Alexandre Dumas

 

 

 

LES COMPAGNONS DE JÉHU

 

 

 

(1857)

 

 


 

Table des matières

 

PROLOGUE LA VILLE D'AVIGNON.. 5

I – UNE TABLE D'HÔTE.. 30

II – UN PROVERBE ITALIEN.. 47

III – L'ANGLAIS. 63

IV – LE DUEL. 78

V – ROLAND.. 95

VI – MORGAN.. 125

VII – LA CHARTREUSE DE SEILLON.. 142

VIII – À QUOI SERVAIT L’ARGENT DU DIRECTOIRE.. 150

IX – ROMÉO ET JULIETTE.. 159

X – LA FAMILLE DE ROLAND.. 167

XI – LE CHÂTEAU DES NOIRES–FONTAINES. 177

XII – LES PLAISIRS DE LA PROVINCE.. 189

XIII – LE RAGOT. 203

XIV – UNE MAUVAISE COMMISSION.. 219

XV – L'ESPRIT FORT. 234

XVI – LE FANTÔME.. 246

XVII – PERQUISITION.. 257

XVIII – LE JUGEMENT. 269

XIX : LA PETITE MAISON DE LA RUE DE LA VICTOIRE.. 285

XX – LES CONVIVES DU GÉNÉRAL BONAPARTE.. 304

XXI – LE BILAN DU DIRECTOIRE.. 316

XXII – UN PROJET DE DÉCRET. 335

XXIII – ALEA JACTA EST. 347

XXIV – LE 18 BRUMAIRE.. 374

XXV – UNE COMMUNICATION IMPORTANTE.. 387

XXVI – LE BAL DES VICTIMES. 413

XXVII – LA PEAU DES OURS. 430

XXVIII – EN FAMILLE.. 440

XXIX – LA DILIGENCE DE GENÈVE.. 453

XXX – LE RAPPORT DU CITOYEN FOUCHÉ.. 475

XXXI – LE FILS DU MEUNIER DE LEGUERNO.. 489

XXXII – BLANC ET BLEU.. 503

XXXIII – LA PEINE DU TALION.. 512

XXXIV – LA DIPLOMATIE DE GEORGES CADOUDAL. 543

XXXV – PROPOSITION DE MARIAGE.. 575

XXXVI – SCULPTURE ET PEINTURE.. 588

XXXVII – L'AMBASSADEUR.. 609

XXXVIII – LES DEUX SIGNAUX.. 632

XXXIX – LA GROTTE DE CEYZERIAT. 650

XL – BUISSON CREUX.. 673

XLI – L'HÔTEL DE LA POSTE.. 686

XLII – LA MALLE DE CHAMBÉRY. 714

XLIII – LA RÉPONSE DE LORD GRENVILLE.. 723

XLIV – DÉMÉNAGEMENT. 743

XLV – LE CHERCHEUR DE PISTE.. 760

XLVI – UNE INSPIRATION.. 774

XLVII – UNE RECONNAISSANCE.. 790

XLVIII – OÙ LES PRESSENTIMENTS DE MORGAN SE RÉALISENT   800

XLIX – LA REVANCHE DE ROLAND.. 812

L – CADOUDAL AUX TUILERIES. 822

LI – L'ARMÉE DE RÉSERVE.. 832

LII – LE JUGEMENT. 854

LIII – OU AMÉLIE TIENT SA PAROLE.. 875

LIV – LA CONFESSION.. 901

LV – L'INVULNÉRABLE.. 912

CONCLUSION.. 928

UN MOT AU LECTEUR.. 949

 

 

 

PROLOGUE
LA VILLE D'AVIGNON

 

Nous ne savons si le prologue que nous allons mettre sous les yeux du lecteur est bien utile, et cependant nous ne pouvons résister au désir d'en faire, non pas le premier chapitre, mais la préface de ce livre.

 

Plus nous avançons dans la vie, plus nous avançons dans l'art, plus nous demeurons convaincu que rien n'est abrupt et isolé, que la nature et la société marchent par déductions et non par accidents, et que l'événement, fleur joyeuse ou triste, parfumée ou fétide, souriante ou fatale, qui s'ouvre aujourd'hui sous nos yeux, avait son bouton dans le passé et ses racines parfois dans les jours antérieurs à nos jours comme elle aura son fruit dans l'avenir.

 

Jeune, l'homme prend le temps comme il vient, amoureux de la veille, insoucieux du jour, s'inquiétant peu du lendemain. La jeunesse, c'est le printemps avec ses fraîches aurores et ses beaux soirs ; si parfois un orage passe au ciel, il éclate, gronde et s'évanouit, laissant le ciel plus azuré, l'atmosphère plus pure, la nature plus souriante qu'auparavant.

 

À quoi bon réfléchir aux causes de cet orage qui passe, rapide comme un caprice, éphémère comme une fantaisie ? Avant que nous ayons le mot de l'énigme météorologique, l'orage aura disparu.

 

Mais il n'en est point ainsi de ces phénomènes terribles qui, vers la fin de l'été, menacent nos moissons ; qui, au milieu de l'automne, assiègent nos vendanges : on se demande où ils vont, on s'inquiète d'où ils viennent, on cherche le moyen de les prévenir.

 

Or, pour le penseur, pour l'historien, pour le poète, il y a un bien autre sujet de rêverie dans les révolutions, ces tempêtes de l'atmosphère sociale qui couvrent la terre de sang et brisent toute une génération d'hommes, que dans les orages du ciel qui noient une moisson ou grêlent une vendange, c'est-à-dire l'espoir d'une année seulement, et qui font un tort que peut, à tout prendre, largement réparer l'année suivante, à moins que le Seigneur ne soit dans ses jours de colère.

 

Ainsi, autrefois, soit oubli, soit insouciance, ignorance peut-être – heureux qui ignore ! malheureux qui sait ! – autrefois, j'eusse eu à raconter l'histoire que je vais vous dire aujourd'hui, que, sans m'arrêter au lieu où se passe la première scène de mon livre, j'eusse insoucieusement écrit cette scène, j'eusse traversé le Midi comme une autre province, j'eusse nommé Avignon comme une autre ville.

 

Mais aujourd'hui, il n'en est pas de même ; j'en suis non plus aux bourrasques du printemps, mais aux orages de l'été, mais aux tempêtes de l'automne. Aujourd'hui, quand je nomme Avignon, j’évoque un spectre, et, de même qu'Antoine, déployant le linceul de César, disait : « Voici le trou qu'a fait le poignard de Casca, voici celui qu'a fait le glaive de Cassius, voici celui qu'a fait l'épée de Brutus», je dis, moi, en voyant le suaire sanglant de la ville papale : « Voilà le sang des Albigeois ; voilà le sang des Cévennois ; voilà le sang des républicains ; voilà le sang des royalistes ; voilà le sang de Lescuyer ; voilà le sang du maréchal Brune. »

 

Et je me sens alors pris d'une profonde tristesse, et je me mets à écrire ; mais, dès les premières lignes, je m'aperçois que, sans que je m'en doutasse, le bureau de l'historien a pris, entre mes doigts, la place de la plume du romancier.

 

Eh bien, soyons l'un et l'autre : lecteur, accordez les dix, les quinze, les vingt premières pages à l'historien ; le romancier aura le reste.

Disons donc quelques mots d'Avignon, lieu où va s'ouvrir la première scène du nouveau livre que nous offrons au public.

 

Peut-être avant de lire ce que nous en dirons, est-il bon de jeter les yeux sur ce qu'en dit son historien national, François Nouguier.

 

« Avignon, dit-il, ville noble pour son antiquité, agréable pour son assiette, superbe pour ses murailles, riante pour la fertilité du sol, charmante pour la douceur de ses habitants, magnifique pour son palais, belle pour ses grandes rues, merveilleuse pour la structure de son pont, riche par son commerce, et connue par toute la terre. »

 

Que l'ombre de François Nouguier nous pardonne si nous ne voyons pas tout à fait sa ville avec les mêmes yeux que lui.

 

Ceux qui connaissent Avignon diront qui l'a mieux vue de l'historien ou du romancier.

 

Il est juste d'établir avant tout qu'Avignon est une ville à part, c'est-à-dire la ville des passions extrêmes ; l'époque des dissensions religieuses qui ont amené pour elle les haines politiques, remonte au douzième siècle ; les vallées du mont Ventoux abritèrent, après sa fuite de Lyon, Pierre de Valdo et ses Vaudois, les ancêtres de ces protestants qui, sous le nom d'Albigeois, coûtèrent aux comtes de Toulouse et valurent à la papauté les sept châteaux que Raymond VI possédait dans le Languedoc.

 

Puissante république gouvernée par des podestats, Avignon refusa de se soumettre au roi de France. Un matin, Louis VIII – qui trouvait plus simple de se croiser contre Avignon, comme avait fait Simon de Montfort, que pour Jérusalem, comme avait fait Philippe-Auguste – un matin, disons-nous, Louis VIII se présenta aux portes d'Avignon, demandant à y entrer, la lance en arrêt, le casque en tête, les bannières déployées et les trompettes de guerre sonnant.

 

Les bourgeois refusèrent ; ils offrirent au roi de France, comme dernière concession, l'entrée pacifique, tête nue, lance haute, et bannière royale seule déployée. Le roi commença le blocus ; ce blocus dura trois mois, pendant lesquels, dit le chroniqueur, les bourgeois d'Avignon rendirent aux soldats français flèches pour flèches, blessures pour blessures, mort pour mort.

 

La ville capitula enfin. Louis VIII conduisait dans son armée le cardinal-légat romain de Saint-Ange ; ce fut lui qui dicta les conditions, véritables conditions de prêtre, dures et absolues.

 

Les Avignonnais furent condamnés à démolir leurs remparts, à combler leurs fossés, à abattre trois cents tours, à livrer leurs navires, à brûler leurs engins et leurs machines de guerre. Ils durent, en outre, payer une contribution énorme, abjurer l'hérésie vaudoise, entretenir en Palestine trente hommes d'armes parfaitement armés et équipés pour y concourir à la délivrance du tombeau du Christ. Enfin, pour veiller à l'accomplissement de ces conditions, dont la bulle existe encore dans les archives de la ville, il fut fondé une confrérie de pénitents qui, traversant plus des six siècles, s'est perpétuée jusqu'à nos jours.

 

En opposition avec ces pénitents, qu'on appelait les pénitents blancs, se fonda l'ordre des pénitents noirs, tout imprégnés de l'esprit d'opposition de Raymond de Toulouse.

 

À partir de ce jour, les haines religieuses devinrent des haines politiques.

 

Ce n'était point assez pour Avignon d'être la terre de l'hérésie, il fallait qu'elle devînt le théâtre du schisme.

Qu'on nous permette, à propos de la Rome française, une courte digression historique ; à la rigueur, elle ne serait point nécessaire au sujet que nous traitons, et peut-être ferions-nous mieux d'entrer de plein bond dans le drame ; mais nous espérons qu'on nous la pardonnera. Nous écrivons surtout pour ceux qui, dans un roman, aiment à rencontrer parfois autre chose que du roman.

 

En 1285, Philippe le Bel monta sur le trône.

 

C'est une grande date historique que cette date de 1285. La papauté, qui, dans la personne de Grégoire VII, a tenu tête à l'empereur d'Allemagne ; la papauté, qui, vaincue matériellement par Henri IV, l'a vaincu moralement ; la papauté est souffletée par un simple gentilhomme sabin, et le gantelet de fer de Colonna rougit la face de Boniface VIII.

 

Mais le roi de France, par la main duquel le soufflet avait été réellement donné, qu'allait-il advenir de lui sous le successeur de Boniface VIII ?

 

Ce successeur, c'était Benoît XI, homme de bas lieu, mais qui eût été un homme de génie peut-être, si on lui en eût donné le temps.

 

Trop faible pour heurter en face Philippe le Bel, il trouva un moyen que lui eût envié, deux cents ans plus tard, le fondateur d'un ordre célèbre : il pardonna hautement, publiquement à Colonna.

 

Pardonner à Colonna, c'était déclarer Colonna coupable ; les coupables seuls ont besoin de pardon.

 

Si Colonna était coupable, le roi de France était au moins son complice.

Il y avait quelque danger à soutenir un pareil argument ; aussi Benoît XI ne fut-il pape que huit mois.

 

Un jour, une femme voilée, qui se donnait pour converse de Sainte-Pétronille à Pérouse, vint, comme il était, à table, lui présenter une corbeille de figues.

 

Un aspic y était-il caché, comme dans celle de Cléopâtre ? Le fait est que, le lendemain, le saint-siège était vacant.

 

Alors Philippe le Bel eut une idée étrange, si étrange, qu'elle dut lui paraître d'abord une hallucination.

 

C'était de tirer la papauté de Rome, de l'amener en France, de la mettre en geôle et de lui faire battre monnaie à son profit.

 

Le règne de Philippe le Bel est l'avènement de l'or.

 

L'or, c'était le seul et unique dieu de ce roi qui avait souffleté un pape. Saint Louis avait eu pour ministre un prêtre, le digne abbé Suger ; Philippe le Bel eut pour ministres deux banquiers, les deux Florentins Biscio et Musiato.

 

Vous attendez-vous, cher lecteur, à ce que nous allons tomber dans ce lieu commun philosophique qui consiste à anathématiser l'or ? Vous vous tromperiez.

 

Au treizième siècle, l'or est un progrès.

 

Jusque-là on ne connaissait que la terre.

 

L'or, c'était la terre monnayée, la terre mobile, échangeable, transportable, divisible, subtilisée, spiritualisée, pour ainsi dire.

 

Tant que la terre n'avait pas eu sa représentation dans l'or, l'homme, comme le dieu Terme, cette borne des champs, avait eu les pieds pris dans la terre. Autrefois, la terre emportait l'homme ; aujourd’hui, c'est l'homme qui emporte la terre.

 

Mais l'or, il fallait le tirer d'où il était ; et où il était, il était bien autrement enfoui que dans les mines du Chili ou de Mexico.

 

L'or était chez les juifs et dans les églises.

 

Pour le tirer de cette double mine, il fallait plus qu'un roi, il fallait un pape.

 

C'est pourquoi Philippe le Bel, le grand tireur d'or, résolut d'avoir un pape à lui.

 

Benoît XI mort, il y avait conclave à Pérouse ; les cardinaux français étaient en majorité au conclave.

 

Philippe le Bel jeta les yeux sur l'archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got. Il lui donna rendez-vous dans une forêt, près de Saint-Jean d'Angély.

 

Bertrand de Got n'avait garde de manquer au rendez-vous.

 

Le roi et l'archevêque y entendirent la messe, et, au moment de l'élévation, sur ce Dieu que l'on glorifiait, ils se jurèrent un secret absolu.

 

Bertrand de Got ignorait encore ce dont il était question.

 

La messe entendue :

 

– Archevêque, lui dit Philippe le Bel, il est en mon pouvoir de te faire pape.

 

Bertrand de Got n'en écouta pas davantage et se jeta aux pieds du roi.

 

– Que faut-il faire pour cela ? demanda-t-il.

 

– Me faire six grâces que je te demanderai, répondit Philippe le Bel.

 

– C'est à toi de commander et à moi d'obéir, dit le futur pape.

 

Le serment de servage était fait.

 

Le roi releva Bertrand de Got, le baisa sur la bouche et lui dit :

 

– Les six grâces que je te demande sont les suivantes :

 

« La première, que tu me réconcilies parfaitement avec l'Église, et que tu me fasses pardonner le méfait que j'ai commis à l'égard de Boniface VIII.

 

« La seconde, que tu me rendes à moi et aux miens la communion que la cour de Rome m'a enlevée.

 

« La troisième, que tu m'accordes les décimes du clergé, dans mon royaume, pour cinq ans, afin d'aider aux dépenses faites en la guerre de Flandre.

 

« La quatrième, que tu détruises et annules la mémoire du pape Boniface VIII.

 

« La cinquième, que tu rendes la dignité de cardinal à messires Jacopo et Pietro de Colonna.

 

« Pour la sixième grâce et promesse, je me réserve de t'en parler en temps et lieu. »

 

Bertrand de Got jura pour les promesses et grâces connues, et pour la promesse et grâce inconnue.

 

Cette dernière, que le roi n'avait osé dire à la suite des autres, c'était la destruction des Templiers.

 

Outre la promesse et le serment faits sur le Corpus Dominici, Bertrand de Got donna pour otages son frère et deux de ses neveux.

 

Le roi jura, de son côté, qu'il le ferait élire pape.

 

Cette scène, se passant dans le carrefour d'une forêt, au milieu des ténèbres, ressemblait bien plus à une évocation entre un magicien et un démon, qu'à un engagement pris entre un roi et un pape.

 

Aussi, le couronnement du roi, qui eut lieu quelque temps après à Lyon, et qui commençait la captivité de l'Église, parut-il peu agréable à Dieu.

 

Au moment où le cortège royal passait, un mur chargé de spectateurs s'écroula, blessa le roi et tua le duc de Bretagne.

 

Le pape fut renversé, la tiare roula dans la boue.

 

Bertrand de Got fut élu pape sous le nom de Clément V.

 

Clément V paya tout ce qu'avait promis Bertrand de Got.

 

Philippe fut innocenté, la communion fut rendue à lui et aux siens, la pourpre remonta aux épaules des Colonna, l'Église fut obligée de payer les guerres de Flandre et la croisade de Philippe de Valois contre l'empire grec. La mémoire du pape Boniface VIII fut, sinon détruite et annulée, du moins flétrie ; les murailles du Temple furent rasées et les Templiers brûlés sur le terre-plein du pont Neuf.

 

Tous ces édits – cela ne s'appelait plus des bulles, du moment où c'était le pouvoir temporel qui dictait – tous ces édits étaient datés d'Avignon.

 

Philippe le Bel fut le plus riche des rois de la monarchie française ; il avait un trésor inépuisable : c'était son pape. Il l’avait acheté, il s'en servait, il le mettait au pressoir, et, comme d'un pressoir coulent le cidre et le vin, de ce pape écrasé, coulait l'or.

 

Le pontificat, souffleté par Colonna dans la personne de Boniface VIII, abdiquait l’empire du monde dans celle de Clément V.

 

Nous avons dit comment le roi du sang et le pape de l'or étaient venus.

 

On sait comment ils s'en allèrent.

 

Jacques de Molay, du haut de son bûcher, les avait ajournés tous deux à un an pour comparaître devant Dieu.

 

 dit Aristophane : Les moribonds chenus ont l'esprit de la sibylle.

 

Clément V partit le premier ; il avait vu en songe son palais incendié.

 

« À partir de ce moment, dit Baluze, il devint triste et ne dura guère. »

 

Sept mois après, ce fut le tour de Philippe ; les uns le font mourir à la chasse, renversé par un sanglier, Dante est du nombre de ceux-là. « Celui, dit-il, qui a été vu près de la Seine falsifiant les monnaies, mourra d'un coup de dent de sanglier. »

 

Mais Guillaume de Nangis fait au roi faux-monnayeur une mort bien autrement providentielle.

 

« Miné par une maladie inconnue aux médecins, Philippe s'éteignit, dit-il, au grand étonnement de tout le monde, sans que son pouls ni son urine révélassent ni la cause de la maladie ni l'imminence du péril. »

 

Le roi désordre, le roi vacarme, Louis X, dit le Hutin, succède à son père Philippe le Bel ; Jean XXII, à Clément V.

 

Avignon devint alors bien véritablement une seconde Rome, Jean XXII et Clément VI la sacrèrent reine du luxe. Les mœurs du temps en firent la reine de la débauche et de la mollesse. À la place de ses tours, abattues par Romain de Saint-Ange, Hernandez de Héredi, grand maître de Saint-Jean de Jérusalem, lui noua autour de la taille une ceinture de murailles. Elle eut des moines dissolus, qui transformèrent l’enceinte bénie des couvents en lieux de débauche et de luxure ; elle eut de belles courtisanes qui arrachèrent les diamants de la tiare pour s'en faire des bracelets et des colliers ; enfin, elle eut les échos de Vaucluse, qui lui renvoyèrent les molles et mélodieuses chansons de Pétrarque.

 

Cela dura jusqu'à ce que le roi Charles V, qui était un prince sage et religieux, ayant résolu de faire cesser ce scandale, envoya le maréchal de Boucicaut pour chasser d'Avignon l'antipape Benoît XIII ; mais, à la vue des soldats du roi de France, celui-ci se souvint qu'avant d'être pape sous le nom de Benoît XIII, il avait été capitaine sous le nom de Pierre de Luna. Pendant cinq mois, il se défendit, pointant lui-même, du haut des murailles du château, ses machines de guerre, bien autrement meurtrières que ses foudres pontificales. Enfin, forcé de fuir, il sortit de la ville par une poterne, après avoir ruiné cent maisons et tué quatre mille Avignonnais, et se réfugia en Espagne, où le roi d'Aragon lui offrit un asile. Là, tous les matins, du haut d'une tour, assisté de deux prêtres, dont il avait fait son sacré collège, il bénissait le monde, qui n'en allait pas mieux, et excommuniait ses ennemis, qui ne s'en portaient pas plus mal. Enfin, se sentant près de mourir, et craignant que le schisme ne mourût avec lui, il nomma ses deux vicaires cardinaux, à la condition que, lui trépassé, l'un des deux élirait l'autre pape. L'élection se fit. Le nouveau pape poursuivit un instant le schisme, soutenu par le cardinal qui l'avait proclamé. Enfin, tous deux entrèrent en négociation avec Rome, firent amende honorable et rentrèrent dans le giron de la sainte Église, l'un avec le titre d'archevêque de Séville, l'autre avec celui d'archevêque de Tolède.

 

À partir de ce moment jusqu'en 1790, Avignon, veuve de ses papes, avait été gouvernée par des légats et des vice-légats ; elle avait eu sept souverains pontifes qui avaient résidé dans ses murs pendant sept dizaines d'années ; elle avait sept hôpitaux, sept confréries de pénitents, sept couvents d'hommes, sept couvents de femmes, sept paroisses et sept cimetières. Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avait à cette époque, il y a encore, deux villes dans la ville : la ville des prêtres, c'est-à-dire la ville romaine ; la ville des commerçants, c'est-à-dire la ville française.

 

La ville des prêtres, avec son palais des papes, ses cent églises, ses cloches innombrables, toujours prêtes à sonner le tocsin de l'incendie, le glas du meurtre.

 

La ville des commerçants, avec son Rhône, ses ouvriers en soierie et son transit croisé qui va du nord au sud, de l'ouest à l'est, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin.

 

La ville française, la ville damnée, envieuse d'avoir un roi, jalouse d'obtenir des libertés et qui frémissait de se sentir terre esclave, terre des prêtres, ayant le clergé pour seigneur.

 

Le clergé – non pas le clergé pieux, tolérant, austère au devoir et à la charité, vivant dans le monde pour le consoler et l'édifier, sans se mêler à ses joies ni à ses passions – mais le clergé tel que l'avaient fait l'intrigue, l'ambition et la cupidité, c'est-à-dire des abbés de cour, rivaux des abbés romains, oisifs, libertins, élégants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons, baisant la main des dames dont ils s'honoraient d'être les sigisbées, donnant leurs mains à baiser aux femmes du peuple, à qui ils faisaient l'honneur de les prendre pour maîtresses.

 

Voulez-vous un type de ces abbés-là ? Prenez l'abbé Maury. Orgueilleux comme un duc, insolent comme un laquais, fils de cordonnier, plus aristocrate qu'un fils de grand seigneur.

 

On comprend que ces deux catégories d'habitants, représentant, l'une l'hérésie, l'autre l'orthodoxie ; l'une le parti français, l'autre le parti romain ; l'une le parti monarchiste absolu, l'autre le parti constitutionnel progressif, n'étaient pas des éléments de paix et de sécurité pour l'ancienne ville pontificale ; on comprend, disons-nous, qu'au moment où éclata la révolution à Paris et où cette révolution se manifesta par la prise de la Bastille, les deux partis, encore tout chauds des guerres de religion de Louis XIV, ne restèrent pas inertes en face l'un de l'autre.

 

Nous avons dit : Avignon ville de prêtres, ajoutons ville de haines. Nulle part mieux que dans les couvents on n'apprend à haïr. Le cœur de l'enfant, partout ailleurs pur de mauvaises passions, naissait là plein de haines paternelles, léguées de père en fils, depuis huit cents ans, et, après une vie haineuse, léguait à son tour l'héritage diabolique à ses enfants.

 

Aussi, au premier cri de liberté que poussa la France, la ville française se leva-t-elle pleine de joie et d'espérance ; le moment était enfin venu pour elle de contester tout haut la concession faite par une jeune reine mineure, pour racheter ses péchés, d'une ville, d'une province et avec elle d'un demi-million d'âmes. De quel droit ces âmes avaient-elles été vendues in œternum au plus dur et au plus exigeant de tous les maîtres, au pontife romain ?

 

La France allait se réunir au Champ-de-Mars dans l'embrassement fraternel de la Fédération. N'était-elle pas la France ? On nomma des députés ; ces députés se rendirent chez le légat et le prièrent respectueusement de partir.

 

On lui donnait vingt-quatre heures pour quitter la ville.

 

Pendant la nuit, les papistes s'amusèrent à pendre à une potence un mannequin portant la cocarde tricolore.

 

On dirige le Rhône, on canalise la Durance, on met des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte des neiges, se précipitent en avalanches liquides des sommets du mont Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente rapide des rues d'Avignon, une fois lâché, une fois bondissant, Dieu lui-même n'a point encore essayé de l'arrêter.

 

À la vue du mannequin aux couleurs nationales, se balançant au bout d'une corde, la ville française se souleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Quatre papistes soupçonnés de ce sacrilège, deux marquis, un bourgeois, un ouvrier, furent arrachés de leur maison et pendus à la place du mannequin.

 

C'était le 11 juin 1790.

 

La ville française tout entière écrivit à l'Assemblée nationale qu'elle se donnait à la France, et avec elle son Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence.

 

L'Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction, elle ne voulait pas se brouiller avec le pape, elle ménageait le roi : elle ajourna l'affaire.

 

Dès lors, le mouvement d'Avignon était une révolte, et le pape pouvait faire d'Avignon ce que la cour eût fait de Paris, après la prise de la Bastille, si l'Assemblée eût ajourné la proclamation des droits de l'homme.

 

Le pape ordonna d'annuler tout ce qui s'était fait dans le Comtat Venaissin, de rétablir les privilèges des nobles et du clergé, et de relever l'inquisition dans toute sa rigueur.

 

Les décrets pontificaux furent affichés.

 

Un homme, seul, en plein jour, à la face de tous, osa aller droit à la muraille où était affiché le décret et l'en arracher.

 

Il se nommait Lescuyer.

 

Ce n'était point un jeune homme ; il n'était donc point emporté par la fougue de l'âge. Non, c'était presque un vieillard qui n'était même pas du pays ; il était Français, Picard, ardent et réfléchi à la fois ; ancien notaire, établi depuis longtemps à Avignon.

 

Ce fut un crime dont Avignon romaine se souvint ; un crime si grand, que la Vierge en pleura !

 

Vous le voyez, Avignon, c'est déjà l'Italie. Il lui faut à tout prix des miracles ; et, si Dieu n'en fait pas, il se trouve à coup sûr quelqu'un pour en inventer. Encore faut-il que le miracle soit un miracle de la Vierge. La Vierge est tout pour l'Italie, cette terre poétique. La Madonna, tout l'esprit, tout le cœur, toute la langue des Italiens est pleine de ces deux mots.

 

Ce fut dans l'église des Cordeliers que ce miracle se fit.

 

La foule y accourut.

 

C'était beaucoup que la Vierge pleurât ; mais un bruit se répandit en même temps qui mit le comble à l’émotion. Un grand coffre bien fermé avait été transporté par la ville : ce coffre avait excité la curiosité des Avignonnais. Que pouvait-il contenir ?

 

Deux heures après, ce n'était plus un coffre dont il était question, c'étaient dix-huit malles que l'on avait vues se rendant au Rhône.

 

Quant aux objets qu'elles contenaient, un portefaix l'avait révélé : c'étaient les effets du mont-de-piété, que le parti français emportait avec lui en s'exilant d'Avignon.

 

Les effets du mont-de-piété, c'est-à-dire la dépouille des pauvres.

 

Plus une ville est misérable, plus le mont-de-piété est riche. Peu de monts-de-piété pouvaient se vanter d'être aussi riches que celui d'Avignon.

 

Ce n'était plus une affaire d'opinion, c'était un vol et un vol infâme. Blancs et rouges coururent à l'église des Cordeliers, criant qu'il fallait que la municipalité leur rendît compte.

 

Lescuyer était le secrétaire de la municipalité.

 

Son nom fut jeté à la foule, non pas comme ayant arraché les deux décrets pontificaux – dès lors il y eût eu des défenseurs – mais comme ayant signé l'ordre au gardien du mont-de-piété de laisser enlever les effets.

 

On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyer et l’amener à l'église. On le trouva dans la rue, se rendant à la municipalité. Les quatre hommes se ruèrent sur lui et le traînèrent dans l'église avec des cris féroces.

 

Arrivé là, au lieu d'être dans la maison du Seigneur, Lescuyer comprit, aux yeux flamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings étendus qui le menaçaient, aux cris qui demandaient sa mort, Lescuyer comprit qu'il était dans un de ces cercles de l’enfer oubliés par Dante.

 

La seule idée qui lui vint fut que cette haine soulevée contre lui avait pour cause la mutilation des affiches pontificales ; il monta dans la chaire, comptant s'en faire une tribune, et, de la voix d'un homme qui, non seulement ne se reproche rien, mais qui encore est prêt à recommencer :

 

– Mes frères, dit-il, j'ai cru la révolution nécessaire ; j'ai, en conséquence, agi de tout mon pouvoir…

 

Les fanatiques comprirent que si Lescuyer s'expliquait, Lescuyer était sauvé.

 

Ce n'était point cela qu'il leur fallait. Ils se jetèrent sur lui, l'arrachèrent de la tribune, le poussèrent au milieu de la meute aboyante, qui l’entraîna vers l’autel en poussant cette espèce de cri terrible qui tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre, ce meurtrier zou zou ! particulier à la population avignonnaise.

 

Lescuyer connaissait ce cri fatal ; il essaya de se réfugier au pied de l'autel.

 

Il ne s'y réfugia pas, il y tomba.

 

Un ouvrier matelassier, armé d'un bâton, venait de lui en asséner un si rude coup sur la tête, que le bâton s'était brisé en deux morceaux.

 

Alors on se précipita sur ce pauvre, corps, et, avec ce mélange de férocité et de gaieté particulier aux peuples du Midi, les hommes, en chantant, se mirent à lui danser sur le ventre, tandis que les femmes, afin qu'il expiât les blasphèmes qu'il avait prononcés contre le pape, lui découpaient, disons mieux, lui festonnaient les lèvres avec leurs ciseaux.

 

Et de tout ce groupe effroyable sortait un cri ou plutôt un râle ; ce râle disait :

 

– Au nom du ciel ! au nom de la Vierge ! au nom de l'humanité ! tuez-moi tout de suite.

 

Ce râle fut entendu : d'un commun accord, les assassins s'éloignèrent. On laissa le malheureux, sanglant, défiguré, broyé, savourer son agonie.

 

Elle dura cinq heures pendant lesquelles, au milieu des éclats de rire, des insultes et des railleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les marches de l’autel.

 

Voilà comment on tue à Avignon.

Attendez ; il y a une autre façon encore.

 

Un homme du parti français eut l'idée d'aller au mont-de-piété et de s'informer.

 

Tout y était en bon état, il n'en était pas sorti un couvert d'argent.

 

Ce n'était donc pas comme complice d'un vol que Lescuyer venait d'être si cruellement assassiné : c'était comme patriote.

 

Il y avait en ce moment à Avignon un homme qui disposait de la populace.

 

Tous ces terribles meneurs du Midi ont conquis une si fatale célébrité, qu'il suffit de les nommer pour que chacun, même les moins lettrés, les connaisse.

 

Cet homme, c'était Jourdan.

 

Vantard et menteur, il avait fait croire aux gens du peuple que c'était lui qui avait coupé le cou au gouverneur de la Bastille.

 

Aussi l'appelait-on Jourdan Coupe-Tête. Ce n'était pas son nom : il s'appelait Mathieu Jouve. Il n'était pas Provençal, il était du Puy-en-Velay. Il avait d'abord été muletier sur ces âpres hauteurs qui entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre, la guerre l'eût peut-être rendu plus humain ; puis cabaretier à Paris.

 

À Avignon, il était marchand de garance.

 

Il réunit trois cents hommes, s'empara des portes de la ville, y laissa la moitié de sa troupe, et, avec le reste, marcha sur l'église des Cordeliers, précédé de deux pièces de canon.

Il les mit en batterie devant l'église et tira tout au hasard.

 

Les assassins se dispersèrent comme une nuée d'oiseaux effarouchés, laissant quelques morts sur les degrés de l'église.

 

Jourdan et ses hommes enjambèrent par-dessus les cadavres et entrèrent dans le saint lieu.

 

Il n'y restait plus que la Vierge et le malheureux Lescuyer respirant encore.

 

Jourdan et ses camarades se gardèrent bien d'achever Lescuyer : son agonie était un suprême moyen d'excitation. Ils prirent ce reste de vivant, ces trois quarts de cadavre, et l'emportèrent saignant, pantelant, râlant.

 

Chacun fuyait à cette vue, fermant portes et fenêtres.

 

Au bout d'une heure, Jourdan et ses trois cents hommes étaient maîtres de la ville.

 

Lescuyer était mort, mais peu importait ; on n'avait plus besoin de son agonie.

 

Jourdan profita de la terreur qu'il inspirait, et arrêta ou fit arrêter quatre-vingts personnes à peu près, assassins ou prétendus assassins de Lescuyer.

 

Trente peut-être n'avaient pas même mis le pied dans l'église ; mais, quand on trouve une bonne occasion de se défaire de ses ennemis, il faut en profiter ; les bonnes occasions sont rares.

 

Ces quatre-vingts personnes furent entassées dans la tour Trouillas.

 

On l'a appelée historiquement la tour de la Glacière.

 

Pourquoi donc changer ce nom de la tour Trouillas ? Le nom est immonde et va bien à l'immonde action qui devait s'y passer.

 

C'était le théâtre de la torture inquisitionnelle.

 

Aujourd'hui encore on y voit, le long des murailles, la grasse suie qui montait avec la fumée du bûcher où se consumaient les chairs humaines ; aujourd'hui encore, on vous montre le mobilier de la torture précieusement conservé : la chaudière, le four, les chevalets, les chaînes, les oubliettes et jusqu'à des vieux ossements, rien n'y manque.

 

Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément V, que l'on enferma les quatre-vingts prisonniers.

 

Ces quatre-vingts prisonniers faits et enfermés dans la tour Trouillas, on en fut bien embarrassé.

 

Par qui les faire juger ?

 

Il n'y avait de tribunaux légalement constitués que les tribunaux du pape.

 

Faire tuer ces malheureux comme ils avaient tué Lescuyer ?

 

Nous avons dit qu'il y en avait un tiers, une moitié peut-être, qui non seulement n'avaient point pris part à l'assassinat, mais qui même n'avaient pas mis le pied dans l'église.

 

Les faire tuer ! La tuerie passerait sur le compte des représailles.

 

Mais pour tuer ces quatre-vingts personnes, il fallait un certain nombre de bourreaux.

 

Une espèce de tribunal, improvisé par Jourdan, siégeait dans une des salles du palais : il avait un greffier nommé Raphel, un président moitié Italien, moitié Français, orateur en patois populaire, nommé Barbe Savournin de la Roua ; puis trois ou quatre pauvres diables ; un boulanger, un charcutier ; les noms se perdent dans l'infimité des conditions.

 

C'étaient ces gens-là qui criaient :

 

– Il faut les tuer tous ; s'il s'en sauvait un seul, il servirait de témoin.

 

Mais, nous l'avons dit, les tueurs manquaient.

 

À peine avait-on sous la main une vingtaine d'hommes dans la cour, tous appartenant au petit peuple d'Avignon : un perruquier, un cordonnier pour femmes, un savetier, un maçon, un menuisier ; tout cela armé à peine, au hasard, l'un d'un sabre, l'autre d'une baïonnette, celui-ci d'une barre de fer, celui-là d'un morceau de bois durci au feu.

 

Tous ces gens-là refroidis par une fine pluie d'octobre.

 

Il était difficile d'en faire des assassins.

 

Bon ! rien est-il difficile au diable ?

 

Il y a, dans ces sortes d'événements, une heure où il semble que Dieu abandonne la partie.

 

Alors, c'est le tour du démon.

 

Le démon entra en personne dans cette cour froide et boueuse.

 

Il avait revêtu l'apparence, la forme, la figure d'un apothicaire du pays, nommé Mendes : il dressa une table éclairée par deux lanternes ; sur cette table, il déposa des verres, des brocs, des cruches, des bouteilles.

 

Quel était l'infernal breuvage renfermé dans ces mystérieux récipients, aux formes bizarres ? On l’ignore, mais l'effet en est bien connu.

 

Tous ceux qui burent de la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d'une rage fiévreuse, d'un besoin de meurtre et de sang. Dès lors, on n'eut plus qu'à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans le cachot.

 

Le massacre dura toute la nuit : toute la nuit, des cris, des plaintes, des râles de mort furent entendus dans les ténèbres.

 

On tua tout, on égorgea tout, hommes et femmes ; ce fut long : les tueurs, nous l'avons dit, étaient ivres et mal armés.

 

Cependant ils y arrivèrent.

 

Au milieu des tueurs, un enfant se faisait remarquer par sa cruauté bestiale, par sa soif immodérée de sang.

 

C'était le fils de Lescuyer.

 

Il tuait, et puis tuait encore ; il se vanta d'avoir à lui seul, de sa main enfantine, tué dix hommes et quatre femmes.

