use mes jours. »

 

Un murmure d’enthousiasme universel suivit ces paroles ; et cette fois les deux sous-maîtresses ne furent pas seules à applaudir, mais toutes les élèves se montrèrent également étonnées d’entendre miss Monflathers improviser en aussi beau style : car, si depuis longtemps miss Monflathers était connue pour sa capacité politique, jamais elle ne s’était révélée jusque-là comme poëte original. En ce moment l’une d’elles fit remarquer que Nelly pleurait, et tous les yeux se tournèrent de nouveau vers l’enfant.

 

Ses yeux, en effet, étaient pleins de larmes. En tirant son mouchoir pour les essuyer, elle le laissa tomber. Avant qu’elle pût se baisser pour le ramasser, une jeune fille d’environ quinze ou seize ans, qui s’était tenue à part des autres comme si elle ne se sentait pas à sa place parmi elles, releva vivement le mouchoir et le mit dans la main de Nelly. Elle se retirait ensuite timidement à l’écart lorsqu’elle fut arrêtée par la maîtresse de pension.

 

« C’est miss Edwards qui a fait cela ! dit miss Monflathers d’un ton d’oracle ; je suis sûre que c’est miss Edwards. »

 

C’était bien miss Edwards ; ce fut à qui dirait : « C’est miss Edwards ! » Et miss Edwards en convint elle-même.

 

« N’est-il pas étrange, miss Edwards, dit miss Monflathers abaissant son ombrelle pour regarder en plein la coupable, que vous portiez aux gens des classes inférieures un sentiment d’affection qui vous fait toujours prendre leur parti ? ou plutôt, n’est-il pas bien extraordinaire que j’aie beau dire et beau faire, et que je ne puisse vous corriger des penchants qui vous viennent malheureusement de votre position fausse dans la vie ? En vérité, il faut que vous soyez la petite fille la plus commune et la plus vulgaire !

 

– Mais, madame, je ne croyais pas faire mal, répondit une voix douce. Je n’ai fait que céder à l’impulsion du moment.

 

– Une impulsion ! répéta dédaigneusement miss Monflathers. J’admire que vous osiez me parler d’impulsion, à moi ! »

 

Les deux sous-maîtresses approuvèrent d’un signe de tête.

 

« J’en suis fort étonnée !… »

 

Les deux sous-maîtresses montrèrent le même étonnement.

 

« C’est une impulsion, je suppose, qui vous fait embrasser la cause de tout être vil et rampant que vous rencontrez sur votre chemin ? »

 

Les deux sous-maîtresses avaient déjà fait in petto la même supposition.

 

« Mais il est bon que vous sachiez, miss Edwards, reprit la maîtresse de pension avec une sévérité croissante, qu’il ne saurait vous être permis, ne fût-ce qu’au point de vue du bon exemple et du décorum de mon établissement ; qu’il ne saurait vous être permis, qu’il ne vous sera point permis de manquer à vos supérieurs d’une manière aussi grossière. Si vous n’avez pas de raison pour éprouver une juste fierté avec des enfants qui montrent les figures de cire, voici des jeunes personnes qui en ont ; ou vous témoignerez de la déférence à ces jeunes personnes, ou vous quitterez ma maison, miss Edwards !… »

 

Cette jeune fille, orpheline et pauvre, avait été élevée dans la pension, instruite pour rien et enseignant aux autres pour rien ce qu’elle avait appris ; nourrie pour rien, logée pour rien, elle était regardée comme infiniment moins que rien par tous les habitants de la maison. Les servantes sentaient son infériorité, car elles étaient bien mieux traitées qu’elle ; au moins elles avaient la liberté d’aller et de venir, et chacune dans leur service obtenait bien plus d’égards. Les sous-maîtresses avaient sur miss Edwards une évidente supériorité, car dans leur temps elles avaient payé peut-être en pension, et maintenant elles étaient payées à leur tour. Les élèves ne faisaient nul cas d’une compagne qui n’avait pas de grandes histoires à raconter sur les splendeurs de sa famille, pas d’amis qui vinssent la voir avec des chevaux de poste et auxquels la maîtresse de pension offrît, avec ses humbles respects, du vin et des gâteaux ; ni une femme de chambre pour venir respectueusement la prendre et la conduire chez ses parents, aux jours de congé ; rien enfin de distingué ni d’élégant, dont elle pût se faire honneur dans la conversation ou autrement.

 

Or, pourquoi miss Monflathers était-elle toujours et en tout temps irritée contre la pauvre élève ? Le voici. Le plus beau fleuron de la couronne de miss Monflathers, la plus brillante illustration de l’établissement de miss Monflathers, c’était la fille d’un baronnet, la fille réelle et vivante d’un baronnet réel et vivant. Eh bien ! pendant que cette jeune personne, par un renversement extraordinaire des lois de la nature, était non-seulement commune de visage, mais encore commune d’esprit, la pauvre miss Edwards avait à la fois l’esprit développé et des traits charmants. N’est-ce pas incroyable ? Comment ! cette petite miss Edwards qui avait seulement apporté en entrant une petite somme depuis longtemps dépensée, se permettait de dépasser et de primer de beaucoup dans ses études la fille du baronnet qui pourtant prenait des leçons de tous les arts d’agrément (ce n’était pas une raison pour en être plus savante), et dont la note semestrielle dépassait du double ce que payaient toutes les autres élèves ! Il fallait donc que miss Edwards ne tînt aucun compte de l’honneur et de la réputation de la maison ! Aussi miss Monflathers, qui la sentait dans sa dépendance, lui montrait-elle, sans se gêner, tout son dégoût, son mépris, son impatience, et quand elle la vit témoigner quelque compassion à la petite Nelly, elle profita de cette occasion pour s’indigner contre elle et la maltraiter comme nous venons de voir :

 

« Miss Edwards, vous ne prendrez pas l’air aujourd’hui. Ayez la bonté de vous retirer aux arrêts dans votre chambre et de n’en pas sortir sans ma permission. »

 

La pauvre jeune fille se hâtait d’obéir, quand elle fut tout à coup « ramenée » en style de marine par un cri étouffé de miss Monflathers.

 

« Elle a passé sans me saluer ! dit avec indignation la maîtresse, en levant ses yeux au ciel. Elle a passé sans avoir l’air de prendre garde le moins du monde à ma présence ! »

 

La jeune fille se retourna et salua. Nelly put voir que miss Edwards leva fièrement ses yeux noirs sur sa maîtresse, et que dans l’expression de son visage, comme dans toute son attitude, il y avait une muette mais touchante protestation contre ce traitement injuste. Miss Monflathers se borna à répondre par une inclination de tête, et la grande porte se ferma sur cette victime d’un mouvement généreux.

 

« Quant à vous, petite malheureuse, cria miss Monflathers en s’adressant à Nelly, dites à votre maîtresse que si, à l’avenir, elle prend la liberté de m’envoyer de nouveaux messages, j’écrirai aux autorités pour lui faire donner les étrivières, ou j’exigerai qu’elle vienne me faire amende honorable en chemise ; et vous, vous pouvez être certaine que vous ferez connaissance avec le moulin de discipline si vous osez revenir ici. Maintenant, mesdemoiselles, allons ! »

 

La procession s’ébranla, deux par deux, avec les livres et les ombrelles, et miss Monflathers, invitant la fille du baronnet à marcher auprès d’elle pour calmer ses sens surexcités, éloigna les deux sous-maîtresses qui pendant ce temps avaient échangé leurs sourires contre des regards sympathiques, et les laissa veiller à l’arrière-garde, se haïssant l’une l’autre un peu plus cordialement, à raison de ce qu’elles étaient obligées de cheminer côte à côte.

 

CHAPITRE XXXII.

En apprenant qu’elle avait été menacée des étrivières et de la pénitence publique, Mme Jarley éprouva une fureur indescriptible. La véritable, l’unique Jarley, être exposée au mépris de la foule, être huée par les enfants et insultée par les policemen ! Elle, qui faisait les délices de la grande et de la petite noblesse, être dépouillée d’un chapeau que la femme d’un lord-maire se fût honorée de porter et exposée en chemise comme un exemple de mortification humiliante ! Et c’était une miss Monflathers qui avait l’audace de la menacer de cette peine dégradante, qui ferait honte à l’imagination la plus perverse !»

 

« En vérité, s’écria mistress Jarley dans l’explosion de sa colère et ne se dissimulant pas l’insuffisance de ses moyens de vengeance, quand je pense à cela, il y a de quoi se faire athée !… »

 

Mais au lieu d’adopter cette vengeance extrême, Mme Jarley, après réflexion, tira la bouteille suspecte ; elle fit poser des verres sur son tambour favori, s’assit sur une chaise derrière le tambour, appela ses gens autour d’elle, et leur raconta plusieurs fois mot à mot l’affront qu’elle avait reçu. Après quoi, elle leur ordonna, d’une sorte d’accent désespéré, de boire ; tantôt elle riait, tantôt elle pleurait, tantôt elle prenait elle-même une petite goutte, puis elle riait et pleurait à la fois, et reprenait deux gouttes : par degrés la digne femme en arriva à rire davantage et à pleurer moins, jusqu’à ce qu’enfin elle ne put assez rire aux dépens de miss Monflathers qui, d’odieuse qu’elle était, ne lui parut plus tout bonnement qu’un modèle achevé d’absurdité et de ridicule.

 

« Car enfin qu’est-ce qui a le dernier de nous deux, après tout ? demanda Mme Jarley. Tout cela c’est du bavardage ; elle dit qu’elle me fera donner les étrivières : qu’est-ce qui m’empêche de la menacer aussi des étrivières ? ce serait encore bien plus drôle. Allons, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. »

 

Étant arrivée à cette heureuse disposition d’esprit, grâce surtout à certaines interjections jetées çà et là par M. Georges en guise de consolation, Mme Jarley n’épargna pas à Nelly des paroles de réconfort, et lui demanda comme une faveur personnelle de ne plus penser à miss Monflathers que pour en rire toute sa vie vivante.

 

C’est ainsi que se termina, chez Mme Jarley, cet accès de colère qui s’apaisa longtemps avant le coucher du soleil. Cependant les tourments de Nelly étaient d’une nature plus grave, et les assauts qu’ils livraient à sa tranquillité ne pouvaient pas être aussi facilement réprimés.

 

Le soir même, comme elle le redoutait, son grand-père se glissa dehors ; il ne revint qu’au milieu de la nuit. Accablée par ces pensées, fatiguée de corps et d’esprit, elle était seule, assise dans un coin, et veillait en comptant les minutes jusqu’au moment où il arriva sans un sou, harassé, attristé, mais toujours sous l’empire de sa passion dominante.