 

– Bon ! je puis tuer à mon aise, disait-il : je n'ai pas quinze ans, on ne me fera rien.

 

À mesure qu'on tuait, on jetait morts et blessés, cadavres et vivants, dans la tour Trouillas ; ils tombaient de soixante pieds de haut ; les hommes y furent jetés d'abord, les femmes ensuite. Il avait fallu aux assassins le temps de violer les cadavres de celles qui étaient jeunes et jolies.

 

À neuf heures du matin, après douze heures de massacres, une voix criait encore du fond de ce sépulcre :

 

– Par grâce ! venez m'achever, je ne puis mourir.

 

Un homme, l'armurier Bouffier se pencha dans le trou et regarda ; les autres n'osaient.

 

– Qui crie donc ? demandèrent-ils.

 

– C'est Lami, répondit Bouffier.

 

Puis, quand il fut au milieu des autres :

 

– Eh bien, firent-ils, qu'as-tu vu au fond ?

 

– Une drôle de marmelade, dit-il : tout pêle-mêle, des hommes et des femmes, des prêtres et des jolies filles, c'est à crever de rire.

 

« Décidément c'est une vilaine chenille que l'homme !… » disait le comte de Monte-Cristo à M. de Villefort.

 

Eh bien, c'est dans la ville encore sanglante, encore chaude, encore émue de ces derniers massacres, que nous allons introduire les deux personnages principaux de notre histoire.

I – UNE TABLE D'HÔTE

 

Le 9 octobre de l'année 1799, par une belle journée de cet automne méridional qui fait, aux deux extrémités de la Provence, mûrir les oranges d'Hyères et les raisins de Saint-Péray, une calèche attelée de trois chevaux de poste traversait à fond de train le pont jeté sur la Durance, entre Cavaillon et Château-Renard, se dirigeant sur Avignon, l'ancienne ville papale, qu'un décret du 25 mai 1791 avait, huit ans auparavant, réunie à la France, réunion confirmée par le traité signé, en 1797, à Tolentino, entre le général Bonaparte et le pape Pie VI.

 

La voiture entra par la porte d'Aix, traversa dans toute sa longueur, et sans ralentir sa course, la ville aux rues étroites et tortueuses, bâtie tout à la fois contre le vent et contre le soleil, et alla s'arrêter à cinquante pas de la porte d'Oulle, à l'hôtel du Palais-Égalité, que l'on commençait tout doucement à rappeler l'hôtel du Palais-Royal, nom qu'il avait porté autrefois et qu'il porte encore aujourd'hui.

 

Ces quelques mots, presque insignifiants, à propos du titre de l’hôtel devant lequel s'arrêtait la chaise de poste sur laquelle nous avons les yeux fixés, indiquent assez bien l'état où était la France sous ce gouvernement de réaction thermidorienne que l'on appelait le Directoire.

 

Après la lutte révolutionnaire qui s'était accomplie du 14 juillet 1789 au 9 thermidor 1794 ; après les journées des 5 et 6 octobre, du 21 juin, du 10 août, des 2 et 3 septembre, du 21 mai, du 29 thermidor, et du 1er prairial ; après avoir vu tomber la tête du roi et de ses juges, de la reine et de son accusateur, des Girondins et des Cordeliers, des modérés et des Jacobins, la France avait éprouvé la plus effroyable et la plus nauséabonde de toutes les lassitudes, la lassitude du sang !

 

Elle en était donc revenue, sinon au besoin de la royauté, du moins au désir d'un gouvernement fort, dans lequel elle pût mettre sa confiance, sur lequel elle pût s'appuyer, qui agît pour elle et qui lui permît de se reposer elle-même pendant qu'il agissait.

 

À la place de ce gouvernement vaguement désiré, elle avait le faible et irrésolu Directoire, composé pour le moment du voluptueux Barras, de l'intrigant Sieyès, du brave Moulins, de l'insignifiant Roger Ducos et de l'honnête, mais un peu trop naïf, Gohier.

 

Il en résultait une dignité médiocre au dehors et une tranquillité fort contestable au dedans.

 

Il est vrai qu'au moment où nous en sommes arrivés, nos armées, si glorieuses pendant les campagnes épiques de 1796 et 1797, un instant refoulées vers la France par l'incapacité de Scherer à Vérone et à Cassano, et par la défaite et la mort de Joubert à Novi, commencent à reprendre l'offensive. Moreau a battu Souvaroff à Bassignano ; Brune a battu le duc d'York et le général Hermann à Bergen ; Masséna a anéanti les Austro-Russes à Zurich ; Korsakov s'est sauvé à grand-peine et l'Autrichien Hotz ainsi que trois autres généraux ont été tués, et cinq faits prisonniers.

 

Masséna a sauvé la France à Zurich, comme, quatre-vingt-dix ans auparavant, Villars l'avait sauvée à Denain.

 

Mais, à l'intérieur, les affaires n'étaient point en si bon état, et le gouvernement directorial était, il faut le dire, fort embarrassé entre la guerre de la Vendée et les brigandages du Midi, auxquels, selon son habitude, la population avignonnaise était loin de rester étrangère.

 

Sans doute, les deux voyageurs qui descendirent de la chaise de poste, arrêtée à la porte de l'hôtel du Palais-Royal, avaient-ils quelque raison de craindre la situation d'esprit dans laquelle se trouvait la population, toujours agitée, de la ville papale, car, un peu au-dessus d'Orgon, à l'endroit où trois chemins se présentent aux voyageurs – l'un conduisant à Nîmes, le second à Carpentras, le troisième à Avignon – le postillon avait arrêté ses chevaux, et, se retournant, avait demandé :

 

– Les citoyens passent-ils par Avignon ou par Carpentras ?

 

– Laquelle des deux routes est la plus courte ? avait demandé, d'une voix brève et stridente, l'aîné des deux voyageurs, qui, quoique visiblement plus vieux de quelques mois, était à peine âgé de trente ans.

 

– Oh ! la route d'Avignon, citoyen, d'une bonne lieue et demie au moins.

 

– Alors, avait-il répondu, suivons la route d'Avignon.

 

Et la voiture avait repris un galop qui annonçait que les citoyens voyageurs, comme les appelait le postillon, quoique la qualification de monsieur commençât à rentrer dans la conversation, payaient au moins trente sous de guides.

 

Ce même désir de ne point perdre de temps se manifesta à l'entrée de l'hôtel.

 

Ce fut toujours le plus âgé des deux voyageurs qui, là comme sur la route, prit la parole. Il demanda si l'on pouvait dîner promptement, et la forme dont était faite la demande indiquait qu'il était prêt à passer sur bien des exigences gastronomiques, pourvu que le repas demandé fût promptement servi.

 

– Citoyen, répondit l'hôte qui, au bruit de la voiture, était accouru, la serviette à la main, au-devant des voyageurs, vous serez rapidement et convenablement servis dans votre chambre ; mais si je me permettais de vous donner un conseil…

 

Il hésita.

 

– Oh ! donnez ! donnez ! dit le plus jeune des deux voyageurs, prenant la parole pour la première fois.

 

– Eh bien, ce serait de dîner tout simplement à table d'hôte, comme fait en ce moment le voyageur qui est attendu par cette voiture tout attelée ; le dîner y est excellent et tout servi.

 

L'hôte, en même temps, montrait une voiture organisée de la façon la plus confortable, et attelée, en effet, de deux chevaux qui frappaient du pied tandis que le postillon prenait patience, en vidant, sur le bord de la fenêtre, une bouteille de vin de Cahors.

 

Le premier mouvement de celui à qui cette offre était faite fut négatif ; cependant, après une seconde de réflexion, le plus âgé des deux voyageurs, comme s'il fut revenu sur sa détermination première, fit un signe interrogateur à son compagnon.

 

Celui-ci répondit d'un regard qui signifiait : « Vous savez bien que je suis à vos ordres. »

 

– Eh bien, soit, dit celui qui paraissait chargé de prendre l'initiative, nous dînerons à table d'hôte.

 

Puis, se retournant vers le postillon qui, chapeau bas, attendait ses ordres :

 

– Que dans une demi-heure au plus tard, dit-il, les chevaux soient à la voiture.

 

Et, sur l'indication du maître d'hôtel, tous deux entrèrent dans la salle à manger, le plus âgé des deux marchant le premier, l'autre le suivant.

 

On sait l'impression que produisent, en général, de nouveaux venus à une table d'hôte. Tous les regards se tournèrent vers les arrivants ; la conversation, qui paraissait assez animée, fut interrompue.

 

Les convives se composaient des habitués de l'hôtel, du voyageur dont la voiture attendait tout attelée à la porte, d'un marchand de vin de Bordeaux en séjour momentané à Avignon pour les causes que nous allons dire, et d'un certain nombre de voyageurs se rendant de Marseille à Lyon par la diligence.

 

Les nouveaux arrivés saluèrent la société d'une légère inclination de tête, et se placèrent à l'extrémité de la table, s'isolant des autres convives par un intervalle de trois ou quatre couverts.

 

Cette espèce de réserve aristocratique redoubla la curiosité dont ils étaient l'objet ; d'ailleurs, on sentait qu'on avait affaire à des personnages d'une incontestable distinction, quoique leurs vêtements fussent de la plus grande simplicité.

 

Tous deux portaient la botte à retroussis sur la culotte courte, l'habit à longues basques, le surtout de voyage et le chapeau à larges bords, ce qui était à peu près le costume de tous les jeunes gens de l'époque ; mais ce qui les distinguait des élégants de Paris et même de la province, c'étaient leurs cheveux, longs et plats, et leur cravate noire serrée autour du cou, à la façon des militaires.

 

Les muscadins – c'était le nom que l'on donnait alors aux jeunes gens à la mode – les muscadins portaient les oreilles de chien bouffant aux deux tempes, les cheveux retroussés en chignon derrière la tête, et la cravate immense aux longs bouts flottants et dans laquelle s'engouffrait le menton. Quelques-uns poussaient la réaction jusqu'à la poudre.

 

Quant au portrait des deux jeunes gens, il offrait deux types complètement opposés.

 

Le plus âgé des deux, celui qui plusieurs fois avait, nous l'avons déjà remarqué, pris l'initiative, et dont la voix, même dans ses intonations les plus familières, dénotait l'habitude du commandement, était, nous l'avons dit, un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux noirs séparés sur le milieu du front, plats et tombant le long des tempes jusque sur ses épaules. Il avait le teint basané de l'homme qui a voyagé dans les pays méridionaux, les lèvres minces, le nez droit, les dents blanches, et ces yeux de faucon que Dante donne à César.

 

Sa taille était plutôt petite que grande, sa main était délicate, son pied fin et élégant ; il avait dans les manières une certaine gêne qui indiquait qu'il portait en ce moment un costume dont il n'avait point l'habitude, et quand il avait parlé, si l'on eût été sur les bords de la Loire au lieu d'être sur les bords du Rhône, son interlocuteur aurait pu remarquer qu'il avait dans la prononciation un certain accent italien.

 

Son compagnon paraissait de trois ou quatre ans moins âgé que lui.

 

C'était un beau jeune homme au teint rose, aux cheveux blonds, aux yeux bleu clair, au nez ferme et droit, au menton prononcé, mais presque imberbe. Il pouvait avoir deux pouces de plus que son compagnon, et, quoique d'une taille au-dessus de la moyenne, il semblait si bien pris dans tout son ensemble, si admirablement libre dans tous ses mouvements, qu'on devinait qu'il devait être, sinon d'une force, au moins d'une agilité et d'une adresse peu communes.

 

Quoique mis de la même façon, quoique se présentant sur le pied de l'égalité, il paraissait avoir pour le jeune homme brun une déférence remarquable, qui, ne pouvant tenir à l'âge, tenait sans doute à une infériorité dans la condition sociale. En outre, il l'appelait citoyen, tandis que son compagnon l'appelait simplement Roland.

 

Ces remarques, que nous faisons pour initier plus profondément le lecteur à notre récit, ne furent probablement point faites dans toute leur étendue par les convives de la table d'hôte ; car, après quelques secondes d'attention données aux nouveaux venus, les regards se détachèrent d'eux, et la conversation, un instant interrompue, reprit son cours.

 

Il faut avouer qu'elle portait sur un sujet des plus intéressants pour des voyageurs : il était question de l'arrestation d'une diligence chargée d'une somme de soixante mille francs appartenant au gouvernement. L'arrestation avait eu lieu, la veille, sur la route de Marseille à Avignon, entre Lambesc et Pont-Royal.

 

Aux premiers mots qui furent dits sur l’événement, les deux jeunes gens prêtèrent l'oreille avec un véritable intérêt.

 

L'événement avait eu lieu sur la route même qu'ils venaient de suivre, et celui qui le racontait était un des acteurs principaux de cette scène de grand chemin.

 

C'était le marchand de vin de Bordeaux.

 

Ceux qui paraissaient le plus curieux de détails étaient les voyageurs de la diligence qui venait d'arriver et qui allait repartir. Les autres convives, ceux qui appartenaient à la localité, paraissaient assez au courant de ces sortes de catastrophes pour donner eux-mêmes des détails, au lieu d'en recevoir.

 

– Ainsi, citoyen, disait un gros monsieur contre lequel se pressait, dans sa terreur, une femme grande, sèche et maigre, vous dites que c'est sur la route même que nous venons de suivre que le vol a eu lieu ?

 

– Oui, citoyen, entre Lambesc et Pont-Royal. Avez-vous remarqué un endroit où la route monte et se resserre entre deux monticules ? Il y a là une foule de rochers.

 

– Oui, oui, mon ami, dit la femme en serrant le bras de son mari, je, l'ai remarqué ; j'ai même dit, tu dois t'en souvenir : « Voici un mauvais endroit, j'aime mieux y passer de jour que de nuit. »

 

– Oh ! madame, dit un jeune homme dont la voix affectait le parler grasseyant de l'époque, et qui, dans les temps ordinaires, paraissait exercer sur la table d'hôte la royauté de la conversation, vous savez que, pour MM. Les compagnons de Jéhu il n'y a ni jour ni nuit.

 

– Comment ! citoyen, demanda la dame encore plus effrayée, c'est en plein jour que vous avez été arrêté ?

 

– En plein jour, citoyenne, à dix heures du matin.

 

– Et combien étaient-ils ? demanda le gros monsieur.

 

– Quatre, citoyen.

 

– Embusqués sur la route ?

 

– Non ; ils sont arrivés à cheval, armés jusqu'aux dents et masqués.

 

– C'est leur habitude, dit le jeune habitué de la table d'hôte ; ils ont dit, n'est-ce pas : « Ne vous défendez point, il ne vous sera fait aucun mal, nous n'en voulons qu'à l'argent du gouvernement. »

 

– Mot pour mot, citoyen.

 

– Puis, continua celui qui paraissait si bien renseigné, deux sont descendus de cheval, ont jeté la bride de leurs chevaux à leurs compagnons et ont sommé le conducteur de leur remettre l'argent.

 

– Citoyen, dit le gros homme émerveillé, vous racontez la chose comme si vous l'aviez vue.

 

– Monsieur y était peut-être, dit un des voyageurs, moitié plaisantant, moitié doutant.

 

– Je ne sais, citoyen, si, en disant cela, vous avez l'intention de me dire une impolitesse, fit insoucieusement le jeune homme qui venait si complaisamment et si pertinemment en aide au narrateur ; mais mes opinions politiques font que je ne regarde pas votre soupçon comme une insulte. Si j'avais eu le malheur d'être du nombre de ceux qui étaient attaqués, ou l'honneur d'être du nombre de ceux qui attaquaient, je le dirais aussi franchement dans un cas que dans l'autre ; mais, hier matin, à dix heures, juste au moment où l'on arrêtait la diligence à quatre lieues d'ici, je déjeunais tranquillement à cette même place, et justement, tenez, avec les deux citoyens qui me font en ce moment l'honneur d'être placés à ma droite et à ma gauche.

 

– Et, demanda le plus jeune des deux voyageurs qui venaient de prendre place à table, et que son compagnon désignait sous le nom de Roland, et combien étiez-vous d'hommes dans la diligence ?

 

– Attendez ; je crois que nous étions… oui, c'est cela, nous étions sept hommes et trois femmes.

 

– Sept hommes, non compris le conducteur ? répéta Roland.

 

– Bien entendu.

 

– Et, à sept hommes, vous vous êtes laissés dévaliser par quatre bandits ? Je vous en fais mon compliment, messieurs.

 

– Nous savions à qui nous avions affaire, répondit le marchand de vin, et nous n'avions garde de nous défendre.

 

– Comment ! répliqua le jeune homme, à qui vous aviez affaire ? mais vous aviez affaire, ce me semble, à des voleurs, à des bandits !

 

– Point du tout : ils s'étaient nommés.

 

– Ils s'étaient nommés ?

 

– Ils avaient dit : « Messieurs, il est inutile de vous défendre ; mesdames, n'ayez pas peur ; nous ne sommes pas des brigands, nous sommes des compagnons de Jéhu. »

 

– Oui, dit le jeune homme de la table d'hôte, ils préviennent pour qu'il n'y ait pas de méprise, c'est leur habitude.

 

– Ah çà ! dit Roland, qu'est-ce que c'est donc que ce Jéhu qui a des compagnons si polis ? Est-ce leur capitaine ?

 

– Monsieur, dit un homme dont le costume avait quelque chose d'un prêtre sécularisé et qui paraissait, lui aussi, non seulement un habitué de la table d'hôte, mais encore un initié aux mystères de l'honorable corporation dont on était en train de discuter les mérites, si vous étiez plus versé que vous ne paraissez l’être dans la lecture des Écritures saintes, vous sauriez qu'il y a quelque chose comme deux mille six cents ans que ce Jéhu est mort, et que, par conséquent, il ne peut arrêter, à l'heure qu'il est, les diligences sur les grandes routes.

 

– Monsieur l'abbé, répondit Roland qui avait reconnu l'homme d'Église, comme, malgré le ton aigrelet avec lequel vous parlez, vous paraissez fort instruit, permettez à un pauvre ignorant de vous demander quelques détails sur ce Jéhu mort il y a eu deux mille six cents ans, et qui, cependant, a l'honneur d'avoir des compagnons qui portent son nom.

 

– Jéhu ! répondit l'homme d'Église du même ton vinaigré, était un roi d'Israël, sacré par Élisée, sous la condition de punir les crimes de la maison d'Achab et de Jézabel, et de mettre à mort tous les prêtres de Baal.

 

– Monsieur l’abbé, répliqua en riant le jeune homme, je vous remercie de l'explication : je ne doute point qu'elle ne soit exacte et surtout très savante ; seulement, je vous avoue qu'elle ne m'apprend pas grand-chose.

 

– Comment, citoyen, dit l'habitué de la table d'hôte, vous ne comprenez pas que Jéhu, c'est Sa Majesté Louis XVIII, sacré sous la condition de punir les crimes de la Révolution et de mettre à mort les prêtres de Baal, c'est-à-dire tous ceux qui ont pris une part quelconque à cet abominable état de choses que, depuis sept ans, on appelle la République ?

 

– Oui-da ! fit le jeune homme ; si fait, je comprends. Mais, parmi ceux que les compagnons de Jéhu sont chargés de combattre, comptez-vous les braves soldats qui ont repoussé l'étranger des frontières de France, et les illustres généraux qui ont commandé les armées du Tyrol, de Sambre-et-Meuse et d'Italie ?

 

– Mais sans doute, ceux-là les premiers et avant tout.

 

Les yeux du jeune homme lancèrent un éclair ; sa narine se dilata, ses lèvres se serrèrent : il se souleva sur sa chaise ; mais son compagnon le tira par son habit et le fit rasseoir, tandis que, d'un seul regard, il lui imposait silence.

 

Puis celui qui venait de donner cette preuve de sa puissance, prenant la parole pour la première fois :

 

– Citoyen, dit-il, s'adressant au jeune homme de la table d'hôte, excusez deux voyageurs qui arrivent du bout du monde, comme qui dirait de l'Amérique ou de l'Inde, qui ont quitté la France depuis deux ans, qui ignorent complètement ce qui s'y passe, et qui sont désireux de s'instruire.

 

– Mais, comment donc, répondit celui auquel ces paroles étaient adressées, c'est trop juste, citoyen ; interrogez et l'on vous répondra.

 

– Eh bien, continua le jeune homme brun à l'œil d'aigle, aux cheveux noirs et plats, au teint granitique, maintenant que je sais ce que c’est Jéhu et dans quel but sa compagnie est instituée, je voudrais savoir ce que ses compagnons font de l’argent qu’ils prennent.

 

– Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, citoyen ; vous savez qu’il est fort question de la restauration de la monarchie bourbonienne ?

 

– Non, je ne le savais pas, répondit le jeune homme brun d'un ton qu'il essayait inutilement de rendre naïf ; j'arrive, comme je vous l'ai dit, du bout du monde.

 

– Comment ! vous ne saviez pas cela ? eh bien, dans six mois ce sera un fait accompli.

 

– Vraiment !

 

– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, citoyen.

 

Les deux jeunes gens à la tournure militaire échangèrent entre eux un regard et un sourire, quoique le jeune blond parût sous le poids d'une vive impatience.

 

Leur interlocuteur continua :

 

– Lyon est le quartier général de la conspiration, si toutefois on peut appeler conspiration un complot qui s'organise au grand jour ; le nom de gouvernement provisoire conviendrait mieux.

 

– Eh bien, citoyen, dit le jeune homme brun avec une politesse qui n'était point exempte de raillerie, disons gouvernement provisoire.

 

– Ce gouvernement provisoire a son état-major et ses armées.

 

– Bah ! son état-major, peut-être… mais ses armées…

 

– Ses armées, je le répète.

 

– Où sont-elles ?

 

– Il y en a une qui s'organise dans les montagnes d'Auvergne, sous les ordres de M. de Chardon ; une autre dans les montagnes du Jura, sous les ordres de M. Teyssonnet ; enfin, une troisième qui fonctionne, et même assez agréablement à cette heure, dans la Vendée, sous les ordres d'Escarboville, d'Achille Leblond et de Cadoudal.

 

– En vérité, citoyen, vous me rendez un véritable service en m'apprenant toutes ces nouvelles. Je croyais les Bourbons complètements résignés à l’exil ; je croyais la police faite de manière qu’il n’existât ni comité provisoire royaliste dans les grandes villes, ni bandits sur les grandes routes. Enfin, je croyais la Vendée complètement pacifiée par le général Hoche.

 

Le jeune homme auquel s’adressait cette réponse éclata de rire.

 

– Mais d’où venez-vous ? s’écria-t-il, d’où venez-vous ?

 

– Je vous l’ai dit, citoyen, du bout du monde.

 

– On le voit.

 

Puis continuant :

 

– Eh bien, vous comprenez dit-il, les Bourbons ne sont pas riches ; les émigrés dont on a vendu les biens, sont ruinés ; il est impossible d’organiser deux armées et d’en entretenir une troisième sans argent. On était embarrassé ; il n’y avait que la République qui pût solder ses ennemis : or, il n’était pas probable qu’elle s’y décidât de gré à gré ; alors, sans essayer avec elle cette négociation scabreuse, on jugea qu’il était plus court de lui prendre son argent que de le lui demander.

 

– Ah ! je comprends enfin.

 

– C'est bien heureux.

 

– Les compagnons de Jéhu sont les intermédiaires entre la République et la contre-révolution, les percepteurs des généraux royalistes.

 

– Oui ; ce n'est plus un vol, c'est une opération militaire, un fait d'armes comme un autre.

 

– Justement, citoyen, vous y êtes, et vous voilà sur ce point, maintenant, aussi savant que nous.

 

– Mais, glissa timidement le marchand de vin de Bordeaux, si MM. les compagnons de Jéhu – remarquez que je n'en dis aucun mal – si MM. Les compagnons de Jéhu n’en veulent qu’à l’argent du gouvernement…

 

– À l'argent du gouvernement, pas à d'autre ; il est sans exemple qu'ils aient dévalisé un particulier.

 

– Sans exemple ?

 

– Sans exemple.

 

– Comment se fait-il alors que, hier, avec l’argent du gouvernement, ils aient emporté un group de deux cents louis qui m’appartenait ?

 

– Mon cher Monsieur, répondit le jeune homme de la table d’hôte, je vous ai déjà dit qu’il y avait là quelque erreur, et qu’aussi vrai que je m’appelle Alfred de Barjols, cet argent vous sera rendu un jour ou l’autre.

 

Le marchand de vin poussa un soupir et secoua la tête en homme qui, malgré l’assurance qu’on lui donne, conserve encore quelques doutes.

 

Mais, en ce moment, comme si l'engagement pris par le jeune noble, qui venait de révéler sa condition sociale en disant son nom, avait éveillé la délicatesse de ceux pour lesquels il se portait garant, un cheval s'arrêta à la porte, on entendit des pas dans le corridor, la porte de la salle à manger s'ouvrit, et un homme masqué et armé jusqu'aux dents parut sur le seuil.

 

– Messieurs, dit-il au milieu du profond silence causé par son apparition, y a-t-il parmi vous un voyageur nommé Jean Picot, qui se trouvait hier dans la diligence qui a été arrêtée entre Lambesc et Pont-Royal ?

 

– Oui, dit le marchand de vin tout étonné.

 

– C'est vous ? demanda l'homme masqué.

 

– C'est moi.

 

– Ne vous a-t-il rien été pris ?

 

– Si fait, il m'a été pris un group de deux cents louis que j'avais confié au conducteur.

 

– Et je dois même dire, ajouta le jeune noble, qu'à l'instant même monsieur en parlait et le regardait comme perdu.

 

– Monsieur avait tort, dit l'inconnu masqué, nous faisons la guerre au gouvernement et non aux particuliers ; nous sommes des partisans et non des voleurs. Voici vos deux cents louis, monsieur, et si pareille erreur arrivait à l'avenir, réclamez et recommandez-vous du nom de Morgan.

 

À ces mots, l'homme masqué déposa un sac d'or à la droite du marchand de vin, salua courtoisement les convives de la table d'hôte et sortit, laissant les uns dans la terreur et les autres dans la stupéfaction d’une pareille hardiesse.

II – UN PROVERBE ITALIEN

 

Au reste, quoique les deux sentiments que nous venons d'indiquer eussent été les sentiments dominants, ils ne se manifestaient point chez tous les assistants à un degré semblable. Les nuances se graduèrent selon le sexe, selon l'âge, selon le caractère, nous dirons presque selon la position sociale des auditeurs.

 

Le marchand de vin, Jean Picot, principal intéressé dans l'événement qui venait de s'accomplir, reconnaissant dès la première vue, à son costume, à ses armes et à son masque, un des hommes auxquels il avait eu affaire la veille, avait d'abord, à son apparition, été frappé de stupeur : puis, peu à peu, reconnaissant le motif de la visite que lui faisait le mystérieux bandit, il avait passé de la stupeur à la joie en traversant toutes les nuances intermédiaires qui séparent ces deux sentiments. Son sac d'or était près de lui et l'on eût dit qu'il n'osait y toucher : peut-être craignait-il, au moment où il y porterait la main, de le voir s'évanouir comme l'or que l'on croit trouver en rêve et qui disparaît même avant que l'on rouvre les yeux, pendant cette période de lucidité progressive qui sépare le sommeil profond du réveil complet.

 

Le gros monsieur de la diligence et sa femme avaient manifesté, ainsi que les autres voyageurs faisant partie du même convoi, la plus franche et la plus complète terreur. Placé à la gauche de Jean Picot, quand il avait vu le bandit s'approcher du marchand de vin, il avait, dans l'espérance illusoire de maintenir une distance honnête entre lui et le compagnon de Jéhu, reculé sa chaise sur celle de sa femme, qui, cédant au mouvement, de pression, avait essayé de reculer la sienne à son tour. Mais, comme la chaise qui venait ensuite était celle du citoyen Alfred de Barjols, qui, lui, n'avait aucun motif de craindre des hommes sur lesquels il venait de manifester une si haute et si avantageuse opinion, la chaise de la femme du gros monsieur avait trouvé un obstacle dans l'immobilité de celle du jeune noble ; de sorte que, de même qu'il arriva à Marengo, huit ou neuf mois plus tard, lorsque le général en chef jugea qu'il était temps de reprendre l'offensive, le mouvement rétrograde s'était arrêté.

 

Quant à celui-ci – c'est du citoyen Alfred de Barjols que nous parlons – son aspect, comme celui de l'abbé qui avait donné l'explication biblique touchant le roi d'Israël Jéhu et la mission qu'il avait reçue d'Élisée, son aspect, disons-nous, avait été celui d'un homme qui non seulement n'éprouve aucune crainte, mais qui s'attend même à l'événement qui arrive, si inattendu que soit cet événement. Il avait, le sourire sur les lèvres, suivi du regard l'homme masqué, et, si tous les convives n'eussent été si préoccupés des deux acteurs principaux de la scène qui s'accomplissait, ils eussent pu remarquer un signe presque imperceptible échangé des yeux entre le bandit et le jeune noble, signe qui, à l’instant même, s'était reproduit entre le jeune noble et l'abbé.

 

De leur côté, les deux voyageurs que nous avons introduits dans la salle de la table d'hôte et qui, comme nous l'avons dit, étaient assez isolés à l'extrémité de la table, avaient conservé l'attitude propre à leurs différents caractères. Le plus jeune des deux avait instinctivement porté la main à son côté, comme pour y chercher une arme absente, et s'était levé, comme mû par un ressort, pour s'élancer à la gorge de l’homme masqué, ce qui n'eût certes pas manqué d'arriver s'il eût été seul ; mais le plus âgé, celui qui paraissait avoir non seulement l'habitude, mais le droit de lui donner des ordres, s'était, comme il l'avait déjà fait une première fois, contenté de le retenir vivement par son habit en lui disant d'un ton impératif, presque dur même :

 

– Assis, Roland !

 

Et le jeune homme s'était assis.

 

Mais celui de tous les convives qui était demeuré, en apparence du moins, le plus impassible pendant toute la scène qui venait de s'accomplir, était un homme de trente-trois à trente-quatre ans, blond de cheveux, roux de barbe, calme et beau de visage, avec de grands yeux bleus, un teint clair, des lèvres intelligentes et fines, une taille élevée, et un accent étranger qui indiquait un homme né au sein de cette île dont le gouvernement nous faisait, à cette heure, une si rude guerre ; autant qu'on pouvait en juger par les rares paroles qui lui étaient échappées, il parlait, malgré l'accent que nous avons signalé, la langue française avec une rare pureté. Au premier mot qu'il avait prononcé et dans lequel il avait reconnu cet accent d'outre-Manche, le plus âgé des deux voyageurs avait tressailli, et, se retournant du côté de son compagnon, habitué à lire la pensée dans son regard, il avait semblé lui demander comment un Anglais se trouvait en France au moment où la guerre acharnée que se faisaient les deux nations exilait naturellement les Anglais de la France, comme les Français de l'Angleterre. Sans doute, l'explication avait paru impossible à Roland, car celui-ci avait répondu d'un mouvement des yeux et d'un geste des épaules qui signifiaient : « Cela me paraît tout aussi extraordinaire qu'à vous ; mais, si vous ne trouvez pas l'explication d'un pareil problème, vous, le mathématicien par excellence, ne me la demandez pas à moi. »

 

Ce qui était resté de plus clair dans tout cela, dans l'esprit des deux jeunes gens, c'est que l'homme blond, à l'accent anglo-saxon, était le voyageur dont la calèche confortable attendait tout attelée à la porte de l'hôtel, et que ce voyageur était de Londres ou, tout au moins, de quelqu'un des comtés ou duchés de la Grande-Bretagne.

 

Quant aux paroles qu'il avait prononcées, nous avons dit qu'elles étaient rares, si rares qu'en réalité c'étaient plutôt des exclamations que des paroles ; seulement, à chaque explication qui avait été demandée sur l'état de la France, l'Anglais avait ostensiblement tiré un calepin de sa poche, et, en priant soit le marchand de vin, soit l'abbé, soit le jeune noble, de répéter l'explication – ce que chacun avait fait avec une complaisance pareille à la courtoisie qui présidait à la demande – il avait pris en note ce qui avait été dit de plus important, de plus extraordinaire et de plus pittoresque, sur l'arrestation de la diligence, l'état de la Vendée et les compagnons de Jéhu, remerciant chaque fois de la voix et du geste, avec cette roideur familière à nos voisins d'outre-mer, et chaque fois remettant dans la poche de côté de sa redingote son calepin enrichi d'une note nouvelle.

 

Enfin, comme un spectateur tout joyeux d'un dénouement inattendu, il s'était écrié de satisfaction à l'aspect de l'homme masqué, avait écouté de toutes ses oreilles, avait regardé de tous ses yeux, ne l'avait point perdu de vue, que la porte ne se fût refermée derrière lui, et alors, tirant vivement son calepin de sa poche

 

– Oh ! monsieur, avait-il dit à son voisin, qui n'était autre que l'abbé, seriez-vous assez bon, si je ne m'en souvenais pas, de me répéter mot pour mot ce qu'a dit le gentleman qui sort d'ici ?

 

Il s'était mis à écrire aussitôt, et, la mémoire de l'abbé s'associant à la sienne, il avait eu la satisfaction de transcrire, dans toute son intégrité, la phrase du compagnon de Jéhu au citoyen Jean Picot.

 

Puis, cette phrase transcrite, il s'était écrié avec un accent qui ajoutait un étrange cachet d'originalité à ses paroles

 

– Oh ! ce n'est qu'en France, en vérité, qu'il arrive de pareilles choses ; la France, c'est le pays le plus curieux du monde. Je suis enchanté, messieurs, de voyager en France et de connaître les Français.

 

Et la dernière phrase avait été dite avec tant de courtoisie qu'il ne restait plus, lorsqu'on l'avait entendue sortir de cette bouche sérieuse, qu'à remercier celui qui l'avait prononcée, fût-il le descendant des vainqueurs de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt.

 

Ce fut le plus jeune des deux voyageurs qui répondit à cette politesse avec le ton d'insouciante causticité qui paraissait lui être naturel.

 

– Par ma foi ! je suis exactement comme vous, milord ; je dis milord, car je présume que vous êtes Anglais.

 

– Oui, monsieur, répondit le gentleman, j'ai cet honneur.

 

– Eh bien ! comme je vous le disais, continua le jeune homme, je suis enchanté de voyager en France et d'y voir ce que j'y ai vu. Il faut vivre sous le gouvernement des citoyens Gohier, Moulins, Roger Ducos, Sieyès et Barras, pour assister à une pareille drôlerie, et quand, dans cinquante ans, on racontera qu'au milieu d'une ville de trente mille âmes, en plein jour, un voleur de grand chemin est venu, le masque sur le visage, deux pistolets et un sabre à la ceinture, rapporter à un honnête négociant qui se désespérait de les avoir perdus, les deux cents louis qu'il lui avait pris la veille ; quand on ajoutera que cela s'est passé à une table d'hôte où étaient assises vingt ou vingt-cinq personnes, et que ce bandit modèle s'est retiré sans que pas une des vingt ou vingt-cinq personnes présentes lui ait sauté à la gorge ; j'offre de parier que l'on traitera d'infime menteur celui qui aura l'audace de raconter l'anecdote.

 

Et le jeune homme, se renversant sur sa chaise, éclata de rire, mais d'un rire si nerveux et si strident, que tout le monde le regarda avec étonnement, tandis que, de son côté, son compagnon avait les yeux figés sur lui avec une inquiétude presque paternelle.

 

– Monsieur, dit le citoyen Alfred de Barjols, qui, ainsi que les autres, paraissait impressionné de cette étrange modulation, plus triste, ou plutôt plus douloureuse que gaie, et dont, avant de répondre, il avait laissé éteindre jusqu'au dernier frémissement ; monsieur, permettez-moi de vous faire observer que l'homme que vous venez de voir n'est point un voleur de grand chemin.

 

– Bah ? franchement, qu'est-ce donc ?

 

– C'est, selon toute probabilité, un jeune homme d'aussi bonne famille que vous et moi.

 

– Le comte de Horn, que le régent fit rouer en place de Grève, était aussi un jeune homme de bonne famille, et la preuve, c'est que toute la noblesse de Paris envoya des voitures à son exécution.

 

– Le comte de Horn avait, si je m'en souviens bien, assassiné un juif pour lui voler une lettre de change qu'il n'était point en mesure de lui payer, et nul n'osera vous dire qu'un compagnon de Jéhu ait touché à un cheveu de la tête d'un enfant.

 

– Eh bien ! soit ; admettons que l’institution soit fondée au point de vue philanthropique, pour rétablir la balance entre les fortunes, redresser les caprices du hasard, réformer les abus de la société ; pour être un voleur à la façon de Karl Moor, votre ami Morgan, n'est-ce point Morgan qu'a dit que s'appelait cet honnête citoyen ?

 

– Oui, dit l'Anglais.

 

– Eh bien ! votre ami Morgan n'en est pas moins un voleur.

 

Le citoyen Alfred de Barjols devint très pâle.

 

– Le citoyen Morgan n'est pas mon ami, répondit le jeune aristocrate, et, s'il l'était, je me ferais honneur de son amitié.

 

– Sans doute, répondit Roland en éclatant de rire ; comme dit M. de Voltaire : « L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux. »

 

– Roland, Roland ! lui dit à voix basse son compagnon.

 

– Oh ! général, répondit celui-ci laissant, à dessein peut-être, échapper le titre qui était dû à son compagnon, laissez-moi, par grâce, continuer avec monsieur une discussion qui m'intéresse au plus haut degré.

 

Celui-ci haussa les épaules.

 

– Seulement, citoyen, continua le jeune homme avec une étrange persistance, j'ai besoin d'être édifié : il y a deux ans que j'ai quitté la France, et, depuis mon départ, tant de choses ont changé, costume, mœurs, accent, que la langue pourrait bien avoir changé aussi. Comment appelez-vous, dans la langue que l'on parle aujourd'hui en France, arrêter les diligences et prendre l'argent qu'elles renferment ?

 

– Monsieur, dit le jeune homme du ton d'un homme décidé à soutenir la discussion jusqu'au bout, j'appelle cela faire la guerre ; et voilà votre compagnon, que vous avez appelé général tout à l'heure, qui, en sa qualité de militaire, vous dira qu'à part le plaisir de tuer et d'être tué, les généraux de tout temps n'ont pas fait autre chose que ce que fait le citoyen Morgan.

 

– Comment ! s'écria le jeune homme, dont les yeux lancèrent un éclair, vous osez comparer ?…

 

– Laissez monsieur développer sa théorie, Roland, dit le voyageur brun, dont les yeux, tout au contraire de ceux de son compagnon, qui semblaient s'être dilatés pour jeter leurs flammes, se voilèrent sous ses longs cils noirs, pour ne point laisser voir ce qui se passait dans son cœur.

 

– Ah ! dit le jeune homme avec son accent saccadé, vous voyez bien qu'à votre tour vous commencez à prendre intérêt à la discussion.

 

Puis, se tournant vers celui qu'il semblait avoir pris à partie :

 

– Continuez, monsieur, continuez, dit-il, le général le permet.

 

Le jeune noble rougit d'une façon aussi visible qu'il venait de pâlir un instant auparavant et, les dents serrées, les coudes sur la table, le menton sur son poing pour se rapprocher autant que possible de son adversaire, avec un accent provençal qui devenait de plus en plus prononcé à mesure que la discussion devenait plus intense :

 

– Puisque le général le permet, reprit-il en appuyant sur ces deux mots le général, j'aurai l'honneur de lui dire, et à vous, citoyen, par contrecoup, que je crois me souvenir d'avoir lu dans Plutarque, qu'au moment où Alexandre partit pour l'Inde, il n'emportait avec lui que dix-huit ou vingt talents d'or, quelque chose comme cent ou cent vingt mille francs. Or, croyez-vous que ce soit avec ces dix-huit ou vingt talents d'or qu'il nourrit son armée, gagna la bataille du Granique, soumit l'Asie Mineure, conquit Tyr, Gaza, la Syrie, l'Égypte, bâtit Alexandrie, pénétra jusqu'en Libye, se fit déclarer fils de Jupiter par l'oracle d'Ammon, pénétra jusqu'à l’Hyphase, et, comme ses soldats refusaient de le suivre plus loin, revint à Babylone pour y surpasser en luxe, en débauches et en mollesse, les plus luxueux, les plus débauchés et les plus voluptueux des rois d'Asie ? Est-ce de Macédoine qu'il tirait son argent, et croyez-vous que le roi Philippe, un des plus pauvres rois de la pauvre Grèce, faisait honneur aux traites que son fils tirait sur lui ? Non pas : Alexandre faisait comme le citoyen Morgan ; seulement, au lieu d'arrêter les diligences sur les grandes routes, il pillait les villes, mettait les rois à rançon, levait des contributions sur les pays conquis. Passons à Annibal. Vous savez comment il est parti de Carthage, n'est-ce pas ? Il n'avait pas même les dix-huit ou vingt talents de son prédécesseur Alexandre ; mais, comme il lui fallait de l'argent, il prit et saccagea, au milieu de la paix et contre la foi des traités, la ville de Sagonte ; dès lors il fut riche et put se mettre en campagne. Pardon, cette fois-ci, ce n'est plus du Plutarque, c'est du Cornélius Népos. Je vous tiens quitte de sa descente des Pyrénées, de sa montée des Alpes, des trois batailles qu'il a gagnées en s'emparant chaque fois des trésors du vaincu, et j'en arrive aux cinq ou six ans qu'il a passés dans la Campanie. Croyez-vous que lui et son armée payaient pension aux Capouans et que les banquiers de Carthage, qui étaient brouillés avec lui, lui envoyaient de l'argent ? Non : la guerre nourrissait la guerre, système Morgan, citoyen. Passons à César. Ah ! César, c'est autre chose. Il part de l’Espagne avec quelque chose comme trente millions de dettes, revient à peu près au pair, part pour la Gaule, reste dix ans chez nos ancêtres ; pendant ces dix ans, il envoie plus de cent millions à Rome, repasse les Alpes, franchit le Rubicon, marche droit au Capitole, force les portes du temple de Saturne, où est le trésor, y prend pour ses besoins particuliers, et non pas pour la république, trois mille livres pesant d'or en lingots, et meurt, lui que ses créanciers, vingt ans auparavant, ne voulaient pas laisser sortir de sa petite maison de la rue Suburra, laissant deux ou trois mille sesterces par chaque tête de citoyen, dix ou douze millions à Calpurnie et trente ou quarante millions à Octave ; système Morgan toujours, à l'exception que Morgan, j'en suis sûr, mourra sans avoir touché pour son compte ni à l'argent des Gaulois, ni à l'or du Capitole. Maintenant, sautons dix-huit cents ans et arrivons au général Buonaparté

 

Et le jeune aristocrate, comme avaient l'habitude de le faire les ennemis du vainqueur de l'Italie, affecta d'appuyer sur l'u, que Bonaparte avait retranché de son nom, et sur l'e dont il avait enlevé l'accent aigu.

 

Cette affectation parut irriter vivement Roland, qui fit un mouvement comme pour s'élancer en avant ; mais son compagnon l'arrêta.

 

– Laissez, dit-il, laissez, Roland ; je suis bien sûr que le citoyen Barjols ne dira pas que le général Buonaparté, comme il l'appelle, est un voleur.

 

– Non, je ne le dirai pas, moi ; mais il y a un proverbe italien qui le dit pour moi.

 

– Voyons le proverbe ? demanda le général se substituant à son compagnon, et, cette fois, fixant sur le jeune noble son œil limpide, calme et profond.

 

– Le voici dans toute sa simplicité : « Francesi non sono tutti ladroni, ma buona, parte. » Ce qui veut dire : « Tous les Français ne sont pas des voleurs, mais… »

 

– Une bonne partie ? dit Roland.

 

– Oui, mais Buonaparté, répondit Alfred de Barjols.

 

À peine l'insolente parole était-elle sortie de la bouche du jeune aristocrate, que l'assiette avec laquelle jouait Roland s'était échappée de ses mains et l'allait frapper en plein visage.

 

Les femmes jetèrent un cri, les hommes se levèrent.

 

Roland éclata de ce rire nerveux qui lui était habituel et retomba sur sa chaise.

 

Le jeune aristocrate resta calme, quoiqu'une rigole de sang coulât de son sourcil sur sa joue.

 

En ce moment, le conducteur entra, disant, selon la formule habituelle :

 

– Allons, citoyens voyageurs, en voiture !

 

Les voyageurs, pressés de s'éloigner du théâtre de la rixe à laquelle ils venaient d'assister, se précipitèrent vers la porte.

 

– Pardon, monsieur, dit Alfred de Barjols à Roland, vous n'êtes pas de la diligence, j'espère ?

 

– Non, monsieur, je suis de la chaise de poste ; mais, soyez tranquille, je ne pars pas.

 

– Ni moi, dit l'Anglais ; dételez les chevaux, je reste.

 

– Moi, je pars, dit avec un soupir le jeune homme brun, auquel Roland avait donné le titre de général ; tu sais qu'il le faut, mon ami, et que ma présence est absolument nécessaire là-bas. Mais je te jure bien que je ne te quitterais point ainsi si je pouvais faire autrement…

 

Et, en disant ces mots, sa voix trahissait une émotion dont son timbre, ordinairement ferme et métallique, ne paraissait pas susceptible.

 

Tout au contraire, Roland paraissait au comble de la joie ; on eût dit que cette nature de lutte s'épanouissait à l'approche du danger qu'il n'avait peut-être pas fait naître, mais que du moins il n'avait point cherché à éviter.

 

– Bon ! général, dit-il, nous devions nous quitter à Lyon, puisque vous avez eu la bonté de m'accorder un congé d'un mois pour aller à Bourg, dans ma famille. C'est une soixantaine de lieues de moins que nous faisons ensemble, voilà tout. Je vous retrouverai à Paris. Seulement, vous savez, si vous avez besoin d'un homme dévoué et qui ne boude pas, songez à moi.

 

– Sois tranquille, Roland, fit le général.

 

Puis, regardant attentivement les deux adversaires :

 

– Avant tout, Roland, dit-il à son compagnon avec un indéfinissable accent de tendresse, ne te fais pas tuer ; mais, si la chose est possible, ne tue pas non plus ton adversaire. Ce jeune homme, à tout prendre, est un homme de cœur, et je veux avoir un jour pour moi tous les gens de cœur.

 

– On fera de son mieux, général, soyez tranquille.

 

En ce moment, l’hôte parut sur le seuil de la porte.

 

– La chaise de poste pour Paris est attelée, dit-il.

 

Le général prit son chapeau et sa canne déposés sur une chaise ; mais, au contraire, Roland affecta de le suivre nu-tête, pour que l'on vît bien qu'il ne comptait point partir avec son compagnon.

 

Aussi Alfred de Barjols ne fit-il aucune opposition à sa sortie. D'ailleurs, il était facile de voir que son adversaire était plutôt de ceux qui cherchent les querelles que de ceux qui les évitent.

Celui-ci accompagna le général jusqu'à la voiture, où le général monta.

 

– C'est égal, dit ce dernier en s'asseyant, cela me fait gros cœur de te laisser seul ici, Roland, sans un ami pour te servir de témoin.

 

– Bon ! ne vous inquiétez point de cela, général ; on ne manque jamais de témoin : il y a et il y aura toujours des gens curieux de savoir comment un homme en tue un autre.

 

– Au revoir, Roland ; tu entends bien, je ne te dis pas adieu, je te dis au revoir !

 

– Oui, mon cher général, répondit le jeune homme d'une voix presque attendrie, j'entends bien, et je vous remercie.

 

– Promets-moi de me donner de tes nouvelles aussitôt l'affaire terminée, ou de me faire écrire par quelqu'un, si tu ne pouvais m'écrire toi-même.

 

– Oh ! n'ayez crainte, général ; avant quatre jours, vous aurez une lettre de moi, répondit Roland.

 

Puis, avec un accent de profonde amertume :

 

– Ne vous êtes-vous pas aperçu, dit-il, qu'il y a sur moi une fatalité qui ne veut pas que je meure ?

 

– Roland ! fit le général d'un ton sévère, encore !

 

– Rien, rien, dit le jeune homme en secouant la tête, et en donnant à ses traits l'apparence d'une insouciante gaieté, qui devait être l'expression habituelle de son visage avant que lui fût arrivé le malheur inconnu qui, si jeune, paraissait lui faire désirer la mort.

 

– Bien. À propos, tâche de savoir une chose.

 

– Laquelle, général ?

 

– C'est comment il se fait qu'au moment où nous sommes en guerre avec l'Angleterre, un Anglais se promène en France, aussi libre et aussi tranquille que s'il était chez lui.

 

– Bon : je le saurai.

 

– Comment cela ?

 

– Je l'ignore ; mais quand je vous promets de le savoir, je le saurai, dussé-je le lui demander, à lui.

 

– Mauvaise tête ! ne va pas te faire une autre affaire de ce côté-là.

 

– Dans tous les cas, comme c'est un ennemi, ce ne serait plus un duel, ce serait un combat.

 

– Allons, encore une fois, au revoir et embrasse-moi.

 

Roland se jeta avec un mouvement de reconnaissance passionnée au cou de celui qui venait de lui donner cette permission.

 

– Oh ! général ! s'écria-t-il, que je serais heureux… si je n'étais pas si malheureux !

 

Le général le regarda avec une affection profonde.

 

– Un jour, tu me conteras ton malheur, n'est-ce pas, Roland ? dit-il.

 

Roland éclata de ce rire douloureux qui, deux ou trois fois déjà, s'était fait jour entre ses lèvres.

 

– Oh ! par ma foi, non, dit-il, vous en ririez trop.

 

Le général le regarda comme il eût regardé un fou.

 

– Enfin, dit-il, il faut prendre les gens comme ils sont.

 

– Surtout lorsqu'ils ne sont pas ce qu'ils paraissent être.

 

– Tu me prends pour Œdipe, et tu me poses des énigmes, Roland.

 

– Ah ! si vous devinez celle-là, général, je vous salue roi de Thèbes. Mais, avec toutes mes folies, j'oublie que chacune de vos minutes est précieuse et que je vous retiens ici inutilement.

 

– Tu as raison. As-tu des commissions pour Paris ?

 

– Trois, mes amitiés à Bourrienne, mes respects à votre frère Lucien, et mes plus tendres hommages à madame Bonaparte.

 

– Il sera fait comme tu le désires.

 

– Où vous retrouverai-je, à Paris ?

 

– Dans ma maison de la rue de la Victoire, et peut-être…

 

– Peut-être…

 

– Qui sait ? peut-être au Luxembourg !

 

Puis, se rejetant en arrière, comme s'il regrettait d'en avoir tant dit, même à celui qu'il regardait comme son meilleur ami :

 

– Route d'Orange ! cria-t-il au postillon, et le plus vite possible.

 

Le postillon, qui n'attendait qu'un ordre, fouetta ses chevaux ; la voiture partit, rapide et grondante comme la foudre, et disparut par la porte d'Oulle.

III – L'ANGLAIS

 

Roland resta immobile à sa place, non seulement tant qu'il put voir la voiture, mais encore longtemps après qu'elle eut disparu.

 

Puis, secouant la tête comme pour faire tomber de son front le nuage qui l'assombrissait, il rentra dans l'hôtel et demanda une chambre.

 

– Conduisez monsieur au n° 3, dit l'hôte à une femme de chambre.

 

La femme de chambre prit une clef suspendue à une large tablette de bois noir, sur laquelle étaient rangés, sur deux lignes, des numéros blancs, et fit signe au jeune voyageur qu'il pouvait la suivre.

 

– Faites-moi monter du papier, une plume et de l'encre, dit le jeune homme à l'hôte, et si M. de Barjols s'informe où je suis, donnez-lui le numéro de ma chambre.

 

L'hôte promit de se conformer aux intentions de Roland, qui monta derrière la fille en sifflant la Marseillaise.

 

Cinq minutes après, il était assis près d'une table, ayant devant lui le papier, la plume, l'encre demandés, et s'apprêtant à écrire.

 

Mais, au moment où il allait tracer la première ligne, on frappa trois coups à sa porte.

 

– Entrez, dit-il en faisant pirouetter sur un de ses pieds de derrière le fauteuil dans lequel il était assis, afin de faire face au visiteur, qui, dans son appréciation, devait être soit M. de Barjols, soit un de ses amis.

 

La porte s'ouvrit d'un mouvement régulier comme celui d'une mécanique, et l'Anglais parut sur le seuil.

 

– Ah ! s'écria Roland, enchanté de la visite au point de vue de la recommandation que lui avait faite son général, c'est vous ?

 

– Oui, dit l'Anglais, c'est moi.

 

– Soyez le bienvenu.

 

– Oh ! que je sois le bienvenu, tant mieux ! car je ne savais pas si je devais venir.

 

– Pourquoi cela ?

 

– À cause d'Aboukir.

 

Roland se mit à rire.

 

– Il y a deux batailles d'Aboukir, dit-il : celle que nous avons perdue, celle que nous avons gagnée.

 

– À cause de celle que vous avez perdue.

 

– Bon ! dit Roland, on se bat, on se tue, on s'extermine sur le champ de bataille ; mais cela n'empêche point qu’on ne se serre la main quand on se rencontre en terre neutre. Je vous répète donc, soyez le bienvenu, surtout si vous voulez bien me dire pourquoi vous venez.

 

– Merci ; mais, avant tout, lisez ceci.

 

Et l'Anglais tira un papier de sa poche.

 

– Qu'est-ce ? demanda Roland.

 

– Mon passeport.

 

– Qu'ai-je affaire de votre passeport ? demanda Roland ; je ne suis pas gendarme.

 

– Non ; mais comme je viens vous offrir mes services, peut-être ne les accepteriez-vous point, si vous ne saviez pas qui je suis.

 

– Vos services, monsieur ?

 

– Oui ; mais lisez.

 

« Au nom de la République française, le Directoire exécutif invite à laisser circuler librement, et à lui prêter aide et protection en cas de besoin, sir John Tanlay, dans toute l’étendue du territoire de la République.

 

« Signé : FOUCHÉ. »

 

– Et plus bas, voyez.

 

« Je recommande tout particulièrement à qui de droit sir John Tanlay comme un philanthrope et un ami de la liberté.

 

« Signé : BARRAS. »

 

– Vous avez lu ?

 

– Oui, j'ai lu ; après ?…

 

– Oh ! après ?… Mon père, milord Tanlay, a rendu des services à M. Barras ; c'est pourquoi M. Barras permet que je me promène en France, et je suis bien content de me promener en France ; je m'amuse beaucoup.

 

– Oui, je me le rappelle, sir John ; vous nous avez déjà fait l'honneur de nous dire cela à table.

 

– Je l'ai dit, c'est vrai ; j'ai dit aussi que j'aimais beaucoup les Français.

 

Roland s'inclina.

 

– Et surtout le général Bonaparte, continua sir John.

 

– Vous aimez beaucoup le général Bonaparte ?

 

– Je l'admire ; c'est un grand, un très grand homme.

 

– Ah ! pardieu ! sir John, je suis fâché qu'il n'entende pas un Anglais dire cela de lui..

 

– Oh ! s'il était là, je ne le dirais point.

 

– Pourquoi ?

 

– Je ne voudrais pas qu'il crût que je dis cela pour lui faire plaisir, je dis cela parce que c'est mon opinion.

 

– Je n'en doute pas, milord, fit Roland, qui ne savait pas où l'Anglais en voulait venir, et qui, ayant appris par le passeport ce qu'il voulait savoir, se tenait sur la réserve.

 

– Et quand j'ai vu, continua l'Anglais avec le même flegme, quand j'ai vu que vous preniez le parti du général Bonaparte, cela m'a fait plaisir.

 

– Vraiment ?

 

– Grand plaisir, fit l'Anglais avec un mouvement de tête affirmatif.

 

– Tant mieux !

 

– Mais quand j'ai vu que vous jetiez une assiette à la tête de M. Alfred de Barjols, cela m'a fait de la peine.

 

– Cela vous a fait de la peine, milord ; et en quoi ?

 

– Parce qu'en Angleterre, un gentleman ne jette pas une assiette à la tête d'un autre gentleman.

 

– Ah ! milord, dit Roland en se levant et fronçant le sourcil, seriez-vous venu, par hasard, pour me faire une leçon ?

 

– Oh ! non ; je suis venu vous dire : vous êtes embarrassé peut-être de trouver un témoin ?

 

– Ma foi, sir John, je vous l’avouerai, et, au moment où vous avez frappé à la porte, je m'interrogeais pour savoir à qui je demanderais ce service.

 

– Moi, si voulez, dit l’Anglais, je serai votre témoin.

 

– Ah ! pardieu ! fit Roland, j'accepte et de grand cœur !

 

– Voilà le service que je voulais rendre, moi, à vous !

 

Roland lui tendit la main.

 

– Merci, dit-il.

 

L'Anglais s'inclina.

 

– Maintenant, continua Roland, vous avez eu le bon goût, milord, avant de m'offrir vos services, de me dire qui vous étiez ; il est trop juste, du moment où je les accepte, que vous sachiez qui je suis.

 

– Oh ! comme vous voudrez.

 

– Je me nomme Louis de Montrevel ; je suis aide de camp du général Bonaparte.

 

– Aide de camp du général Bonaparte ! je suis bien aise.

 

– Cela vous explique comment j'ai pris, un peu trop chaudement peut-être, la défense de mon général.

 

– Non, pas trop chaudement ; seulement, l'assiette…

 

– Oui, je sais bien, la provocation pouvait se passer de l'assiette ; mais, que voulez-vous ! je la tenais à la main, je ne savais qu'en faire, je l'ai jetée à la tête de M. de Barjols ; elle est partie toute seule sans que je le voulusse.

 

– Vous ne lui direz pas cela, à lui ?

 

– Oh ! soyez tranquille ; je vous le dis, à vous, pour mettre votre conscience en repos.

 

– Très bien ; alors, vous vous battrez ?

 

– Je suis resté pour cela, du moins.

 

– Et à quoi vous battrez-vous ?

 

– Cela ne vous regarde pas, milord.

 

– Comment, cela ne me regarde pas ?

 

– Non ; M. de Barjols est l'insulté, c'est à lui de choisir ses armes.

 

– Alors, l'arme qu'il proposera, vous l'accepterez ?

 

– Pas moi, sir John, mais vous, en mon nom, puisque vous me faites l'honneur d'être mon témoin.

 

– Et, si c'est le pistolet qu'il choisit, à quelle distance et comment désirez-vous vous battre ?

 

– Ceci, c'est votre affaire, milord, et non la mienne. Je ne sais pas si cela se fait ainsi en Angleterre, mais, en France, les combattants ne se mêlent de rien ; c'est aux témoins d'arranger les choses ; ce qu'ils font est toujours bien fait.

 

– Alors ce que je ferai sera bien fait ?

 

– Parfaitement fait, milord.

 

L'Anglais s'inclina.

 

– L'heure et le jour du combat ?

 

– Oh ! cela, le plus tôt possible ; il y a deux ans que je n'ai vu ma famille, et je vous avoue que je suis pressé d'embrasser tout mon monde.

 

L'Anglais regarda Roland avec un certain étonnement ; il parlait avec tant d'assurance, qu'on eût dit qu'il avait d'avance la certitude de ne pas être tué.

 

En ce moment, on frappa à la porte, et la voix de l'aubergiste demanda :

 

– Peut-on entrer ?

 

Le jeune homme répondit affirmativement : la porte s'ouvrit, et l'aubergiste entra effectivement, tenant à la main une carte qu'il présenta à son hôte.

 

Le jeune homme prit la carte et lut :

 

« Charles de Valensolle. »

 

– De la part de M. Alfred de Barjols, dit l'hôte.

– Très bien ! fit Roland.

 

Puis, passant la carte à l’Anglais :

 

– Tenez, cela vous regarde ; c'est inutile que je voie ce monsieur, puisque, dans ce pays-ci, on n'est plus citoyen… M. de Valensolle est le témoin de M. de Barjols, vous êtes le mien : arrangez la chose entre vous ; seulement, ajouta le jeune homme en serrant la main de l'Anglais et en le regardant fixement, tâchez que ce soit sérieux ; je ne récuserais ce que vous aurez fait que s'il n'y avait point chance de mort pour l'un ou pour l’autre.

 

– Soyez tranquille, dit l’Anglais, je ferai comme pour moi.

 

– À la bonne heure, allez, et, quand tout sera arrêté, remontez ; je ne bouge pas d'ici.

 

Sir John suivit l’aubergiste ; Roland se rassit, fit pirouetter son fauteuil dans le sens inverse et se retrouva devant sa table.

 

Il prit sa plume et se mit à écrire.

 

Lorsque sir John rentra, Roland, après avoir écrit et cacheté deux lettres, mettait l’adresse sur la troisième.

 

Il fit signe de la main à l'Anglais d'attendre qu'il eût fini afin de pouvoir lui donner toute son attention.

 

Il acheva l’adresse, cacheta la lettre, et se retourna.

 

– Eh bien, demanda-t-il, tout est-il réglé ?

 

– Oui, dit l’Anglais, et ça a été chose facile, vous avez affaire à un vrai gentleman.

 

– Tant mieux ! fit Roland.

 

Et il attendit.

 

– Vous vous battez dans deux heures à la fontaine de Vaucluse – un lieu charmant – au pistolet, en marchant l'un sur l'autre, chacun tirant à sa volonté et pouvant continuer de marcher après le feu de son adversaire.

 

– Par ma foi ! vous avez raison, sir John ; voilà qui est tout à fait bien. C'est vous qui avez réglé cela ?

 

– Moi et le témoin de M. Barjols, votre adversaire ayant renoncé à tous ses privilèges d'insulté.

 

– S'est-on occupé des armes ?

 

– J'ai offert mes pistolets ; ils ont été acceptés, sur ma parole d'honneur qu'ils étaient aussi inconnus à vous qu'à M. de Barjols ; ce sont d'excellentes armes avec lesquelles, à vingt pas, je coupe une balle sur la lame d'un couteau.

 

– Peste ! vous tirez bien, à ce qu'il paraît, milord ?

 

– Oui ; je suis, à ce que l'on dit, le meilleur tireur de l’Angleterre.

 

– C'est bon à savoir ; quand je voudrai me faire tuer, sir John, je vous chercherai querelle.

 

– Oh ! ne cherchez jamais une querelle à moi, dit l'Anglais, cela me ferait trop grand-peine d'être obligé de me battre avec vous.

 

– On tâchera, milord, de ne pas vous faire de chagrin. Ainsi, c'est dans deux heures.

 

– Oui ; vous m'avez dit que vous étiez pressé.

 

– Parfaitement. Combien y a-t-il d'ici à l'endroit charmant ?

 

– D'ici à Vaucluse ?

 

– Oui.

 

– Quatre lieues.

 

– C'est l'affaire d'une heure et demie ; nous n'avons pas de temps à perdre ; débarrassons-nous donc des choses ennuyeuses pour n'avoir plus que le plaisir.

 

L'Anglais regarda le jeune homme avec étonnement.

 

Roland ne parut faire aucune attention à ce regard.

 

– Voici trois lettres, dit-il : une pour madame de Montrevel, ma mère ; une pour mademoiselle de Montrevel, ma sœur, une pour le citoyen Bonaparte, mon général. Si je suis tué, vous les mettrez purement et simplement à la poste. Est-ce trop de peine ?

 

– Si ce malheur arrive, je porterai moi-même les lettres, dit l'Anglais. Où demeurent madame votre mère et mademoiselle votre sœur ? demanda celui-ci.

– À Bourg, chef-lieu du département de l'Ain.

 

– C'est tout près d'ici, répondit l'Anglais. Quant au général Bonaparte, j'irai, s'il le faut, en Égypte ; je serais extrêmement satisfait de voir le général Bonaparte.

 

– Si vous prenez, comme vous le dites, milord, la peine de porter la lettre vous-même, vous n'aurez pas une si longue course à faire : dans trois jours, le général Bonaparte sera à Paris.

 

– Oh ! fit l'Anglais, sans manifester le moindre étonnement, vous croyez ?

 

– J'en suis sûr, répondit Roland.

 

– C'est, en vérité, un homme fort extraordinaire, que le général Bonaparte. Maintenant, avez-vous encore quelque autre recommandation à me faire, monsieur de Montrevel ?

 

– Une seule, milord.

 

– Oh ! plusieurs si vous voulez.

 

– Non, merci, une seule, mais très importante.

 

– Dites.

 

– Si je suis tué… mais je doute que j'aie cette chance…

 

Sir John regarda Roland avec cet œil étonné qu'il avait déjà deux ou trois fois arrêté sur lui.

 

– Si je suis tué, reprit Roland, car, au bout du compte, il faut bien tout prévoir…

 

– Oui, si vous êtes tué, j'entends.

 

– Écoutez bien ceci, milord, car je tiens expressément en ce cas, à ce que les choses se passent exactement comme je vais vous le dire.

 

– Cela se passera comme vous le direz, répliqua sir John ; je suis un homme fort exact.

 

– Eh bien donc, si je suis tué, insista Roland en posant et en appuyant la main sur l'épaule de son témoin, comme pour mieux imprimer dans sa mémoire la recommandation qu'il allait lui faire, vous mettrez mon corps comme il sera, tout habillé, sans permettre que personne le touche, dans un cercueil de plomb que vous ferez souder devant vous ; vous enfermerez le cercueil de plomb dans une bière de chêne, que vous ferez également clouer devant vous. Enfin, vous expédierez le tout à ma mère, à moins que vous n'aimiez mieux jeter le tout dans le Rhône, ce que je laisse absolument à votre choix, pourvu qu'il y soit jeté.

 

– Il ne me coûtera pas plus de peine, reprit l'Anglais, puisque je porte la lettre, de porter le cercueil avec moi.

 

–Allons, décidément, milord, dit Roland riant aux éclats de son rire étrange, vous êtes un homme charmant, et c'est la Providence en personne qui a permis que je vous rencontre. En route, milord, en route !

 

Tous deux sortirent de la chambre de Roland. Celle de sir John était située sur le même palier. Roland attendit que l'Anglais rentrât chez lui pour prendre ses armes.

 

Il en sortit après quelques secondes, tenant à la main une boîte de pistolets.

 

– Maintenant, milord, demanda Roland, comment allons-nous à Vaucluse ? à cheval ou en voiture ?

 

– En voiture, si vous voulez bien. Une voiture, c'est commode beaucoup plus si l'on était blessé : la mienne attend en bas.

 

– Je croyais que vous aviez fait dételer ?

 

– J'en avais donné l'ordre, mais j'ai fait courir après le postillon pour lui donner contre-ordre.

 

On descendit l'escalier.

 

– Tom ! Tom ! dit sir John en arrivant à la porte, où l'attendait un domestique dans la sévère livrée d'un groom anglais, chargez-vous de cette boîte.

 

– I am going with, mylord ? demanda le domestique ?

 

Yes ! répondit sir John.

 

Puis, montrant à Roland le marchepied de la calèche qu'abaissait son domestique.

 

– Venez, monsieur de Montrevel, dit-il.

 

Roland monta dans la calèche et s'y étendit voluptueusement.

 

– En vérité, dit-il, il n'y a décidément que vous autres Anglais pour comprendre les voitures de voyage ; on est dans la vôtre comme dans son lit. Je parie que vous faites capitonner vos bières avant de vous y coucher.

 

– Oui, c'est un fait, répondit John, le peuple anglais, il entend très bien le confortable ; mais le peuple français, il est un peuple plus curieux et plus amusant…

 

– Postillon, à Vaucluse.

IV – LE DUEL

 

La route n'est praticable que d'Avignon à l'Isle. On fit les trois lieues qui séparent l'Isle d'Avignon en une heure.

 

Pendant cette heure, Roland, comme s'il eût pris à tâche de faire paraître le temps court à son compagnon de voyage, fut verveux et plein d'entrain ; plus il approchait du lieu du combat, plus sa gaieté redoublait. Quiconque n'eût pas su la cause du voyage ne se fût jamais douté que ce jeune homme, au babil intarissable et au rire incessant, fût sous la menace d'un danger mortel.

 

Au village de l'Isle, il fallut descendre de voiture. On s'informa ; Roland et sir John étaient les premiers arrivés.

 

Ils s'engagèrent dans le chemin qui conduit à la fontaine.

 

– Oh ! oh ! dit Roland, il doit y avoir un bel écho ici.

 

Il y jeta un ou deux cris auxquels l'écho répondit avec une complaisance parfaite.

 

– Ah ! par ma foi, dit le jeune homme, voici un écho merveilleux. Je ne connais que celui de la Seinonnetta, à Milan, qui lui soit comparable. Attendez, milord.

 

Et il se mit, avec des modulations qui indiquaient à la fois une voix admirable et une méthode excellente, à chanter une tyrolienne qui semblait un défi porté, par la musique révoltée, au gosier humain.

 

Sir John regardait et écoutait Roland avec un étonnement qu'il ne se donnait plus la peine de dissimuler.

Lorsque la dernière note se fut éteinte dans la cavité de la montagne :

 

– Je crois, Dieu me damne ! dit sir John, que vous avez le spleen.

 

Roland tressaillit et le regarda comme pour l'interroger. Mais, voyant que sir John n'allait pas plus loin :

 

– Bon ! et qui vous fait croire cela demanda-t-il.

 

– Vous êtes trop bruyamment gai pour n'être pas profondément triste.

 

– Oui, et cette anomalie vous étonne ?

 

– Rien ne m'étonne, chaque chose a sa raison d'être.

 

– C'est juste ; le tout est d'être dans le secret de la chose. Eh bien, je vais vous y mettre.

 

– Oh ! je ne vous y force aucunement.

 

– Vous êtes trop courtois pour cela ; mais avouez que cela vous ferait plaisir d'être fixé à mon endroit.

 

– Par intérêt pour vous, oui.

 

– Eh bien, milord, voici le mot de l'énigme, et je vais vous dire, à vous, ce que je n'ai encore dit à personne. Tel que vous me voyez, et avec les apparences d'une santé excellente, je suis atteint d'un anévrisme qui me fait horriblement souffrir. Ce sont à tout moment des spasmes, des faiblesses, des évanouissements qui feraient honte à une femme. Je passe ma vie à prendre des précautions ridicules, et, avec tout cela, Larrey m'a prévenu que je dois m'attendre à disparaître de ce monde d'un moment à l'autre, l'artère attaquée pouvant se rompre dans ma poitrine au moindre effort que je ferai. Jugez comme c'est amusant pour un militaire ! Vous comprenez que, du moment où j'ai été éclairé sur ma situation, j'ai décidé que je me ferais tuer avec le plus d'éclat possible. Je me suis mis incontinent à l'œuvre. Un autre plus chanceux aurait réussi déjà cent fois ; mais moi, ah bien, oui, je suis ensorcelé : ni balles ni boulets ne veulent de moi ; on dirait que les sabres ont peur de s'ébrécher sur ma peau. Je ne manque pourtant pas une occasion ; vous l'avez vu d'après ce qui s'est passé à table. Eh bien, nous allons nous battre, n'est-ce pas ? Je vais me livrer comme un fou, donner tous les avantages à mon adversaire, cela n'y fera absolument rien : il tirera à quinze pas, à dix pas, à cinq pas, à bout portant sur moi, et il me manquera, ou son pistolet brûlera l'amorce sans partir ; et tout cela, la belle avance, je vous le demande un peu, pour que je crève un beau jour au moment où je m'y attendrai le moins, en tirant mes bottes ? Mais silence, voici mon adversaire.

 

En effet, par la même route qu'avaient suivie Roland et sir John à travers les sinuosités du terrain et les aspérités du rocher, on voyait apparaître la partie supérieure du corps de trois personnages qui allaient grandissant à mesure qu'ils approchaient.

 

Roland les compta.

 

– Trois. Pourquoi trois, dit-il, quand nous ne sommes que deux.

 

– Ah ! j'avais oublié, dit l'Anglais : M. de Barjols, autant dans votre intérêt que dans le sien, a demandé d'amener un chirurgien de ses amis.

 

– Pourquoi faire ? demanda Roland d'un ton brusque et en fronçant le sourcil.

 

– Mais pour le cas où l'un de vous serait blessé ; une saignée, dans certaines circonstances, peut sauver la vie à un homme.

 

– Sir John, fit Roland avec une expression presque féroce, je ne comprends pas toutes ces délicatesses en matière de duel. Quand on se bat, c'est pour se tuer. Qu'on se fasse auparavant toutes sortes de politesses, comme vos ancêtres et les miens s'en sont fait à Fontenoy, très bien ; mais, une fois que les épées sont hors du fourreau ou les pistolets chargés, il faut que la vie d'un homme paye la peine que l'on a prise et les battements de cœur que l'on a perdus. Moi, sur votre parole d’honneur, sir John, je vous demande une chose : c'est que blessé ou tué, vivant ou mort, le chirurgien de M. de Barjols ne me touchera pas.

 

– Mais cependant, monsieur Roland…

 

– Oh ! c'est à prendre ou à laisser. Votre parole d'honneur, milord, ou, le diable m'emporte, je ne me bats pas.

 

L'Anglais regarda le jeune homme avec étonnement : son visage était devenu livide, ses membres étaient agités d'un tremblement qui ressemblait à de la terreur.

 

Sans rien comprendre à cette impression inexplicable, sir John donna sa parole.

 

– À la bonne heure, fit Roland ; tenez, c'est encore un des effets de cette charmante maladie : toujours je suis prêt à me trouver mal à l’idée d’une trousse déroulée, à la vue d'un bistouri ou d'une lancette. J'ai dû devenir très pâle, n'est-ce pas ?

 

– J'ai cru un instant que vous alliez vous évanouir.

 

Roland éclata de rire.

 

– Ah ! la belle affaire que cela eût fait, dit-il, nos adversaires arrivant et vous trouvant occupé à me faire respirer des sels comme à une femme qui a des syncopes. Savez-vous ce qu'ils auraient dit, eux, et ce que vous auriez dit vous le premier ? Ils auraient dit que j'avais peur.

Les trois nouveaux venus, pendant ce temps, s'étaient avancés et se trouvaient à portée de la voix, de sorte que sir John n'eut pas même le temps de répondre à Roland.

 

Ils saluèrent en arrivant. Roland, le sourire sur les lèvres, ses belles dents à fleur de lèvres, répondit à leur salut.

 

Sir John s'approcha de son oreille.

 

– Vous êtes encore un peu pâle, dit-il ; allez faire un tour jusqu'à la fontaine ; j'irai vous chercher quand il sera temps.

 

– Ah ! c'est une idée, cela, dit Roland ; j'ai toujours eu envie de voir cette fameuse fontaine de Vaucluse, Hippocrène de Pétrarque. Vous connaissez son sonnet ?

 

Chiare, fresche e dolci acque

Ove le belle membra

Pose colei, che sofa a me par donna.

 

– Et cette occasion-ci passée, je n'en retrouverais peut-être pas une pareille. De quel côté est-elle, votre fontaine ?

 

– Vous en êtes à trente pas ; suivez le chemin, vous allez la trouver au détour de la route, au pied de cet énorme rocher dont vous voyez le faîte.

 

– Milord, dit Roland, vous êtes le meilleur cicérone que je connaisse ; merci.

 

Et, faisant à son témoin un signe amical de la main, il s'éloigna dans la direction de la fontaine en chantonnant entre ses dents la charmante villanelle de Philippe Desportes :

 

Rosette, pour un peu d’absence,

Votre cœur vous avez changé.

Et, moi sachant cette inconstance,

Le mien autre part j’ai rangé.