 

« Donne-moi de l’argent, dit-il d’un ton farouche, comme ils allaient se coucher. J’ai besoin d’argent, Nell. Un jour, je te le rendrai avec un riche intérêt ; mais tout l’argent qui tombe dans tes mains doit m’appartenir : ce n’est pas pour moi que je le réclame, mais je veux m’en servir pour toi. Rappelle-toi cela, Nell, je veux m’en servir pour toi !… »

 

Que pouvait faire l’enfant, sachant ce qu’elle savait, sinon de lui remettre chaque sou de son petit gain, de peur qu’il ne fût tenté de voler leur bienfaitrice ? Si elle s’avisait de révéler la vérité, elle avait peur qu’on ne le traitât en aliéné ; si elle ne lui procurait pas d’argent, il s’en procurerait lui-même. D’un autre côté, en lui en fournissant, elle nourrissait le feu qui le dévorait, et l’empêchait peut-être de se guérir de sa manie. Partagée entre ces réflexions, épuisée par le poids d’un chagrin qu’elle n’osait avouer, torturée par d’innombrables craintes durant les absences du vieillard, redoutant également son éloignement et son retour, elle vit les couleurs de la santé s’effacer de ses joues, ses yeux perdre leur éclat, son cœur se briser tous les jours. Ses peines d’autrefois étaient revenues, avec un surcroît de nouvelles agitations et de nouveaux doutes : le jour, elles assiégeaient son esprit ; la nuit, elles voltigeaient sur son chevet, elles la persécutaient dans ses rêves.

 

Au milieu de son affliction, il était naturel que l’enfant aimât à se rappeler souvent l’image de la jeune fille dont elle n’avait eu que le temps d’entrevoir la bienveillance généreuse, mais dont la sympathie, exprimée dans une action rapide, était restée dans sa mémoire avec la douceur d’une amitié d’enfance. Elle se disait fréquemment que son cœur serait bien allégé, si elle avait une telle amie à qui elle pût confier ses chagrins ; que, si même elle pouvait seulement entendre cette voix, elle se sentirait plus heureuse. Alors elle souhaitait d’être quelque chose de plus convenable, d’être moins pauvre, d’être dans une condition moins humble, d’avoir le courage d’adresser la parole à miss Edwards, sans avoir à craindre d’être repoussée : mais, en y songeant, elle sentait quelle immense distance les séparait, et elle n’avait plus d’espérance que la jeune demoiselle pensât encore à elle.

 

L’époque des vacances était arrivée pour les maisons d’éducation. Les élèves étaient rentrées dans leurs familles. On disait que miss Monflathers faisait les charmes de Londres et ravageait les cœurs des gentlemen entre deux âges : mais on ne disait rien de miss Edwards. Était-elle retournée chez elle, avait-elle seulement un chez elle ? Était-elle restée à la pension ? Personne n’en disait rien. Mais un soir, comme Nelly revenait d’une promenade solitaire, elle passa justement devant l’auberge où s’arrêtaient les diligences, au moment où il en arrivait une : or, Nelly aperçut la belle demoiselle dont elle se souvenait si bien, et qui s’était élancée pour embrasser une jeune fille qu’on aidait à descendre de l’impériale.

 

C’était la sœur de miss Edwards, sa petite sœur, beaucoup plus jeune que Nelly, une sœur qu’elle n’avait pas vue depuis cinq ans. Pour la faire venir quelques jours seulement, miss Edwards avait dû pendant longtemps économiser ses modestes ressources. Nelly sentit en quelque sorte son cœur se briser, quand elle fut témoin de leurs embrassements. Elles s’écartèrent un peu de la foule qui se pressait autour de la voiture ; là, elles s’embrassèrent de nouveau, entremêlant leurs caresses joyeuses de larmes et de sanglots. Leur costume simple et distingué, le long trajet que la plus jeune sœur avait accompli toute seule, leur agitation, leur bonheur, les larmes qu’elles versaient ; il y avait là dedans toute une histoire pleine d’intérêt.

 

Elles se remirent au bout de quelques instants et s’éloignèrent, en se tenant par la main, ou plutôt en se serrant l’une contre l’autre.

 

« Bien sûr, vous êtes heureuse, ma sœur ? dit la plus jeune, au moment où elles passaient devant l’endroit où Nelly s’était arrêtée.

 

– Tout à fait heureuse, répondit miss Edwards.

 

– Mais, l’êtes-vous toujours ?… Ah ! ma sœur, pourquoi détournez-vous votre visage ? »

 

Nelly ne put s’empêcher de les suivre à une courte distance. Elles se rendirent à la maison d’une vieille bonne, chez qui miss Edwards avait loué pour sa sœur une chambre.

 

« Je viendrai vous voir chaque matin de bonne heure, dit miss Edwards, et nous passerons ensemble toute la journée.

 

– Pourquoi pas aussi le soir ? Chère sœur, est-ce qu’on vous en voudrait pour cela ?… »

 

D’où vient que, cette nuit-là, les yeux de la petite Nelly se mouillèrent de larmes comme ceux des deux sœurs ? D’où vient qu’elle sentit de la joie en son cœur pour les avoir rencontrées, et qu’elle éprouva de la tristesse à la pensée qu’elles seraient bientôt forcées de se séparer ? Gardons-nous de croire que cette sympathie eût été éveillée par aucune idée personnelle et que Nelly, à son insu, se fût reportée au souvenir de ses propres peines : mais, bien plutôt remercions Dieu de ce que les innocentes joies d’autrui peuvent nous émouvoir fortement, et de ce que même dans notre nature déchue il y a une source d’émotion pure qui doit être estimée dans le ciel !

 

À la brillante clarté du matin, mais plus souvent à la douce lueur du soir, Nelly, respectant les courtes et heureuses entrevues des deux sœurs, trop courtes pour lui permettre de s’approcher et de risquer un mot de remerciaient, bien qu’elle en brûlât d’envie, Nelly les suivait à quelque distance dans leurs promenades au hasard, s’arrêtant lorsqu’elles s’arrêtaient, s’asseyant sur le gazon quand elles s’asseyaient, se levant quand elles se levaient, et trouvant une compagnie et un véritable charme à se sentir si près d’elles.

 

Leur promenade du soir avait lieu habituellement au bord d’une rivière. Là aussi, chaque soir, venait Nelly, sans que les deux sœurs pensassent à elle, sans qu’elles l’aperçussent. Mais il lui semblait que c’étaient ses amies, ses confidentes, et qu’avec elles son fardeau était devenu plus léger, plus facile à porter ; qu’elle pouvait unir ses chagrins aux leurs, et que toutes trois se donnaient une consolation mutuelle. Sans doute, c’était une faiblesse d’imagination, la pensée enfantine d’une jeune fille solitaire ; mais les soirs succédaient aux soirs, et les deux sœurs venaient toujours au même lieu, et Nelly les y suivait toujours avec un cœur attendri et soulagé.

 

Un soir, au retour, elle fut effrayée d’apprendre que Mme Jarley avait donné l’ordre d’annoncer que la magnifique collection n’avait plus à rester qu’un seul jour dans la ville. En conséquence de cette menace, car toutes les annonces relatives aux plaisirs du public sont connues pour être d’une exactitude irrévocable, l’exhibition devait être close le lendemain.

 

« Nous allons donc partir immédiatement, madame ? demanda Nelly.

 

– Regardez ceci, mon enfant, répondit Mme Jarley. Voilà la réponse à votre question. »

 

En parlant ainsi, Mme Jarley lui montra un autre tableau sur lequel il était dit que, par suite du grand nombre de visiteurs et de la quantité considérable de personnes contrariées de n’avoir pu entrer pour voir les figures de cire, l’exhibition serait prolongée jusqu’à la fin de la semaine, et que la réouverture aurait lieu le lendemain.

 

« À présent, dit Mme Jarley, que les institutions sont en vacances et que la curiosité des principaux amateurs est épuisée, nous avons affaire au public général, et celui-là a besoin d’être stimulé. »

 

Le lendemain, à midi, Mme Jarley en personne s’établit derrière une table richement ornée, entourée des figures remarquables dont nous avons fait mention plus haut, et elle ordonna que les portes fussent ouvertes toutes grandes au public éclairé et intelligent. Mais les recettes du premier jour ne furent pas brillantes, d’autant plus que la masse du public, tout en montrant un vif intérêt pour Mme Jarley personnellement et les satellites de cire qu’il lui était permis de contempler pour rien, ne se laissait aller par aucune amorce à payer cinquante centimes par tête. Ainsi, bien qu’une grande quantité de monde continuât de regarder, à l’entrée, les figures qui y étaient groupées ; bien que les curieux stationnassent en ce lieu avec une remarquable persévérance, une heure au moins, pour entendre jouer l’orgue de Barbarie et pour lire les affiches ; et bien que ces amateurs fussent assez bons pour recommander à leurs amis de patronner l’exhibition de la même manière, de sorte que l’entrée était régulièrement bloquée par la moitié de la population de la ville qui ne quittait ce poste que pour être relevée par l’autre moitié, il se trouva que la caisse n’en fut pas plus riche, ni la perspective plus encourageante pour l’établissement.

 

Dans cet état de déchéance de l’art classique sur la place, Mme Jarley recourut à des efforts extraordinaires afin de stimuler le goût du public et d’aiguiser sa curiosité. Certain mécanisme placé dans le corps de la religieuse qui se trouvait exposée en avant, tout près de la porte, fut nettoyé, monté et mis en mouvement, de sorte que ce personnage remuait la tête tout le long du jour, comme un paralytique, à la grande admiration d’un barbier du coin, ivrogne, mais bon protestant, qui considérais ces mouvements paralytiques comme l’emblème de la dégradation produite sur l’esprit humain par les rites de l’Église romaine, et développait ce thème avec autant d’éloquence que de moralité. Les deux charretiers passaient constamment de la salle d’exhibition au dehors, sous des costumes différents, criant très-haut qu’ils n’avaient rien vu dans leur vie qui fût plus admirable que ce spectacle, et pressant les auditeurs, avec les larmes aux yeux, de ne pas se refuser un si beau plaisir. Mme Jarley, assise au bureau, fit sonner des pièces d’argent depuis midi jusqu’au soir ; elle criait d’une voix solennelle à la foule de remarquer que le prix d’admission n’était que de cinquante centimes, et que le départ de la collection entière, destinée à faire une tournée parmi les têtes couronnées de l’Europe, était positivement fixé à la semaine suivante, jour pour jour.

 

« Ainsi, dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment, disait Mme Jarley en terminant chacun de ces appels. Rappelez-vous que c’est l’extraordinaire collection de Jarley, composée de plus de cent figures, et que cette collection est unique dans le monde, toutes les autres ne sont qu’attrape et déception. Dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment !… »

 

CHAPITRE XXXIII.

Comme l’enchaînement de ce récit veut que nous ayons à nous occuper de temps en temps de quelques-uns des faits qui se rapportent à la vie domestique de M. Sampson Brass, et comme nous ne saurions, pour cet objet, trouver une place plus commode que celle-ci, le narrateur va prendre le lecteur par la main et le mener dans l’espace, pour lui faire franchir un plus grand intervalle que ne firent don Cléophas-Leandro-Perez Zambullo et son démon familier à travers cette agréable région, et pour s’abattre sans façon avec lui sur le trottoir de Bewis Marks.

 

C’est une petite et sombre maison, que celle de M. Sampson Brass, devant laquelle vont s’arrêter les intrépides aéronautes.

 

À la fenêtre du parloir de cette petite maison, fenêtre placée si bas près du trottoir, que le passant qui longe le mur risque de frotter avec sa manche les vitres obscures et de leur rendre service à ses dépens, car elles sont fort sales ; à ladite fenêtre pendait de travers un rideau de laine verte fanée, tout noir, tout décoloré par le soleil, et tellement usé par ses longs services, qu’il semblait moins destiné à cacher la vue de cette chambre sombre qu’à servir de transparent pour en laisser étudier à l’aise les détails. Il est vrai qu’il n’y avait pas grand’chose à y contempler. Une table rachitique où s’étalaient avec ostentation de misérables liasses de papiers jaunis et usés à force d’avoir été portés dans la poche ; deux tabourets placés face à face aux côtés opposés de ce meuble détraqué ; au coin du foyer, un traître de vieux fauteuil boiteux qui, entre ses bras vermoulus, avait retenu plus d’un client pour aider à le dépouiller bel et bien ; en outre, une boîte à perruque, d’occasion, servant de réceptacle à des blancs seings, à des assignations ou autres pièces de procédure, depuis longtemps l’unique contenu de la tête qui appartenait à la perruque à qui appartenait la boîte elle-même ; deux ou trois livres de pratique usuelle ; une bouteille à l’encre, une poudrière, un vieux balai à cheminée, un tapis en lambeaux, mais tenant encore par les bords aux pointes fidèles avec une ténacité désespérée : telles étaient, avec les lambris jaunes des murailles, le plafond noirci par la fumée et couvert de poussière et de toiles d’araignée, les principales décorations du cabinet de M. Sampson Brass.

 

Mais cette peinture ne se rapporte qu’à la nature morte ; elle n’a pas plus d’importance que la plaque fixée sur la porte avec ces mots : Brass, procureur, ni que l’écriteau attaché au marteau : Premier étage à louer pour un monsieur seul. Le cabinet offrait habituellement deux spécimens de nature vivante beaucoup plus étroitement liés à notre récit, et qui auront pour nos lecteurs un intérêt bien plus vif, bien plus intime.

 

L’un était M. Brass lui-même, qu’on a vu déjà figurer dans ce livre ; l’autre était son clerc, son assesseur, son secrétaire, son confident, son conseiller, son démon d’intrigue, son auxiliaire habile à faire monter le chiffre des frais, miss Brass, en un mot, espèce d’amazone ès lois, à qui il convient de consacrer une courte description.

 

Miss Sally Brass était une personne de trente-cinq ans environ. Sa figure était maigre et osseuse. Elle avait un air résolu, qui non-seulement comprimait les douces émotions de l’amour et tenait à distance les admirateurs, mais qui était fait plutôt pour imprimer un sentiment voisin de la terreur dans le cœur de tous les étrangers mâles assez heureux pour l’approcher. Ses traits étaient exactement ceux de son frère Sampson : ressemblance si complète, que, si sa pudeur virginale et le décorum de son sexe avaient permis à miss Brass de mettre par badinage les habits de son frère, et d’aller, vêtue de la sorte, s’asseoir à côté de lui, il eût été difficile, même au plus vieil ami de la famille, de décider lequel des deux était Sampson ou Sally ; d’autant plus que la demoiselle portait au-dessus de la lèvre supérieure certaines rousseurs qui, jointes à l’illusion produite par le costume masculin, auraient pu être prises pour une moustache couleur carotte. Selon toute probabilité, ce n’était pas autre chose que les cils qui s’étaient trompés de place, les yeux de miss Brass étant complètement dépourvus de pareilles futilités. Sous le rapport du teint, miss Brass était blême, d’un blanc sale ; mais cette blancheur était agréablement relevée par l’éclat florissant qui couvrait l’extrême bout de son nez moqueur. Sa voix était d’un timbre sonore et d’un riche volume ; quiconque l’avait entendue une fois ne pouvait plus l’oublier. Son costume habituel consistait en une robe verte, d’une nuance à peu près semblable à celle du rideau de l’étude, serrée à la taille et se terminant au cou, derrière lequel elle était attachée par un bouton large et massif. Trouvant sans doute que la simplicité et le naturel sont l’âme de l’élégance, miss Brass ne portait ni collerette ni fichu, excepté sur sa tête, invariablement ornée d’une écharpe de gaze brune, semblable à l’aile du vampire fabuleux, et qui, prenant toutes les formes qu’il lui plaisait, formait une coiffure commode et gracieuse.

 

Telle était miss Brass sous le rapport du physique. Au moral, elle avait un tour d’esprit solide et vigoureux. Depuis sa plus tendre jeunesse, elle s’était consacrée avec une ardeur peu commune à l’étude des lois ; n’étendant pas ses spéculations sur leur vol d’aigle, assez rare du reste, mais les suivant d’un œil attentif à travers le dédale d’astuce et les zigzags d’anguille qu’elles affectionnent d’ordinaire. Elle ne s’était pas bornée, comme bien des personnes d’une grande intelligence, à la simple théorie, pour s’arrêter juste où l’utilité pratique commence : bien au contraire, elle savait grossoyer, faire de belles copies, remplir avec soin les vides des pièces imprimées, s’acquitter enfin de toutes les fonctions d’une étude, y compris l’art de gratter une feuille de parchemin et de tailler une plume. Il est difficile de comprendre comment, avec tant de qualités réunies, elle était restée miss Brass : mais soit qu’elle eût bronzé son cœur contre tous les hommes en général, soit que ceux qui eussent pu la rechercher et obtenir sa main fussent effrayés à l’idée que, grâce à sa connaissance des lois, elle possédait sur le bout du doigt les articles qui établissent ce qu’on appelle familièrement une action en rupture de mariage, toujours est-il certain qu’elle était encore demoiselle, et continuait d’occuper chaque jour son vieux tabouret célibataire en face de celui de son frère Sampson. Il est également certain qu’entre ces deux tabourets bien des gens étaient restés sur le carreau.

 

Un matin, M. Sampson Brass, assis sur son tabouret, copiait une pièce de procédure, plongeant avec ardeur sa plume dans le cœur du papier, comme si c’eût été le cœur même de la partie adverse ; de son côté, miss Sally Brass, assise sur son tabouret également, taillait une plume pour transcrire un petit exploit, ce qui était son occupation favorite. Depuis longtemps ils gardaient le silence. Ce fut miss Brass oui le rompit en ces termes :

 

« Aurez-vous bientôt fini, Sammy ? »

 

Car, sur ses lèvres douces et féminines, le nom de Sampson s’était transformé en Sammy ; c’est ainsi qu’elle donnait de la grâce à toute chose.

 

« Non, répondit le frère ; j’aurais fini si vous m’aviez aidé en temps utile.

 

– C’est cela ! s’écria miss Sally, vous avez besoin de moi, n’est-ce pas ? quand vous allez prendre un clerc !

 

– Est-ce pour mon plaisir, ou par ma propre volonté, que je vais prendre un clerc, coquine, querelleuse que vous êtes ! dit M. Brass en mettant sa plume dans sa bouche et faisant la grimace à sa sœur. Pourquoi me reprochez-vous de prendre un clerc ? »

 

Ici nous ferons observer, de peur qu’on ne s’étonne d’entendre M. Brass appeler coquine une dame comme il faut, qu’il était tellement habitué à la voir remplir auprès de lui des fonctions viriles, qu’il s’était peu à peu accoutumé à lui parler comme à un homme. Sentiment et usage réciproques, du reste ; car non-seulement il arrivait souvent à M. Brass d’appeler miss Brass une coquine, et même de placer une autre épithète devant celle de coquine ; mais miss Brass trouvait cela tout naturel, et n’en était pas plus émue que ne l’est une autre femme quand on l’appelle mon ange.

 

« Pourquoi me tourmentez-vous encore au sujet de ce clerc, après m’en avoir déjà parlé trois heures hier au soir ? répéta M. Brass grimaçant de nouveau, avec sa plume entre les dents, comme un chien qui ronge un os en grognant. Est-ce ma faute, à moi ?

 

– Tout ce que je sais, dit miss Sally avec un sourire sec (elle n’avait pas de plus grand plaisir que de mettre son frère, en colère), ce que je sais, c’est que si chaque client qui vous arrive nous force à prendre un clerc, que cela nous soit utile ou non, vous feriez mieux d’abandonner les affaires, de vous faire rayer du rôle, et de liquider le plus tôt possible.

 

– Est-ce que nous possédons un autre client tel que lui ? dit Brass. Avons-nous un autre client tel que lui, voyons ? Répondez à cela !

 

– Comment l’entendez-vous ? Est-ce pour la figure ?

 

– Pour la figure ! répéta Sampson Brass avec un ricanement amer, en se levant pour prendre le livre des assignations et frottant vivement ses manches. Voyez ceci : Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire, … tout du long. Faut-il que je renonce à une pratique comme celle-là, ou bien que je prenne le clerc qu’il me recommande en me disant : « C’est l’homme qu’il vous faut. » Hein ? »

 

Miss Sally ne daigna point répliquer ; elle sourit de nouveau et continua sa besogne.

 

« Mais je sais ce qu’il en est, reprit M. Brass après quelques moments de silence. Vous craignez de ne plus avoir autant que par le passé la main aux affaires. Croyez-vous que je ne m’en aperçoive pas ?

 

– Vos affaires n’iraient pas loin sans moi, je pense, répondit la sœur d’un ton d’importance. Tenez, au lieu de me provoquer sottement comme cela, vous feriez mieux de songer à continuer votre besogne. »

 

Sampson Brass, qui au fond du cœur redoutait sa sœur, se remit à écrire en boudant, ce qui ne le dispensa pas de l’entendre.

 

« Si j’avais décidé, ajouta-t-elle, que le clerc ne viendrait pas, vous savez bien qu’il ne pourrait pas venir ; par conséquent, ne dites point de sottises. »

 

M. Brass accueillit cette observation avec une douceur exemplaire ; seulement, il fit remarquer à voix basse qu’il n’aimait pas ce genre de plaisanterie, et qu’il saurait un gré infini à miss Sally de vouloir bien s’abstenir de le tourmenter. À quoi miss Sally répliqua qu’elle avait du goût pour cet amusement, et qu’elle n’avait nullement l’intention de se refuser ce petit plaisir.

 

Comme M. Brass ne paraissait pas se soucier d’envenimer les choses en continuant sur ce sujet, tous deux remirent pacifiquement leur plume en mouvement, et la discussion en resta là.