Jamais plus beauté si légère

Sur moi tant de pouvoir n’aura ;

Nous verrons, volage bergère,

Qui premier s’en repentira. »

 

Sir John se retourna aux modulations de cette voix à la fois fraîche et tendre, et qui, dans les notes élevées, avait quelque chose de la voix d'une femme ; son esprit méthodique et froid ne comprenait rien à cette nature saccadée et nerveuse, sinon qu'il avait sous les yeux une des plus étonnantes organisations que l'on pût rencontrer.

 

Les deux jeunes gens l'attendaient ; le chirurgien se tenait un peu à l'écart.

 

Sir John portait à la main sa boîte de pistolets ; il la posa sur un rocher ayant la forme d'une table, tira de sa poche une petite clef qui semblait travaillée par un orfèvre, et non par un serrurier, et ouvrit la boîte.

Les armes étaient magnifiques, quoique d'une grande simplicité ; elles sortaient des ateliers de Menton, le grand-père de celui qui aujourd'hui est encore un des meilleurs arquebusiers de Londres. Il les donna à examiner au témoin de M. de Barjols, qui en fit jouer les ressorts et poussa la gâchette d'arrière en avant, pour voir s'ils étaient à double détente.

 

Ils étaient à détente simple.

 

M. de Barjols jeta dessus un coup d'œil ; mais ne les toucha même pas.

 

– Notre adversaire ne connaît point vos armes ? demanda M. de Valensolle.

 

– Il ne les a même pas vues, répondit sir John, je vous en donne ma parole d'honneur.

 

– Oh ! fit M. de Valensolle, une simple dénégation suffisait.

 

On régla une seconde fois, afin qu'il n'y eût point de malentendu, les conditions du combat déjà arrêtées ; puis, ces conditions réglées, afin de perdre le moins de temps possible en préparatifs inutiles, on chargea les pistolets, on les remit tout chargés dans la boîte, on confia la boîte au chirurgien, et sir John, la clef de sa boîte dans sa poche alla chercher Roland.

 

Il le trouva causant avec un petit pâtre qui faisait paître trois chèvres aux flancs roides et rocailleux de la montagne, et jetant des cailloux dans le bassin.

 

Sir John ouvrait la bouche pour lui dire que tout était prêt ; mais lui, sans donner à l’Anglais le temps de parler :

 

– Vous ne savez pas ce que me raconte cet enfant, milord ! Une véritable légende des bords du Rhin. Il dit que ce bassin, dont on ne connaît pas le fond, s'étend à plus de deux ou trois lieues sous la montagne, et sert de demeure à une fée, moitié femme, moitié serpent, qui, dans les nuits calmes et pures de l'été, glisse à la surface de l’eau, appelant les pâtres de la montagne et ne leur montrant, bien entendu, que sa tête aux longs cheveux, ses épaules nues et ses beaux bras ; mais les imbéciles se laissent prendre à ce semblant de femme : ils s'approchent, lui font signe de venir à eux, tandis que, de son côté, la fée leur fait signe de venir à elle. Les imprudents s'avancent sans s'en apercevoir, ne regardant pas à leurs pieds ; tout à coup la terre leur manque, la fée étend le bras, plonge avec eux dans ses palais humides, et, le lendemain, reparaît seule. Qui diable a pu faire à ces idiots de bergers le même conte que Virgile racontait en si beaux vers à Auguste et à Mécène ?

 

Il demeura pensif un instant, et les yeux fixés sur cette eau azurée et profonde ; puis, se retournant vers sir John :

 

– On dit que jamais nageur, si vigoureux qu'il soit, n'a reparu après avoir plongé dans ce gouffre ; si j'y plongeais, milord, ce serait peut-être plus sûr que la balle de M. de Barjols. Au fait, ce sera toujours une dernière ressource ; en attendant, essayons de la balle. Allons, milord, allons.

 

Et, prenant par dessous le bras l'Anglais émerveillé de cette mobilité d'esprit, il le ramena vers ceux qui les attendaient.

 

Eux, pendant ce temps, s'étaient occupés de chercher un endroit convenable et l'avaient trouvé.

 

C'était un petit plateau, accroché en quelque sorte à la rampe escarpée de la montagne, exposé au soleil couchant et portant une espèce de château en ruine, qui servait d'asile aux pâtres surpris par le mistral.

Un espace plan, d'une cinquantaine de pas de long et d'une vingtaine de pas de large, lequel avait dû être autrefois la plate-forme du château, allait être le théâtre du drame qui approchait de son dénouement.

 

– Nous voici, messieurs, dit sir John.

 

– Nous sommes prêts, messieurs, dit M. de Valensolle.

 

– Que les adversaires veuillent bien écouter les conditions du combat, dit sir John.

 

Puis, s'adressant à M. de Valensolle :

 

– Redites-les, monsieur, ajouta-t-il ; vous êtes Français et moi étranger ; vous les expliquerez plus clairement que moi.

 

– Vous êtes de ces étrangers, milord, qui montreraient la langue à de pauvres Provençaux comme nous ; mais, puisque vous avez la courtoisie de me céder la parole, j'obéirai à votre invitation.

 

Et il salua sir John, qui lui rendit son salut.

 

– Messieurs, continua le gentilhomme qui servait de témoin à M. de Barjols, il est convenu que l'on vous placera à quarante pas ; que vous marcherez l'un vers l'autre ; que chacun tirera à sa volonté, et, blessé ou non, aura la liberté de marcher après le feu de son adversaire.

 

Les deux combattants s'inclinèrent en signe d'assentiment, et, d'une même voix, presque en même temps, dirent :

 

– Les armes !

 

Sir John tira la petite clef de sa poche et ouvrit la boîte.

 

Puis il s'approcha de M. de Barjols et la lui présenta tout ouverte.

 

Celui-ci voulut renvoyer le choix des armes à son adversaire ; mais, d'un signe de la main, Roland refusa en disant avec une voix d'une douceur presque féminine :

 

– Après vous, monsieur de Barjols ; j'apprends que, quoique insulté par moi, vous avez renoncé à tous vos avantages ; c'est bien le moins que je vous laisse celui-ci, si toutefois cela en est un.

 

M. de Barjols n'insista point davantage et prit au hasard un des deux pistolets.

 

Sir John alla offrir l'autre à Roland, qui le prit, l'arma, et, sans même en étudier le mécanisme, le laissa pendre au bout de son bras.

Pendant ce temps, M. de Valensolle mesurait les quarante pas : une canne avait été plantée au point de départ.

 

– Voulez-vous mesurer après moi, monsieur ? demanda-t-il à sir John.

 

– Inutile, monsieur, répondit celui-ci ; nous nous en rapportons, M. de Montrevel et moi, parfaitement à vous.

 

M. de Valensolle planta une seconde canne au quarantième pas.

 

– Messieurs, dit-il, quand vous voudrez.

 

L'adversaire de Roland était déjà à son poste, chapeau et habit bas.

 

Le chirurgien et les deux témoins se tenaient à l'écart.

 

L'endroit avait été si bien choisi, que nul ne pouvait avoir sur son ennemi désavantage de terrain ni de soleil.

 

Roland jeta près de lui son habit, son chapeau, et vint se placer à quarante pas de M. de Barjols, en face de lui.

 

Tous deux, l'un à droite, l'autre à gauche, envoyèrent un regard sur le même horizon.

 

L'aspect en était en harmonie avec la terrible solennité de la scène qui allait s'accomplir.

 

Rien à voir à la droite de Roland, ni à la gauche de M. de Barjols ; c'était la montagne descendant vers eux avec la pente rapide et élevée d'un toit gigantesque.

 

Mais du côté opposé, c'est-à-dire à la droite de M. de Barjols et à la gauche de Roland, c'était tout autre chose.

 

L'horizon était infini.

 

Au premier plan, c'était cette plaine aux terrains rougeâtres trouée de tous côtés par des points de roches, et pareille à un cimetière de Titans dont les os perceraient la terre.

 

Au second plan, se dessinant en vigueur sur le soleil couchant, c'était Avignon avec sa ceinture de murailles et son palais gigantesque, qui, pareil à un lion accroupi, semble tenir la ville haletante sous sa griffe.

Au-delà d'Avignon, une lime lumineuse comme une rivière d'or fondu dénonçait le Rhône.

 

Enfin, de l'autre côté du Rhône, se levait, comme une lime d'azur foncé, la chaîne de collines qui séparent Avignon de Nîmes et d'Uzès.

 

Au fond, tout au fond, le soleil, que l'un de ces deux hommes regardait probablement pour la dernière fois, s'enfonçait lentement et majestueusement dans un océan d'or et de pourpre.

 

Au reste, ces deux hommes formaient un contraste étrange.

 

L'un, avec ses cheveux noirs, son teint basané, ses membres grêles, son œil sombre, était le type de cette race méridionale qui compte parmi ses ancêtres des Grecs, des Romains, des Arabes et des Espagnols.

 

L'autre, avec son teint rosé, ses cheveux blonds, ses grands yeux azurés, ses mains potelées comme celles d'une femme, était le type de cette race des pays tempérés, qui compte les Gaulois, les Germains et les Normands parmi ses aïeux.

 

Si l'on voulait grandir la situation, il était facile d'en arriver à croire que c'était quelque chose de plus qu'un combat singulier entre deux hommes.

 

On pouvait croire que c'était le duel d'un peuple contre un autre peuple, d'une race contre une autre race, du Midi contre le Nord.

 

Étaient-ce les idées que nous venons d'exprimer qui occupaient l'esprit de Roland et qui le plongeaient dans une mélancolique rêverie ?

 

Ce n'est point probable.

 

Le fait est qu'un moment il sembla oublier témoins, duel, adversaire, abîmé qu'il était dans la contemplation du splendide spectacle.

 

La voix de M. de Barjols le tira de ce poétique engourdissement.

 

– Quand vous serez prêt, monsieur, dit-il, je le suis.

 

Roland tressaillit.

 

– Pardon de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-il ; mais il ne fallait pas vous préoccuper de moi, je suis fort distrait ; me voici, monsieur.

 

Et, le sourire aux lèvres, les cheveux soulevés par le vent du soir, sans s'effacer, comme il eût fait dans une promenade ordinaire, tandis qu'au contraire son adversaire prenait toutes les précautions usitées en pareil cas, Roland marcha droit sur M. de Barjols.

 

La physionomie de sir John, malgré son impassibilité ordinaire, trahissait une angoisse profonde.

 

La distance s'effaçait rapidement entre les deux adversaires.

 

M. de Barjols s'arrêta le premier, visa et fit feu, au moment où Roland n'était plus qu'à dix pas de lui.

 

La balle de son pistolet enleva une boucle des cheveux de Roland, mais ne l'atteignit pas.

 

Le jeune homme se retourna vers son témoin.

 

– Eh bien, demanda-t-il, que vous avais-je dit ?

 

– Tirez, monsieur, tirez donc ! dirent les témoins.

 

M. de Barjols resta muet et immobile à la place où il avait fait feu.

 

– Pardon, messieurs, répondit Roland ; mais vous me permettrez, je l'espère, d'être juge du moment et de la façon dont je dois riposter. Après avoir essuyé le feu de M. de Barjols, j'ai à lui dire quelques paroles que je ne pouvais lui dire auparavant.

 

Puis, se retournant vers le jeune aristocrate, pâle mais calme :

 

– Monsieur, lui dit-il, peut-être ai-je été un peu vif dans notre discussion de ce matin.

 

Et il attendit.

 

– C'est à vous de tirer, monsieur, répondit M. de Barjols.

 

– Mais, continua Roland comme s'il n'avait pas entendu, vous allez comprendre la cause de cette vivacité et l'excuser peut-être. Je suis militaire et aide de camp du général Bonaparte.

 

– Tirez, monsieur, répéta le jeune noble.

 

– Dites une simple parole de rétractation, monsieur, reprit le jeune officier ; dites que la réputation d'honneur et de délicatesse du général Bonaparte est telle, qu'un mauvais proverbe italien, fait par des vaincus de mauvaise humeur, ne peut lui porter atteinte ; dites cela, et je jette cette arme loin de moi, et je vais vous serrer la main ; car, je le reconnais, monsieur, vous êtes un brave.

– Je ne rendrai hommage à cette réputation d'honneur et de délicatesse dont vous parlez, monsieur, que lorsque votre général en chef se servira de l'influence que lui a donnée son génie sur les affaires de la France, pour faire ce qu'a fait Monk, c'est-à-dire pour rendre le trône à son souverain légitime.

 

– Ah ! fit Roland avec un sourire, c'est trop demander d'un général républicain.

 

– Alors, je maintiens ce que j'ai dit, répondit le jeune noble ; tirez, monsieur, tirez.

 

Puis, comme Roland ne se hâtait pas d'obéir à l’injonction :

 

– Mais, ciel et terre ! tirez donc ! dit-il en frappant du pied.

 

Roland, à ces mots, fit un mouvement indiquant qu'il allait tirer en l'air.

 

Alors, avec une vivacité de parole et de geste qui ne lui permit pas de l’accomplir :

 

– Ah ! s'écria M. de Barjols, ne tirez point en l'air, par grâce ! ou j'exige que l'on recommence et que vous fassiez feu le premier.

 

– Sur mon honneur ! s'écria Roland devenant aussi pâle que si tout son sang l'abandonnait, voici la première fois que j'en fais autant pour un homme, quel qu'il soit. Allez-vous en au diable ! et, puisque vous ne voulez pas de la vie, prenez la mort.

 

Et à l'instant même, sans prendre la peine de viser, il abaissa son arme et fit feu.

 

Alfred de Barjols porta la main à sa poitrine, oscilla en avant et en arrière, fit un tour sur lui-même et tomba la face contre terre.

 

La balle de Roland lui avait traversé le cœur.

 

Sir John, en voyant tomber M. de Barjols, alla droit à Roland et l'entraîna vers l'endroit où il avait jeté son habit et son chapeau.

 

– C'est le troisième, murmura Roland avec un soupir ; mais vous m'êtes témoin que celui-ci l'a voulu.

 

Et, rendant son pistolet tout fumant à sir John, il revêtit son habit et son chapeau.

 

Pendant ce temps, M. de Valensolle ramassait le pistolet échappé à la main de son ami et le rapportait avec la boîte à sir John.

 

– Eh bien ? demanda l’Anglais en désignant des yeux Alfred de Barjols.

 

– Il est mort, répondit le témoin.

 

– Ai-je fait en homme d'honneur, monsieur ? demanda Roland en essuyant avec son mouchoir la sueur qui, à l'annonce de la mort de son adversaire, lui avait subitement inondé le visage.

 

– Oui, monsieur, répondit M. de Valensolle ; seulement, laissez-moi vous dire ceci : vous avez la main malheureuse.

 

Et, saluant Roland et son témoin avec une exquise politesse, il retourna près du cadavre de son ami.

 

– Et vous, milord, reprit Roland, que dites-vous ?

 

– Je dis, répliqua sir John avec une espèce d'admiration forcée, que vous êtes de ces hommes à qui le divin Shakespeare fait dire d'eux-mêmes : « Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour : mais je suis l'aîné. »

V – ROLAND

 

Le retour fut muet et triste ; on eût dit qu'en voyant s'évanouir ses chances de mort, Roland avait perdu toute sa gaieté.

 

La catastrophe dont il venait d'être l'auteur pouvait bien être pour quelque chose dans cette taciturnité ; mais, hâtons-nous de le dire, Roland, sur le champ de bataille, et surtout dans sa dernière campagne contre les Arabes, avait eu trop souvent à enlever son cheval par-dessus les cadavres qu'il venait de faire, pour que l'impression produite sur lui par la mort d'un inconnu l'eût si fort impressionné.

 

Il y avait donc une autre raison à cette tristesse ; il fallait donc que ce fût bien réellement celle que le jeune homme avait confiée à sir John. Ce n'était donc pas le regret de la mort d'autrui, c'était le désappointement de sa propre mort.

 

En rentrant à l'hôtel du Palais-Royal, sir John monta dans sa chambre pour y déposer ses pistolets, dont la vue pouvait exciter dans l'esprit de Roland quelque chose de pareil à un remords ; puis il vint rejoindre le jeune officier pour lui remettre les trois lettres qu'il en avait reçues.

 

Il le trouva tout pensif et accoudé sur sa table.

 

Sans prononcer une parole, l'Anglais déposa les trois lettres devant Roland.

 

Le jeune homme jeta les yeux sur les adresses, prit celle qui était destinée à sa mère, la décacheta et la lut.

 

À mesure qu'il la lisait, de grosses larmes coulaient sur ses joues.

 

Sir John regardait avec étonnement cette nouvelle face sous laquelle Roland lui apparaissait.

 

Il eût cru tout possible à cette nature multiple, excepté de verser les larmes qui coulaient silencieusement de ses yeux.

 

Puis, secouant la tête et sans faire le moins du monde attention à la présence de sir John, Roland murmura :

 

– Pauvre mère ! elle eût bien pleuré ; peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi : des mères ne sont pas faites pour pleurer leurs enfants !

 

Et, d'un mouvement machinal, il déchira la lettre écrite à sa mère, celle écrite à sa sœur, et celle écrite au général Bonaparte.

 

Après quoi, il en brûla avec soin tous les morceaux.

 

Alors, sonnant la fille de chambre :

 

– Jusqu'à quelle heure peut-on mettre les lettres à la poste ? demanda-t-il.

 

– Jusqu'à six heures et demie, répondit celle-ci ; vous n'avez plus que quelques minutes.

 

– Attendez, alors.

 

Il prit une plume et écrivit :

 

« Mon cher général,

 

« Je vous l'avais bien dit, je suis vivant et lui mort. Vous conviendrez que cela a l'air d'une gageure.

 

« Dévouement jusqu'à la mort.

 

« Votre paladin. »

 

Puis il cacheta la lettre, écrivit sur l'adresse : Au général Bonaparte, rue de la victoire, à Paris, et la remit à la fille de chambre en lui recommandant de ne pas perdre une seconde pour la faire mettre à la poste.

 

Ce fut alors seulement qu'il parut remarquer sir John et qu'il lui tendit la main.

 

– Vous venez de me rendre un grand service, milord, lui dit-il, un de ces services qui lient deux hommes pour l'éternité. Je suis déjà votre ami ; voulez-vous me faire l'honneur d'être le mien ?

 

Sir John serra la main que lui présentait Roland.

 

– Oh ! dit-il ; je vous remercie bien beaucoup. Je n'eusse point osé vous demander cet honneur ; mais vous me l'offrez… je l'accepte.

 

Et, à son tour, l’impassible Anglais sentit s'amollir son cœur et secoua une larme qui tremblait au bout de ses cils.

 

Puis, regardant Roland :

 

– Il est très malheureux, dit-il, que vous soyez si pressé de partir ; j'eusse été heureux et satisfait de passer encore un jour ou deux avec vous.

 

– Où alliez-vous, milord, quand je vous ai rencontré ?

 

– Oh ! moi, nulle part, je voyageais pour désennuyer moi ! J'ai le malheur de m'ennuyer souvent.

 

– De sorte que vous n'alliez nulle part ?

 

– J'allais partout.

 

– C'est exactement la même chose, dit le jeune officier en souriant. Eh bien, voulez-vous faire une chose ?

 

– Oh ! très volontiers, si c'est possible.

 

– Parfaitement possible : elle ne dépend que de vous.

 

– Dites.

 

– Vous deviez, si j'étais tué, me reconduire mort à ma mère, ou me jeter dans le Rhône ?

 

– Je vous eusse reconduit mort à votre mère et pas jeté dans le Rhône.

 

– Eh bien, au lieu de me reconduire mort, reconduisez-moi vivant, vous n'en serez que mieux reçu.

 

– Oh !

 

– Nous resterons quinze jours à Bourg ; c'est ma ville natale, une des villes les plus ennuyeuses de France ; mais, comme vos compatriotes brillent surtout par l'originalité, peut-être vous amuserez-vous où les autres s'ennuient. Est-ce dit ?

 

– Je ne demanderais pas mieux, fit l'Anglais ; mais il me semble que c'est peu convenable de ma part.

 

– Oh ! nous ne sommes pas en Angleterre, milord, où l'étiquette est une souveraine absolue. Nous, nous n'avons plus ni roi ni reine, et nous n'avons pas coupé le cou à cette pauvre créature qui s’appelait Marie-Antoinette, pour mettre Sa Majesté l'Étiquette à sa place.

 

– J'en ai bien envie, dit sir John.

 

– Vous le verrez, ma mère est une excellente femme, d'ailleurs fort distinguée. Ma sœur avait seize ans quand je suis parti, elle doit en avoir dix-huit ; elle était jolie, elle doit être belle. Il n'y a pas jusqu'à mon frère Édouard, un charmant gamin de douze ans, qui vous fera partir des fusées dans les jambes et qui baragouinera l'anglais avec vous ; puis, ces quinze jours passés, nous irons à Paris ensemble.

 

– J'en viens, de Paris, fit l'Anglais.

 

– Attendez donc, vous vouliez aller en Égypte pour voir le général Bonaparte : il n'y a pas si loin d'ici à Paris que d'ici au Caire ; je vous présenterai à lui ; présenté par moi, soyez tranquille, vous serez bien reçu. Puis vous parliez de Shakespeare tout à l'heure.

 

– Oh ! oui, j'en parle toujours.

 

– Cela prouve que vous aimez les comédies, les drames.

– Je les aime beaucoup, c'est vrai.

 

– Eh bien, le général Bonaparte est sur le point d'en faire représenter un à sa façon, qui ne manquera pas d'intérêt, je vous en réponds.

 

– Ainsi, dit sir John hésitant encore, je puis, sans être indiscret, accepter votre offre ?

 

– Je le crois bien, et vous ferez plaisir à tout le monde, à moi surtout.

 

– J'accepte, alors.

 

– Bravo ! Eh bien, voyons, quand voulez-vous partir ?

 

– Aussitôt qu'il vous plaira. Ma calèche était attelée quand vous avez jeté cette malheureuse assiette à la tête de Barjols ; mais comme, sans cette assiette, je ne vous eusse jamais connu, je suis content que vous la lui ayez jetée ; oui, très content.

 

– Voulez-vous que nous partions ce soir ?

 

– À l'instant. Je vais dire au postillon de renvoyer un de ses camarades avec d'autres chevaux, et, le postillon et les chevaux arrivés, nous partons.

 

Roland fit un signe d'assentiment.

 

Sir John sortit pour donner ses ordres, remonta en disant qu'il venait de faire servir deux côtelettes et une volaille froide.

 

Roland prit la valise et descendit.

L'Anglais réintégra ses pistolets dans le coffre de sa voiture.

 

Tous deux mangèrent un morceau pour pouvoir marcher toute la nuit sans s'arrêter, et, comme neuf heures sonnaient à l'église des Cordeliers, tous deux s'accommodèrent dans la voiture et quittèrent Avignon, où leur passage laissait une nouvelle tache de sang, Roland avec l’insouciance de son caractère, sir John Tanlay avec l’impassibilité de sa nation.

 

Un quart d'heure après, tous deux dormaient, ou du moins le silence que chacun gardait de son côté pouvait faire croire qu'ils avaient cédé au sommeil.

 

Nous profiterons de cet instant de repos pour donner à nos lecteurs quelques renseignements indispensables sur Roland et sa famille.

 

Roland était né le 1er juillet 1773, quatre ans et quelques jours après Bonaparte, aux côtés duquel, ou plutôt à la suite duquel il a fait son apparition dans ce livre.

 

Il était fils de M. Charles de Montrevel, colonel d'un régiment longtemps en garnison à la Martinique, où il s'était marié à une créole nommée Clotilde de la Clémencière.

 

Trois enfants étaient nés de ce mariage, deux garçons et une fille : Louis, avec qui nous avons fait connaissance sous le nom de Roland ; Amélie, dont celui-ci avait vanté la beauté à sir John, et Édouard.

 

Rappelé en France vers 1782, M. de Montrevel avait obtenu l'admission du jeune Louis de Montrevel (nous verrons plus tard comment il troqua son nom de Louis contre celui de Roland) à l'École militaire de Paris.

 

Louis était le plus jeune des élèves.

 

Quoiqu'il n'eût que treize ans, il se faisait déjà remarquer par ce caractère indomptable et querelleur dont nous lui avons vu, dix-sept ans plus tard, donner un exemple à la table d'hôte d'Avignon.

 

Bonaparte avait, lui, tout enfant aussi, le bon côté de ce caractère, c'est-à-dire que, sans être querelleur, il était absolu, entêté, indomptable ; il reconnut dans l’enfant quelques unes des qualités qu'il avait lui-même, et cette parité de sentiments fit qu'il lui pardonna ses défauts et s'attacha à lui.

 

De son côté, l'enfant, sentant dans le jeune Corse un soutien, s'y appuya.

 

Un jour, l’enfant vint trouver son grand ami, c'est ainsi qu'il appelait Napoléon, au moment où celui-ci était profondément enseveli dans la solution d'un problème de mathématiques.

 

Il savait l’importance que le futur officier d'artillerie attachait à cette science qui lui avait valu, jusque-là, ses plus grands, ou plutôt ses seuls succès.

 

Il se tint debout près de lui, sans parler, sans bouger.

 

Le jeune mathématicien devina la présence de l’enfant et s'enfonça de plus en plus dans ses déductions mathématiques, d'où, au bout de dix minutes, il se tira enfin à son honneur.

 

Alors, il se retourna vers son jeune camarade avec la satisfaction intérieure de l’homme qui sort vainqueur d'une lutte quelconque, soit contre la science, soit contre la matière.

 

L'enfant était debout, pâle, les dents serrées, les bras roides, les poings fermés.

 

– Oh ! oh ! dit le jeune Bonaparte, qu'y a-t-il donc de nouveau ?

 

– Il y a que Valence, le neveu du gouverneur, m'a donné un soufflet.

 

– Ah ! dit Bonaparte en riant, et tu viens me chercher pour que je le lui rende ?

 

L'enfant secoua la tête.

 

– Non, dit-il je viens te chercher parce que je veux me battre.

 

– Avec Valence ?

 

– Oui.

 

– Mais c'est Valence qui te battra, mon enfant ; il est quatre fois fort comme toi.

 

– Aussi, je ne veux pas me battre contre lui comme se battent les enfants, mais comme se battent les hommes.

 

– Ah bah !

 

– Cela t’étonne ? demanda l'enfant.

 

– Non, dit Bonaparte. Et à quoi veux-tu te battre ?

 

– À l’épée.

– Mais les sergents seuls ont des épées, et ils ne vous en prêteront pas.

 

– Nous nous passerons d'épées.

 

– Et avec quoi vous battrez-vous ?

 

L'enfant montra au jeune mathématicien le compas avec lequel il venait de faire ses équations.

 

– Oh ! mon enfant, dit Bonaparte, c'est une bien mauvaise blessure que celle d'un compas.

 

Tant mieux, répliqua Louis, je le tuerai.

 

– Et, s'il te tue, toi ?

 

– J'aime mieux cela que de garder son soufflet.

 

Bonaparte n'insista pas davantage : il aimait le courage par instinct : celui de son jeune camarade lui plut.

 

– Eh bien soit ! reprit-il ; j'irai dire à Valence que tu veux te battre avec lui, mais demain.

 

– Pourquoi demain ?

 

– Tu auras la nuit pour réfléchir.

 

– Et d'ici à demain, répliqua l'enfant, Valence croira que je suis un lâche !

 

Puis, secouant la tête :

– C'est trop long d'ici à demain.

 

Et il s'éloigna.

 

– Où vas-tu ? lui demanda Bonaparte.

 

– Je vais demander à un autre s'il veut être mon ami.

 

– Je ne le suis donc plus, moi ?

 

– Tu ne l'es plus, puisque tu me crois un lâche.

 

– C'est bien, dit le jeune homme en se levant.

 

– Tu y vas ?

 

– J'y vais.

 

– Tout de suite ?

 

– Tout de suite.

 

– Ah ! s'écria l'enfant, je te demande pardon : tu es toujours mon ami.

 

Et il lui sauta au cou en pleurant.

 

C'étaient les premières larmes qu'il avait versées depuis le soufflet reçu.

 

Bonaparte alla trouver Valence et lui expliqua gravement la mission dont il était chargé.

Valence était un grand garçon de dix-sept ans, ayant déjà, comme chez certaines natures hâtives, de la barbe et des moustaches : il en paraissait vingt. Il avait, en outre, la tête de plus que celui qu'il avait insulté.

 

Valence répondit que Louis était venu lui tirer la queue de la même façon qu'il eût tiré un cordon de sonnette – on portait des queues à cette époque – qu'il l'avait prévenu deux fois de ne pas y revenir, que Louis y était revenu une troisième, et qu'alors, ne voyant en lui qu'un gamin, il l'avait traité comme un gamin.

 

On alla porter la réponse de Valence à Louis, qui répliqua que tirer la queue d'un camarade n'était qu'une taquinerie, tandis que donner un soufflet était une insulte.

 

L'entêtement donnait à un enfant de treize ans la logique d'un homme de trente.

 

Le moderne Popilius retourna porter la guerre à Valence.

 

Le jeune homme était fort embarrassé : il ne pouvait, sous peine de ridicule, se battre avec un enfant : s'il se battait et qu'il le blessât, c'était odieux ; s'il était blessé lui-même, c'était à ne jamais s'en consoler de sa vie.

 

Cependant l'entêtement de Louis, qui n'en démordait pas, rendait l'affaire grave.

 

On assembla le conseil des grands, comme cela se faisait dans les circonstances sérieuses.

 

Le conseil des grands décida qu'un des leurs ne pouvait pas se battre avec un enfant ; mais que, puisque cet enfant s'obstinait à se regarder comme un jeune homme, Valence lui dirait devant tous ses compagnons qu'il était fâché de s'être laissé emporter à le traiter comme un enfant et que désormais il le regarderait comme un jeune homme.

 

On envoya chercher Louis, qui attendait dans la chambre de son ami ; on l'introduisit au milieu du cercle que faisaient dans la cour les jeunes élèves.

 

Là, Valence, à qui ses camarades avaient dicté une sorte de discours longtemps débattu entre eux pour sauvegarder l'honneur des grands à l'endroit des petits, déclara à Louis qu'il était au désespoir de ce qui était arrivé, qu'il l'avait traité selon son âge, et non selon son intelligence et son courage, le priant de vouloir bien excuser sa vivacité et de lui donner la main en signe que tout était oublié.

 

Mais Louis secoua la tête.

 

– J'ai entendu dire un jour à mon père, qui est colonel, répliqua-t-il, que celui qui recevait un soufflet et qui ne se battait pas était un lâche. La première fois que je verrai mon père, je lui demanderai si celui qui donne le soufflet et qui fait des excuses pour ne pas se battre n'est pas plus lâche que celui qui l'a reçu.

 

Les jeunes gens se regardèrent ; mais l'avis général avait été contre un duel qui eût ressemblé à un assassinat, et les jeunes gens à l'unanimité, Bonaparte compris, affirmèrent à l'enfant qu'il devait se contenter de ce qu'avait dit Valence, ce que Valence avait dit étant le résumé de l'opinion générale.

 

Louis se retira pâle de colère, et boudant son grand ami, qui, disait-il avec un imperturbable sérieux, avait abandonné les intérêts de son honneur.

 

Le lendemain, à la leçon de mathématiques des grands, Louis se glissa dans la salle d'études, et, tandis que Valence faisait une démonstration sur la table noire, il s'approcha de lui sans que personne le remarquât, monta sur un tabouret, afin de parvenir à la hauteur de son visage, et lui rendit le soufflet qu'il en avait reçu la veille.

 

– Là, dit-il, maintenant nous sommes quittes et j'ai tes excuses de plus ; car, moi, je ne t'en ferai pas, tu peux bien être tranquille.

 

Le scandale fut grand ; le fait s'était passé en présence du professeur, qui fut obligé de faire son rapport au gouverneur de l'école, le marquis Tiburce Valence.

 

Celui-ci qui ne connaissait pas les antécédents du soufflet reçu par son neveu, fit venir le délinquant devant lui, et après une effroyable semonce, lui annonça qu'il ne faisait plus partie de l'école, et qu'il devait le même jour se tenir prêt à retourner à Bourg, près de sa mère.

 

Louis répondit que, dans dix minutes, son paquet serait fait, et que, dans un quart d'heure, il serait hors de l'école.

 

Du soufflet qu'il avait reçu lui-même, il ne dit point un mot.

 

La réponse parut plus qu'irrévérencieuse au marquis Tiburce Valence ; il avait bonne envie d'envoyer l'insolent pour huit jours au cachot, mais il ne pouvait à la fois l'envoyer au cachot et le mettre à la porte.

 

On donna à l'enfant un surveillant qui ne devait plus le quitter qu'après l'avoir déposé dans la voiture de Mâcon ; madame de Montrevel serait prévenue d'aller recevoir son fils à la descente de la voiture.

Bonaparte rencontra le jeune homme suivi de son surveillant, et lui demanda une explication sur cette espèce de garde de la connétablie attaché à sa personne.

 

– Je vous raconterais cela si vous étiez encore mon ami, répondit l'enfant ; mais vous ne l'êtes plus : pourquoi vous inquiétez-vous de ce qui m'arrive de bon ou de mauvais ?

 

Bonaparte fit un signe au surveillant, qui, tandis que Louis faisait sa petite malle, vint lui parler à la porte.

 

Il apprit alors que l'enfant était chassé de l'école.

 

La mesure était grave : elle désespérait toute une famille et brisait peut-être l'avenir de son jeune camarade.

 

Avec cette rapidité de décision qui était un des signes caractéristiques de son organisation, il prit le parti de faire demander une audience au gouverneur, tout en recommandant au surveillant de ne pas presser le départ de Louis.

 

Bonaparte était un excellent élève, fort aimé à l'école, fort estimé du marquis Tiburce Valence ; sa demande lui fut donc accordée à l'instant même.

 

Introduit près du gouverneur, il lui raconta tout, et, sans charger le moins du monde Valence, il tâcha d'innocenter Louis.

 

– C'est vrai, ce que vous me racontez là, monsieur ? demanda le gouverneur.

 

– Interrogez votre neveu lui-même, je m'en rapporterai à ce qu'il vous dira.

 

On envoya chercher Valence. Il avait appris l'expulsion de Louis et venait lui même raconter à son oncle ce qui s'était passé.

 

Son récit fut entièrement conforme à celui du jeune Bonaparte.

 

– C'est bien, dit le gouverneur ; Louis ne partira pas, c'est vous qui partirez ; vous êtes en âge de sortir de l'école.

 

Puis, sonnant :

 

– Que l'on me donne le tableau des sous-lieutenances vacantes, dit-il au planton.

 

Le même jour, une sous-lieutenance était demandée d'urgence au ministre pour le jeune Valence.

 

Le même soir, Valence partait pour rejoindre son régiment.

 

Il alla dire adieu à Louis, qu'il embrassa moitié de gré, moitié de force, tandis que Bonaparte lui tenait les mains.

 

L'enfant ne reçut l'accolade qu'à contrecœur.

 

– C'est bien pour maintenant, dit-il ; mais, si nous nous rencontrons jamais et que nous ayons tous deux l'épée au côté…

 

Un geste de menace acheva sa phrase.

 

Valence partit.

 

Le 10 octobre 1785, Bonaparte recevait lui-même son brevet de sous-lieutenant : il faisait partie des cinquante-huit brevets que Louis XVI venait de signer pour l’école militaire.

 

Onze ans plus tard, le 15 novembre 1796, Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, à la tête du pont d'Arcole, que défendaient deux régiments de Croates et deux pièces de canon, voyant la mitraille et la fusillade décimer ses rangs, sentant la victoire plier entre ses mains, s'effrayant de l'hésitation des plus braves, arrachait aux doigts crispés d'un mort un drapeau tricolore et s'élançait sur le pont en s'écriant : « Soldats ! n'êtes-vous plus les hommes de Lodi ? » lorsqu'il s'aperçut qu'il était dépassé par un jeune lieutenant qui le couvrait de son corps.

 

Ce n'était point ce que voulait Bonaparte ; il voulait passer le premier ; il eût voulu, si la chose eût été possible, passer seul.

 

Il saisit le jeune homme par le pan de son habit, et, le tirant en arrière :

 

– Citoyen, dit-il, tu n’es que lieutenant, je suis général en chef ; à moi le pas.

 

– C’est trop juste, répondit celui-ci.

 

Et il suivit Bonaparte, au lieu de le précéder.

 

Le soir, en apprenant que deux divisions autrichiennes avaient été complètement détruites, en voyant les deux mille prisonniers qu’il avait faits, en comptant les canons et les drapeaux enlevés, Bonaparte se souvint de ce jeune lieutenant qu’il avait trouvé devant lui au moment où il croyait n’avoir devant lui que la mort.

 

– Berthier, dit-il, donne l’ordre à mon aide de camp Valence de me chercher un jeune lieutenant de grenadiers avec lequel j’ai eu une affaire ce matin sur le pont d’Arcole.

 

– Général, répondit Berthier en balbutiant, Valence est blessé.

 

– En effet, je ne l’ai pas vu aujourd’hui. Blessé, où ? comment ? sur le champ de bataille ?

 

– Non général ; il a pris hier une querelle et a reçu un coup d’épée à travers la poitrine.

 

Bonaparte fronce le sourcil :

 

– On sait cependant autour de moi que je n’aime pas les duels ; le sang d’un soldat n’est pas à lui, il est à la France. Donne l’ordre à Muiron, alors.

 

– Il est tué, général.

 

– À Elliot, en ce cas.

 

– Tué aussi.

 

Bonaparte tira un mouchoir de sa poche et le passa sur son front inondé de sueur.

 

– À qui vous voudrez, alors ; mais je veux voir ce lieutenant.

 

Il n'osait plus nommer personne, de peur d'entendre encore retentir cette fatale parole : « Il est tué. »

 

Un quart d'heure après, le jeune lieutenant était introduit sous sa tente.

 

La lampe ne jetait qu'une faible lueur.

 

– Approchez, lieutenant, dit Bonaparte.

 

Le jeune homme fit trois pas et entra dans le cercle de lumière.