 

Tandis qu’ils fonctionnaient à qui mieux mieux, la fenêtre fut tout à coup interceptée, comme si quelqu’un venait de s’y coller. M. Brass et miss Sally levaient les yeux pour reconnaître la cause de cette obscurité soudaine, lorsque le châssis fut lestement soulevé du dehors, et Quilp y passa sa tête.

 

« Holà ! dit-il en se tenant sur la pointe du pied au bord de la fenêtre et plongeant ses regards dans la chambre, y a-t-il quelqu’un à la boutique ? Y a-t-il ici quelque gibier du diable ? Y a-t-il un Brass à vendre ? hein !

 

– Ah ! ah ! ah ! fit l’homme de loi avec une hilarité forcée Oh ! parfait ! parfait ! parfait ! Quel homme excentrique ! D’honneur, quelle humeur charmante !

 

– N’est-ce pas là ma chère Sally ? croassa le nain en lançant une œillade à la belle miss Brass. N’est-ce pas là la Justice, moins son bandeau sur les yeux, son épée et ses balances ? N’est-ce pas là le bras redoutable de la Loi ? N’est-ce pas là la vierge de Bevis ?

 

– Quelle étonnante verve d’esprit ! s’écria Brass. Sur ma parole, c’est extraordinaire !

 

– Ouvrez la porte, dit Quilp. Je vous ai amené mon homme C’est le clerc qu’il vous faut, un phénix, l’as d’atout, quoi ! Dépêchez-vous d’ouvrir la porte, ou bien s’il y a près d’ici un autre homme de loi, et si par hasard il est à sa fenêtre, il va vous le voler. »

 

Il est probable que la perte du phénix des clercs, même en faveur du confrère, d’un rival, n’eût que très-médiocrement affligé le cœur de M. Brass ; toutefois, simulant un grand empressement, il se leva de son siège, alla à la porte, l’ouvrit, et introduisit son client qui tenait par la main M. Richard Swiveller en personne.

 

« La voici ! s’écria Quilp, s’arrêtant court au seuil de la porte et levant les sourcils, tandis qu’il regardait miss Sally, – la voici, cette femme que j’eusse dû épouser, – voici la belle Sarah, voici la femme qui possède tous les charmes de son sexe sans avoir une seule de ses faiblesses. O Sally ! Sally ! »

 

À cette amoureuse déclaration, miss Brass répondit brièvement :

 

« Vous m’ennuyez.

 

– Oh ! dit Quilp, son cœur est aussi dur que le métal dont elle porte le nom[11]. Elle devrait bien le changer en monnaie de billon, fondre l’airain en pièces de deux sous, et prendre un autre nom !

 

– Finissez vos bêtises, monsieur Quilp, finissez, repartit miss Sally avec un sourire maussade. N’êtes-vous pas honteux de faire toutes vos parades devant un jeune homme qui ne nous connaît pas ?

 

– Ce jeune étranger, dit Quilp, faisant passer Dick Swiveller sur le premier plan, est trop délicat lui-même pour ne pas me comprendre. C’est M. Swiveller, mon ami intime, un gentleman de bonne famille et d’un grand avenir, mais qui, ayant eu le malheur de commettre des folies de jeunesse, s’estime heureux de remplir quelque temps les fonctions de clerc, fonctions humbles ailleurs, mais ici très-dignes d’envie. Quelle délicieuse atmosphère il va respirer ! »

 

Si M. Quilp parlait au figuré et voulait donner à entendre que l’air respiré par miss Sally Brass était rendu plus pur et plus serein par cette douce créature, il avait sans doute de bonnes raisons pour tenir ce langage. Mais s’il parlait dans un sens littéral de la délicieuse atmosphère de l’étude de M. Brass, il est certain qu’en effet ce lieu avait un fumet particulier, un goût de renfermé et d’humidité. Ce n’était pas seulement la forte odeur des vieux habits apportés là souvent pour être exposés en vente à Duke’s Place et à Houndsditch, il y avait encore une odeur décidée de rats, de souris et de moisissure. Peut-être cependant quelques doutes s’étaient-ils élevés dans l’esprit de M. Swiveller sur la réalité de cette pure et délicieuse atmosphère ; car il renâcla deux ou trois fois, et regarda d’un air d’incrédulité le nain qui ricanait.

 

« M. Swiveller, dit Quilp, étant habitué dans sa pratique de l’agriculture à semer de la folle avoine, juge prudemment, miss Sally, qu’après tout il vaut mieux avoir la moitié d’une croûte à ronger que de n’avoir pas de pain du tout. Il juge prudemment que c’est quelque chose aussi que de sortir d’embarras ; en conséquence ; il accepte les offres de votre frère Brass, M. Swiveller est donc à vous dès ce moment.

 

– Je suis enchanté, monsieur, dit M. Brass, vraiment enchanté. M. Swiveller, monsieur, est heureux d’avoir votre amitié. Vous devez être fier, monsieur, d’avoir l’amitié de M. Quilp. »

 

Dick murmura quelques mots comme pour dire qu’il n’avait jamais manqué d’amis ni d’une bouteille à leur offrir, et il risqua son allusion favorite à « l’aile de l’amitié qui jamais ne mue comme les plumes d’un oiseau. » Mais toutes ses facultés parurent absorbées par la contemplation de miss Sally Brass, il ne pouvait détacher d’elle son regard morne et stupéfait. Jugez si le nain était aux anges ! Quant à la divine miss Sally elle-même, elle frotta ses mains comme un homme, et fit quelques tours dans l’étude, sa plume derrière l’oreille.

 

« Je suppose, dit le nain se tournant vivement vers son ami légal, que M. Swiveller va entrer immédiatement en fonctions. C’est aujourd’hui lundi matin.

 

– Immédiatement, si cela vous convient, monsieur, répondit Brass.

 

– Miss Sally lui enseignera le droit, la délicieuse étude du droit ; elle sera son guide, son amie, sa compagne, son code, son Blackstone, son Coke, son Littleton, en un mot son manuel du jeune étudiant en droit.

 

– Quelle éloquence ! dit Brass, comme un homme absorbé, en contemplant les toits des maisons vis-à-vis, et en plongeant les mains dans ses poches ; quelle extraordinaire abondance de langage ! C’est vraiment magnifique !

 

– Avec miss Sally, continua Quilp, et avec les riantes fictions de la loi, ses jours s’écouleront comme des minutes. Ces charmantes inspirations des poëtes tels que Cujas et Barthole, aussitôt qu’elles vont faire lever pour lui leur première aurore, lui ouvriront un monde nouveau pour élargir son esprit et élever son cœur.

 

– Oh ! admirable, admirable ! s’écria Brass. Ad-mi-ra-ble en vérité ! C’est une jouissance que de l’entendre !

 

– Où M. Swiveller siégera-t-il ? demanda Quilp en tournant, les yeux de tous côtés.

 

– Nous achèterons pour lui un autre tabouret, monsieur, répondit Brass. Nous ne prévoyions pas que nous dussions avoir un gentleman avec nous, jusqu’au jour où vous avez eu la bonté de nous y engager ; et notre mobilier n’est pas considérable. Nous verrons à nous procurer un nouveau siège, monsieur. En attendant, si M. Swiveller veut prendre le mien et s’exercer la main à faire une belle copie de cette signification, comme je dois sortir et rester dehors toute la matinée…

 

– Venez avec moi, dit Quilp. J’ai à vous entretenir de quelques affaires. Avez-vous un peu de temps à perdre ?

 

– Est-ce que c’est perdre du temps que de l’employer à sortir avec vous, monsieur ? Vous plaisantez, monsieur, vous plaisantez ! s’écria l’homme de loi en prenant son chapeau. Je suis prêt, monsieur, tout à fait prêt. Il faudrait que je fusse bien occupé pour n’avoir pas le temps de sortir avec vous. Il n’est pas donné à tout le monde, monsieur, de pouvoir jouir et profiter de la conversation de M. Quilp. »

 

Le nain lança un regard sarcastique à son ami au cœur d’airain, et, avec une petite toux sèche, il tourna sur ses talons pour dire adieu à miss Sally. Après cet adieu, galant du côté de Quilp, très-froid et cérémonieux du côté de miss Sally, il fit un signe de tête à Dick Swiveller, et se retira avec le procureur.

 

Dick était resté penché sur son pupitre dans un véritable état de stupéfaction, contemplant fixement la belle Sally, comme si c’était un animal curieux, unique en son espèce. Le nain, quand il fut dans la rue, monta de nouveau sur le rebord de la croisée, et jeta dans l’intérieur de l’étude un coup d’œil accompagné d’une grimace, comme un homme qui regarde des oiseaux dans une cage. Dick tourna les yeux vers lui, mais sans avoir l’air de le reconnaître ; et longtemps après qu’il eut disparu, le jeune homme contemplait encore miss Sally Brass ; cloué à sa place, il ne voyait pas autre chose, il ne pensait pas à autre chose.

 

Pendant ce temps, miss Brass, plongée dans son état de frais et déboursés, etc., ne s’occupait nullement de Dick, mais elle griffonnait en faisant craquer sa plume, traçant les caractères avec un plaisir évident, et travaillant à toute vapeur. Dick avait poursuivi le cours de sa contemplation qui tantôt se portait sur la robe verte, tantôt sur la coiffure brune, tantôt sur le visage, et tantôt sur la plume à la course rapide. Il était devenu stupide de perplexité ; se demandant comment il pouvait se trouver dans la compagnie d’un monstre si étrange, et si ce n’était pas un rêve dont il aurait bien voulu s’éveiller. Enfin il poussa un profond soupir, et commença lentement à retirer son habit.

 

M. Swiveller ayant ôté son habit, le plia avec le plus grand soin, sans quitter un instant des yeux miss Sally : alors il revêtit une jaquette bleue à double rang de boutons dorés qui, dans l’origine, lui avait servi pour des parties de plaisir aquatiques, mais que ce matin-là il avait apportée pour son travail de bureau ; et toujours contemplant miss Sally, il se laissa tomber en silence sur le siège de M. Brass. Mais là il éprouva une rechute de découragement et de faiblesse, et, appuyant son menton sur sa main, il ouvrit des yeux si grands, si grands, qu’il ne semblait pas possible qu’ils se refermassent jamais.

 

Quand il eut regardé si longtemps qu’il ne pouvait plus rien voir, Dick détacha ses yeux du bel objet de sa surprise, les porta sur les feuillets du brouillon qu’il avait à copier, plongea sa plume dans l’écritoire et se mit à écrire lentement. Mais il n’avait pas tracé une demi-douzaine de mots, qu’il se pencha sur l’encrier pour y tremper de nouveau sa plume, et leva les yeux… Devant lui se trouvait l’insupportable voile brun, la robe verte, en un mot miss Sally Brass, parée de tous ses charmes, plus effroyable enfin que jamais.