 

– C'est donc vous, continua Bonaparte, qui vouliez ce matin passer avant moi ?

 

– C'était un pari que j'avais fait, général, répondit gaiement le jeune lieutenant, dont la voix fit tressaillir le général en chef.

 

– Et je vous l’ai fait perdre ?

 

– Peut-être oui, peut-être non.

 

– Et quel était ce pari ?

 

– Que je serais nommé aujourd'hui capitaine.

 

– Vous avez gagné.

 

– Merci, général.

 

Et le jeune homme s’élança comme pour serrer la main de Bonaparte ; mais presque aussitôt il fit un mouvement en arrière.

 

La lumière avait éclairé son visage pendant une seconde ; cette seconde avait suffi au général en chef pour remarquer le visage comme il avait remarqué la voix.

 

Ni l'un ni l’autre ne lui étaient inconnus.

 

Il chercha un instant dans sa mémoire ; mais, trouvant sa mémoire rebelle :

 

– Je vous connais, dit-il.

 

– C'est possible, général.

 

– C'est certain même ; seulement je ne puis me rappeler votre nom.

 

– Vous vous êtes arrangé, général, de manière qu'on n'oublie pas le vôtre.

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Demandez à Valence, général.

 

Bonaparte poussa un cri de joie.

 

– Louis de Montrevel, dit-il.

 

Et il ouvrit ses deux bras.

 

Cette fois, le jeune lieutenant ne fit point difficulté de s'y jeter.

 

– C'est bien, dit Bonaparte, tu feras huit jours le service de ton nouveau grade, afin qu'on s'habitue à te voir sur le dos les épaulettes de capitaine, et puis tu remplaceras mon pauvre Muiron comme aide de, camp. Va !

 

– Encore une fois, dit le jeune homme en faisant le geste d'un homme qui ouvre les bras.

 

– Ah ! ma foi ! oui, dit Bonaparte avec joie.

 

Et, le retenant contre lui après l'avoir embrassé une seconde fois :

 

– Ah çà ! c'est donc toi qui as donné un coup d'épée à Valence ? lui demanda-t-il.

– Dame ! général, répondit le nouveau capitaine et le futur aide de camp, vous étiez là quand je le lui ai promis : un soldat n'a que sa parole.

 

Huit jours après, le capitaine Montrevel faisait le service d'officier d'ordonnance près du général en chef qui avait remplacé son prénom de Louis, malsonnant à cette époque, par le pseudonyme de Roland.

 

Et le jeune homme s'était consolé de ne plus descendre de saint Louis en devenant le neveu de Charlemagne.

 

Roland – nul ne se serait avisé d'appeler le capitaine Montrevel Louis, du moment où Bonaparte l’avait baptisé Roland – Roland fit avec le général en chef la campagne d'Italie, et revint avec lui à Paris, après la paix de Campo-Formio.

 

Lorsque l’expédition d'Égypte fut décidée, Roland, que la mort du général de brigade de Montrevel, tué sur le Rhin tandis que son fils combattait sur l'Adige et le Mincio, avait rappelé près de sa mère, Roland fut désigné un des premiers par le général en chef pour prendre rang dans l'inutile mais poétique croisade qu'il entreprenait.

 

Il laissa sa mère, sa sœur Amélie et son jeune frère Édouard à Bourg, ville natale du général de Montrevel ; ils habitaient à trois quarts de lieue de la ville, c'est-à-dire aux Noires-Fontaines, une charmante maison à laquelle on donnait le nom de château, et qui, avec une ferme et quelques centaines d'arpents de terre situés aux environs, formait toute la fortune du général, six ou huit mille livres de rente à peu près.

 

Ce fut une grande douleur au cœur de la pauvre veuve que le départ de Roland pour cette aventureuse expédition ; la mort du père semblait présager celle du fils, et madame de Montrevel, douce et tendre créole, était loin d'avoir les âpres vertus d'une mère de Sparte ou de Lacédémone.

 

Bonaparte, qui aimait de tout son cœur son ancien camarade de l'École militaire, avait permis à celui-ci de le rejoindre au dernier moment à Toulon.

 

Mais la peur d'arriver trop tard empêcha Roland de profiter de la permission dans toute son étendue. Il quitta sa mère en lui promettant une chose qu'il n'avait garde de tenir : c'était de ne s'exposer que dans les cas d'une absolue nécessité, et arriva à Marseille huit jours avant que la flotte ne mît à la voile.

 

Notre intention n'est pas plus de faire une relation de la campagne d'Égypte que nous n'en avons fait une de la campagne d'Italie. Nous n'en dirons que ce qui sera absolument nécessaire à l'intelligence de cette histoire et au développement du caractère de Roland.

 

Le 19 mai 1798, Bonaparte et tout son état-major mettaient à la voile pour l'Orient ; le 15 juin, les chevaliers de Malte lui rendaient les clefs de la citadelle. Le 2 juillet, l'armée débarquait au Marabout ; le même jour, elle prenait Alexandrie ; le 25, Bonaparte entrait au Caire après avoir battu les mameluks à Chébreïss et aux Pyramides.

 

Pendant cette suite de marches et de combats, Roland avait été l'officier que nous connaissons, gai, courageux, spirituel, bravant la chaleur dévorante des jours, la rosée glaciale des nuits, se jetant en héros ou en fou au milieu des sabres turcs ou des balles bédouines.

 

En outre, pendant les quarante jours de traversée, il n'avait point quitté l'interprète Ventura ; de sorte qu'avec sa facilité admirable, il était arrivé, non point à parler couramment l'arabe, mais à se faire entendre dans cette langue.

 

Aussi arrivait-il souvent que, quand le général en chef ne voulait point avoir recours à l’interprète juré, c'était Roland qu'il chargeait de faire certaines communications aux muftis, aux ulémas et aux cheiks.

 

Pendant la nuit du 20 au 21 octobre, le Caire se révolta ; à cinq heures du matin, on apprit la mort du général Dupuy, tué d'un coup de lance ; à huit heures du matin, au moment où l'on croyait être maître de l’insurrection, un aide de camp du général mort accourut, annonçant que les Bédouins de la campagne menaçaient Bab-el-Nasr ou la porte de la Victoire.

 

Bonaparte déjeunait avec son aide de camp Sulkowsky, grièvement blessé à Salahieh, et qui se levait à grand-peine de son lit de douleur.

 

Bonaparte, dans sa préoccupation, oublia l'état dans lequel était le jeune Polonais.

 

– Sulkowsky, dit-il, prenez quinze guides, et allez voir ce que nous veut cette canaille.

 

Sulkowsky se leva.

 

– Général, dit Roland, chargez-moi de la commission ; vous voyez bien que mon camarade peut à peine se tenir debout.

 

– C'est juste, dit Bonaparte ; va.

 

Roland sortit, prit quinze guides et partit.

 

Mais l'ordre avait été donné à Sulkowsky, et Sulkowsky tenait à l'exécuter.

 

Il partit de son côté avec cinq ou six hommes qu'il trouva prêts.

 

Soit hasard, soit qu'il connût mieux que Roland les rues du Caire, il arriva quelques. secondes avant lui à la porte de la Victoire.

 

En arrivant à son tour, Roland vit un officier que les Arabes emmenaient ; ses cinq ou six hommes étaient déjà tués.

Quelquefois les Arabes, qui massacraient impitoyablement les soldats, épargnaient les officiers dans l'espoir d'une rançon.

 

Roland reconnut Sulkowsky ; il le montra de la pointe de son sabre à ses quinze hommes, et chargea au galop.

 

Une demi-heure après, un guide rentrait seul au quartier général, annonçant la mort de Sulkowsky, de Roland et de ses vingt et un compagnons.

Bonaparte, nous l'avons dit, aimait Roland comme un frère, comme un fils, comme il aimait Eugène ; il voulut connaître la catastrophe dans tous ses détails et interrogea le guide.

 

Le guide avait vu un Arabe trancher la tête de Sulkowsky et attacher cette tête à l'arçon de sa selle.

 

Quant à Roland, son cheval avait été tué. Pour lui, il s'était dégagé des étriers et avait combattu un instant à pied ; mais bientôt il avait disparu dans une fusillade presque à bout portant.

 

Bonaparte poussa un soupir, versa une larme, murmura : « Encore un ! » et sembla n'y plus penser.

 

Seulement, il s'informa à quelle tribu appartenaient les Arabes bédouins qui venaient de lui tuer deux des hommes qu'il aimait le mieux.

 

Il apprit que c'était une tribu d'Arabes insoumis dont le village était distant de dix lieues à peu près.

 

Bonaparte leur laissa un mois, afin qu'ils crussent bien à leur impunité ; puis, un mois écoulé, il ordonna à un de ses aides de camp, nommé Croisier, de cerner le village, de détruire les buttes, de faire couper la tête aux hommes, de mettre les têtes dans des sacs, et d'amener au Caire le reste de la population, c'est-à-dire les femmes et les enfants.

 

Croisier exécuta ponctuellement l'ordre ; on amena au Caire toute la population de femmes et d'enfants que l'on put prendre, et, parmi cette population, un Arabe vivant, lié et garrotté sur son cheval.

 

– Pourquoi cet homme vivant ? demanda Bonaparte ; j'avais dit de trancher la tête à tout ce qui était en état de porter les armes.

 

– Général, dit Croisier, qui, lui aussi, baragouinait quelques mots d'arabe, au moment où j'allais faire couper la tête de cet homme, j'ai cru comprendre qu'il offrait d'échanger sa vie contre celle d'un prisonnier. J'ai pensé que nous aurions toujours le temps de lui couper la tête, et je l'ai amené. Si je me suis trompé, la cérémonie qui aurait dû avoir lieu là-bas se fera ici même ; ce qui est différé n'est pas perdu.

 

On fit venir l'interprète Ventura et l'on interrogea le Bédouin.

 

Le Bédouin répondit qu'il avait sauvé la vie à un officier français, grièvement blessé à la porte de la Victoire ; que cet officier, qui parlait un peu l’arabe, s'était dit aide de camp du général Bonaparte ; qu'il l’avait envoyé à son frère, qui exerçait la profession de médecin dans la tribu voisine ; que l'officier était prisonnier dans cette tribu, et que, si on voulait lui promettre la vie, il écrirait à son frère de renvoyer le prisonnier au Caire.

 

C'était peut-être une fable pour gagner du temps, mais c'était peut-être aussi la vérité ; on ne risquait rien d'attendre.

 

On plaça l’Arabe sous bonne garde, on lui donna un thaleb qui écrivit sous sa dictée, il scella la lettre de son cachet, et un Arabe du Caire partit pour mener la négociation.

 

Il y avait, si le négociateur réussissait, la vie pour le Bédouin, cinq cents piastres pour le négociateur.

 

Trois jours après, le négociateur revint ramenant Roland.

 

Bonaparte avait espéré ce retour, mais il n'y avait pas cru.

Ce cœur de bronze, qui avait paru insensible à la douleur, se fondit dans la joie. Il ouvrit ses bras à Roland comme au jour où il l’avait retrouvé, et deux larmes, deux perles – les larmes de Bonaparte étaient rares – coulèrent de ses yeux.

 

Quant à Roland, chose étrange ! il resta sombre au milieu de la joie qu'occasionnait son retour, confirma le récit de l’Arabe, appuya sa mise en liberté, mais refusa de donner aucun détail personnel sur la façon dont il avait été pris par les bédouins et traité par le thaleb : quant à Sulkowsky, il avait été tué et décapité sous ses yeux ; il n'y fallait donc plus songer.

 

Seulement, Roland reprit son service d'habitude, et l'on remarqua que ce qui, jusque-là, avait été du courage chez lui, était devenu de la témérité ; que ce qui avait été un besoin de gloire, semblait être devenu un besoin de mort.

 

D’un autre côté, comme il arrive à ceux qui bravent le fer et le feu, le fer et le feu s'écartèrent miraculeusement de lui ; devant, derrière Roland, à ses côtés, les hommes tombaient : lui restait debout, invulnérable comme le démon de la guerre.

 

Lors de la campagne de Syrie, on envoya deux parlementaires sommer Djezzar-Pacha de rendre Saint-Jean d'Acre ; les deux parlementaires ne reparurent plus : ils avaient eu la tête tranchée.

 

On dut en envoyer un troisième : Roland se présenta, insista pour y aller, en obtint, à force d'instances, la permission du général en chef, et revint.

 

Il fut de chacun des dix-neuf assauts qu'on livra à la forteresse ; à chaque assaut on le vit parvenir sur la brèche : il fut un des dix hommes qui pénétrèrent dans la tour Maudite ; neuf y restèrent, lui revint sans une égratignure.

 

Pendant la retraite, Bonaparte ordonna à ce qui restait de cavaliers dans l'armée de donner leurs chevaux aux blessés et aux malades ; c'était à qui ne donnerait pas son cheval aux pestiférés, de peur de la contagion.

 

Roland donna le sien de préférence à ceux-ci : trois tombèrent de son cheval à terre ; il remonta son cheval après eux, et arriva sain et sauf au Caire.

 

À Aboukir, il se jeta au milieu de la mêlée, pénétra jusqu'au pacha en forçant la ceinture de noirs qui l'entouraient, l'arrêta par la barbe, et essuya le feu de ses deux pistolets, dont l'un brûla l'amorce seulement ; la balle de l'autre passa sous son bras et alla tuer un guide derrière lui.

 

Quand Bonaparte prit la résolution de revenir en France, Roland fut le premier à qui le général en chef annonça ce retour. Tout autre eût bondi de joie ; lui resta triste et sombre, disant :

 

– J'aurais mieux aimé que nous restassions ici, général ; j'avais plus de chance d'y mourir.

 

Cependant, c'eût été une ingratitude à lui de ne pas suivre le général en chef ; il le suivit.

 

Pendant toute la traversée, il resta morne et impassible. Dans les mers de Corse, on aperçut la flotte anglaise ; là seulement, il sembla se reprendre à la vie. Bonaparte avait déclaré à l'amiral Gantheaume que l'on combattrait jusqu'à la mort, et avait donné l’ordre de faire sauter la frégate plutôt que d'amener le pavillon.

 

On passa sans être vu au milieu de la flotte, et, le 8 octobre 1799, on débarqua à Fréjus.

 

Ce fut à qui toucherait le premier la terre de France ; Roland descendit le dernier.

 

Le général en chef semblait ne faire attention à aucun de ces détails, pas un ne lui échappait ; il fit partir Eugène, Berthier, Bourrienne, ses aides de camp, sa suite, par la route de Gap et de Draguignan.

 

Lui prit incognito la route d'Aix, afin de juger par ses yeux de l'état du Midi, ne gardant avec lui que Roland.

 

Dans l'espoir qu'à la vue de la famille, la vie rentrerait dans ce tueur brisé d'une atteinte inconnue, il lui avait annoncé, en arrivant à Aix, qu'il le laisserait à Lyon, et lui donnait trois semaines de congé à titre de gratification pour lui et de surprise à sa mère et à sa sœur.

 

Roland avait répondu :

 

– Merci, général ; ma sœur et ma mère seront bien heureuses de me revoir.

 

Autrefois Roland aurait répondu : «Merci, général, je serai bien heureux de revoir ma mère et ma sœur. »

 

Nous avons assisté à ce qui s'était passé à Avignon ; nous avons vu avec quel mépris profond du danger, avec quel dégoût amer de la vie Roland avait marché à un duel terrible. Nous avons entendu la raison qu'il avait donnée à sir John de son insouciance en face de la mort : la raison était-elle bonne ou mauvaise, vraie ou fausse ? Sir John dut se contenter de celle-là ; évidemment, Roland n'était point disposé à en donner d'autre.

 

Et maintenant, nous l’avons dit, tous deux dormaient ou faisaient semblant de dormir, rapidement emportés par le galop de deux chevaux de poste sur la route d'Avignon à Orange.

VI – MORGAN

 

Il faut que nos lecteurs nous permettent d'abandonner un instant Roland et sir John, qui, grâce à la disposition physique et morale dans laquelle nous les avons laissés, ne doivent leur inspirer aucune inquiétude, et de nous occuper sérieusement d'un personnage qui n'a fait qu'apparaître dans cette histoire et qui, cependant, doit y jouer un grand rôle.

 

Nous voulons parler de l'homme qui était entré masqué et armé dans la salle de la table d'hôte d'Avignon, pour rapporter à Jean Picot le group de deux cents louis qui lui avait été volé par mégarde, confondu qu'il était avec l’argent du gouvernement.

 

Nous avons vu que l'audacieux bandit, qui s'était donné à lui-même le nom de Morgan, était arrivé à Avignon, masqué, à cheval et en plein jour. Il avait, pour entrer dans l'hôtel du Palais-Égalité, laissé son cheval à la porte, et, comme si ce cheval eût joui dans la ville pontificale et royaliste de la même impunité que son maître, il l’avait retrouvé au tournebride, l'avait détaché, avait sauté dessus, était sorti par la porte d'Oulle, avait longé les murailles au grand galop et avait disparu sur la route de Lyon.

 

Seulement, à un quart de lieue d'Avignon, il avait ramené son manteau autour de lui pour dérober aux passants la vue de ses armes, et, ôtant son masque, il l'avait glissé dans une de ses fontes.

 

Ceux qu'il avait laissés à Avignon si fort intrigués de ce que pouvait être ce terrible Morgan, la terreur du Midi, eussent pu alors, s'ils se fussent trouvés sur la route d'Avignon à Bédarrides, s'assurer par leurs propres yeux si l'aspect du bandit était aussi terrible que l'était sa renommée.

 

Nous n'hésitons point à dire que les traits qui se fussent alors offerts à leurs regards leur auraient paru si peu en harmonie avec l'idée que leur imagination prévenue s'en était faite, que leur étonnement eût été extrême.

 

En effet, le masque, enlevé par une main d'une blancheur et d'une délicatesse parfaites, venait de laisser à découvert le visage d'un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans à peine, visage qui, par la régularité des traits et la douceur de la physionomie, eût pu le disputer à un visage de femme.

 

Un seul détail donnait à cette physionomie ou plutôt devait lui donner, dans certains moments, un caractère de fermeté étrange : c'étaient, sous de beaux cheveux blonds flottant sur le front et sur les tempes, comme on les portait à cette époque, des sourcils, des yeux et des cils d'un noir d'ébène.

 

Le reste du visage, nous l’avons dit, était presque féminin.

 

Il se composait de deux petites oreilles dont on n'apercevait que l'extrémité sous cette touffe de cheveux temporale à laquelle les incroyables de l'époque avaient donné le nom d'oreilles de chien ; d'un nez droit et d'une proportion parfaite ; d'une bouche un peu brande, mais rosée et toujours souriante, et qui, en souriant, laissait voir une double rangée de dents admirables ; d'un menton fin et délicat, légèrement teinté de bleu et indiquant, par cette nuance, que, si sa barbe n'eût point été si soigneusement et si récemment faite, elle eût, protestant contre la couleur dorée de la chevelure, été du même ton que les sourcils, les cils et les yeux, c'est-à-dire du noir le plus prononcé.

 

Quant à la taille de l'inconnu, on avait pu l'apprécier au moment où il était entré dans la salle de la table d'hôte : elle était élevée, bien prise, flexible, et dénotait, sinon une grande force musculaire, du moins une grande souplesse et une grande agilité.

 

Quant à la façon dont il était à cheval, elle indiquait l'assurance d'un écuyer consommé.

 

Son manteau rejeté sur son épaule, son masque caché dans ses fontes, son chapeau enfoncé sur ses yeux, le cavalier reprit l'allure rapide un instant abandonnée par lui, traversa Bédarrides au galop, et, arrivé aux premières maisons d'Orange, entra sous une porte qui se referma immédiatement derrière lui.

 

Un domestique attendait et sauta au mors du cheval.

 

Le cavalier mit rapidement pied à terre.

 

– Ton maître est-il ici ? demanda-t-il au domestique.

 

– Non, monsieur le baron, répondit celui-ci ; cette nuit, il a été forcé de partir, et il a dit que, si monsieur venait et le demandait, on répondît à monsieur qu'il voyageait pour les affaires de la compagnie.

 

– Bien, Baptiste. Je lui ramène son cheval en bon état quoique un peu fatigué. Il faudrait le laver avec du vin, en même temps que tu lui donnerais, pendant deux ou trois jours, de l'orge au lieu d'avoine ; il a fait quelque chose comme quarante lieues depuis hier matin.

 

– Monsieur le baron en a été content ?

 

– Très content. La voiture est-elle prête ?

 

– Oui, monsieur le baron, tout attelée sous la remise ; le postillon boit avec Julien : monsieur avait recommandé qu'on l’occupât hors de la maison pour qu'il ne le vît pas venir.

 

– Il croit que c'est ton maître qu'il conduit ?

 

– Oui, monsieur le baron ; voici le passeport de mon maître, avec lequel on a été prendre les chevaux à la poste, et, comme mon maître est allé du côté de Bordeaux avec le passeport de M. le baron, et que M. le baron va du côté de Genève avec le passeport de mon maître, il est probable que l'écheveau de fil sera assez embrouillé pour que dame police, si subtils que soient ses doigts, ne le dévide pas facilement.

 

– Détache la valise qui est à la croupe du cheval, Baptiste, et donne-la-moi.

 

Baptiste se mit en devoir d'obéir ; seulement, la valise faillit lui échapper des mains.

 

– Ah ! dit-il en riant, M. le baron ne m'avait pas prévenu ! Diable ! M. le baron n'a pas perdu son temps, à ce qu'il paraît.

 

– C'est ce qui te trompe, Baptiste : si je n'ai pas perdu tout mon temps, j'en ai au moins perdu beaucoup ; aussi je voudrais bien repartir le plus tôt possible.

 

– M. le baron ne déjeunera-t-il pas ?

 

– Je mangerai un morceau, mais très rapidement.

 

– Monsieur ne sera pas retardé ; il est deux heures de l’après-midi, et le déjeuner l'attend depuis dix heures du matin ; heureusement que c'est un déjeuner froid.

 

Et Baptiste se mit en devoir de faire, en l'absence de son maître, les honneurs de la maison à l'étranger en lui montrant la route de la salle à manger.

– Inutile, dit celui-ci, je connais le chemin. Occupe-toi de la voiture ; qu'elle soit sous l'allée, la portière tout ouverte au moment où je sortirai, afin que le postillon ne puisse me voir. Voilà de quoi lui payer sa première poste.

 

Et l'étranger, désigné sous le titre de baron, remit à Baptiste une poignée d'assignats.

 

– Ah ! monsieur, dit celui-ci, mais il y a là de quoi payer le voyage jusqu'à Lyon !

 

– Contente-toi de le payer jusqu'à Valence, sous prétexte que je veux dormir ; le reste sera pour la peine que tu vas prendre à faire les comptes.

 

– Dois-je mettre la valise dans le coffre ?

 

– Je l'y mettrai moi-même.

 

Et, prenant la valise des mains du domestique, sans laisser voir qu'elle pesât à sa main, il s'achemina vers la salle à manger, tandis que Baptiste s'acheminait vers le cabaret voisin, en mettant de l’ordre dans ses assignats.

 

Comme l'avait dit l'étranger, le chemin lui était familier ; car il s'enfonça dans un corridor, ouvrit sans hésiter une première porte, puis une seconde, et, cette seconde porte ouverte, se trouva en face d'une table élégamment servie.

 

Une volaille, deux perdreaux, un jambon froid, des fromages de plusieurs espèces, un dessert composé de fruits magnifiques, et deux carafes contenant, l'une du vin couleur de rubis, et l'autre du vin couleur de topaze, constituaient un déjeuner, qui, quoique évidemment servi pour une seule personne puisqu'un seul couvert était mis, pouvait, en cas de besoin, suffire à trois ou quatre convives.

 

Le premier soin du jeune homme, en entrant dans la salle à manger, fut d'aller droit à une glace, d'ôter son chapeau, de rajuster ses cheveux avec un petit peigne qu'il tira de sa poche ; après quoi, il s'avança vers un bassin de faïence surmonté de sa fontaine, prit une serviette qui paraissait préparée à cet effet, et se lava le visage et les mains.

 

Ce ne fut qu'après ces soins – qui indiquaient l'homme élégant par habitude – ce ne fut, disons-nous, qu'après ces soins minutieusement accomplis que l’étranger se mit à table.

 

Quelques minutes lui suffirent pour satisfaire un appétit auquel la fatigue et la jeunesse avaient cependant donné de majestueuses proportions ; et, quand Baptiste reparut pour annoncer au convive solitaire que la voiture était prête, il le vit aussitôt debout que prévenu.

 

L'étranger enfonça son chapeau sur ses yeux, s'enveloppa de son manteau, mit sa valise sous son bras, et, comme Baptiste avait eu le soin de faire approcher le marchepied aussi près que possible de la porte, il s'élança dans la chaise de poste sans avoir été vu du postillon.

 

Baptiste referma la portière sur lui ; puis, s'adressant à l'homme aux grosses bottes :

 

– Tout est payé jusqu'à Valence, n'est-ce pas, postes et guides ? demanda-t-il.

 

– Tout ; vous faut-il un reçu ? répondit en goguenardant le postillon.

 

– Non ; mais M. le marquis de Ribier, mon maître, ne désire pas être dérangé jusqu'à Valence.

 

– C'est bien, répondit le postillon avec le même accent gouailleur, on ne dérangera pas le citoyen marquis. Allons houp !

 

Et il enleva ses chevaux en faisant résonner son fouet avec cette bruyante éloquence qui dit à la fois aux voisins et aux passants : « Gare ici, gare là-bas, ou sinon tant pis pour vous ! je mène un homme qui paye bien et qui a le droit d'écraser les autres. »

 

Une fois dans la voiture, le faux marquis de Ribier ouvrit les glaces, baissa les stores, leva la banquette, mit sa valise dans le coffre, s'assit dessus, s'enveloppa dans son manteau, et, sûr de n'être réveillé qu'à Valence, s'endormit comme il avait déjeuné, c'est-à-dire avec tout l'appétit de la jeunesse.

 

On fit le trajet d'Orange à Valence en huit heures ; un peu avant d'entrer dans la ville, notre voyageur se réveilla.

 

Il souleva un store avec précaution et reconnut qu'il traversait le petit bourg de la Paillasse : il faisait nuit ; il fit sonner sa montre : elle sonna onze heures du soir.

 

Il jugea inutile de se rendormir, fit le compte des postes à payer jusqu’à Lyon, et prépara son argent.

 

Au moment où le postillon de Valence s'approchait de son camarade qu'il allait remplacer, le voyageur entendit celui-ci qui disait à l'autre :

 

– Il paraît que c'est un ci-devant ; mais, depuis Orange, il est recommandé, et, vu qu'il paye vingt sous de guides, faut le mener comme un patriote.

– C'est bon, répondit le Valentinois, on le mènera en conséquence.

 

Le voyageur crut que c'était le moment d'intervenir, il souleva son store.

 

– Et tu ne feras que me rendre justice, dit-il, un patriote, corbleu ! je me vante d'en être un, et du premier calibre encore ; et la preuve, tiens, voilà pour boire à la santé de la République !

 

Et il donna un assignat de cent francs au postillon qui l'avait recommandé à son camarade.

 

Et comme l'autre regardait d'un œil avide le chiffon de papier :

 

– Et voilà le pareil pour toi, dit-il, si tu veux faire aux autres la même recommandation que tu viens de recevoir.

 

– Oh ! soyez tranquille, citoyen, dit le postillon, il n'y aura qu'un mot d'ordre d'ici à Lyon : ventre à terre !

 

– Et voici d'avance le prix des seize postes, y compris la double poste d'entrée ; je paye vingt sous de guides ; arrangez cela entre vous.

 

Le postillon enfourcha son cheval et partit au galop.

 

La voiture relayait à Lyon vers les quatre heures de l'après-midi.

 

Pendant que la voiture relayait, un homme habillé en commissionnaire, et qui, son crochet sur le dos, se tenait assis sur une borne, se leva, s'approcha de la voiture et dit tout bas au jeune compagnon de Jéhu quelques paroles qui parurent jeter celui-ci dans le plus profond étonnement.

 

– En es-tu bien sûr ? demanda-t-il au commissionnaire.

 

– Quand je te dis que je l'ai vu, de mes yeux vu ! répondit ce dernier.

 

– Je puis donc annoncer à nos amis la nouvelle comme certaine ?

 

– Tu le peux ; seulement, hâte-toi.

 

– Est-on prévenu à Serval ?

 

– Oui ; tu trouveras un cheval prêt, entre Serval et Sue.

 

Le postillon s'approcha ; le jeune homme échangea un dernier regard avec le commissionnaire qui s'éloigna comme s'il était chargé d'une lettre très pressée.

 

– Quelle route, citoyen ? demanda le postillon.

 

– La route de Bourg ; il faut que je sois à Serval à neuf heures du soir ; je paye trente sous de guides.

 

– Quatorze lieues en cinq heures, c'est dur ; mais, enfin, cela peut se faire.

 

– Cela se fera-t-il ?

 

– On tâchera.

 

Et le postillon enleva ses chevaux au grand galop.

 

À neuf heures sonnantes, on entrait dans Serval.

 

– Un écu de six livres pour ne pas relayer et me conduire à moitié chemin de Sue ! cria par la portière le jeune homme au postillon.

 

– Ça va ! répondit celui-ci.

 

Et la voiture passa sans s'arrêter devant la poste.

 

À un demi-quart de lieue de Serval, Morgan fit arrêter la voiture, passa sa tête par la portière, rapprocha ses mains, et imita le cri du chat-huant.

 

L'imitation était si fidèle, que, des bois voisins, un chat-huant lui répondit.

 

– C'est ici, cria Morgan.

 

Le postillon arrêta ses chevaux.

 

– Si c'est ici, dit-il, inutile d'aller plus loin.

 

Le jeune homme prit la valise, ouvrit la portière, descendit, et, s'approchant du postillon

 

– Voici l'écu de six livres promis.

 

Le postillon prit l’écu, le mit dans l’orbite de son œil, et l’y maintint comme un élégant de nos jours y maintient son lorgnon.

 

Morgan devina que cette pantomime avait une signification.

 

– Eh bien, demanda-t-il que veut dire cela ?

 

– Cela veut dire, fit le postillon, que, j'ai beau faire, j'y vois d'un œil.

 

– Je comprends, reprit le jeune homme en riant, et si je bouche l'autre œil…

 

– Dame ! je n'y verrai plus.

 

– En voilà un drôle, qui aime mieux être aveugle que borgne ! Enfin, il ne faut pas disputer des goûts ; tiens !

 

Et il lui donna un second écu.

 

Le postillon le mit sur son autre œil, fit tourner la voiture, et reprit le chemin de Serval.

 

Le compagnon de Jéhu attendit qu'il se fût perdu dans l'obscurité, et, approchant de sa bouche une clef forée, il en tira un son prolongé et tremblotant, comme celui d'un sifflet de contremaître.

 

Un son pareil lui répondit.

 

Et, en même temps, on vit un cavalier sortir du bois et s'approcher au galop.

 

À la vue de ce cavalier, Morgan se couvrit de nouveau le visage de son masque.

 

– Au nom de qui venez-vous ? demanda le cavalier, dont on ne pouvait point voir la figure, cachée qu'elle était sous les bords d'un énorme chapeau.

 

– Au nom du prophète Élisée, répondit le jeune homme masqué.

 

– Alors c'est vous que j'attends.

 

Et il descendit de cheval.

 

– Es-tu prophète ou disciple ? demanda Morgan.

 

– Je suis disciple, répondit le nouveau venu.

 

– Et ton maître, où est-il ?

 

– Vous le trouverez à la chartreuse de Seillon.

 

– Sais-tu le nombre des compagnons qui y sont réunis ce soir ?

– Douze.

 

– C'est bien ; si tu en rencontres quelques autres, envoie-les au rendez-vous.

 

Celui qui s'était donné le titre de disciple s'inclina en signe d'obéissance, aida Morgan à attacher la valise sur la croupe de son cheval, et le tint respectueusement par le mors, tandis que celui-ci montait.

 

Sans même attendre que son second pied eût atteint l'étrier, Morgan piqua son cheval, qui arracha le mors des mains du domestique et partit au galop.

 

On voyait à la droite de la route s'étendre la forêt de Seillon, comme une mer de ténèbres dont le vent de la nuit faisait onduler et gémir les vagues sombres.

 

À un quart de lieue au delà de Sue, le cavalier poussa son cheval à travers terres, et alla au-devant de la forêt, qui, de son coté, semblait venir au-devant de lui.

 

Le cheval, guidé par une main expérimentée, s'y enfonça sans hésitation.

 

Au bout de dix minutes, il reparut de l'autre côté.

 

À cent pas de la forêt s'élevait une masse sombre, isolée au milieu de la plaine.

 

C'était un bâtiment d'une architecture massive, ombragé par cinq ou six arbres séculaires.

 

Le cavalier s'arrêta devant une grande porte au-dessus de laquelle étaient placées, en triangle, trois statues : celle de la Vierge, celle de Notre-Seigneur Jésus, et celle de saint Jean-Baptiste. La statue de la Vierge marquait le point le plus élevé du triangle.

 

Le voyageur mystérieux était arrivé au but de son voyage, c'est-à-dire à la chartreuse de Seillon.

 

La chartreuse de Seillon, la vingt-deuxième de l'ordre, avait été fondée en 1178.

En 1672, un bâtiment moderne avait été substitué au vieux monastère ; c'est de cette dernière construction que l'on voit encore aujourd'hui les vestiges.

 

Ces vestiges sont, à l'extérieur, la façade que, nous avons dite, façade ornée de trois statues, et devant laquelle nous avons vu s'arrêter le cavalier mystérieux ; à l'intérieur, une petite chapelle ayant son entrée à droite sous la grande porte.

 

Un paysan, sa femme, deux enfants l'habitent à cette heure, et, de l'ancien monastère, ils ont fait une ferme.

 

En 1791, les chartreux avaient été expulsés de leur couvent ; en 1792, la chartreuse et ses dépendances avaient été mises en vente comme propriété ecclésiastique.

 

Les dépendances étaient d'abord le parc, attenant aux bâtiments, et ensuite la belle forêt qui porte encore aujourd'hui le nom de Seillon.

 

Mais, à Bourg, ville royaliste et surtout religieuse, personne ne risqua de compromettre son âme, en achetant un bien qui avait appartenu à de dignes moines que chacun vénérait. Il en résultait que le couvent, le parc et la forêt étaient devenus, sous le titre de biens de l'État, la propriété de la République, c'est-à-dire n'appartenaient à personne – ou, du moins, restaient délaissés – car la République, depuis sept ans, avait eu bien autre chose à penser que de faire recrépir des murs, entretenir un verger, et mettre en coupe réglée une forêt.

 

Depuis sept ans donc, la chartreuse était complètement abandonnée, et quand, par hasard, un regard curieux pénétrait par le trou de la serrure, il voyait l'herbe poussant dans les cours comme les ronces dans le verger, comme les broussailles dans la forêt, laquelle, percée à cette époque d'une route et de deux ou trois sentiers seulement, était partout ailleurs, en apparence du moins, devenue impraticable.

 

Une espèce de pavillon, nommé la Correrie, dépendant de la chartreuse et distant du monastère d'un demi-quart de lieue, verdissait de son côté dans la forêt, laquelle, profitant de la liberté qui lui était laissée de pousser à sa fantaisie, l'avait enveloppé de tout côté d'une ceinture de feuillages, et avait fini par le dérober à la vue.

 

Au reste, les bruits les plus étranges couraient sur ces deux bâtiments : on les disait hantés par des hôtes invisibles le jour, effrayants la nuit ; des bûcherons ou des paysans attardés, qui parfois allaient encore exercer dans la forêt de la République les droits d'usage dont la ville de Bourg jouissait du temps des chartreux, prétendaient avoir vu, à travers les fentes des volets fermés, courir des flammes dans les corridors et dans les escaliers, et avoir distinctement entendu des bruits de chaînes traînant sur les dalles des cloîtres et les pavés des cours. Les esprits forts niaient la chose ; mais, en opposition avec les incrédules, deux sortes de gens l’affirmaient et donnaient, selon leurs opinions et leurs croyances, à ces bruits effrayants et à ces lueurs nocturnes, deux causes différentes : les patriotes prétendaient que c'étaient les âmes des pauvres moines que la tyrannie des cloîtres avait ensevelis vivants dans les in-pace, qui revenaient en appelant la vengeance du ciel sur leurs persécuteurs, et qui traînaient après leur mort les fers dont ils avaient été chargés pendant leur vie ; les royalistes disaient que c'était le diable en personne qui, trouvant un couvent vide et n'ayant plus à craindre le goupillon des dignes religieux, venait tranquillement prendre ses ébats là où autrefois il n'eût pas osé hasarder le bout de sa griffe ; mais il y avait un fait qui laissait toute chose en suspens : c'est que pas un de ceux qui niaient ou qui affirmaient – soit qu'il eût pris parti pour les âmes des moines martyrs ou pour le sabbat tenu par Belzébuth – n'avait eu le courage de se hasarder dans les ténèbres et de venir, aux heures solennelles de la nuit, s'assurer de la vérité, afin de pouvoir dire le lendemain si la chartreuse était solitaire ou hantée, et, si elle était hantée, quelle espèce d'hôtes y revenaient.

 

Mais sans doute tous ces bruits, fondés on non, n'avaient aucune influence sur le cavalier mystérieux ; car, ainsi que nous l'avons dit, quoique neuf heures sonnassent à Bourg, et que, par conséquent, il fît nuit close, il arrêta son cheval à la porte du monastère abandonné, et, sans mettre pied à terre, tirant un pistolet de ses fontes, il frappa du pommeau contre la porte trois coups espacés à la manière des francs-maçons.

 

Puis il écouta.

 

Un instant il avait douté qu'il y eût réunion à la chartreuse, car, si fixement qu'il eût regardé, si attentivement qu'il eût prêté l'oreille ; il n'avait vu aucune lumière, n'avait entendu aucun bruit.