 

Agacé jusqu’à la folie, M Swiveller commença à ressentir d’étranges sensations, d’horribles désirs d’anéantir cette Sally Brass, de mystérieuses tentations de lui arracher sa coiffure et de voir quel air elle aurait sans cet ornement. Sur la table se trouvait une grande règle, noire et luisante. M. Swiveller la prit et se mit à s’en frotter le nez.

 

De s’en frotter le nez à l’agiter avec sa main et lui faire faire les évolutions d’un tomahawk, la transition était toute simple et toute naturelle. Dans le cours de ces évolutions il frôla l’écharpe dont les bouts déguenillés flottaient au gré du vent ; la règle avance d’un pouce plus prés, et voilà la grande écharpe brune par terre. Pendant ce temps, la belle innocente, bien éloignée de se douter du manège, continuait de travailler, sans lever les yeux.

 

Dick fut enchanté de ce succès. Eh bien ! au moins il pourrait maintenant écrire avec ardeur et persévérance jusqu’à ce qu’il fût épuisé, et alors saisir la règle, l’agiter au-dessus de l’écharpe brune avec l’assurance de la faire tomber à volonté ; il pourrait retirer la règle et s’en frotter le nez, quand il croirait que miss Sally aurait la fantaisie de le regarder pour s’en donner à cœur joie et redoubler ses évolutions quand elle serait de nouveau absorbée par sa besogne. Grâce à ces amusements, M. Swiveller calma l’agitation de ses sentiments, et finit par manier moins souvent la règle ; il put même bientôt écrire de suite une demi-douzaine de lignes, sans revenir à ces interruptions : c’était une grande victoire.

 

CHAPITRE XXXIV.

Au bout d’un certain temps, c’est-à-dire après deux heures environ d’un travail assidu, miss Brass arriva au terme de sa tâche : ce qu’elle constata en essuyant sa plume sur sa robe verte et en prenant une pincée de tabac dans une petite boite ronde en étain qu’elle portait dans sa poche. Munie de ce rafraîchissement modéré, qui ne blessait en rien les règles de la Société de tempérance, elle se leva, lia ses papiers en dossier avec un ruban de coton rouge, et, plaçant le tout sous son bras, elle sortit de l’étude.

 

À peine M. Swiveller avait-il quitté son tabouret et s’était-il mis à danser en hurlant comme un sauvage, heureux de se sentir seul, qu’il fut troublé dans ce joyeux exercice. La porte s’était rouverte ; la tête de miss Sally venait de reparaître.

 

« Je sors, dit miss Brass.

 

– Très-bien, madame, répondit Richard. Et que ce ne soit pas moi qui vous fasse rentrer plus tôt, madame, ajouta-t-il intérieurement.

 

– Si quelqu’un vient à l’étude, prenez-en note et dites que le monsieur qu’on demande est absent pour le moment.

 

– Je n’y manquerai pas, madame.

 

– Je ne serai pas longtemps, ajouta-t-elle en se retirant.

 

– Et je le regrette, madame, dit M. Swiveller quand elle eut refermé la porte J’espère bien que vous serez retenue pour quelque cause imprévue. Si vous pouviez vous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement un petit peu, ce serait tant mieux. »

 

Prononçant avec un grand sérieux ces paroles bienveillantes, M. Swiveller s’assit dans le fauteuil des clients et s’y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelques tours en long et en large et revint au fauteuil.

 

« Je suis donc le clerc de Brass ! dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la sœur de Brass, clerc d’un dragon femelle ! Parfait, parfait ! Qu’est-ce que je serai après ? Serai-je un forçat avec un chapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d’un dock avec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l’ordre de la Jarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville du pied pour la garantir contre les écorchures ? Est-ce là ce que je serai ? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Mais c’est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passe par la tête. »

 

Comme il était parfaitement seul, nous devons présumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit à lui-même, soit à son sort ou à sa destinée ; le sort et la destinée que les demi-dieux d’Homère ont l’habitude d’accuser, comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmes lorsqu’ils se trouvent dans des situations désagréables. Il est même probable que M. Swiveller avait en cela l’intention d’imiter les demi-dieux de l’Iliade, car il adressait comme eux sa tirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, ces personnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant au théâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.

 

Après un silence pensif, M. Swiveller reprit ainsi, en énumérant l’une après l’autre, sur ses doigts, les diverses circonstances :

 

« Quilp m’offre cette place et me dit qu’il peut me l’assurer. J’aurais gagé tout ce qu’on aurait voulu que Fred n’entendrait pas de cette oreille-là ; et c’est lui qui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me presse d’accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe les vivres, elle m’écrit une lettre affectueuse pour m’annoncer qu’elle a fait un testament nouveau, et qu’elle m’y déshérite… Fatalité numéro deux. Plus d’argent, pas de crédit, rien à attendre de Fred qui semble avoir tourné tout d’un coup ; ordre de quitter mon ancien appartement… Troisième, quatrième, cinquième, sixième fatalités ! Sous le poids de tant de fatalités, quel homme peut être considéré comme disposant de son libre arbitre ? Ce n’est pas à un homme à se mettre lui-même le pied sur la gorge. Si sa destinée le jette à bas, à la bonne heure, il faut bien qu’il se résigne, en attendant que sa destinée le relève ! Je suis content que la mienne ait pris sur elle toute la responsabilité ; je n’ai rien à y voir, je me défends de toute complicité avec elle ; j’ai le droit de me mettre au-dessus de cela. Ainsi, mon gaillard, ajouta M. Swiveller, prenant congé du plafond avec un geste significatif, allons, et voyons lequel de nous deux, de moi ou du sort, se lassera le premier ! »

 

Laissant là le sujet de sa décadence avec ces réflexions qui ne manquaient certainement pas de profondeur et qu’il n’est pas rare de rencontrer dans certains traités de philosophie morale, M. Swiveller mit de côté le désespoir pour prendre l’humeur sans souci d’un clerc irresponsable.

 

Comme pour se donner un maintien dégagé, ce qu’on appelle de l’aplomb, il se mit à examiner l’étude plus en détail qu’il n’avait encore eu le temps de le faire ; il sonda la boîte à perruque, feuilleta les livres, scruta la bouteille à l’encre ; il farfouilla dans les papiers, grava quelques emblèmes sur la table avec la lame acérée du canif de M. Brass, et écrivit son nom à l’intérieur du seau à charbon qui était en bois. Ayant, par ces formalités, pris possession en règle de ses fonctions de clerc, il ouvrit la fenêtre et s’y appuya nonchalamment jusqu’à ce qu’un marchand de bière ambulant vînt à passer. Il lui commanda de poser sur le rebord son plateau et de lui servir une pinte de porter doux qu’il but sur place et paya aussitôt, avec la pensée de jeter les bases d’un crédit futur et de préparer les choses à cet effet sans perdre une minute. M. Swiveller reçut coup sur coup trois ou quatre petits saute-ruisseaux, porteurs de commissions d’affaires de la part de trois ou quatre procureurs, confrères de M. Brass : il les reçut et les renvoya d’un air qui sentait la connaissance approfondie du métier, à peu près de l’air qu’aurait pris un clown de pantomime pour jouer ce rôle sur la scène. Après quoi, il retourna à son siège et s’exerça la main à faire à la plume des caricatures de miss Brass, en sifflant gaiement tout ce temps-là.

 

Tandis qu’il se livrait à cette distraction, une voiture s’arrêta près de la porte, et bientôt un double coup de marteau retentit. Comme ce n’était pas l’affaire de M. Swiveller, puisqu’on ne tirait pas la sonnette de l’étude, il continua de se livrer à sa distraction avec un calme parfait, bien qu’il eût lieu de penser que, excepté lui, il n’y avait pas une âme pour répondre dans la maison.

 

En ceci cependant il se trompait : car les coups de marteau s’étant réitérés avec une impatience de plus en plus grande, la porte s’ouvrit, quelqu’un monta lourdement l’escalier et entra dans la chambre du premier. M. Swiveller s’émerveillait en se demandant si ce n’était pas une autre miss Brass, une sœur jumelle du dragon, quand on frappa à la porte de l’étude.

 

« Entrez ! dit Richard. Pas de cérémonies. La place ne sera bientôt plus tenable, si j’ai encore plus de chalands. Entrez !

 

– Voulez-vous venir, s’il vous plaît, dit une voix faible et dolente qu’on entendit dans le couloir, pour montrer l’appartement. »

 

Dick se pencha par-dessus la table et aperçut une petite jeune fille, vraie traîneuse de savates, avec un sale et grossier tablier et une bavette qui ne laissaient voir de sa personne que son visage et ses pieds. Elle avait l’air d’être serrée dans une boîte à violon.

 

« Qui êtes-vous ? » demanda Dick.

 

À quoi elle répondit simplement :

 

« Oh ! voulez-vous venir, s’il vous plaît, pour montrer l’appartement ? »

 

Jamais peut-être on n’avait vu une enfant qui dans son air et ses manières ressemblât plus à une vieille. Elle devait, selon toute vraisemblance, avoir travaillé depuis le berceau. Elle avait l’air d’avoir aussi peur de Dick qu’elle lui causait elle-même d’étonnement.

 

« Je n’ai rien de commun avec l’appartement, dit M. Swiveller. Dites-leur de repasser.

 

– Oh ! voulez-vous venir, s’il vous plaît, pour montrer l’appartement, répliqua la jeune fille. C’est dix-huit schellings par semaine ; nous fournissons le linge et la vaisselle ; le nettoyage des bottes et des habits est en sus ; en hiver, le feu est de quinze sous par jour.

 

– Pourquoi ne montrez-vous pas l’appartement vous-même ? vous paraissez bien au courant.

 

– Miss Sally a dit qu’il ne faut pas que je le montre, parce que si l’on voyait combien je suis petite, on craindrait de n’être pas bien servi.

 

– Est-ce qu’ils ne finiront pas par voir que vous êtes petite ?

 

– Oui, mais on aura toujours loué pour une quinzaine, répondit la jeune fille avec un regard malin ; et les gens n’aiment pas à se déranger une fois qu’ils sont établis quelque part.

 

– Le raisonnement est curieux, dit Richard en se levant. Ah çà ! qu’est-ce que vous êtes ici ? la cuisinière ?

 

– Oui, je fais la cuisine. Je suis aussi femme de chambre. Je fais tout l’ouvrage de la maison.

 

– Je suppose cependant, pensa M. Swiveller, que Brass, le dragon et moi, nous faisons la plus sale partie de la besogne. »

 

Et il eût sans doute donné un plus libre cours à ses pensées, dans la disposition de doute et d’hésitation où il se trouvait, si la jeune fille n’avait continué à le presser, et si certains coups mystérieux appliqués avec force sur le mur du couloir et sur les marches de l’escalier n’avaient témoigné de l’impatience qu’éprouvait le visiteur. En conséquence, Richard Swiveller, fichant une plume derrière chaque oreille, et en mettant une autre dans sa bouche comme une marque de sa haute importance et de son zèle à remplir ses fonctions, s’élança au dehors pour voir le gentleman qui attendait, et pour entrer en arrangement avec lui.