 

Cependant, il lui sembla qu'un pas circonspect s'approchait intérieurement de la porte.

 

Il frappa une seconde fois avec la même arme et de la même façon.

 

– Qui frappe ? demanda une voix.

 

– Celui qui vient de la part d'Élisée, répondit le voyageur.

 

– Quel est le roi auquel les fils d'Isaac doivent obéir ?

 

– Jéhu.

 

– Quelle est la maison qu'ils doivent exterminer ?

 

– Celle d'Achab.

 

– Êtes-vous prophète ou disciple ?

 

– Je suis prophète.

 

– Alors, soyez le bienvenu dans la maison du Seigneur, dit la voix.

 

Aussitôt les barres de fer qui assuraient la massive clôture basculèrent sur elles-mêmes, les verrous grincèrent dans les tenons, un des battants de la porte s'ouvrit silencieusement, et le cheval et le cavalier s'enfoncèrent sous la sombre voûte qui se referma derrière eux.

 

Celui qui avait ouvert cette porte, si lente à s'ouvrir, si prompte à se refermer, était vêtu de la longue robe blanche des chartreux, dont le capuchon, retombant sur son visage, voilait entièrement ses traits.

VII – LA CHARTREUSE DE SEILLON

 

Sans doute, de même que le premier affilié rencontré sur la route de Sue par celui qui venait de se donner le titre de prophète, le moine qui avait ouvert la porte n'occupait qu'un rang secondaire dans la confrérie car, saisissant la bride du cheval, il le maintint tandis que le cavalier mettait pied à terre, rendant ainsi au jeune homme le même service que lui eût rendu un palefrenier.

 

Morgan descendit, détacha la valise, tira les pistolets de leurs fontes, les passa à sa ceinture, près de ceux qui y étaient déjà, et, s'adressant au moine d'un ton de commandement

 

– Je croyais, dit-il, trouver les frères réunis en conseil.

 

– Ils sont réunis, en effet, répondit le moine.

 

– Où cela ?

 

– Dans la Correrie ; on a vu, depuis quelques jours, rôder autour de la chartreuse des figures suspectes, et des ordres supérieurs ont ordonné les plus grandes précautions.

 

Le jeune homme haussa les épaules en signe qu'il regardait ces précautions comme inutiles, et, toujours du même ton de commandement :

 

– Faites mener ce cheval à l’écurie et conduisez-moi au conseil, dit-il.

 

Le moine appela un autre frère aux mains duquel il jeta la bride du cheval, prit une torche qu'il alluma à une lampe brûlant dans la petite chapelle que l'on peut, aujourd'hui encore, voir à droite sous la grande porte, et marcha devant le nouvel arrivé.

 

Il traversa le cloître, fit quelques pas dans le jardin, ouvrit une porte conduisant à une espèce de citerne, fit entrer Morgan, referma aussi soigneusement la porte de la citerne qu'il avait refermé celle de la rue, poussa du pied une pierre qui semblait se trouver là par hasard, démasqua un anneau et souleva une dalle fermant l'entrée d'un souterrain dans lequel on descendait par plusieurs marches.

 

Ces marches conduisaient à un couloir arrondi en voûte et pouvant donner passage à deux hommes s'avançant de front.

 

Nos deux personnages marchèrent ainsi pendant cinq à six minutes, après lesquelles ils se trouvèrent en face d'une grille. Le moine tira une clef de dessous sa robe et l'ouvrit. Puis, quand tous deux eurent franchi la grille et que la grille se fut refermée :

 

– Sous quel nom vous annoncerai-je ? demanda le moine.

 

– Sous le nom de frère Morgan.

 

– Attendez ici ; dans cinq minutes je serai de retour.

 

Le jeune homme fit de la tête un signe qui annonçait qu'il était familiarisé avec toutes ces défiances et toutes ces précautions. Puis il s'assit sur une tombe – on était dans les caveaux mortuaires du couvent –, et il attendit.

 

En effet, cinq minutes ne s'étaient point écoulées, que le moine reparut.

 

– Suivez-moi, dit-il : les frères sont heureux de votre présence ; ils craignaient qu'il ne vous fût arrivé malheur.

 

Quelques secondes plus tard, frère Morgan était introduit dans la salle du conseil.

 

Douze moines l'attendaient, le capuchon rabattu sur les yeux ; mais, dès que la porte se fut refermée derrière lui et que le frère servant eut disparu, en même temps que Morgan lui-même ôtait son masque, tous les capuchons se rabattirent et chaque moine laissa voir son visage.

 

Jamais communauté n'avait brillé par une semblable réunion de beaux et joyeux jeunes gens.

 

Deux ou trois seulement, parmi ces étranges moines, avaient atteint l'âge de quarante ans.

 

Toutes les mains se tendirent vers Morgan ; deux ou trois accolades furent données au nouvel arrivant.

 

– Ah ! par ma foi, dit l'un de ceux qui l'avaient embrassé le plus tendrement, tu nous tires une fameuse épine hors du pied : nous te croyions mort ou tout au moins prisonnier.

 

– Mort, je te le passe, Amiet ; mais prisonnier, non, citoyen, comme on dit encore quelquefois – et comme on ne dira bientôt plus, j'espère – il faut même dire que les choses se sont passées de part et d'autre avec une aménité touchante : dès qu'il nous ont aperçus, le conducteur a crié au postillon d'arrêter ; je crois même qu'il a ajouté : « Je sais ce que c'est ». – Alors, lui ai-je dit, si vous savez ce que c'est, mon cher ami, les explications ne seront pas longues. – L'argent du gouvernement ? a-t-il demandé. – Justement, ai-je répondu. Puis, comme il se faisait un grand remue-ménage dans la voiture : « Attendez, mon ami, ai-je ajouté ; avant tout, descendez, et dites à ces messieurs, et surtout à ces dames, que nous sommes des gens comme il faut, qu'on ne les touchera pas – ces dames, bien entendu – et que l'on ne regardera que celles qui passeront la tête par la portière. » Une s'est hasardée, ma foi ! il est vrai qu'elle était charmante… Je lui ai envoyé un baiser ; elle a poussé un petit cri et s'est réfugiée dans la voiture, ni plus ni moins que Galatée ; mais comme il n'y avait pas de saules, je ne l'y ai pas poursuivie. Pendant ce temps, le conducteur fouillait dans sa caisse en toute hâte, et il se hâtait si bien, qu'avec l'argent du gouvernement, il m'a remis, dans sa précipitation, deux cents louis appartenant à un pauvre marchand de vin de Bordeaux.

 

– Ah ! diable ! fit celui des frères auquel le narrateur avait donné le nom d'Amiet, qui probablement, comme celui de Morgan, n'était qu'un nom de guerre, voilà qui est fâcheux ! Tu sais que le Directoire, qui est plein d'imagination, organise des compagnies de chauffeurs qui opèrent en notre nom, et qui ont pour but de faire croire que nous en voulons aux pieds et aux bourses dès particuliers, c'est-à-dire que nous sommes de simples voleurs.

 

– Attendez donc, reprit Morgan, voilà justement ce qui m'a retardé ; j'avais entendu dire quelque chose de pareil à Lyon, de sorte que j'étais déjà à moitié chemin de Valence quand je me suis aperçu de l'erreur par l'étiquette. Ce n'était pas bien difficile, il y avait sur le sac, comme si le bonhomme eût prévu le cas : Jean Picot, marchand de vin à Fronsac, près Bordeaux.

 

– Et tu lui as renvoyé son argent ?

 

– J'ai mieux fait, je le lui ai reporté.

 

– À Fronsac ?

 

– Oh ! non, mais à Avignon. Je me suis douté qu'un homme si soigneux devait s'être arrêté à la première ville un peu importante pour prendre des informations sur ses deux cents louis. Je ne me trompais pas : je m'informe à l'hôtel si l'on connaît le citoyen Jean Picot ; on me répond que non seulement on le connaît, mais qu'il dîne à table d'hôte. J'entre. Vous devinez de quoi l'on parlait : de l'arrestation de la diligence. Jugez de l'effet de l’apparition ! le dieu antique descendant dans la machine ne faisait pas un dénouement plus inattendu. Je demande lequel de tous les convives s'appelle Jean Picot ; celui qui porte ce nom distingué et harmonieux se montre. Je dépose devant lui les deux cents louis en lui faisant mes excuses, au nom de la société, de l'inquiétude que lui ont causée les compagnons de Jéhu. J'échange un signe d'amitié avec Barjols, un salut de politesse avec l'abbé de Rians, qui étaient là ; je tire ma révérence à la compagnie et je sors. C'est peu de chose ; mais cela m'a pris une quinzaine d'heures : de là le retard. J'ai pensé que mieux valait être en retard et ne pas laisser sur nos traces une fausse opinion de nous. Ai-je bien fait, mes maîtres ?

 

La société éclata en bravos.

 

– Seulement, dit un des assistants, je trouve assez imprudent, à vous, d'avoir tenu à remettre l'argent vous-même au citoyen Jean Picot.

 

– Mon cher colonel, répondit le jeune homme, il y a un proverbe d'origine italienne qui dit : « Qui veut va, qui ne veut pas envoie. » Je voulais, j'ai été.

 

– Et voilà un gaillard qui, pour vous remercier, si vous avez un jour la mauvaise chance de tomber entre les mains du Directoire, se hâterait de vous reconnaître ; reconnaissance qui aurait pour résultat de vous faire couper le cou.

 

– Oh ! Je l'en défie bien de me reconnaître.

– Qui l'en empêcherait ?

 

– Ah çà ! mais vous croyez donc que je fais mes équipées à visage découvert ? En vérité, mon cher colonel, vous me prenez pour un autre. Quitter mon masque, c'est bon entre amis ; mais avec les étrangers, allons donc. Ne sommes-nous pas en plein carnaval ? Je ne vois pas pourquoi je ne me déguiserais pas en Abellino ou en Karl Moor, quand MM. Gohier, Sieyès, Roger Ducos, Moulin et Barras se déguisent en rois de France.

 

– Et vous êtes entré masqué dans la ville ?

 

– Dans la ville, dans l'hôtel, dans la salle de la table d'hôte. Il est vrai que, si le visage était couvert, la ceinture était découverte, et, comme vous voyez, elle était bien garnie.

 

Le jeune homme fit un mouvement qui écarta son manteau, et montra sa ceinture, à laquelle étaient passés quatre pistolets et suspendu un court couteau de chasse.

 

Puis, avec cette gaieté qui semblait un des caractères dominants de cette insoucieuse organisation :

 

– Je devais avoir l'air féroce, n'est-ce pas ? Ils m'auront pris pour feu Mandrin descendant des montagnes de la Savoie. À propos, voilà les soixante mille francs de Son Altesse le Directoire.

 

Et le jeune homme poussa dédaigneusement du pied la valise qu'il avait déposée à terre et dont les entrailles froissées rendirent ce son métallique qui indique la présence de l'or.

 

Puis il alla se confondre dans le groupe de ses amis, dont il avait été séparé par cette distance qui se fait naturellement entre le narrateur et ses auditeurs.

Un des moines se baissa et ramassa la valise.

 

– Méprisez l'or tant que vous voudrez, mon cher Morgan, puisque cela ne vous empêche pas de le recueillir ; mais je sais de braves gens qui attendent les soixante mille francs que vous crossez dédaigneusement du pied, avec autant d'impatience et d'anxiété que la caravane égarée au désert attend la goutte d'eau qui l’empêchera de mourir de soif.

 

– Nos amis de la Vendée, n'est-ce pas ? répondit Morgan ; grand bien leur fasse ! Les égoïstes, ils se battent, eux. Ces messieurs ont choisi les roses et nous laissent les épines. Ah çà ! mais ils ne reçoivent donc rien de l'Angleterre ?

 

– Si fait, dit gaiement un des moines ; à Quiberon, ils ont reçu des boulets et de la mitraille.

 

– Je ne dis pas des Anglais, reprit Morgan, je dis de l’Angleterre.

 

– Pas un sou.

 

– Il me semble, cependant, dit un des assistants, qui paraissait posséder une tête un peu plus réfléchie que celles de ses compagnons, il me semble que nos princes pourraient bien envoyer un peu d'or à ceux qui versent leur sang pour la cause de la monarchie ! Ne craignent-ils pas que la Vendée finisse par se lasser, un jour ou l'autre, d'un dévouement qui, jusqu'au­jourd'hui, ne lui a pas encore valu, que je sache, même un remerciement ?

 

– La Vendée, cher ami, reprit Morgan, est une terre généreuse et qui ne se lassera pas, soyez tranquille ; d'ailleurs, quel serait le mérite de la fidélité, si elle n'avait point affaire à l’ingratitude ? Du moment où le dévouement rencontre la reconnaissance, ce n'est plus du dévouement : c'est un échange, puisqu'il est récompensé. Soyons fidèles toujours, soyons dévoués tant que nous pourrons, messieurs, et prions le ciel qu'il fasse ingrats ceux auxquels nous nous dévouons, et nous aurons, croyez-moi, la belle part dans l’histoire de nos guerres civiles.

 

À peine Morgan achevait-il de formuler cet axiome chevaleresque et exprimait-il un souhait qui avait toute chance d'être accompli, que trois coups maçonniques retentirent à la même porte par laquelle il avait été introduit lui-même.

 

– Messieurs, dit celui des moines qui paraissait remplir le rôle de président, vite les capuchons et les masques ; nous ne savons pas qui nous arrive.

VIII – À QUOI SERVAIT L’ARGENT DU DIRECTOIRE

 

Chacun s'empressa d'obéir, les moines rabattant les capuchons de leurs longues robes sur leurs visages, Morgan remettant son masque.

 

– Entrez ! dit le supérieur.

 

La porte s'ouvrit et l'on vit reparaître le frère servant.

 

– Un émissaire du général Georges Cadoudal demande à être introduit, dit-il.

 

– A-t-il répondu aux trois mots d'ordres ?

 

– Parfaitement.

 

– Qu'il soit introduit.

 

Le frère servant rentra dans le souterrain, et, deux secondes après, reparut, conduisant un homme qu'à son costume il était facile de reconnaître pour un paysan, et à sa tête carrée, coiffée de grands cheveux roux, pour un Breton.

 

Il s'avança jusqu'au milieu du cercle sans paraître intimidé le moins du monde, fixant tour à tour ses yeux sur chacun des moines et attendant que l’une de ces douze statues de granit rompît le silence.

 

Ce fut le président qui lui adressa la parole :

 

– De la part de qui viens-tu ? lui demanda-t-il.

 

– Celui qui m'a envoyé, répondit le paysan, m'a commandé, si l'on me faisait une question, de dire que je venais de la part de Jéhu.

 

– Es-tu porteur d'un message verbal ou écrit ?

 

– Je dois répondre aux questions qui me seront faites par vous et échanger un chiffon de papier contre de l’argent.

 

– C'est bien ; commençons par les questions : où en sont nos frères de Vendée ?

 

– Ils avaient déposé les armes et n'attendaient qu'un mot de vous pour les reprendre.

 

– Et pourquoi avaient-ils déposé les armes ?

 

– Ils en avaient reçu l'ordre de S. M. Louis XVIII.

 

– On a parlé d'une proclamation écrite de la main même du roi.

 

– En voici la copie.

 

Le paysan présenta le papier au personnage qui l’interrogeait.

 

Celui-ci l’ouvrit et lut :

 

« La guerre n'est absolument propre qu'à rendre la royauté odieuse et menaçante. Les monarques qui rentrent par son secours sanglant ne peuvent jamais être aimés : il faut donc abandonner les moyens sanglants et se confier à l'empire de l'opinion, qui revient d'elle-même aux principes sauveurs. Dieu et le roi seront bientôt le cri de ralliement des Français ; il faut réunir en un formidable faisceau les éléments épars du royalisme, abandonner la Vendée militante à son malheureux sort, et marcher dans une voie plus pacifique et moins incohérente. Les royalistes de l'Ouest ont fait leur temps, et l'on doit s'appuyer enfin sur ceux de Paris, qui ont tout préparé pour une restauration prochaine… »

 

Le président releva la tête, et, cherchant Morgan d'un œil dont son capuchon ne pouvait voiler entièrement l’éclair :

 

– Eh bien, frère, lui dit-il, j'espère que voilà ton souhait de tout à l'heure accompli, et les royalistes de la Vendée et du Midi auront tout le mérite du dévouement.

 

Puis, abaissant son regard sur la proclamation, dont restaient quelques lignes à lire, il continua :

 

« Les Juifs avaient crucifié leur roi, depuis ce temps ils errent par tout le monde : les Français ont guillotiné le leur, ils seront dispersés par toute la terre.

 

« Datée de Blankenbourg, le 25 août 1799, jour de notre fête, de notre règne le sixième.

 

« Signé : Louis. »

 

Les jeunes gens se regardèrent.

 

– Quos vultperdere Jupiter dementat ! dit Morgan.

 

– Oui, dit le président ; mais, quand ceux que Jupiter veut perdre représentent un principe, il faut les soutenir, non seulement contre Jupiter, mais contre eux-mêmes. Ajax, au milieu de la foudre et des éclairs, se cramponnait à un rocher, et, dressant au ciel son poing fermé, disait : « j’échapperai malgré les dieux… »

 

Puis, se retournant du côté de l'envoyé de Cadoudal :

 

– Et à cette proclamation qu'a répondu celui qui t'envoie ?

 

– À peu près ce que vous venez de répondre vous-même. Il m'a dit de venir voir et de m'informer de vous si vous étiez décidés à tenir malgré tout, malgré le roi lui-même.

 

– Pardieu ! dit Morgan.

 

– Nous sommes décidés, dit le président.

 

– En ce cas, dit le paysan, tout va bien. Voici les noms réels des nouveaux chefs et leurs noms de guerre ; le général vous recommande de ne vous servir le plus possible dans vos correspondances que des noms de guerre : c'est le soin qu'il prend lorsque, de son côté, il parle de vous.

 

– Vous avez la liste ? demanda le président.

 

– Non ; je pouvais être arrêté, et la liste eût été prise. Écrivez, je vais vous dicter.

 

Le président s'assit à sa table, prit une plume et écrivit sous la dictée du paysan vendéen les noms suivants :

 

« Georges Cadoudal, Jéhu ou la Tête-ronde ; Joseph Cadoudal, Judas Macchabée ; Lahaye Saint-Hilaire, David ; Burban Malabry, Brave-la-Mort ; Poulpiquez, Royal-Carnage ; Bonfils, Brise-Barrière ; Dampherné, Piquevers ; Duchayla, la Couronne ; Duparc, le Terrible ; la Roche, Mithridate ; Puisage, Jean le Blond. »

 

– Voilà les successeurs des Charrette, des Stofflet, des Cathelineau, des Bonchamp, des d'Elbée, des la Rochejacquelein et des Lescure ! dit une voix.

 

Le Breton se retourna vers celui qui venait de parler :

 

– S'ils se font tuer comme leurs prédécesseurs, dit-il, que leur demanderez-vous ?

 

– Allons, bien répondu, dit Morgan ; de sorte… ?

 

– De sorte que, dès que notre général aura votre réponse, reprit le paysan, il reprendra les armes.

 

– Et si notre réponse eût été négative… ? demanda une voix.

 

– Tant pis pour vous ! répondit le paysan ; dans tous les cas, l’insurrection était fixée au 20 octobre.

 

– Eh bien, dit le président, le général aura, grâce à nous, de quoi payer son premier mois de solde. Où est votre reçu ?

 

– Le voici, dit le paysan tirant de sa poche un papier sur lequel étaient écrits ces mots :

 

« Reçu de nos frères du Midi et de l'Est, pour être employée au bien de la cause, la somme de :

« GEORGES CADOUDAL,

 

« Général en chef de l'armée royaliste de Bretagne. »

 

La somme, comme on voit, était restée en blanc.

 

– Savez-vous écrire ? demanda le président.

 

– Assez pour remplir les trois ou quatre mots qui manquent.

 

– Eh bien, écrivez : « Cent mille francs. »

 

Le Breton écrivit ; puis, tendant le papier au président :

 

– Voici le reçu, dit-il ; où est l'argent ?

 

– Baissez-vous, et ramassez le sac qui est à vos pieds ; il contient soixante mille francs.

 

Puis, s'adressant à un des moines :

 

– Montbar, où sont les quarante autres mille ? demanda-t-il.

 

Le moine interpellé alla ouvrir une armoire et en tira un sac un peu moins volumineux que celui qu'avait rapporté Morgan, mais qui, cependant, contenait la somme assez ronde de quarante mille francs.

 

– Voici la somme complète, dit le moine.

 

– Maintenant, mon ami, dit le président, mangez et reposez-vous ; demain, vous partirez.

– On m'attend là-bas, dit le Vendéen ; je mangerai et je dormirai sur mon cheval. Adieu, messieurs, le ciel vous garde !

 

Et il s'avança, pour sortir, vers la porte par laquelle il était entré.

 

– Attendez ! dit Morgan.

 

Le messager de Georges s'arrêta.

 

– Nouvelle pour nouvelle, fit Morgan ; dites au général Cadoudal que le général Bonaparte a quitté l'armée d'Égypte, est débarqué avant-hier à Fréjus et sera dans trois jours à Paris. Ma nouvelle vaut bien les vôtres ; qu'en dites-vous ?

 

– Impossible ! s'écrièrent tous les moines d'une voix.

 

– Rien n'est pourtant plus vrai, messieurs ; je tiens la chose de notre ami le Prêtre, qui l'a vu relayer une heure avant moi à Lyon et qui l'a reconnu.

 

– Que vient-il faire en France ? demandèrent deux ou trois voix.

 

– Ma foi, dit Morgan, nous le saurons bien un jour ou l'autre ; il est probable qu'il ne revient pas à Paris pour y garder l’incognito.

 

– Ne perdez pas un instant pour annoncer cette nouvelle à nos frères de l'Ouest, dit le président au paysan vendéen : tout à l’heure je vous retenais ; maintenant, c'est moi qui vous dis : « Allez ! »

 

Le paysan salua et sortit ; le président attendit que la porte fût refermée :

 

– Messieurs, dit-il, la nouvelle que vient de nous annoncer frère Morgan est tellement grave, que je proposerai une mesure spéciale.

 

– Laquelle ? demandèrent d'une seule voix les compagnons de Jéhu.

 

– C'est que l'un de nous, désigné par le sort, parte pour Paris, et, avec le chiffre convenu, nous tienne au courant de tout ce qui se passera.

 

– Adopté, répondirent-ils.

 

– En ce cas, reprit le président, écrivons nos treize noms, chacun le sien, sur un morceau de papier ; mettons-les dans un chapeau, et celui dont le nom sortira partira à l'instant même.

 

Les jeunes gens, d'un mouvement unanime, s'approchèrent de la table, écrivirent leurs noms sur des carrés de papier qu'ils roulèrent, et les mirent dans un chapeau.

 

Le plus jeune fut appelé pour être le prête-nom du hasard.

 

Il tira un des petits rouleaux de papier et le présenta au président, qui le déplia.

 

– Morgan, dit le président.

 

– Mes instructions, demanda le jeune homme.

 

– Rappelez-vous, répondit le président, avec une solennité à laquelle les voûtes de ce cloître prêtaient une suprême grandeur, que vous vous appelez le baron de Sainte-Hermine, que votre père a été guillotiné sur la place de la Révolution et votre frère tué à l'armée de Condé. Noblesse oblige ! voilà vos instructions.

 

– Et pour le reste, demanda le jeune homme.

 

– Pour le reste ? dit le président, nous nous en rapportons à votre royalisme et à votre loyauté.

 

– Alors, mes amis, permettez-moi de prendre congé de vous à l'instant même ; je voudrais être sur la route de Paris avant le jour, et j'ai une visite indispensable à faire avant mon départ.

 

– Va ! dit le président en ouvrant ses bras à Morgan ; je t'embrasse au nom de tous les frères. À un autre je dirais : « sois brave, persévérant, actif ! » à toi je dirai : « Sois prudent ! »

 

Le jeune homme reçut l'accolade fraternelle, salua d'un sourire ses autres amis, échangea une poignée de main avec deux ou trois d'entre eux, s'enveloppa de son manteau, enfonça son chapeau sur sa tête et sortit.

IX – ROMÉO ET JULIETTE

 

Dans la prévoyance d’un prochain départ, le cheval de Morgan, après avoir été lavé, bouchonné, séché, avait reçu double ration d'avoine et avait été de nouveau sellé et bridé.

 

Le jeune homme n'eut donc qu'à le demander et à sauter dessus.

 

À peine fut-il en selle que la porte s'ouvrit comme par enchantement ; le cheval s'élança dehors hennissant et rapide, ayant oublié sa première course et prêt à en dévorer une seconde.

 

À la porte de la chartreuse, Morgan demeura un instant indécis, pour savoir s'il tournerait à droite ou à gauche ; enfin, il tourna à droite, suivit un instant le sentier qui conduit de Bourg à Seillon, se jeta une seconde fois à droite, mais à travers plaine, s'enfonça dans un angle de forêt qu'il rencontra sur son chemin, reparut bientôt de l'autre côté du bois, gagna la grande route de Pont-d'Ain, la suivit pendant l'espace d'une demi-lieue à peu près, et ne s'arrêta qu'à un groupe de maisons que l'on appelle aujourd'hui la Maison-des-Gardes.

 

Une de ces maisons portait pour enseigne un bouquet de houx, qui indiquait une de ces haltes campagnardes où les piétons se désaltèrent et reprennent des forces en se reposant un instant, avant de continuer le long et fatigant voyage de la vie.

 

Ainsi qu'il avait fait à la porte de la chartreuse, Morgan s'arrêta, tira un pistolet de sa fonte et se servit de sa crosse comme d'un marteau ; seulement, comme, selon toute probabilité, les braves gens qui habitaient l'humble auberge ne conspiraient pas, la réponse à l'appel du voyageur se fit plus longtemps attendre qu'à la chartreuse.

Enfin, on entendit le pas du garçon d'écurie, alourdi par ses sabots ; la porte cria, et le bonhomme qui venait de l'ouvrir, voyant un cavalier tenant un pistolet à la main, s'apprêta instinctivement à la refermer.

 

– C'est moi, Pataut, dit le jeune homme ; n'aie pas peur.

 

– Ah ! de fait, dit le paysan, c'est vous, monsieur Charles. Ah ! je n'ai pas peur non plus ; mais vous savez, comme disait M. le curé, du temps qu'il y avait un bon Dieu, les précautions, c'est la mère de la sûreté.

 

– Oui, Pataut, oui, dit le jeune homme en mettant pied à terre et en glissant une pièce d'argent dans la main du garçon d'écurie ; mais, sois tranquille, le bon Dieu reviendra, et, par contrecoup, M. le curé aussi.

 

– Oh ! quant à ça, fit le bonhomme, on voit bien qu'il n'y a plus personne là-haut, à la façon dont tout marche. Est-ce que ça durera longtemps encore comme ça, monsieur Charles ?

 

– Pataut, je te promets de faire de mon mieux pour que tu ne t’impatientes pas trop, parole d'honneur ! je ne suis pas moins pressé que toi. Aussi te prierai-je de ne pas te coucher, mon bon Pataut.

 

– Ah ! vous savez bien, monsieur, que, quand vous venez, c'est assez mon habitude de ne pas me coucher ; et, quant au cheval… Ah çà ! vous en changez donc tous les jours, de cheval ? L'avant-dernière fois, c'était un alezan ; la dernière fois, c'était un pommelé, et, aujourd'hui, c'est un noir.

 

– Oui, je suis capricieux de ma nature. Quant au cheval, comme tu disais, mon cher Pataut, il n'a besoin de rien, et tu ne t’en occuperas que pour le débrider. Laisse lui la selle sur le dos… Attends : remets donc ce pistolet dans les fontes, et puis garde-moi encore ces deux-là.

 

Et le jeune homme détacha ceux qui étaient passés à sa ceinture et les donna au garçon d'écurie.

 

– Bon ! fit celui-ci en riant, plus que ça d'aboyeurs !

 

– Tu sais, Pataut, on dit que les routes ne sont pas sûres.

 

– Ah ! je crois bien qu'elles ne sont pas sûres ! nous nageons en plein brigandage, monsieur Charles. Est-ce qu'on n'a pas arrêté et dépouillé, pas plus tard que la semaine dernière, la diligence de Genève à Bourg ?

 

– Bah ! fit Morgan ; et qui accuse-t-on de ce vol ?

 

– Oh ! c'est une farce ; imaginez-vous qu'ils disent que c'est les compagnons de Jésus. Je n'en ai pas cru un mot, vous pensez bien ; qu'est-ce que c'est que les compagnons de Jésus, sinon les douze apôtres ?

 

– En effet, dit Morgan avec son éternel et joyeux sourire, je n'en vois pas d'autres.

 

– Bon ! continua Pataut, accuser les douze apôtres de dévaliser les diligences, il ne manquerait plus que cela ! Oh ! je vous le dis, monsieur Charles, nous vivons dans un temps où l'on ne respecte plus rien.

 

Et, tout en secouant la tête en misanthrope dégoûté, sinon de la vie, du moins des hommes, Pataut conduisit le cheval à l'écurie.

 

Quant à Morgan, il regarda pendant quelques secondes Pataut s'enfoncer dans les profondeurs de la cour et dans les ténèbres des écuries ; puis, tournant la haie qui ceignait le jardin, il descendit vers un grand massif d'arbres dont les hautes cimes se dressaient et se découpaient dans la nuit avec la majesté des choses immobiles, tout en ombrageant une charmante petite campagne qui portait, dans les environs, le titre pompeux de château des Noires-Fontaines.

 

Comme Morgan atteignait le mur du château, l'heure sonna au clocher du village de Montagnac. Le jeune homme prêta l’oreille au timbre qui passait en vibrant dans l’atmosphère calme et silencieuse d'une nuit d'automne, et compta jusqu'à onze coups.

 

Bien des choses, comme on le voit, s'étaient passées en deux heures.

 

Morgan fit encore quelques pas, examina le mur, paraissant chercher un endroit connu, puis, cet endroit trouvé, introduisit la pointe de sa botte dans la jointure de deux pierres, s'élança comme un homme qui monte à cheval, saisit le chaperon du mur de la main gauche, d'un seul élan se trouva à califourchon sur le mur, et, rapide comme l'éclair, se laissa retomber de l’autre côté.

 

Tout cela s'était fait avec tant de rapidité, d'adresse et de légèreté, que, si quelqu'un eût passé par hasard en ce moment-là, il eût pu croire qu'il était le jouet d'une vision.

 

Comme il avait fait d'un côté du mur, Morgan s'arrêta et écouta de l'autre, tandis que son œil sondait, autant que la chose était possible, dans les ténèbres obscurcies par le feuillage des trembles et des peupliers, les profondeurs du petit buis.

 

Tout était solitaire et silencieux. Morgan se hasarda de continuer son chemin.

Nous disons se hasarda, parce qu'il y avait, depuis qu'il s'était approché du château des Noires-Fontaines, dans toutes les allures du jeune homme, une timidité et une hésitation si peu habituelles à son caractère, qu'il était évident que, cette fois, s'il avait des craintes, ces craintes n'étaient pas pour lui seul.

 

Il gagna la lisière du bois en prenant les mêmes précautions.

 

Arrivé sur une pelouse, à l'extrémité de laquelle s'élevait le petit château, il s'arrêta et interrogea la façade de la maison.

 

Une seule fenêtre était éclairée, des douze fenêtres qui, sur trois étages, perçaient cette façade.

 

Elle était au premier étage, à l'angle de la maison.

 

Un petit balcon tout couvert de vignes vierges qui grimpaient le long de la muraille, s'enroulaient autour des rinceaux de fer et retombaient en festons, s'avançait au-dessous de cette fenêtre et surplombait le jardin.

 

Aux deux côtés de la fenêtre, placés sur le balcon même, des arbres à larges feuilles s'élançaient de leurs caisses et formaient au-dessus de la corniche un berceau de verdure.

 

Une jalousie, montant et descendant à l'aide de cordes, faisait une séparation entre le balcon et la fenêtre, séparation qui disparaissait à volonté.

 

C'était à travers les interstices de la jalousie que Morgan avait vu la lumière.

 

Le premier mouvement du jeune homme, fut de traverser la pelouse en droite ligne ; mais, cette fois encore, les craintes dont nous avons parlé le retinrent.

 

Une allée de tilleuls longeait la muraille et conduisait à la maison.

 

Il fit un détour et s'engagea sous la voûte obscure et feuillue.

 

Puis, arrivé à l'extrémité de l’allée, il traversa, rapide comme un daim effarouché, l'espace libre, et se trouva au pied de la muraille, dans l’ombre épaisse projetée par la maison.

 

Il fit quelques pas à reculons, les yeux fixés sur la fenêtre, mais de manière à ne pas sortir de l'ombre.

 

Puis, arrivé au point calculé par lui, il frappa trois fois dans ses mains.

 

À cet appel, une ombre s'élança du fond de l'appartement, et vint, gracieuse, flexible, presque transparente, se coller à la fenêtre.

 

Morgan renouvela le signal.

 

Aussitôt la fenêtre s'ouvrit, la jalousie se leva, et une ravissante jeune fille, en peignoir de nuit avec sa chevelure blonde ruisselant sur ses épaules, parut dans l’encadrement de verdure.

 

Le jeune homme tendit les bras à celle dont les bras étaient tendus vers lui, et deux noms, ou plutôt deux cris sortis du cœur, se croisèrent, allant au-devant l'un de l’autre.

 

– Charles !

 

– Amélie !

 

Puis le jeune homme bondit contre la muraille, s'accrocha aux tiges des vigies, aux aspérités de la pierre, aux saillies des corniches, et en une seconde se trouva sur le balcon.

 

Ce que les deux beaux jeunes gens se dirent alors ne fut qu'un murmure d'amour perdu dans un interminable baiser.

 

Mais, par un doux effort, le jeune homme entraîna d'un bras la jeune fille dans la chambre, tandis que l'autre lâchait les cordons de la jalousie, qui retombait bruyante derrière eux.

 

Derrière la jalousie la fenêtre se referma.

 

Puis la lumière s'éteignit, et toute la façade du château des Noires-Fontaines se trouva dans l'obscurité.

 

Cette obscurité durait depuis un quart d'heure à peu près, lorsqu'on entendit le roulement d'une voiture sur le chemin qui conduisait de la grande route de Pont-d'Ain à l'entrée du château.

 

Puis le bruit cessa ; il était évident que la voiture venait de s'arrêter devant la grille.

X – LA FAMILLE DE ROLAND

 

Cette voiture qui s'arrêtait à la porte était celle qui ramenait à sa famille Roland, accompagné de sir John.

 

On était si loin de l'attendre, que, nous l'avons dit, toutes les lumières de la maison étaient éteintes, toutes les fenêtres dans l'obscurité, même celle d'Amélie.

 

Le postillon, depuis cinq cents pas, faisait bien claquer son fouet à outrance ; mais le bruit était insuffisant pour réveiller des provinciaux dans leur premier sommeil.

 

La voiture une fois arrêtée, Roland ouvrit la portière, sauta à terre sans toucher le marchepied, et se pendit à la sonnette.

 

Cela dura cinq minutes pendant lesquelles, après chaque sonnerie, Roland se retournait vers la voiture en disant :

 

– Ne vous impatientez pas, sir John.

 

Enfin, une fenêtre s'ouvrit et une voix enfantine, mais ferme, cria :

 

– Qui sonne donc ainsi ?

 

– Ah ! c'est toi, petit Édouard, dit Roland ; ouvre vite !

 

L'enfant se rejeta en arrière avec un cri joyeux et disparut.

 

Mais, en même temps, on entendit sa voix qui criait dans les corridors :

– Mère ! réveille-toi, c'est Roland !… Sœur ! réveille-toi, c'est le grand frère.

 

Puis, avec sa chemise seulement et ses petites pantoufles, il se précipita par les degrés en criant :

 

– Ne t'impatiente pas, Roland, me voilà ! me voilà !

 

Un instant après, on entendit la clef qui grinçait dans la serrure, les verrous qui glissaient dans les tenons ; puis une forme blanche apparut sur le perron et vola, plutôt qu'elle ne courut, vers la grille, qui, au bout d'un instant, grinça à son tour sur ses gonds et s'ouvrit.

 

L'enfant sauta au cou de Roland et y resta pendu.

 

– Ah ! frère ! ah ! frère ! criait-il en embrassant le jeune homme et en riant et pleurant tout à la fois ; ah ! grand frère Roland, que mère va être contente ! et Amélie donc ! Tout le monde se porte bien, c'est moi le plus malade… ah ! excepté Michel, tu sais, le jardinier, qui s'est donné une entorse. Pourquoi donc n'es-tu pas en militaire ?… Ah ! que tu es laid en bourgeois ! Tu viens d'Égypte ; m'as-tu rapporté des pistolets montés en argent et un beau sabre recourbé ? Non ! ah bien, tu n'es pas gentil et je ne veux plus t'embrasser ; mais non, non, va, n'aie pas peur, je t'aime toujours !

 

Et l'enfant couvrait le grand frère de baisers, comme il l'écrasait de questions.

 

L'Anglais, resté dans la voiture, regardait, la tête inclinée à la portière, et souriait.

 

Au milieu de ces tendresses fraternelles, une voix de femme éclata.

Une voix de mère !

 

– Où est-il, mon Roland, mon fils bien-aimé ? demandait madame de Montrevel d'une voix empreinte d'une émotion joyeuse si violente, qu'elle allait presque jusqu'à la douleur ; où est-il ? Est-ce bien vrai qu'il soit revenu ? est-ce bien vrai qu'il ne soit pas prisonnier, qu'il ne soit pas mort ? est-ce bien vrai qu'il vive ?

 

L'enfant, à cette voix, glissa comme un serpent dans les bras de son frère, tomba debout sur le gazon, et, comme enlevé par un ressort, bondit vers sa mère.

 

– Par ici, mère, par ici ! dit-il en entraînant sa mère à moitié vêtue vers Roland.

 

À la vue de sa mère, Roland n'y put tenir ; il sentit se fondre cette espèce de glaçon qui semblait pétrifié dans sa poitrine ; son cœur battit comme celui d'un autre.

 

– Ah ! s'écria-t-il, j'étais véritablement ingrat envers Dieu quand la vie me garde encore de semblables joies.

 

Et il se jeta tout sanglotant au cou de madame de Montrevel sans se souvenir de sir John, qui, lui aussi, sentait se fondre son flegme anglican, et qui essuyait silencieusement les larmes qui coulaient sur ses joues et qui venaient mouiller son sourire.

 

L'enfant, la mère et Roland formaient un groupe adorable de tendresse et d'émotion.

 

Tout à coup, le petit Édouard, comme une feuille que le vent emporte, se détacha du groupe en criant :

 

– Et sœur Amélie, où est-elle donc ?

 

Puis il s'élança vers la maison, en répétant :

 

– Sœur Amélie, réveille-toi ! lève-toi accours !

 

Et l'on entendit les coups de pied et les coups de poing de l'enfant qui retentissaient contre une porte.

 

Il se fit un grand silence.

 

Puis presque aussitôt on entendit le petit Édouard qui criait :

 

– Au secours, mère ! au secours, frère Roland ! sœur Amélie se trouve mal.

 

Madame de Montrevel et son fils s'élancèrent dans la maison ; sir John, qui, en touriste consommé qu'il était, avait dans une trousse des lancettes et dans sa poche un flacon de sels, descendit de voiture, et, obéissant à un premier mouvement, s'avança jusqu'au perron.

 

Là, il s'arrêta, réfléchissant qu'il n'était point présenté, formalité toute puissante pour un Anglais.

 

Mais, d'ailleurs, en ce moment, celle au-devant de laquelle il allait venait au-devant de lui.

 

Au bruit que son frère faisait à sa porte, Amélie avait enfin paru sur le palier ; mais sans doute la commotion qui l'avait frappée en apprenant le retour de Roland était trop forte, et, après avoir descendu quelques degrés d'un pas presque automatique et en faisant un violent effort sur elle-même, elle avait poussé un soupir ; et, comme une fleur qui plie, comme une branche qui s'affaisse, comme une écharpe qui flotte, elle était tombée ou plutôt s'était couchée sur l'escalier.

 

C'était alors que l'enfant avait crié.

 

Mais, au cri de l'enfant, Amélie avait retrouvé, sinon la force, du moins la volonté ; elle s'était redressée et en balbutiant : « Tais-toi, Édouard ! tais-toi au nom du ciel ! me voilà ! » Elle s'était cramponnée d'une main à la rampe, et, appuyée de l'autre sur l'enfant, elle avait continué de descendre les degrés.

 

À la dernière marche, elle avait rencontré sa mère et son frère ; alors d'un mouvement violent, presque désespéré, elle avait jeté ses deux bras au cou de Roland, en criant :

 

– Mon frère ! mon frère !

 

Puis Roland avait senti que la jeune fille pesait plus lourdement à son épaule, et en disant : « Elle se trouve mal, de l'air ! de l'air ! » il l'avait entraînée vers le perron.

 

C'était ce nouveau groupe, si différent du premier, que sir John avait sous les yeux.

 

Au contact de l'air, Amélie respira et redressa la tête.

 

En ce moment, la lune, dans toute sa splendeur, se débarrassait d'un nuage qui la voilait, et éclairait le visage d'Amélie, aussi pâle qu'elle.

 

Sir John poussa un cri d'admiration.

 

Il n'avait jamais vu statue de marbre si parfaite que ce marbre vivant qu'il avait sous les yeux.

Il faut dire qu'Amélie était merveilleusement belle, vue ainsi.

 

Vêtue d'un long peignoir de batiste, qui dessinait les formes d'un corps moulé sur celui de la Polymnie antique, sa tête pâle, légèrement inclinée sur l'épaule de son frère, ses longs cheveux d'un blond d'or tombant sur des épaules de neige, son bras jeté au cou de sa mère, et qui laissait pendre sur le châle rouge dont madame de Montrevel était enveloppée une main d'albâtre rosé, telle était la sœur de Roland apparaissant aux regards de sir John.

 

Au cri d'admiration que poussa l’Anglais, Roland se souvint que celui-ci était là, et madame de Montrevel s'aperçut de sa présence.

 

Quant à l'enfant, étonné de voir cet étranger chez sa mère, il descendit rapidement le perron, et, restant seul sur la troisième marche, non pas qu'il craignît d'aller plus loin, mais pour rester à la hauteur de celui qu'il interpellait :

 

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il à sir John, et que faites-vous ici ?

 

– Mon petit Édouard, dit sir John, je suis un ami de votre frère, et je viens vous apporter les pistolets montés en argent et le damas qu'il vous a promis.

 

– Où sont-ils ? demanda l'enfant.

 

– Ah ! dit sir John, ils sont en Angleterre, et il faut le temps de les faire venir ; mais voilà votre grand frère qui répondra de moi et qui vous dira que je suis un homme de parole.

 

– Oui, Édouard, oui, dit Roland ; si milord te les promet, tu les auras.

 

Puis, s'adressant à madame de Montrevel et à sa sœur :

 

– Excusez-moi, ma mère ; excuse-moi, Amélie, dit-il, ou plutôt excusez-vous vous-mêmes comme vous pourrez près de milord : vous venez de faire de moi un abominable ingrat.

 

Puis, allant à sir John et lui prenant la main :

 

– Ma mère, continua Roland, milord a trouvé moyen, le premier jour qu'il m'a vu, la première fois qu'il m'a rencontré, de me rendre un éminent service ; je sais que vous n'oubliez pas ces choses-là : j'espère donc que vous voudrez bien vous souvenir que sir John est un de vos meilleurs amis, et il va vous en donner une preuve en répétant avec moi qu'il consent à s'ennuyer quinze jours ou trois semaines avec nous.

 

– Madame, dit sir John, permettez-moi, au contraire, de ne point répéter les paroles de mon ami Roland ; ce ne serait point quinze jours, ce ne serait point trois semaines que je voudrais passer au milieu de votre famille, ce serait une vie toute entière..

 

Madame de Montrevel descendit le perron, et tendit à sir John une main que celui-ci baisa avec une galanterie toute française.

 

– Milord, dit-elle, cette maison est la vôtre ; le jour où vous y êtes entré a été un jour de joie, le jour où vous la quitterez sera un jour de regret et de tristesse.

 

Sir John se tourna vers Amélie, qui, confuse de paraître ainsi défaite devant un étranger, ramenait autour de son cou les plis de son peignoir :

 

– Je vous parle en mon nom et au nom de ma fille, trop émue encore du retour inattendu de son frère pour vous accueillir elle-même comme elle le fera dans un instant, continua madame de Montrevel en venant au secours d'Amélie.

 

– Ma sœur, dit Roland, permettra à mon ami sir John de lui baiser la main, et il acceptera, j'en suis sûr, cette façon de lui souhaiter la bienvenue.

 

Amélie balbutia quelques mots, souleva lentement le bras, et tendit sa main à sir John avec un sourire presque douloureux.

 

L'Anglais prit la main d'Amélie ; mais, sentant que cette main était glacée et frissonnante, au lieu de la porter à ses lèvres :

 

– Roland, dit-il, votre sœur est sérieusement indisposée ; ne nous occupons ce soir que de sa santé ; je suis un peu médecin, et, si elle veut bien convertir la faveur qu'elle daignait m'accorder en celle que je lui tâte le pouls, je lui en aurai une égale reconnaissance.

 

Mais, comme si elle craignait que l'on ne devinât la cause de son mal, Amélie retira vivement sa main en disant :

 

– Mais, non, milord se trompe : la joie ne rend pas malade, et la joie seule de revoir mon frère a causé cette indisposition d'un instant qui a déjà disparu.

 

Puis, se retournant vers madame de Montrevel :

 

– Ma mère, dit-elle avec un accent rapide, presque fiévreux, nous oublions que ces messieurs arrivent d'un long voyage ; que, depuis Lyon ils n'ont probablement rien pris ; et que, si Roland a toujours ce bon appétit que nous lui connaissions, il ne m'en voudra pas de vous laisser faire, à lui et à milord, les honneurs de la maison, en songeant que je m'occupe des détails peu poétiques, mais très appréciés par lui du ménage.

 

Et laissant, en effet, sa mère faire les honneurs de la maison, Amélie rentra pour réveiller les femmes de chambre et le domestique, laissant dans l'esprit de sir John cette espèce de souvenir féerique que laisserait, dans celui d'un touriste descendant les bords du Rhin, l'apparition de la Lorély debout sur son rocher, sa lyre à la main et laissant flotter au vent de la nuit l'or fluide de ses cheveux !

 

Pendant ce temps, Morgan remontait à cheval, reprenant au grand galop le chemin de la chartreuse, s'arrêtant devant la porte, tirant un carnet de sa poche, et écrivant sur une feuille de ce carnet quelques lignes au crayon, qu'il roulait et faisait passer d'un côté à l'autre de la serrure, sans prendre le temps de descendre de son cheval.

 

Puis, piquant des deux et se courbant sur la crinière du noble animal, il disparaissait dans la forêt, rapide et mystérieux comme Faust se rendant à la montagne du sabbat.

 

Les trois lignes qu'il avait écrites étaient celles-ci :

 

« Louis de Montrevel, aide de camp du général Bonaparte, est arrivé cette nuit au château des Noires-Fontaines.

 

« Garde à vous, compagnons de Jéhu ! »

 

Mais, tout en prévenant ses amis de se garder de Louis de Montrevel, Morgan avait tracé une croix au-dessus de son nom, ce qui voulait dire que, quelque chose qu'il arrivât, le jeune officier devait leur être sacré.

 

Chaque compagnon de Jéhu pouvait sauvegarder un ami sans avoir besoin de rendre compte des motifs qui le faisaient agir ainsi.

 

Morgan usait de son privilège : il sauvegardait le frère d'amitié.

XI – LE CHÂTEAU DES NOIRES–FONTAINES

 

Le château des Noires-Fontaines, où nous venons de conduire deux des principaux personnages de cette histoire, était situé dans une des plus charmantes situations de la vallée, ou s'élève la ville de Bourg.

 

Son parc, de cinq ou six arpents, planté d'arbres centenaires, était fermé de trois côtés par des murailles de grès, ouvertes sur le devant de toute la largeur d'une belle grille de fer travaillée au marteau, et façonnée du temps et à la manière de Louis XV, et du quatrième côté par la petite rivière de la Royssouse, charmant ruisseau qui prend sa source à Journaud, c'est-à-dire au bas des premières rampes jurassiques, et qui, coulant du midi au nord d'un cours presque insensible, va se jeter dans la Saône au pont de Fleurville, en face de Pont-de-Vaux, patrie de Joubert, lequel, un mois avant l’époque où nous sommes arrivés, venait d'être tué à la fatale bataille de Novi.

 

Au-delà de la Reyssouse et sur ses rives s'étendaient, à droite et à gauche du château des Noires-Fontaines, les villages de Montagnat et de Saint-Just, dominés par celui de Ceyzeriat.

 

Derrière ce dernier bourg se dessinent les gracieuses silhouettes des collines du Jura, au-dessus de la crête desquelles on distingue la cime bleuâtre des montagnes du Bugey, qui semblent se hausser pour regarder curieusement par-dessus l'épaule de leurs sœurs cadettes ce qui se passe dans la vallée de l'Ain.

 

Ce fut en face de ce ravissant paysage que se réveilla sir John.

 

Pour la première fois de sa vie peut-être, le morose et taciturne Anglais souriait à la nature ; il lui semblait être dans une de ces belles vallées de la Thessalie, célébrées par Virgile, ou près de ces douces rives du Lignon, chantées par d'Urfé, dont la maison natale, quoi qu'en disent les biographes, tombait en ruine à trois quarts de lieue du château des Noires-Fontaines.

 

Il fut tiré de sa contemplation par trois coups légèrement frappés à sa porte : c'était son hôte, Roland, qui venait s'informer de quelle façon il avait passé la nuit.

 

Il le trouva radieux comme le soleil qui se jouait sur les feuilles déjà jaunies des marronniers et des tilleuls.

 

– Oh ! oh ! sir John, dit-il, permettez-moi de vous féliciter ; je m'attendais à voir un homme triste comme ces pauvres chartreux aux longues robes blanches qui m'effrayaient tant dans ma jeunesse, quoique, à vrai dire, je n'aie jamais été facile à la peur ; et, pas du tout, je vous trouve, au milieu de notre triste mois d'octobre, souriant comme une matinée de mai.

 

– Mon cher Roland, répondit sir John, je suis presque orphelin ; j'ai perdu ma mère le jour de ma naissance, mon père à douze ans. À l'âge où l'on met les enfants au collège, j'étais maître d'une fortune de plus d'un million de rente ; mais j'étais seul en ce monde, sans personne que j'aimasse, sans personne qui m'aimât ; les douces joies de la famille me sont donc complètement inconnues. De douze à dix-huit ans, j'ai étudié à l'université de Cambridge ; mon caractère taciturne, un peu hautain peut-être, m'isolait au milieu de mes jeunes compagnons. À dix-huit ans, je voyageai. Voyageur armé qui parcourez le monde à l'ombre de votre drapeau, c'est-à-dire à l'ombre de la patrie ; qui avez tous les jours les émotions de la lutte et les orgueils de la gloire, vous ne vous doutez point quelle chose lamentable c'est que de traverser les villes, les provinces, les États, les royaumes, pour visiter tout simplement une église ici, un château là ; de quitter le lit à quatre heures du matin à la voix du guide impitoyable, pour voir le soleil se lever du haut du Righi ou de l'Etna ; de passer, comme un fantôme déjà mort, au milieu de ces ombres vivantes que l'on appelle les hommes ; de ne savoir où s'arrêter ; de n'avoir pas une terre où prendre racine, pas un bras où s'appuyer, pas un cœur où verser son cœur ! Eh bien, hier au soir, mon cher Roland, tout à coup, en un instant, en une seconde, ce vide de ma vie a été comblé ; j'ai vécu en vous ; les joies que je cherche, je vous les ai vu éprouver ; cette famille que j'ignore, je l'ai vue s'épanouir florissante autour de vous ; en regardant votre mère, je me suis dit : ma mère était ainsi, j'en suis certain. En regardant votre sœur, je me suis dit : si j'avais eu une sœur, je ne l'aurais pas voulue autrement. En embrassant votre frère, je me suis dit que je pourrais, à la rigueur, avoir un enfant de cet âge-là, et laisser ainsi quelque chose après moi dans ce monde ; tandis qu'avec le caractère dont je me connais, je mourrai comme j'ai vécu, triste, maussade aux autres et importun à moi-même. Ah ! vous êtes heureux, Roland ! vous avez la famille, vous avez la gloire, vous avez la jeunesse, vous avez – ce qui ne gâte rien même chez un homme – vous avez la beauté. Aucune joie ne vous manque, aucun bonheur ne vous fait défaut ; je vous le répète, Roland, vous êtes un homme heureux, bien heureux.

 

– Bon ! dit Roland, et vous oubliez mon anévrisme, milord.

 

Sir John regarda le jeune homme d'un air d'incrédulité. En effet, Roland paraissait jouir d'une santé formidable.

 

– Votre anévrisme contre mon million de rente, Roland, dit avec un sentiment de profonde tristesse lord Tanlay, pourvu qu'avec votre anévrisme vous me donniez cette mère qui pleure de joie en vous revoyant, cette sœur qui se trouve mal de bonheur à votre retour, cet enfant qui se pend à votre cou comme un jeune et beau fruit à un arbre jeune et beau ; pourvu qu'avec tout cela encore vous me donniez ce château aux frais ombrages, cette rivière aux rives gazonneuses et fleuries, ces lointains bleuâtres, où blanchissent, comme des troupes de cygnes, de jolis villages avec leurs clochers bourdonnants ; votre anévrisme, Roland, la mort dans trois ans, dans deux ans, dans un an, dans six mois ; mais six mois de votre vie si pleine, si agitée, si douce, si accidentée, si glorieuse ! et je me regarderai comme un homme heureux.

 

Roland éclata de rire, de ce rire nerveux qui lui était particulier.

 

– Ah ! dit-il, que voilà bien le touriste, le voyageur superficiel, le juif errant de la civilisation, qui, ne s'arrêtant nulle part, ne peut rien apprécier, rien approfondir, juge chaque chose par la sensation qu'elle lui apporte, et dit, sans ouvrir la porte de ces cabanes où sont renfermés ces fous qu'on appelle des hommes : derrière cette muraille on est heureux ! Eh bien, mon cher, vous voyez bien cette charmante rivière, n'est-ce pas ? ces beaux gazons fleuris, ces jolis villages : c'est l'image de la paix, de l'innocence, de la fraternité ; c'est le siècle de Saturne, c'est l'âge d'or ; c'est l'Éden ; c'est le paradis. Eh bien, tout cela est peuplé de gens qui s'égorgent les uns les autres ; les jungles de Calcutta, les roseaux du Bengale ne sont pas peuplés de tigres plus féroces et de panthères plus cruelles que ces jolis villages, que ces frais gazons, que les bords de cette charmante rivière. Après avoir fait des fêtes funéraires au bon, au grand, à l'immortel Marat, qu'on a fini, Dieu merci ! par jeter à la voirie comme une charogne qu'il était, et même qu'il avait toujours été ; après avoir fait des fêtes funéraires dans lesquelles chacun apportait une urne où il versait toutes les larmes de son corps, voilà que nos bons Bressans, nos doux Bressans, nos engraisseurs de poulardes, se sont avisés que les républicains étaient tous des assassins, et qu'ils les ont assassinés par charretées, pour les corriger de ce vilain défaut qu'a l’homme sauvage ou civilisé de tuer son semblable. Vous doutez ? Oh ! mon cher, sur la route de Lons-le-Saulnier, si vous êtes curieux, on vous montrera la place où, voilà six mois à peine, il s'est organisé une tuerie qui ferait lever le cœur aux plus féroces sabreurs de nos champs de bataille. Imaginez-vous une charrette chargée de prisonniers que l'on conduisait à Lons-le-Saulnier, une charrette à ridelles, une de ces immenses charrettes sur lesquelles on conduit les veaux à la boucherie ; dans cette charrette, une trentaine d'hommes dont tout le crime était une folle exaltation de pensées et de paroles menaçantes ; tout cela lié, garrotté, la tête pendante et bosselée par les cahots, la poitrine haletante de soif, de désespoir et de terreur ; des malheureux qui n'ont pas même, comme au temps de Néron et de Commode, la lutte du cirque, la discussion à main armée avec la mort ; que le massacre surprend impuissants et immobiles ; qu'on égorge dans leurs liens et qu'on frappe non seulement pendant leur vie, mais jusqu'au fond de la mort ; sur le corps desquels – quand, dans ces corps, le cœur a cessé de battre – sur le corps desquels l'assommoir retentit sourd et mat, pliant les chairs, broyant les os, et des femmes regardant ce massacre, paisibles et joyeuses, soulevant au-dessus de leurs têtes leurs enfants battant des mains ; des vieillards qui n'auraient plus dû penser qu'à faire une mort chrétienne, et qui contribuaient, par leurs cris et leurs excitations, à faire à ces malheureux une mort désespérée, et, au milieu de ces vieillards, un petit septuagénaire, bien coquet, bien poudré, chiquenaudant son jabot de dentelle pour le moindre grain de poussière, prenant son tabac d'Espagne dans une tabatière d'or avec un chiffre en diamants, mangeant ses pastilles à l’ambre dans une bonbonnière de Sèvres qui lui a été donnée par madame du Barry, bonbonnière ornée du portrait de la donatrice, ce septuagénaire – voyez le tableau, mon cher ! – piétinant avec ses escarpins sur ces corps qui ne laissaient plus qu'un matelas de chair humaine, et fatigant son bras, appauvri par l'âge, à frapper avec un jonc à pomme de vermeil ceux de ces cadavres qui ne lui paraissaient pas suffisamment morts, convenablement passés au pilon… Pouah ! mon cher, j'ai vu Montebello, j'ai vu Arcole, j'ai vu Rivoli, j'ai vu les Pyramides ; je croyais ne pouvoir rien voir de plus terrible. Eh bien, le simple récit de ma mère, hier, quand vous avez été rentré dans votre chambre, m'a fait dresser les cheveux ? Ma foi ! voilà qui explique les spasmes de ma pauvre sœur aussi clairement que mon anévrisme explique les miens.

 

Sir John regardait et écoutait Roland avec cet étonnement curieux que lui causaient toujours les sorties misanthropiques de son jeune ami. En effet, Roland semblait embusqué au coin de la conversation pour tomber sur le genre humain à la moindre occasion qui s'en présenterait. Il s'aperçut du sentiment qu'il venait de faire pénétrer dans l'esprit de sir John et changea complètement de ton, substituant la raillerie amère à l'emportement philanthropique.

 

– Il est vrai, dit-il, qu'après cet excellent aristocrate qui achevait ce que les massacreurs avaient commencé, et qui retrempait dans le sang ses talons rouges déteints, les gens qui font ces sortes d'exécutions sont des gens de bas étage, des bourgeois et des manants, comme disaient nos aïeux en parlant de ceux qui les nourrissaient ; les nobles s'y prennent plus élégamment. Vous avez vu, au reste, ce qui s'est passé à Avignon : on vous le raconterait, n'est-ce pas ? que vous ne le croiriez pas. Ces messieurs les détrousseurs de diligences se piquent d'une délicatesse infinie ; ils ont deux faces sans compter leur masque : ce sont tantôt des Cartouches et des Mandrins, tantôt des Amadis et des Galaors. On raconte des histoires fabuleuses de ces héros de grand chemin. Ma mère me disait hier qu'il y avait un nommé Laurent – vous comprenez bien, mon cher, que Laurent est un nom de guerre qui sert à cacher le nom véritable, comme le masque cache le visage – il y avait un nommé Laurent qui réunissait toutes les qualités d'un héros de roman, tous les accomplissements, comme vous dites, vous autres Anglais, qui, sous le prétexte que vous avez été Normands autrefois, vous permettez de temps en temps d'enrichir notre langue d'une expression pittoresque, d'un mot dont la gueuse demandait l'aumône à nos savants, qui se gardaient bien de la lui faire. Le susdit Laurent était donc beau jusqu'à l'idéalité ; il faisait partie d'une bande de soixante et douze compagnons de Jéhu que l'on vient de juger à Yssengeaux : soixante-dix furent acquittés ; lui et un de ses compagnons furent seuls condamnés à mort ; on renvoya les innocents séance tenante, et l'on garda Laurent et son compagnon pour la guillotine. Mais bast ! maître Laurent avait une trop jolie tête pour que cette tête tombât sous l'ignoble couteau d'un exécuteur : les juges qui l'avaient jugé, les curieux qui s'attendaient à le voir exécuter, avaient oublié cette recommandation corporelle de la beauté, comme dit Montaigne. Il y avait une femme chez le geôlier d'Yssengeaux, sa fille, sa sœur, sa nièce ; l’histoire – car c'est une histoire que je vous raconte et non un roman – l'histoire n'est pas fixée là-dessus ; tant il y a que la femme, quelle qu'elle fût, devint amoureuse du beau condamné ; si bien que, deux heures avant l'exécution, au moment ou maître Laurent croyait voir entrer l'exécuteur, et dormait ou faisait semblant de dormir, comme il se pratique toujours en pareil cas, il vit entrer l'ange sauveur.

 

« Vous dire comment les mesures étaient prises, je n'en sais rien : les deux amants ne sont point entrés dans les détails, et pour cause ; mais la vérité est – et je vous rappelle toujours, sir John, que c'est la vérité et non une fable – la vérité est que Laurent se trouva libre avec le regret de ne pouvoir sauver son camarade, qui était dans un autre cachot. Gensonné, en pareille circonstance, refusa de fuir et voulut mourir avec ses compagnons les Girondins ; mais Gensonné n'avait pas la tête d'Antinoüs sur le corps d'Apollon : plus la tête est belle, vous comprenez, plus on y tient. Laurent accepta donc l’offre qui lui était faite et s'enfuit ; un cheval l'attendait au prochain village ; la jeune fille, qui eût pu retarder ou embarrasser sa fuite, devait l'y rejoindre au point du jour. Le jour parut, mais n'amena point l'ange sauveur ; il paraît que notre chevalier tenait plus à sa maîtresse qu'à son compagnon : il avait fui sans son compagnon, il ne voulut pas fuir sans sa maîtresse. Il était six heures du matin, l’heure juste de l'exécution ; l'impatience, le gagnait. Il avait, depuis quatre heures, tourné trois fois la fête de son cheval vers la ville et chaque fois s'en était approché davantage. Une idée, à cette troisième fois, lui passa par l’esprit : c'est que sa maîtresse est prise et va payer pour lui ; il était venu jusqu'aux premières maisons, il pique son cheval, rentre dans la ville, traverse à visage découvert et au milieu de gens qui le nomment par son nom, tout étonnés de le voir libre et à cheval, quand ils s'attendaient à le voir garrotté et en charrette, traverse la place de l’exécution, où le bourreau vient d'apprendre qu'un de ses patients a disparu, aperçoit sa libératrice qui fendait à grand-peine la foule, non pas pour voir l’exécution, elle, mais pour aller le rejoindre. À sa vue, il enlève son cheval, bondit vers elle, renverse trois ou quatre badauds en les heurtant du poitrail de son Bayard, parvient jusqu'à elle, la jette sur l'arçon de sa selle, pousse un cri de joie et disparaît en brandissant son chapeau, comme M. de Condé à la bataille de Lens ; et le peuple d'applaudir et les femmes de trouver l'action héroïque et de devenir amoureuses du héros.

 

Roland s'arrêta et, voyant que sir John gardait le silence, il l'interrogea du regard.

 

– Allez toujours, répondit l'Anglais, je vous écoute, et, comme je suis sûr que vous ne me dites tout cela que pour arriver à un point qui vous reste à dire, j'attends.

 

– Eh bien, reprit en riant Roland, vous avez raison, très cher, et vous me connaissez, ma parole, comme si nous étions amis de collège. Eh bien, savez-vous l'idée qui m'a, toute la nuit, trotté dans l'esprit ? C'est de voir de près ce que c'est que ces messieurs de Jéhu.

 

– Ah ! oui, je comprends, vous n'avez pas pu vous faire tuer par M. de Barjols, vous allez essayer de vous faire tuer par M. Morgan.

 

– Ou un autre, mon cher sir John, répondit tranquillement le jeune officier ; car je vous déclare que je n'ai rien particulièrement contre M. Morgan, au contraire, quoique ma première pensée, quand il est entré dans la salle et a fait son petit speech – n'est-ce pas un speech que vous appelez cela ?

 

Sir John fit de la tête un signe affirmatif.

 

– Bien que ma première pensée, reprit Roland, ait été de lui sauter au cou et de l’étrangler d'une main, tandis que, de l'autre, je lui eusse arraché son masque.

 

– Maintenant que je vous connais, mon cher Roland, je me demande, en effet, comment vous n'avez pas mis un si beau projet à exécution.

 

– Ce n'est pas ma faute, je vous le jure ! j'étais parti, mon compagnon m’a retenu.

 

– Il y a donc des gens qui vous retiennent ?

 

– Pas beaucoup, mais celui-là.

 

– De sorte que vous en êtes aux regrets ?

 

– Non pas, en vérité ; ce brave détrousseur de diligences a fait sa petite affaire avec une crânerie qui m'a plu : j'aime instinctivement les gens braves ; si je n'avais pas tué M. de Barjols, j'aurais voulu être son ami. Il est vrai que je ne pouvais savoir combien il était brave qu'en le tuant. Mais parlons d'autre chose. C'est un de mes mauvais souvenirs que ce duel. Pourquoi étais-je donc monté ? À coup sûr, ce n'était point pour vous parler des compagnons de Jéhu, ni des exploits de M. Laurent… Ah ! c'était pour m'entendre avec vous sur ce que vous comptez faire ici. Je me mettrai en quatre pour vous amuser, mon cher hôte, mais j’ai deux chances contre moi : mon pays, qui n'est guère amusant ; votre nation, qui n'est guère amusable.

 

– Je vous ai déjà dit, Roland, répliqua lord Tanlay en tendant la main au jeune homme, que je tenais le château de Noires-Fontaines pour un paradis.

 

– D'accord ; mais, pourtant, dans la crainte que vous ne trouviez bientôt votre paradis monotone, je ferai de mon mieux pour vous distraire. Aimez-vous l'archéologie, Westminster, Cantorbéry ? nous avons l'église de Brou, une merveille, de la dentelle sculptée par maître Colomban ; il y a une légende là-dessus, je vous la dirai un soir que vous aurez le sommeil difficile. Vous y verrez les tombeaux de Marguerite de Bourbon, de Philippe le Beau et de Marguerite d'Autriche ; nous vous poserons le grand problème de sa devise : « Fortune, infortune, fortune » que j'ai la prétention d'avoir résolu par cette version latinisée : « Fortuna, infortuna, forti una ». Aimez-vous la pêche, mon cher hôte ? vous avez la Reyssouse au bout de votre pied ; à l'extrémité de votre main une collection de lignes et d'hameçons appartenant à Édouard, une collection de filets appartenant à Michel. Quant aux poissons, vous savez que c'est la dernière chose dont on s'occupe. Aimez-vous la chasse ? nous avons la forêt de Seillon à cent pas de nous ; pas la chasse à courre, par exemple, il faut y renoncer, mais la chasse à tir. Il paraît que les bois de mes anciens croquemitaines, les chartreux, foisonnent de sangliers, de chevreuils, de lièvres et de renards. Personne n'y chasse par la raison que c'est au gouvernement, et que le gouvernement, dans ce moment-ci, c'est personne. En ma qualité d'aide de camp du général Bonaparte, je remplirai la lacune, et nous verrons si quelqu'un ose trouver mauvais qu'après avoir chassé les Autrichiens sur l'Adige et les mameluks sur le Nil, je chasse les sangliers, les daims, les chevreuils, les renards et les lièvres sur la Reyssouse. Un jour d'archéologie, un jour de pêche et un jour de chasse. Voilà déjà trois jours, vous voyez, mon cher hôte, nous n'avons plus à avoir d'inquiétude que pour quinze ou seize.

 

– Mon cher Roland, dit sir John avec une profonde tristesse et sans répondre à la verbeuse improvisation du jeune officier, ne me direz-vous jamais quelle fièvre vous brûle, quel chagrin vous mine ?

 

– Ah ! par exemple, fit Roland avec un éclat de rire strident et douloureux, je n'ai jamais été si gai que ce matin ; c'est vous qui avez le spleen, milord, et qui voyez tout en noir.

 

– Un jour, je serai réellement votre ami, répondit sérieusement sir John ; ce jour-là, vous me ferez vos confidences ; ce jour-là, je porterai une part de vos peines.

– Et la moitié de mon anévrisme… Avez-vous faim, milord ?

 

– Pourquoi me faites-vous cette question ?

 

– C'est que j'entends dans l'escalier les pas d'Édouard, qui vient nous dire que le déjeuner est servi.

 

En effet, Roland n'avait pas prononcé le dernier mot, que la porte s'ouvrait et que l'enfant disait :

 

– Grand frère Roland, mère et sœur Amélie attendent pour déjeuner milord et toi.

 

Puis, s'attachant à la main droite de l'Anglais, il lui regarda attentivement la première phalange du pouce, de l'index et de l’annulaire.

 

– Que regardez-vous, mon jeune ami ? demanda sir John.

 

– Je regarde si vous avez de l'encre aux doigts.

 

– Et si j'avais de l'encre aux doigts, que voudrait dire cette encre ?

 

– Que vous auriez écrit en Angleterre. Vous auriez demandé mes pistolets et mon sabre.

 

– Non, je n'ai pas écrit, dit sir John ; mais j'écrirai aujourd'hui.

 

– Tu entends, grand frère Roland ? j'aurai dans quinze jours mes pistolets et mon sabre !

 

Et l'enfant, tout joyeux, présenta ses joues roses et fermes au baiser de sir John, qui l’embrassa aussi tendrement que l’eût fait un père.

 

Puis tous trois descendirent dans la salle à manger, où les attendaient Amélie et madame de Montrevel.

XII – LES PLAISIRS DE LA PROVINCE

 

Le même jour, Roland mit une partie du projet arrêté à exécution : il emmena sir John voir l'église de Brou.

 

Ceux qui ont vu la charmante petite chapelle de Brou savent que c'est une des cent merveilles de la Renaissance ; ceux qui ne l'ont pas vue l’ont entendu dire.

 

Roland, qui comptait faire à sir John les honneurs de son bijou historique, et qui ne l'avait pas vu depuis sept ou huit ans, fut fort désappointé quand, en arrivant devant la façade, il trouva les niches des saints vides et les figurines du portail décapitées.

 

Il demanda le sacristain ; on lui rit au nez : il n'y avait plus de sacristain.

 

Il s'informa à qui il devait s'adresser pour avoir les clefs : on lui répondit que c'était au capitaine de la gendarmerie.

 

Le capitaine de la gendarmerie n'était pas loin ; le cloître attenant à l’église avait été converti en caserne.

 

Roland monta à la chambre du capitaine, se fit reconnaître pour aide de camp de Bonaparte. Le capitaine, avec l’obéissance passive d'un inférieur pour son supérieur, lui remit les clefs et le suivit par derrière.

 

Sir John attendait devant le porche, admirant, malgré les mutilations qu'ils avaient subies, les admirables détails de la façade.

 

Roland ouvrit la porte et recula d'étonnement : l’église était littéralement bourrée de foin, comme un canon chargé jusqu'à la gueule.

 

– Qu'est-ce que cela ? demanda-t-il au capitaine de gendarmerie.

 

– Mon officier, c'est une précaution de la municipalité.

 

– Comment ! une précaution de la municipalité ?

 

– Oui.

 

– Dans quel but ?

 

– Celui de sauvegarder l’église. On allait la démolir ; mais le maire a décrété qu'en expiation du culte d'erreur auquel elle avait servi, elle serait convertie en magasin à fourrages.

 

Roland éclata de rire, et, se retournant vers sir John :

 

– Mon cher lord, dit-il, l'église était curieuse à voir ; mais je crois que ce que monsieur nous raconte là est non moins curieux. Vous trouverez toujours, soit à Strasbourg, soit à Cologne, soit à Milan, une chapelle ou un dôme qui vaudront la chapelle de Brou ; mais vous ne trouverez pas toujours des administrateurs assez bêtes pour vouloir démolir un chef-d'œuvre, et un maire assez spirituel pour en faire une église à fourrages. Mille remerciements, capitaine ; voilà vos clefs.

 

– Comme je le disais à Avignon, la première fois que j'eus l'honneur de vous voir, mon cher Roland, répliqua sir John, c'est un peuple bien amusant que le peuple français.

 

– Cette fois, milord, vous êtes trop poli, répondit Roland : c'est bien idiot qu'il faut dire ; écoutez : je comprends les cataclysmes politiques qui ont bouleversé notre société depuis mille ans ; je comprends les communes, les pastoureaux, la Jacquerie, les maillotins, la Saint-Barthélemy, la Ligue, la Fronde, les dragonnades, la Révolution ; je comprends le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, le 20 juin, le 10 août, les 2 et 3 septembre, le 21 janvier, le 31 mai, les 30 octobre et 9 thermidor ; je comprends la torche des guerres civiles avec son feu grégeois qui se rallume dans le sang au lieu de s’éteindre ; je comprends la marée des révolutions qui monte toujours avec son flux que rien n'arrête, et son reflux qui roule les débris des institutions que son flux a renversées ; je comprends tout cela, mais lance contre lance, épée contre épée, hommes contre hommes, peuple contre peuple ! Je comprends la colère mortelle des vainqueurs, je comprends les réactions sanglantes des vaincus ; je comprends les volcans politiques qui grondent dans les entrailles du globe, qui secouent la terre, qui renversent les trônes, qui culbutent les monarchies, qui font rouler têtes et couronnes sur les échafauds… mais ce que je ne comprends pas, c'est la mutilation du granit, la mise hors la loi des monuments, la destruction de choses inanimées qui n'appartiennent ni à ceux qui les détruisent, ni à l'époque qui les détruit ; c'est la mise au pilon de cette bibliothèque gigantesque où l’antiquaire peut lire l'histoire archéologique d'un pays. Oh ! les vandales et les barbares ! mieux que tout cela, les idiots ! qui se vengent sur des pierres des crimes de Borgia et des débauches de Louis XV ! Qu'ils connaissaient bien l'homme pour l'animal le plus pervers, le plus destructif, le plus malfaisant de tous, ces Pharaons, ces Ménès, ces Chéops, ces Osymandias qui faisaient bâtir des pyramides, non pas avec des rinceaux de guipure et des jubés de dentelle, mais avec des blocs de granit de cinquante pieds de long ! Ils ont bien dû rire au fond de leurs sépulcres quand ils ont vu le temps y user sa faux et les pachas y retourner leurs ongles. Bâtissons des pyramides, mon cher lord : ce n'est pas difficile comme architecture, ce n'est pas beau comme art ; mais c'est solide, et cela permet à un général de dire au bout de quatre mille ans : « Soldats, du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ! » Tenez, ma parole d'honneur, mon cher lord, je voudrais rencontrer dans ce moment-ci un moulin à vent pour lui chercher querelle.

 

Et Roland, éclatant de son rire habituel, entraîna sir John dans la direction du château.

 

Sir John l'arrêta.

 

–Oh ! dit-il, n'y avait-il donc à voir dans toute la ville que l'église de Brou ?