 

Il fut quelque peu surpris de découvrir que les coups violents qu’il avait entendus étaient produits par la malle du gentleman, laquelle était en train de gravir l’escalier sous les efforts réunis de son propriétaire et du cocher : or, la tâche n’était pas facile ; car, d’une part, l’escalier était roide, et de l’autre, la malle, très-pesamment chargée, était bien large deux fois comme l’escalier. Les deux hommes, se heurtant l’un l’autre, appuyant de toutes leurs forces, poussaient la malle le plus ferme et le plus vite possible dans toutes sortes d’angles impraticables d’où il n’y avait pas moyen de se tirer ; pour ce motif suffisant, M. Swiveller les suivit lentement par derrière en protestant à chaque étage contre cette manière de prendre d’assaut la maison de M. Sampson Brass.

 

À ces remontrances le gentleman ne répondait pas un mot mais lorsque enfin sa malle fut parvenue dans la chambre à coucher, il s’assit dessus et essuya avec son mouchoir son front chauve et son visage. Il avait très-chaud, et certes il y avait bien de quoi ; car sans compter l’exercice violent qu’il avait pris en faisant gravir l’escalier à sa malle, il était tout emmitouflé dans des vêtements d’hiver, bien que durant toute la journée le thermomètre eût marqué dix-neuf degrés à l’ombre.

 

« Je pense, monsieur, dit Richard Swiveller retirant sa plume de sa bouche, que vous désirez voir cet appartement. Un très-bel appartement, monsieur. On y jouit sans interruption de la vue de… de la rue et au delà, et il est situé à une minute de… du coin de la rue. Dans le voisinage immédiat, monsieur, on trouve d’excellent porter, et d’autres agréments accessoires à l’avenant.

 

– Quel prix ? dit le gentleman.

 

– Vingt-cinq francs par semaine, répondit Richard, enchérissant sur les conditions de loyer que lui avait indiquées la servante.

 

– Je le prends.

 

– Les bottes et les habits sont à part ; et l’hiver, le feu coûte…

 

– Je consens à tout.

 

– On ne le loue pas à moins de deux semaines, dit Richard ; c’est…

 

– Deux semaines ! s’écria brusquement le gentleman en regardant Swiveller de la tête aux pieds. Deux années. J’y resterai deux années ; oui, deux années ici. Tenez, voici deux cent cinquante francs. Le marché est conclu.

 

– Pardon, dit Richard. Je ne me nomme pas Brass, et…

 

– Qui vous parle de cela ? « Je ne me nomme pas Brass. » Qu’est-ce que ça me fait ?

 

– C’est le nom du maître de la maison.

 

– J’en suis charmé, répliqua le gentleman. C’est un nom excellent pour un homme de loi. Cocher, vous pouvez partir. Vous aussi, monsieur. »

 

M. Swiveller était tellement confondu en voyant le gentleman agir d’un air aussi délibéré, qu’il restait là à le contempler avec autant de surprise que lui en avait causé la vue de miss Sally. Quant au gentleman, il ne témoignait pas la moindre émotion : bien plus, il se mit avec un calme parfait à dérouler le châle qui était noué autour de son cou et à tirer ses bottes. Dégagé de cet attirail, il défit successivement les autres parties de son habillement, les plia les unes après les autres et les rangea en ordre sur sa malle. Alors il abaissa les jalousies, ferma les rideaux, monta sa montre, toujours avec la même lenteur méthodique.

 

« Emportez le billet de deux cent cinquante francs, dit-il en avançant la tête hors des rideaux, et que personne ne vienne me déranger avant que j’aie sonné. »

 

Les rideaux se refermèrent, et au bout d’un instant on entendit ronfler le gentleman.

 

« Voilà bien sans contredit une maison étrange, surnaturelle, se dit M. Swiveller en retournant dans l’étude avec le billet à la main. Des dragons femelles à la besogne, agissant comme des légistes de profession ; des cuisinières de trois pieds de haut sortant mystérieusement de dessous terre ; des étrangers qui entrent sans gêne et vont sans permission se coucher dans votre lit, à midi. Si par hasard c’était un de ces hommes merveilleux dont on parte de temps à autre, et s’il s’était mis au lit pour deux ans, je serais dans une drôle de position ! C’est ma destinée cependant, et j’espère que Brass sera content. Ma foi ! s’il ne l’est pas, j’en suis bien fâché. Ce n’est point mon affaire ; je m’en lave les mains. »

 

CHAPITRE XXXV.

En rentrant chez lui, M. Brass reçut le rapport de son clerc avec beaucoup de satisfaction, et se mit à examiner soigneusement le billet de deux cent cinquante francs. Il résulta de cet examen que le billet était bien en effet du gouverneur de la Compagnie de la banque d’Angleterre, en bonne et due forme, ce qui accrut considérablement la joie de M. Brass. Cela le mit dans un tel débordement de libéralité et de condescendance, que, dans la plénitude de son cœur, il invita M. Swiveller à partager avec lui un bol de punch, vers cette époque reculée et indéfinie qu’on appelle vulgairement « un de ces jours, » et qu’il lui fit de beaux compliments sur l’aptitude rare pour les affaires qu’il avait montrée dès son premier jour d’exercice.

 

C’était, chez M. Brass, une maxime favorite, que l’habitude de faire des compliments tient la langue d’un homme souple et moelleuse comme un ressort bien huilé, sans coûter un sou de dépense. Et, comme ce membre utile ne doit jamais se rouiller ou craquer en tournant sur ses gonds lorsqu’il appartient à un homme de loi, chez qui, au contraire, il doit être toujours dispos et délié, M. Brass ne négligeait aucune occasion de s’entretenir la langue par des discours flatteurs et des expressions élogieuses. Il en avait même tellement contracté l’habitude, que, si l’on ne pouvait exactement dire qu’il avait la langue au bout des doigts, on pouvait du moins certainement dire qu’il l’avait partout, excepté pourtant au visage ; car son visage ayant, comme nous l’avons déjà fait connaître, un aspect refrogné et repoussant, ne pouvait pas s’adoucir avec la même facilité, et restait désagréable en dépit des discours les plus gracieux : c’était un phare donné par la nature pour éclairer ceux qui naviguent à travers les bancs et les récifs du monde, ou plutôt à travers le périlleux détroit de la loi, et pour les avertir d’aborder à des ports moins perfides et de chercher fortune ailleurs.

 

Tandis que tour à tour M. Brass accablait son clerc de compliments et examinait le billet de deux cent cinquante francs, miss Sally, qui venait de rentrer, montrait une certaine émotion qui n’était pas d’un caractère fort agréable ; car, habituée par la pratique constante de la chicane à fixer sa pensée sur les petits gains et la rapine, et à aiguiser sans cesse sa finesse naturelle, elle ne fut pas médiocrement contrariée d’apprendre que le gentleman eût si facilement obtenu le logement.

 

« En voyant, dit-elle, qu’il s’était mis dans la tête de l’avoir, on eût dû pour le moins doubler ou tripler le prix habituel ; et, plus il pressait, plus M. Swiveller eût dû renchérir les conditions. »

 

Mais ni la satisfaction de M. Brass ni le mécontentement de miss Sally n’eurent le pouvoir d’exercer la moindre impression sur le jeune homme, qui, rejetant sur sa malheureuse destinée la responsabilité de l’événement comme de tout ce qui pourrait advenir plus tard, était entièrement calme et résigné, préparé pleinement à accepter le mal, et indifférent au bien, en vrai philosophe qu’il était.

 

Le lendemain, c’est-à-dire le deuxième jour d’exercice pour M. Swiveller, M. Brass l’accueillit amicalement et lui dit :

 

« Bonjour, monsieur Richard ; Sally vous a trouvé un tabouret d’occasion, monsieur, hier au soir, dans White Chapel. C’est une femme rare pour les marchés, je puis vous l’assurer, monsieur Richard. Vous verrez que ce tabouret est de première qualité, monsieur, vous pouvez m’en croire.

 

– Il a l’air un peu détraqué, dit Richard ; il suffît de le voir pour en juger.

 

– Vous trouverez que c’est un siège fort agréable, répliqua M. Brass ; vous pouvez en être certain. Il a été acheté dans la rue qui fait face à l’hôpital. Comme il s’y trouvait depuis un mois ou deux, il est resté à la poussière et a été hâlé par le soleil ; mais voilà tout.

 

– J’espère qu’il n’aura pas recueilli de miasmes de fièvre, dit Richard en s’asseyant d’un air mécontent entre M. Brass et la chaste Sally. Tiens, il a un pied plus long que les autres.

 

– Nous y mettrons une cale, dit M. Brass en riant. Ah ! ah ! ah ! nous y mettrons une cale, monsieur ; ce sera pour ma sœur une occasion nouvelle d’aller pour nous au marché. Miss Brass, M. Richard est le…

 

– Voulez-vous bien vous taire ! » interrompit celle qui était l’agréable objet de ces observations.

 

Et, regardant par-dessus ses papiers, elle continua : « Comment voulez-vous que je travaille, si vous ne cessez de jacasser ?

 

– Quel drôle de corps vous faites ! répondit le procureur. Parfois vous ne voulez que causer ; dans un autre moment, vous ne voulez que travailler : on ne sait jamais de quelle humeur on vous trouvera.

 

– Je suis en humeur de travailler aujourd’hui, dit miss Sally ; ainsi, ne me dérangez pas, s’il vous plaît. Et ne le dérangez pas non plus de sa besogne, ajouta-t-elle en montrant Richard du bout de sa plume. Il n’en fera pas plus qu’il ne faut, n’ayez pas peur. »

 

M. Brass avait évidemment bonne envie de lancer à sa sœur une verte réplique ; mais il en fut détourné par des considérations de timidité ou de prudence, et se borna à murmurer des mots isolés comme « aggravation : vagabond, » sans désigner personne par ces mots, mais en les jetant d’inspiration, comme s’ils se rattachaient à quelque idée abstraite qui lui fût venue à l’esprit.

 

Tous trois après cela se mirent à écrire longtemps en silence, un silence si profond, que M. Swiveller, qui avait besoin d’une certaine excitation pour travailler, s’endormit à plusieurs reprises, et écrivit, les yeux fermés, des mots étranges en caractères inconnus. Tout à coup, miss Sally rompit la monotonie qui régnait dans l’étude en ouvrant sa petite boîte de métal, où elle prit une pincée de tabac qu’elle aspira bruyamment, et en disant que c’était la faute de M. Richard Swiveller.

 

« Qu’est-ce qui est de ma faute ? demanda Richard.

 

– Vous savez bien, dit miss Brass, que le locataire n’est pas levé encore ; qu’on ne l’a ni vu ni entendu depuis qu’il s’est mis au lit hier dans l’après-midi.

 

– Eh bien, madame, je suppose qu’il est libre de dormir tranquillement tout son soûl, ou plutôt tout son comptant pour ses deux cent cinquante francs.

 

– Ah ! je commence à croire qu’il ne se réveillera jamais.

 

– C’est une circonstance remarquable, dit Brass mettant de côté sa plume ; oui, une circonstance remarquable. Monsieur Richard, si l’on venait à trouver ce gentleman pendu à la colonne du lit, ou si quelque autre accident désagréable de ce genre se produisait, vous voudrez bien vous rappeler, monsieur Richard, que ce billet de deux cent cinquante francs vous avait été remis comme à-compte sur le payement d’un loyer de deux ans ? Gravez cela dans votre esprit, monsieur Richard ; vous ferez bien d’en prendre note, monsieur, dans le cas où vous seriez appelé comme témoin. »

 

M. Swiveller prit une grande feuille de papier ministre, et, avec un air de profonde gravité, il commença à écrire une petite note dans un coin.

 

« On ne saurait jamais prendre trop de précautions, dit M. Brass. Il y a tant de méchanceté dans le monde, tant de méchanceté ! Le gentleman vous a-t-il dit, monsieur… Mais, pour le moment, laissons cela, monsieur ; achevez d’abord votre note. »

 

Dick obéit et tendit le papier à M. Brass, qui avait quitté son siège et marchait de long en large dans l’étude.

 

« Ah ! ah ! voilà la note ? dit M. Brass jetant les yeux sur le papier. Très-bien. Maintenant, monsieur Richard, le gentleman vous a-t-il dit autre chose ?

 

– Non.

 

– Êtes-vous sûr, monsieur Richard, dit le procureur d’un ton solennel, que le gentleman n’ait rien dit ?

 

– Pas un mot, que je sache, monsieur.

 

– Pensez-y encore, monsieur. Dans la position que j’occupe, et comme membre honorable du corps légal, c’est-à-dire du premier corps de ce pays, monsieur, ou de tout autre pays, ou de toutes les planètes qui brillent au-dessus de nous la nuit et sont censées être habitées, il est de mon devoir, monsieur, comme membre honorable de ce corps, de n’omettre vis-à-vis de vous aucune question majeure dans une affaire de cette délicatesse et de cette importance. Monsieur, le gentleman qui vous a loué hier, dans l’après-midi, notre premier étage, et qui a apporté une malle pesante…, une malle pesante, ne vous a-t-il rien dit de plus que ce qui est consigné dans cette note ?

 

– Allons, voyons, pas de bêtise, » dit miss Sally.

 

Dick la regarda, puis il regarda Brass, puis il regarda de nouveau miss Sally, et il répéta enfin : « Non.

 

– Pouh ! pouh ! Le diable m’emporte ! monsieur Richard, vous êtes bien simple ! s’écria Brass avec un sourire. Le gentleman n’a-t-il rien dit au sujet de sa malle ?

 

– C’est cela… c’est bien cela…dit miss Sally, faisant un signe de tête à son frère pour lui donner son approbation.

 

– A-t-il dit, par exemple, ajouta Brass avec une sorte d’aisance et de bonhomie (je n’affirme pas qu’il ait rien dit de semblable, songez-y bien ; je veux seulement vous en rafraîchir la mémoire), a-t il dit, par exemple, qu’il était étranger à Londres ; qu’il n’était ni en humeur ni en état de fournir aucun renseignement ; qu’il jugeait que nous avions le droit d’en exiger, et que, dans le cas où quelque chose lui arriverait, à un moment quelconque, il désirait que ses effets fussent par provision considérés comme m’appartenant, pour me dédommager un peu de l’embarras et de l’ennui que j’aurais à éprouver ; en un mot, ajouta Brass d’un ton encore plus doucereux, en l’acceptant comme locataire en mon nom, pendant mon absence, n’avez-vous pas entendu traiter à ces conditions ?

 

– Certainement non, répondit Richard.

 

– Eh bien ! alors, s’écria Brass en lui lançant du haut de ses sourcils froncés un regard de reproche, je suis d’avis que vous vous êtes mépris sur votre vocation, et que vous ne serez jamais un homme de loi.

 

– Vous ne le serez jamais, quand bien même vous vivriez mille ans. » ajouta miss Sally.

 

Sur quoi le frère et la sœur prirent chacun une pincée de tabac dans la petite boite de métal et l’aspirèrent bruyamment, puis ils retombèrent dans leurs méditations soucieuses.

 

Il ne se passa rien de mémorable jusqu’au dîner de M. Swiveller. C’était à trois heures ; mais il semblait au pauvre clerc qu’il y avait au moins trois semaines qu’il l’attendait. Au premier son de l’horloge, Richard s’éclipsa. Au dernier coup de cinq heures il reparut, et l’étude se parfuma, comme par enchantement, d’une odeur de genièvre et d’écorce de citron.

 

– Monsieur Richard, dit Brass, cet homme n’est pas levé encore. Rien ne peut l’éveiller. Que faut-il faire, monsieur ?

 

– Moi, je le laisserais dormir tout du long, répondit Richard.

 

– Dormir tout du long ! s’écria Brass, quand il dort depuis vingt-six heures ! Nous avons remué par-dessus sa tête, à l’étage supérieur, toutes sortes de coffres et de meubles ; nous avons frappé à double carillon à la porte de la rue ; nous avons plusieurs fois fait dégringoler l’escalier à la servante (elle n’est pas bien lourde, et cet exercice ne lui est pas mauvais), mais rien n’a réussi à éveiller cet homme. »

 

Dick suggéra une idée.

 

« Peut-être, en prenant une échelle et l’appliquant à la fenêtre du premier étage…

 

– Oui, mais il y a un contrevent, dit Brass ; d’ailleurs, tout le voisinage serait en rumeur. »

 

Dick suggéra une nouvelle idée.

 

« Si l’on montait sur le toit de la maison par la trappe, et qu’on descendît par la cheminée ?

 

– Ce serait un plan excellent, dit Brass, si quelqu’un… et il regarda fixement M. Swiveller, si quelqu’un était assez bon, assez dévoué, assez généreux pour tenter l’entreprise. Je suis même sûr que la chose ne serait pas aussi désagréable qu’on pourrait le supposer. »

 

En faisant cette proposition, Dick avait pensé que l’exécution pourrait en incomber à miss Sally. Comme il se taisait et paraissait sourd à l’insinuation, M. Brass émit l’avis qu’il fallait tous ensemble monter l’escalier et faire un dernier effort pour éveiller le dormeur par quelque moyen moins violent : si la tentative ne réussissait pas, on aurait recours à des mesures plus énergiques. M. Swiveller y consentit ; il s’arma de son tabouret et de la grande règle, et se transporta avec son patron sur le théâtre de l’action, où miss Brass était déjà occupée à agiter de toutes ses forces une sonnette, sans cependant que son carillon produisît le moindre effet sur le mystérieux locataire.

 

« Voici ses bottes, monsieur Richard, dit Brass.

 

– Triste échantillon du caractère tenace et endurci de leur maître, » répondit Swiveller.

 

C’était bien, en effet, la paire de bottes la plus maussade et la plus massive qu’il fût possible de voir ; plantées droites sur le sol, comme si les jambes et les pieds de leur propriétaire s’étaient logés, elles semblaient, avec leurs larges semelles et leur forme rustique, décidées à prendre de vive force possession de la place qu’elles occupaient.

 

« Je ne puis apercevoir que le rideau du lit, murmura Brass, l’œil appliqué au trou de la serrure. Est-ce que c’est un homme robuste, monsieur Richard ?

 

– Très-robuste.

 

– Ce serait une circonstance extrêmement fâcheuse, s’il s’élançait tout à coup sur nous. Laissez l’escalier libre. Je n’ai pas peur de lui : il trouverait à qui parler ; mais je suis le maître de la maison, et comme c’est à moi à faire respecter les lois de l’hospitalité… Holà !  ! holà ! holà ! »

 

Tandis qua M. Brass, l’œil plongé avec curiosité dans le trou de la serrure, poussait ces cris pour attirer l’attention de son locataire, et tandis que, de son côté, miss Brass ne laissait pas de repos à la sonnette, M. Swiveller plaça son tabouret contre le mur près de la porte, y monta en se tenant bien effacé, de façon que l’étranger, s’il se ruait au dehors, le dépassât dans sa fureur sans l’apercevoir, et il commença à exécuter un bruyant roulement avec la règle sur le panneau supérieur de la porte. Entraîné par le charme de son propre talent, et confiant d’ailleurs dans la sûreté de sa position, qu’il avait prise d’après la méthode de ces vigoureux gaillards qui, aux soirs où la foule encombre les théâtres, ouvrent à la circulation les portes du parterre et des galeries, M. Swiveller fit pleuvoir une telle douche de coups, que le son de la sonnette s’en trouva étouffé, et que la petite servante, qui se tenait au bas de l’escalier, prête à s’enfuir au premier signal, fut obligée de se boucher les oreilles, de peur de devenir sourde pour toute sa vie.

 

Soudain la porte fut débarrassée au dedans et ouverte avec violence. La petite servante alla se cacher dans la cave au charbon ; miss Sally ne fit qu’un saut à sa propre chambre à coucher ; M. Brass, qui ne brillait pas par le courage, courut jusqu’à la rue voisine, et là, s’apercevant que personne ne le poursuivait avec un tisonnier ou toute autre arme offensive, il enfonça ses mains dans ses poches, et se mit à marcher tranquillement, en sifflant, comme si de rien n’était.

 

Pendant ce temps, M. Swiveller, debout sur son tabouret, s’aplatissait de son mieux contre la muraille, et suivait du regard, non sans quelque inquiétude, les mouvements du gentleman qui s’était montré au seuil de la porte en grondant et jurant d’une manière terrible et qui, tenant ses bottes à la main, semblait avoir l’intention de les lancer à tout hasard à travers l’escalier. Cependant notre homme abandonna cette idée, et il retournait vers sa chambre en grondant encore avec colère, quand ses yeux rencontrèrent ceux de Richard qui se tenait sur ses gardes.

 

« Est-ce vous qui faisiez cet horrible tapage ? dit le gentleman.

 

– Je jouais ma partie dans le concert, répondit Richard, l’œil fixé sur le locataire et faisant voltiger gentiment sa règle dans sa main droite, comme pour indiquer à l’étranger ce qu’il avait à attendre de lui s’il voulait se livrer à quelque acte de violence.

 

– Comment avez-vous eu cette impudence, hein ? » dit le gentleman.

 

Dick n’eut pas de meilleure réponse à faire que de lui demander s’il trouvait qu’il fût convenable à un gentleman de dormir d’un trait vingt-six heures, et si le repos d’une aimable et vertueuse famille ne pouvait pas peser de quelque poids dans la balance.

 

« Et moi, mon repos n’est-il donc rien ! s’écria l’étranger.

 

– Et le leur, n’est-il donc rien non plus, monsieur ? répliqua Richard. Je ne veux pas vous faire de menaces, monsieur ; la loi ne permet pas les menaces, car menacer est un délit prévu par la loi ; mais si vous agissez encore de la sorte, prenez garde que le coroner une autre fois ne commence par vous enterrer dans le cimetière le plus voisin, avant que vous vous soyez seulement éveillé. Nous avons eu peur que vous ne fussiez mort, monsieur, ajouta Richard en sautant légèrement à terre ; au bout du compte, nous ne pouvons permettre à un gentleman de s’établir dans cette maison pour y dormir comme deux locataires sans payer pour cela un extra.

 

– En vérité ! s’écria le locataire.

 

– Oui, monsieur, en vérité, répliqua Richard s’abandonnant à sa destinée et disant tout ce qui lui passait par la tête ; on ne saurait prendre une telle quantité de sommeil dans un seul lit, sur un seul bois de lit ; et si vous voulez dormir ainsi, vous devez payer sur le pied d’une chambre à deux lits. »

 

Au lieu d’être jeté par ces observations dans un plus grand accès de colère, le locataire partit d’un violent éclat de rire et regarda M. Swiveller avec des yeux étincelants. C’était un homme au visage brun, hâlé par le soleil, et dont la face paraissait plus brune encore et plus hâlée par le voisinage d’un bonnet de coton blanc qui la surmontait. Comme on voyait bien que c’était un personnage colère, M. Swiveller se sentit fort soulagé en le trouvant de si bonne humeur, et pour l’encourager à persister dans cette disposition d’esprit, il sourit à son tour.

 

Le locataire, dans l’irritation qu’il avait éprouvée en se voyant réveillé si brusquement, avait poussé un peu trop son bonnet de nuit sur le côté de sa tête chauve. Cela lui donnait un certain air tapageur et excentrique que M. Swiveller pouvait maintenant observer à son aise et qui le charma fort. Il exprima donc, par manière de raccommodement, l’espérance que le gentleman allait se lever, et qu’à l’avenir il ne le ferait plus.

 

« Venez, impudent drôle ! »

 

Telle fut la réponse du locataire, qui rentra dans sa chambre.

 

M. Swiveller l’y suivit, laissant le tabouret dehors, mais conservant la règle en cas de surprise. Il ne tarda pas à s’applaudir de sa prudence, quand le gentleman, sans donner aucune explication, ferma la porte à double tour.

 

« Voulez-vous boire quelque chose ? » demanda l’étranger.

 

M. Swiveller répondit qu’il avait tout récemment apaisé les angoisses de la soif, mais qu’il était prêt encore à prendre un « modeste rafraîchissement, » si les matériaux se trouvaient sous la main. Sans qu’un mot de plus fût prononcé de part ni d’autre, le locataire tira de sa grande malle une sorte de temple en argent, brillant et poli, qu’il plaça soigneusement sur la table. M. Swiveller suivait avec un vif intérêt tous ses mouvements.

 

L’étranger mit un œuf dans un petit compartiment de ce temple, dans un autre du café, dans un troisième un bon morceau de bifteck cru, qu’il prit dans une boîte d’étain bien propre enfin il versa de l’eau dans une quatrième case. Ensuite, à l’aide d’un briquet phosphorique et d’allumettes, il mit le feu à une lampe d’esprit de vin qui était placée sous le temple. Il baissa les couvercles des petits compartiments, puis il les releva, et alors il se trouva que, par une opération merveilleuse et invisible, le bifteck fut rôti, l’œuf cuit, le café bien fait, en un mot, le déjeuner prêt.

 

« Voici de l’eau chaude, dit le locataire, en la passant à M. Swiveller avec autant d’aplomb que s’il avait eu devant lui un fourneau de cuisine ; voici d’excellent rhum, du sucre et un verre de voyage. Faites le mélange et hâtez-vous. »

 

Dick obéit, portant tour à tour son regard du temple qui était sur la table, et où tout semblait se faire, à la grande malle qui semblait tout contenir. Le locataire déjeuna en homme trop habitué à ces sortes de miracles pour seulement y penser.

 

« Le maître de la maison est un homme de loi, n’est-il pas vrai ? » dit-il.

 

Dick fit un signe de tête. Le rhum lui paraissait exquis.

 

« La maîtresse de la maison, – qui est-elle ?

 

– Un dragon, » répondit Richard.

 

Le gentleman, peut-être pour avoir fait rencontre de ces sortes d’animaux dans le cours de ses voyages, ou peut-être par innocence, s’il était célibataire, ne témoigna aucune surprise, mais il demanda simplement :

 

« Sa femme, ou sa sœur ?

 

– Sa sœur.

 

– Tant mieux ; il pourra s’en débarrasser quand il lui plaira. »

 

Après un moment de silence, l’étranger ajouta :

 

« Quant à moi, j’aime à agir à ma guise, à me coucher lorsque cela me convient, à me lever quand il m’en prend la fantaisie, à rentrer, à sortir selon mon idée, à ne pas subir de questions, à n’être point entouré d’espions. À cet égard, les domestiques sont le diable. Il n’y a qu’une servante, ici ?

 

– Oui, et une toute petite, dit Richard.

 

– Une toute petite ! Très-bien ; la maison me conviendra ; n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– Ce sont des requins, je suppose ? »

 

Dick fit un signe d’assentiment et acheva de vider son verre.

 

« Instruisez-les de mon caractère, dit l’étranger en se levant. S’ils m’ennuient, ils perdront un bon locataire Qu’ils me connaissent sons ce rapport, ils en sauront assez. S’ils veulent en savoir davantage, ce sera me donner congé. Il vaut mieux s’être bien entendus d’abord sur ce sujet. Bonjour.

 

– Je vous demande pardon, dit Richard s’arrêtant au moment où le locataire se disposait à ouvrir la porte. « Quand celui qui t’adore n’a laissé que son nom… »

 

– Que diable voulez-vous ?

 

– « N’a laissé que son nom… que son nom… Votre nom, quoi ! » dans le cas où il vous viendrait soit des lettres, soit des paquets…

 

– Je n’ai rien à recevoir.

 

– Ou bien si quelqu’un vous demandait.

 

– Personne ne me demandera.

 

– Si, faute de savoir votre nom, il nous arrivait de commettre quelque erreur, ne dites pas, monsieur, qu’il y ait de ma faute. « Oh ! n’accuse pas le barde… »

 

– Je n’accuserai personne, dit le locataire, avec une telle violence, qu’en une minute Richard se trouva sur l’escalier et entendit la porte se fermer entre lui et son interlocuteur. »

 

M. Brass et miss Sally étaient aux aguets, et il avait fallu que M. Swiveller sortît aussi brusquement pour qu’ils s’arrachassent à leur observation du trou de la serrure. Comme malgré tous leurs efforts ils n’avaient pu attraper un seul mot de la conversation, d’autant plus qu’ils avaient passé tout le temps à se disputer l’observatoire, sans pouvoir, il est vrai, faire autre chose que se pousser, se pincer, se livrer à cette muette pantomime, ils entraînèrent Richard à l’étude afin d’y entendre son rapport.

 

Ce rapport, M. Swiveller le leur fit exact en ce qui concernait les volontés et le caractère du gentleman, mais poétique au sujet de la grande malle, dont il fit une description plus remarquable par l’éclat de l’imagination que par la stricte peinture de la vérité. Il déclara avec nombre d’affirmations solennelles, qu’elle contenait un échantillon de toute espèce de mets délicieux et des meilleurs vins connus de nos jours ; en outre, qu’elle avait la faculté d’agir au commandement, sans doute par un mouvement de pendule. Il leur donna aussi à entendre que l’appareil culinaire pouvait en deux minutes un quart rôtir une belle pièce d’aloyau de bœuf pesant environ six livres bon poids, comme il l’avait vu de ses propres yeux et reconnu au flair ; il avait vu aussi, de quelque façon que l’effet se produisît, l’eau frémir et bouillonner le temps que le gentleman mettait à cligner de l’œil. Toutes ces circonstances réunies l’amenaient à conclure que la locataire était ou un grand magicien ou un grand chimiste, tous les deux peut-être, et que son séjour dans la maison ne pourrait manquer de jeter un jour beaucoup d’éclat sur le nom de Brass et d’ajouter un nouvel intérêt à l’histoire de Bevis Marks.

 

Il y eut un point cependant sur lequel M. Swiveller ne jugea pas nécessaire de s’étendre, à savoir le « modeste rafraîchissement » qui, en raison de sa force intrinsèque et de ce qu’il était arrivé mal à propos sur les talons mêmes du breuvage modéré que M. Swiveller avait analysé à son dîner, éveilla chez lui un léger accès de fièvre et rendit nécessaire l’application de deux ou trois autres « modestes rafraîchissements » que M. Swiveller dut prendre à un cabaret voisin, dans le cours de la soirée.

 

CHAPITRE XXXVI.

Depuis quelques semaines, le gentleman occupait son appartement, refusant toujours d’avoir aucun rapport avec M. Brass ou sa sœur Sally, mais choisissant invariablement Swiveller comme intermédiaire. Or, comme à tous égards il se montrait un excellent locataire, payant d’avance tout ce dont il avait besoin, ne causant aucun embarras, ne faisant aucun bruit et ayant des habitudes très-régulières, son fondé de pouvoirs était naturellement devenu dans la famille Brass un personnage d’une haute importance par suite de l’influence qu’il exerçait sur cet hôte mystérieux, avec qui il pouvait négocier bien ou mal, tandis que personne autre n’osait l’approcher.

 

À dire vrai, les rapports de M. Swiveller avec le gentleman n’avaient lieu qu’à distance et n’étaient pas d’une nature très-encourageante. Mais comme il ne revenait jamais d’une de ces conférences monosyllabiques sans répéter quelques-unes des phrases qu’il prétendait lui avoir été adressées, par exemple : « Swiveller, je sais que je puis compter sur vous » ou bien « Swiveller, je n’hésite pas à dire que j’ai de l’estime pour vous, » ou encore : « Swiveller, vous êtes mon ami, et je compte sur vous », et autres petits mots de même nature familière et expansive, formant, selon lui, l’objet principal de leurs entretiens ordinaires, ni M. Brass ni miss Sally ne mettaient en doute l’étendue de son influence ; ils y ajoutèrent au contraire la foi la plus complète, la plus aveugle.

 

Cependant, à part même cette source de popularité, M. Swiveller en avait dans la maison une autre non moins agréable et qui pouvait lui faire espér