 

– Autrefois, mon cher lord, répondit Roland, avant qu'elle fût convertie en magasin à fourrages, je vous eusse offert de descendre avec moi dans les caveaux des ducs de Savoie ; nous eussions cherché ensemble un passage souterrain qu'on dit exister, qui a près d'une lieue de long, et qui communique, à ce que l'on assure, avec la grotte de Ceyzeriat – remarquez bien que je n'aurais pas proposé une pareille partie de plaisir à un autre qu'un Anglais – c'était rentrer dans les Mystères d'Udolphe, de la célèbre Anne Radcliffe ; mais vous voyez que c'est impossible. Allons, il faut en faire notre deuil, venez.

 

– Et où allons-nous ?

 

– Ma foi, je n'en sais rien ; il y a dix ans, je vous eusse mené vers les établissements où l'on engraissait les poulardes. Les poulardes de Bresse, vous le savez, avaient une réputation européenne ; Bourg était une succursale de la grande rue de Strasbourg. Mais, pendant la Terreur, vous comprenez bien que les engraisseurs ont fermé boutique ; on était réputé aristocrate pour avoir mangé de la poularde, et vous connaissez le refrain fraternel : Ah ! ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! Après la chute de Robespierre, ils ont rouvert ; mais, depuis le 18 fructidor, il y a eu en France ordre de maigrir, même pour la volaille. N'importe, venez toujours, à défaut de poulardes, je vous ferai voir autre chose : la place où l'on exécutait ceux qui en mangeaient, par exemple. En outre, depuis que je ne suis venu en ville, nos rues ont changé de nom ; je connais toujours les sacs, mais je ne connais plus les étiquettes.

 

– Ah çà ! demanda sir John, vous n'êtes donc pas républicain ?

 

– Moi, pas républicain ? allons donc ! je me crois un excellent républicain, au contraire, et je suis capable de me laisser brûler le poignet comme Mucius Scévola, ou de me jeter dans un gouffre comme Curtius, pour sauver la république ; mais j'ai le malheur d'avoir l'esprit trop bien fait : le ridicule me prend malgré moi aux côtes et me chatouille à me faire crever de rire. J'accepte volontiers la constitution de 1791 ; mais, quand le pauvre Hérault de Séchelles écrivait au directeur de la bibliothèque nationale de lui envoyer les lois de Minos afin qu'il pût faire une constitution sur le modèle de celle de l'île de Crête, je trouvais que c'était aller chercher un modèle un peu loin et que nous pouvions nous contenter de celle de Lycurgue. Je trouve que janvier, février et mars, tout mythologiques qu'ils étaient, valaient bien nivôse, pluviôse et ventôse. Je ne comprends pas pourquoi, lorsqu'on s'appelait Antoine ou Chrysostome en 1789, on s'appelle Brutus ou Cassius en 1793. Ainsi, tenez, milord, voilà une honnête rue qui s'appelait la rue des Halles ; cela n'avait rien d'indécent, ni d'aristocrate, n'est-ce pas ? Eh bien, elle s'appelle aujourd'hui… attendez (Roland regarda l'inscription) : elle s'appelle aujourd'hui la rue de la Révolution. En voilà une autre qui s'appelait la rue Notre-Dame et qui s'appelle la rue du Temple. Pourquoi la rue du Temple ? Pour éterniser probablement le souvenir de l'endroit où l'infâme Simon a essayé d'apprendre l'état de savetier à l'héritier de soixante-trois rois : je me trompe d'un ou deux, ne me faites pas une querelle pour cela. Enfin, voyez cette troisième : elle s'appelait la rue Crèvecœur, un nom illustre en Bresse, en Bourgogne et dans les Flandres ; elle s'appelle la rue de la Fédération. La Fédération est une belle chose, mais Crèvecœur était un beau nom. Et puis, voyez-vous, elle conduit tout droit aujourd'hui à la place de la Guillotine ; ce qui est un tort, à mon avis. Je voudrais qu'il n'y eût point de rues pour conduire à ces places-là. Celle-ci a un avantage : elle est à cent pas de la prison ; ce qui économisait et ce qui économise même encore une charrette et un cheval à M. de Bourg. Remarquez que le bourreau est resté noble, lui. Au surplus, la place est admirablement bien disposée pour les spectateurs, et mon aïeul Montrevel, dont elle porte le nom, a, dans la prévoyance sans doute de sa destination, résolu ce grand problème, encore à résoudre dans les théâtres : c'est qu'on voit bien de partout. Si jamais on m'y coupe la tête, ce qui n'aurait rien d'extraordinaire par les temps où nous vivons, je n'aurais qu'un regret : celui d'être moins bien placé et de voir plus mal que les autres. Là, maintenant montons cette petite rampe ; nous voilà sur la place des Lices. Nos révolutionnaires lui ont laissé son nom, parce que, selon toute probabilité, ils ne savent pas ce que cela veut dire ; je ne le sais guère mieux qu'eux, mais je crois me rappeler qu'un sire d'Estavayer a défié je ne sais quel comte flamand, et que le combat a eu lieu sur cette place. Maintenant, mon cher lord, quant à la prison, c'est un bâtiment qui vous donnera une idée des vicissitudes humaines ; Gil Blas n'a pas plus souvent changé d'état que ce monument de destination. Avant l'arrivée de César, c'était un temple gaulois ; César en fit une forteresse romaine ; un architecte inconnu le transforma en un ouvrage militaire du Moyen-Âge ; les sires de Baye, à l'exemple de César, le refirent forteresse. Les princes de Savoie y ont eu une résidence ; c'était là que demeurait la tante de Charles Quint quand elle visitait son église de Brou, qu'elle ne devait pas avoir la satisfaction de voir terminée. Enfin, après le traité de Lyon, quand la Bresse fit retour à la France, on en tira à la fois une prison et un palais de justice. Attendez-moi là, milord, si vous n'aimez pas le cri des grilles et le grincement des verrous. J'ai une visite à rendre à certain cachot.

 

– Le grincement des verrous et le cri des grilles ne sont pas un bruit fort récréatif, mais n'importe ! puisque vous voulez bien vous charger de mon éducation, conduisez-moi à votre cachot.

 

– Eh bien, alors, entrons vite ; il me semble que je vois une foule de gens qui ont l'air d'avoir envie de me parler.

 

Et, en effet, peu à peu une espèce de rumeur semblait se répandre dans la ville ; on sortait des maisons, on formait des groupes dans la rue, et ces groupes se montraient Roland avec curiosité.

 

Roland sonna à la grille située, à cette époque, à l'endroit où elle est encore aujourd'hui, mais s'ouvrant sur le préau de la prison.

 

Un guichetier vint ouvrir.

 

– Ah ! ah ! c'est toujours vous, père Courtois ? demanda le jeune homme.

 

Puis, se retournant vers sir John :

 

– Un beau nom de geôlier, n'est-ce pas, milord ?

 

Le geôlier regarda le jeune homme avec étonnement.

 

– Comment se fait-il, demanda-t-il à travers la grille, que vous sachiez mon nom et que je ne sache pas le vôtre ?

 

– Bon ! je sais non seulement votre nom, mais encore votre opinion ; vous êtes un vieux royaliste, père Courtois !

 

– Monsieur, dit le geôlier tout effrayé, pas de mauvaises plaisanteries, s'il vous plaît, et dites ce que vous désirez.

 

– Eh bien, mon brave père Courtois, je désirerais visiter le cachot où l'on a mis ma mère et ma sœur, madame et mademoiselle de Montrevel.

 

– Ah ! s'écria le concierge, comment ! c'est vous, monsieur Louis ? Ah bien, vous aviez raison de dire que je ne connaissais que vous. Savez-vous que vous voilà devenu fièrement beau garçon ?

 

– Vous trouvez, père Courtois ? Eh bien, je vous rends la pareille, votre fille Charlotte est, par ma foi, une belle fille.

 

– Charlotte est la femme de chambre de ma sœur, milord. Et elle en est bien heureuse ; elle se trouve mieux qu'ici, monsieur Roland, Est-ce vrai que vous êtes aide de camp du général Bonaparte ?

 

– Hélas ! Courtois, j'ai cet honneur. Tu aimerais mieux que je fusse aide de camp de M. le comte d'Artois ou de M. le duc d'Angoulême ?

 

– Mais taisez-vous donc, monsieur Louis !

 

Puis, s'approchant de l’oreille du jeune homme :

 

– Dites donc, fit-il, est-ce que c'est positif ?

 

– Quoi, père Courtois ?

 

– Que le général Bonaparte soit passé hier à Lyon ?

 

– Il paraît qu'il y a quelque chose de vrai dans cette nouvelle, car voilà deux fois que je l’entends répéter. Ah ! je comprends maintenant ces braves gens qui me regardaient avec curiosité et qui avaient l'air de vouloir me faire des questions. Ils sont comme vous, père Courtois, ils désirent savoir à quoi s'en tenir sur cette arrivée du général Bonaparte.

 

– Vous ne savez pas ce qu'on dit encore, monsieur Louis !

 

– On dit donc encore autre chose père Courtois ?

 

– Je crois bien qu'on dit encore autre chose, mais tout bas.

 

– Quoi donc ?

 

– On dit qu'il vient réclamer au Directoire le trône de Sa Majesté Louis XVIII pour le faire monter dessus, et que, si le citoyen Gohier ne veut pas, en sa qualité de président, le lui rendre de bonne volonté, il le lui rendra de force.

 

– Ah bah ! fit le jeune officier avec un air de doute qui allait jusqu'à la raillerie.

 

Mais le père Courtois insista par un signe de tête affirmatif.

 

– C'est possible, dit le jeune homme ; mais, quant à cela, ce n'est pas la seconde nouvelle, c'est la première ; et maintenant que vous me connaissez, voulez-vous m'ouvrir ?

 

– Vous ouvrir ! je crois bien ; que diable fais-je donc ?

 

Et le geôlier ouvrit la porte avec autant d'empressement qu'il avait paru d'abord y mettre de répugnance.

 

Le jeune homme entra ; sir John le suivit.

 

Le geôlier referma la grille avec soin et marcha le premier ; Roland le suivit, l’Anglais suivit Roland.

 

Il commençait à s'habituer au caractère fantasque de son jeune ami.

 

Le spleen, c'est la misanthropie moins les boutades de Timon et l'esprit d'Alceste.

 

Le geôlier traversa tout le préau, séparé du palais de justice par une muraille de quinze pieds de hauteur, faisant vers son milieu retour en arrière, de quelques pieds, sur la partie antérieure de laquelle on avait scellé, pour donner passage aux prisonniers sans que ceux-ci eussent besoin de tourner par la rue, une porte de chêne massif. Le geôlier, disons-nous, traversa tout le préau et gagna, dans l'angle gauche de la cour, un escalier tournant qui conduisait à l'intérieur de la prison.

 

Si nous insistons sur ces détails, c'est que nous aurons à revenir un jour sur ces localités ; et que, par conséquent, nous désirons qu'arrivé à ce moment-là de notre récit, elles ne soient point complètement étrangères à nos lecteurs.

 

L'escalier conduisait d'abord à l'antichambre de la prison, c'est-à-dire à la chambre du concierge du présidial ; puis, de cette chambre, par un escalier de dix marches, on descendait dans une première cour, séparée de celle des prisonniers par une muraille dans le genre de celle que nous avons décrite, mais percée de trois portes ; à l’extrémité de cette cour, un couloir conduisait à la chambre du geôlier, laquelle donnait de plain-pied, à l'aide d'un second couloir, dans des cachots pittoresquement appelés cages.

 

Le geôlier s'arrêta à la première de ces cages, et, frappant à la porte :

 

– C'est ici, dit-il ; j'avais mis là madame votre Mère et mademoiselle votre sœur, afin que, si les chères dames avaient besoin de moi ou de Charlotte, elles n'eussent qu'à frapper.

 

– Est-ce qu'il y a quelqu'un dans le cachot ?

 

– Personne.

 

– Eh bien, faites-moi la grâce de m'en ouvrir la porte ; voici mon ami, lord Tanlay, un Anglais philanthrope, qui voyage pour savoir si l'on est mieux dans les prisons de France que dans celles d'Angleterre. Entrez, milord, entrez.

 

Et, le père Courtois ayant ouvert la porte, Roland poussa sir John dans un cachot formant un carré parfait de dix à douze pieds sur toutes les faces.

 

– Oh ! oh ! fit sir John, l'endroit est lugubre.

 

– Vous trouvez ? Eh bien, mon cher lord, voilà l’endroit où ma mère, la plus digne femme qu'il y ait au monde, et ma sœur, vous la connaissez, ont passé six semaines, avec la perspective de n'en sortir que pour aller faire un tour sur la place du Bastion ; remarquez bien qu'il y a cinq ans de cela ; ma sœur en avait, par conséquent, douze à peine.

 

– Mais quel crime avaient-elles donc commis ?

 

– Oh ! un crime énorme : dans la fête anniversaire que la ville de Bourg a cru devoir consacrer à la mort de l'Ami du peuple, ma mère a refusé de laisser faire à ma sœur une des vierges qui portaient les urnes contenant les larmes de la France. Que voulez-vous ! pauvre femme, elle avait cru avoir assez fait pour la patrie en lui offrant le sang de son fils et de son mari, qui coulait pour l'un, en Italie, pour l'autre, en Allemagne : elle se trompait. La patrie, à ce qu'il paraît, réclamait encore les larmes de sa fille ; pour le coup, elle a trouvé que c'était trop, du moment surtout où ces larmes coulaient pour le citoyen Marat. Il en résulta que, le soir même de la fête, au milieu de l'enthousiasme que cette fête avait excité, ma mère fut décrétée d'accusation. Par bonheur, Bourg n'était pas à la hauteur de Paris sous le rapport de la célérité. Un ami que nous avions au greffe fit traîner l'affaire, et, un beau jour, on apprit tout à la fois la chute et la mort de Robespierre. Cela interrompit beaucoup de choses, et, entre autres, les guillotinades ; notre ami du greffe fit comprendre au tribunal que le vent qui venait de Paris était à la clémence ; on attendit huit jours, on attendit quinze jours, et, le seizième, on vint dire à ma mère et à ma sœur qu'elles étaient libres ; de sorte que, mon cher, vous comprenez – et cela fait faire les plus hautes réflexions philosophiques – de sorte que, si mademoiselle Térésa Cabarrus n'était pas venue d'Espagne en France ; que si elle n'avait pas épousé M. Fontenay, conseiller au parlement ; que si elle n'avait pas été arrêtée et conduite devant le proconsul Tallien, fils du maître d'hôtel du marquis de Bercy, ex-clerc de procureur, ex-prote d'imprimerie, ex-commis expéditionnaire, ex-secrétaire de la commune de Paris, pour le moment en mission à Bordeaux ; que si l'ex-proconsul ne fût pas devenu amoureux d'elle, que si elle n'eût pas été emprisonnée, que si, le 9 thermidor, elle ne lui avait pas fait passer un poignard avec ces mots : « si le tyran ne meurt pas aujourd'hui, je meurs demain » que si Saint-Just n'avait pas été arrêté au milieu de son discours, que si Robespierre n'avait pas eu, ce jour là, un chat dans la gorge ; que si Garnier (de l'Aube) ne lui avait pas crié : « C'est le sang de Danton qui t’étouffe ! » que si Louchet n'avait pas demandé son arrestation ; que s'il n'avait pas été arrêté, délivré par la Commune, repris sur elle, eu la mâchoire cassée d'un coup de pistolet, été exécuté le lendemain, ma mère avait, selon toute probabilité, le cou coupé pour n'avoir pas permis que sa fille pleurât le citoyen Marat dans une des douze urnes que la ville de Bourg devait remplir de ses larmes. Adieu, Courtois, tu es un brave, homme ; tu as donné à ma mère et à ma sœur un peu de vin pour mettre avec leur eau, un peu de viande pour mettre sur leur pain, un peu d'espérance à mettre sur leur cœur ; tu leur as prêté ta fille pour qu'elles ne balayassent pas leur cachot elles-mêmes ; cela vaudrait une fortune ; malheureusement, je ne suis pas riche : j'ai cinquante louis sur moi, les voilà. Venez milord.

 

Et le jeune homme entraîna sir John avant que le geôlier fût revenu de sa surprise et eût le temps de remercier Roland ou de refuser les cinquante louis ; ce qui, il faut le dire, eût été une bien grande preuve de désintéressement pour un geôlier, surtout quand ce geôlier était d'une opinion contraire au gouvernement qu'il servait.

 

En sortant de la prison, Roland et sir John trouvèrent la place des Lices encombrée de gens qui avaient appris le retour du général Bonaparte en France et qui criaient : « Vive Bonaparte ! » à tue-tête, les uns parce qu'ils étaient effectivement les admirateurs du vainqueur d'Arcole, de Rivoli et des Pyramides, les autres parce qu'on leur avait dit, comme au père Courtois, que ce même vainqueur n'avait vaincu qu'au profit de Sa Majesté Louis XVIII.

 

Cette fois, comme Roland et sir John avaient visité tout ce que la ville de Bourg offrait de curieux, ils reprirent le chemin du château des Noires-Fontaines, où ils arrivèrent sans que rien les arrêtât davantage.

 

Madame de Montrevel et Amélie étaient sorties. Roland installa sir John dans un fauteuil en le priant d'attendre cinq minutes.

 

Au bout de cinq minutes, il revint tenant à la main une espèce de brochure en papier gris, assez mal imprimée.

 

– Mon cher hôte, dit-il, vous m'avez paru élever quelques doutes sur l’authenticité de la fête dont je vous parlais tout à l'heure, et qui a failli coûter la vie à ma mère et à ma sœur ; je vous en apporte le programme : lisez-moi cela, et, pendant ce temps, j'irai voir ce que l’on a fait de mes chiens ; car je présume que vous me tenez quitte de la journée de pêche et que nous passerons tout de suite à la chasse.

 

Et il sortit, laissant entre les mains de sir John l’arrêté de la municipalité de la ville de Bourg touchant la fête funèbre à célébrer en l'honneur de Marat, le jour anniversaire de sa mort.

XIII – LE RAGOT

 

Sir John achevait la lecture de cette pièce intéressante, lorsque madame de Montrevel et sa fille rentrèrent.

 

Amélie, qui ne savait point qu'il eût été si fort question d'elle entre Roland et sir John, fut étonnée de l'expression avec laquelle le gentleman fixa son regard sur elle.

 

Amélie semblait à celui-ci plus ravissante que jamais.

 

Il comprenait bien cette mère qui, au péril de sa vie, n'avait point voulu que cette charmante créature profanât sa jeunesse et sa beauté en servant de comparse à une fête dont Marat était le dieu.

 

Il se rappelait ce cachot froid et humide qu'il avait visité une heure auparavant, et il frissonnait à l'idée que cette blanche et délicate hermine qu'il avait sous les yeux y était resté six semaines enfermée, sans air et sans soleil.

 

Il regardait ce cou, un peu trop long peut-être, mais, comme celui du cygne, plein de mollesse et de grâce dans son exagération, et il se rappelait ce mot si mélancolique de la pauvre princesse de Lamballe, passant la main sur le sien : « Il ne donnera pas grand mal au bourreau ! »

 

Les pensées qui se succédaient dans l’esprit de sir John donnaient à sa physionomie une expression si différente de celle qu'il avait habituellement, que madame de Montrevel ne put s'empêcher de lui demander ce qu'il avait.

 

Sir John alors raconta à madame de Montrevel sa visite à la prison et le pieux pèlerinage de Roland au cachot qui avait enfermé sa mère et sa sœur.

 

Au moment où sir John terminait son récit, une fanfare de chasse sonnant le bien aller se fit entendre, et Roland entra son cor à la bouche.

 

Mais, le détachant presque aussitôt de ses lèvres :

 

– Mon cher hôte, dit-il, remerciez ma mère : grâce à elle, nous ferons demain une chasse magnifique.

 

– Grâce à moi ? demanda madame de Montrevel.

 

– Comment cela ? dit sir John.

 

– Je vous ai quitté pour aller voir ce que l'on avait fait de mes chiens, n'est-ce pas ?

 

– Vous me l’avez dit, du moins.

 

– J'en avais deux, Barbichon et Ravaude, deux excellentes bêtes, le mâle et la femelle.

 

– Oh ! fit sir John, seraient-elles mortes ?

 

– Ah bien, oui, imaginez-vous que cette excellente mère que voilà (et il prit madame de Montrevel par la tête et l’embrassa sur les deux joues) n'a pas voulu qu'on jetât à l'eau un seul des petits qu'ils ont faits, sous le prétexte que c'étaient les chiens de mes chiens ; de sorte, mon cher lord, que les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants de Barbichon et Ravaude sont aussi nombreux aujourd'hui que les descendants d’Ismaël, et que ce n'est plus une paire de chiens que j'ai, mais toute une meute, vingt-cinq bêtes chassant du même pied ; tout cela noir comme une bande de taupes, avec les pattes blanches, du feu aux yeux et au poitrail, et un régiment de queues en trompette qui vous fera plaisir à voir.

 

Et, là-dessus, Roland sonna une nouvelle fanfare qui fit accourir son jeune frère.

 

– Ah ! s'écria celui-ci en entrant, tu vas demain à la chasse, frère Roland ; j'y vais aussi, j'y vais aussi, j'y vais aussi !

 

– Bon ! fit Roland, mais sais-tu à quelle chasse nous allons ?

 

– Non ; je sais seulement que j'y vais.

 

– Nous allons à la chasse au sanglier.

 

– Oh ! quel bonheur ! fit l'enfant en frappant ses deux petites mains l'une contre l'autre.

 

– Mais tu es fou ! dit madame de Montrevel en pâlissant.

 

– Pourquoi cela, madame maman, s'il vous plaît ?

 

– Parce que la chasse au sanglier est une chasse fort dangereuse.

 

– Pas si dangereuse que la chasse aux hommes ; tu vois bien que mon frère est revenu de celle-là, je reviendrai bien de l'autre.

 

– Roland, fit madame de Montrevel tandis qu'Amélie, plongée dans une rêverie profonde, ne prenait aucune part à la discussion, Roland, fais donc entendre raison à Édouard, et dis-lui donc qu'il n'a pas le sens commun.

 

Mais Roland, qui se revoyait enfant et qui se reconnaissait dans son jeune frère, au lieu de le blâmer, souriait à ce courage enfantin.

 

– Ce serait bien volontiers que je t'emmènerais, dit-il à l'enfant ; mais, pour aller à la chasse, il faut au moins savoir ce que c'est qu'un fusil.

 

– Oh ! monsieur Roland, fit Édouard, venez un peu dans le jardin, et mettez votre chapeau à cent pas, et je vous montrerai ce que c'est qu'un fusil.

 

– Malheureux enfant ! s'écria madame de Montrevel toute tremblante ; mais où l'as-tu appris ?

 

– Tiens, chez l’armurier de Montagnat, où sont les fusils de papa et de frère Roland. Tu me demandes quelquefois ce que je fais de mon argent, n'est-ce pas ? Eh bien, j'en achète de la poudre et des balles, et j'apprends à tuer les Autrichiens et les Arabes, comme fait mon frère Roland.

 

Madame de Montrevel leva les mains au ciel.

 

– Que voulez-vous, ma mère, dit Roland, bon chien chasse de race ; il ne se peut pas qu'un Montrevel ait peur de la poudre. Tu viendras avec nous demain, Édouard.

 

L'enfant sauta au cou de son frère.

 

– Et moi, dit sir John, je me charge de vous armer aujourd'hui chasseur, comme on armait autrefois chevalier. J'ai une charmante petite carabine que je vous donnerai et qui vous fera prendre patience pour attendre vos pistolets et votre sabre.

 

– Eh bien, demanda Roland, es-tu content, Édouard ?

 

– Oui ; mais quand me la donnerez-vous ? S'il faut écrire en Angleterre, je vous préviens que je n'y crois pas.

 

– Non, mon jeune ami : il ne faut que monter à ma chambre et ouvrir ma boîte à fusil ; vous voyez que cela sera bientôt fait.

 

– Alors, montons-y tout de suite, à votre chambre.

 

– Venez, fit sir John.

 

Et il sortit, suivi d'Édouard.

 

Un instant après, Amélie, toujours rêveuse, se leva et sortit à son tour.

 

Ni madame de Montrevel ni Roland ne firent attention à sa sortie ; ils étaient engagés dans une grave discussion.

 

Madame de Montrevel tâchait d'obtenir de Roland qu'il n'emmenât point, le lendemain, son jeune frère à la chasse, et Roland lui expliquait comme quoi Édouard, destiné à être soldat comme son père et son frère, ne pouvait que gagner à faire le plus tôt possible ses premières armes et à se familiariser avec la poudre et le plomb.

 

La discussion n'était pas encore finie lorsque Édouard rentra avec sa carabine en bandoulière.

 

– Tiens, frère, dit-il en se tournant vers Roland, vois donc le beau cadeau que milord m'a fait.

 

Et il remerciait du regard sir John, qui se tenait sur la porte cherchant des yeux, mais inutilement, Amélie.

 

C'était, en effet, un magnifique cadeau : l'arme, exécutée avec cette sobriété d'ornements et cette simplicité de forme particulière aux armes anglaises, était du plus précieux fini ; comme les pistolets, dont Roland avait pu apprécier la justesse, elle sortait des ateliers de Menton et portait une balle du calibre 24. Elle avait dû être faite pour une femme : c'était facile à voir au peu de longueur de la crosse et au coussin de velours dont était garnie la couche ; cette destination primitive en faisait une arme parfaitement appropriée à la taille d'un enfant de douze ans.

 

Roland enleva la carabine des épaules du petit Édouard, la regarda en amateur, en fit jouer les batteries, la mit en joue, la jeta d'une main dans l'autre, et, la rendant à Édouard :

 

– Remercie encore une fois milord, dit-il : tu as là une carabine qui a été faite pour un fils de roi ; allons l’essayer.

 

Et tous trois sortirent pour essayer la carabine de sir John, laissant madame de Montrevel triste comme Thétis lorsqu'elle vit Achille, sous sa robe de femme, tirer l’épée du fourreau d'Ulysse.

 

Un quart d'heure après, Édouard rentrait triomphant ; il rapportait à sa mère un carton de la grandeur d'un rond de chapeau dans lequel, à cinquante pas, il avait mis dix balles sur douze.

 

Les deux hommes étaient restés à causer et à se promener dans le parc.

 

Madame de Montrevel écouta sur ses prouesses le récit légèrement gascon d'Édouard ; puis elle le regarda avec cette longue et sainte tristesse des mères pour lesquelles la gloire n'est pas une compensation du sang qu'elle fait répandre.

 

Oh ! bien ingrat l’enfant qui a vu ce regard se fixer sur lui, et qui ne se rappelle pas éternellement ce regard !

 

Puis, au bout de quelques secondes de cette contemplation douloureuse, serrant son second fils contre son cœur :

 

– Et toi aussi, murmura-t-elle en éclatant en sanglots, toi aussi, un jour tu abandonneras donc ta mère ?

 

– Oui, ma mère, dit l’enfant, mais pour devenir général comme mon père, ou aide de camp comme mon frère.

 

– Et pour te faire tuer comme s'est fait tuer ton père, et comme se fera tuer ton frère, peut-être.

 

Car ce changement étrange qui s'était fait dans le caractère de Roland n'avait point échappé à madame de Montrevel, et c'était une inquiétude de plus à ajouter à ses autres inquiétudes.

 

Au nombre de ces dernières, il fallait ranger cette rêverie et cette pâleur d'Amélie.

 

Amélie atteignait dix-sept ans, sa jeunesse avait été celle d'une enfant rieuse, pleine de joie et de santé.

 

La mort de son père était venue jeter un voile noir sur sa jeunesse et sur sa gaieté ; mais ces orages du printemps passent vite : le sourire ce beau soleil de Taube de la vie, était revenu, et, comme celui de la nature, il avait brillé à travers cette rosée du cœur qu'on appelle les larmes.

 

Puis, un jour – il y avait six mois de cela, à peu près – le front d'Amélie s'était attristé, ses joues avaient pâli, et de même que les oiseaux voyageurs s'éloignent à l’approche des temps brumeux, les rires enfantins qui s'échappent des lèvres entr'ouvertes et des dents blanches, s'étaient envolés de la bouche d'Amélie, mais pour ne pas revenir.

 

Madame de Montrevel avait interrogé sa fille ; mais Amélie avait prétendu être toujours la même : elle avait fait un effort pour sourire ; puis comme une pierre jetée dans un lac y crée des cercles mouvants qui s'effacent peu à peu, les cercles créés par les inquiétudes maternelles s'étaient peu à peu effacés du visage d'Amélie.

 

Avec cet instinct admirable des mères, madame de Montrevel avait songé à l'amour ; mais qui pouvait aimer Amélie ? On ne recevait personne au château des Noires-Fontaines ; les troubles politiques avaient détruit la société, et Amélie ne sortait jamais seule.

 

Madame de Montrevel avait donc été forcée d'en rester aux conjectures.

 

Le retour de Roland lui avait un instant rendu l'espoir ; mais cet espoir avait bientôt disparu lorsqu'elle avait vu l'impression produite sur Amélie par ce retour.

 

Ce n'était point une sœur, c'était un spectre, on se le rappelle, qui était venu au-devant de lui.

 

Depuis l'arrivée de son fils, madame de Montrevel n'avait pas perdu de vue Amélie, et, avec un étonnement douloureux, elle s'était aperçue de l'effet que causait sur sa sœur la présence du jeune officier ; c'était presque de l'effroi.

 

Il n'y avait qu'un instant encore, Amélie n'avait-elle pas profité du premier moment de liberté qui s'était offert à elle pour remonter dans sa chambre, seul endroit du château où elle parût se trouver à peu près bien, et où elle passait, depuis six mois, la plus grande partie de son temps.

 

La journée s'était passée, pour Roland et pour sir John, à visiter Bourg, comme nous l'avons dit, et à faire les préparatifs de la chasse du lendemain.

 

Du matin à midi, on devait faire une battue ; de midi au soir on devait chasser à courre. Michel, braconnier enragé, retenu sur sa chaise par une entorse, comme l'avait raconté le petit Édouard à son frère, s'était senti soulagé dès qu'il s'était agi de chasse, et s'était hissé sur un petit cheval qui servait à faire les courses de la maison, pour aller retenir les rabatteurs à Saint-Just et à Montagnat.

 

Lui, qui ne pouvait ni rabattre ni courir, se tiendrait avec la meute, les chevaux de sir John et de Roland et le poney d'Édouard, au centre à peu près de la forêt, percée seulement d'une grande route et de deux sentiers praticables.

 

Les rabatteurs, qui ne pouvaient suivre une chasse à courre, reviendraient au château avec le gibier tué.

 

Le lendemain, à six heures du matin, les rabatteurs étaient à la porte.

 

Michel ne devait partir avec les chiens et les chevaux qu’à onze heures.

 

Le château des Noires-Fontaines touchait à la forêt même de Seillon ; on pouvait donc se mettre en chasse immédiatement après la sortie de la grille.

 

Comme la battue promettait surtout des daims, des chevreuils et des lièvres, elle devait se faire à plomb. Roland donna à Édouard un fusil simple qui lui avait servi à lui-même quand il était enfant, et avec lequel il avait fait ses premières armes ; il n'avait point encore assez de confiance dans la prudence de l'enfant pour lui confier un fusil à deux coups.

 

Quant à la carabine que sir John lui avait donnée la veille, c'était un canon rayé qui ne pouvait porter que la balle. Elle avait donc été remise aux mains de Michel, et devait, dans le cas où on lancerait un sanglier, être remise à l'enfant pour la seconde partie de la chasse.

 

Pour cette seconde partie de la chasse, Roland et sir John changeraient aussi de fusils et seraient armés de carabines à deux coups et de couteaux de chasse pointus comme des poignards, affilés comme des rasoirs, qui faisaient partie de l'arsenal de sir John, et qui pouvaient indifféremment se pendre au côté ou se visser au bout du canon, en guise de baïonnette.

 

Dès la première battue, il fut facile de voir que la chasse serait bonne : on tua un chevreuil et deux lièvres.

 

À midi, trois daims, sept chevreuils et deux renards avaient été tués : on avait vu deux sangliers ; mais, aux coups de gros plomb qu'ils avaient reçus, ils s'étaient contentés de répondre en secouant la peau et avaient disparu.

 

Édouard était au comble de la joie : il avait tué un chevreuil.

 

Comme il était convenu, les rabatteurs, bien récompensés de la fatigue qu'ils avaient prise, avaient été envoyés au château avec le gibier.

 

On sonna d'une espèce de cornet pour savoir où était Michel ; Michel répondit.

 

En moins de dix minutes, les trois chasseurs furent réunis au jardinier, à la meute et aux chevaux.

 

Michel avait eu connaissance d'un ragot ; il l'avait fait détourner par l'aîné de ses fils : il était dans une enceinte, à cent pas des chasseurs.

 

Jacques – c'était l'aîné des fils de Michel – fourra l'enceinte avec sa tête de meute, Barbichon et Ravaude ; au bout de cinq minutes, le sanglier tenait à la bauge.

 

On eût pu le tuer tout de suite, ou du moins le tirer, mais la chasse eût été trop tôt finie ; on lâcha toute la meute sur l’animal, qui, voyant ce troupeau de pygmées fondre sur lui, partit au petit trot.

 

Il traversa la route ; Roland sonna la vue, et, comme l'animal prenait son parti du côté de la chartreuse de Seillon, les trois cavaliers enfilèrent le sentier qui coupait le bois dans toute sa longueur.

 

L'animal se fit battre jusqu'à cinq heures du soir, revenant sur ses voies et ne pouvant pas se décider à quitter une forêt si bien fourrée.

 

Enfin, vers cinq heures, on comprit, à la violence et à l'intensité des abois, que l'animal tenait aux chiens.

 

C'était à une centaine de pas du pavillon dépendant de la chartreuse, à l'un des endroits les plus difficiles de la forêt. Il était impossible de pénétrer à cheval jusqu'à la bête. On mit pied à terre.

 

Les abois des chiens guidaient les chasseurs, de manière qu'ils ne pouvaient dévier du chemin qu'autant que les difficultés du terrain les empêchaient de suivre la ligne droite.

 

De temps en temps, des cris de douleur indiquaient qu'un des assaillants s'était hasardé à attaquer l'animal de trop près et avait reçu le prix de sa témérité.

 

À vingt pas de l'endroit où se passait le drame cynégétique, on commençait d'apercevoir les personnages qui en composaient faction.

 

Le ragot s'était acculé à un rocher, de façon à ne pouvoir être attaqué par derrière ; arc-bouté sur ses deux pattes de devant, il présentait aux chiens sa tête aux yeux sanglants, armée de deux énormes défenses.

 

Les chiens flottaient devant lui, autour de lui, sur lui-même, comme un tapis mouvant.

 

Cinq ou six, blessés plus ou moins grièvement, tachaient de sang le champ de bataille, mais n'en continuaient pas moins à assaillir le sanglier avec un acharnement qui eût pu servir d'exemple de courage aux hommes les plus courageux.

 

Chacun des chasseurs était arrivé en face de ce spectacle dans la condition de son âge, de son caractère et de sa nation.

 

Édouard, le plus imprudent et en même temps le plus petit, éprouvant moins d'obstacle à cause de sa taille, y était arrivé le premier.

 

Roland, insoucieux du danger, quel qu'il fût, le cherchait plutôt qu'il ne le fuyait, et l'y avait suivi.

 

Enfin, sir John, plus lent, plus grave, plus réfléchi, y était arrivé le troisième.

 

Au moment où le sanglier avait aperçu les chasseurs, il n'avait plus paru faire aucune attention aux chiens.

 

Ses yeux s'étaient arrêtés, fixes et sanglants, sur eux, et le seul mouvement qu'il indiquât était un mouvement de ses mâchoires, qui, en se rapprochant violemment l'une contre l’autre, faisaient un bruit menaçant.

 

Roland regarda un instant ce spectacle, éprouvant évidemment le désir de se jeter, son couteau de chasse à la main, au milieu du groupe et d'égorger le sanglier, comme un boucher fait d'un veau, ou un charcutier d'un cochon ordinaire.

 

Ce mouvement était si visible, que sir John le retint par le bras, tandis que le petit Édouard disait

 

– Oh ! mon frère, laisse-moi tirer le sanglier.

 

Roland se retint.

 

– Eh bien, oui, dit-il en posant son fusil contre un arbre et en restant armé seulement de son couteau de chasse, qu'il tira du fourreau, tire-le : attention !

 

– Oh ! sois tranquille, dit l'enfant les dents serrées, le visage pâle mais résolu, et levant le canon de sa carabine à la hauteur de l'animal.

 

– S'il le manque ou ne fait que le blesser, fit observer sir John, vous savez que l'animal sera sur nous avant que nous ayons le temps de le voir ?

 

– Je le sais, milord ; mais je suis habitué à cette chasse-là, répondit Roland, les narines dilatées, l'œil ardent, les lèvres entrouvertes. Feu, Édouard.

 

Le coup partit aussitôt le commandement ; mais aussitôt le coup, en même temps que le coup, avant peut-être, l’animal, rapide comme l’éclair, avait foncé sur l'enfant.

 

On entendit un second coup de fusil ; puis, au milieu de la fumée, on vit briller les yeux sanglants de l'animal.

 

Mais, sur son passage, il rencontra Roland, un genou en terre et le couteau de chasse à la main.

 

Un instant, un groupe confus et informe roula sur le sol, l'homme lié au sanglier, le sanglier lié à l'homme.

 

Puis un troisième coup de fusil se fit entendre, suivi d'un éclat de rire de Roland.

 

– Eh ! milord, dit le jeune officier, c'est de la poudre et une balle perdues ; ne voyez-vous pas que l’animal est éventré ? Seulement débarrassez-moi de son corps ; le drôle pèse quatre cents et m'étouffe.

 

Mais, avant que sir John se fût baissé, Roland, d'un vigoureux mouvement d'épaule, avait fait rouler de côté le cadavre de l'animal, et se relevait, couvert de sang mais sans la moindre égratignure.

 

Le petit Édouard, soit défaut de temps, soit courage, n'avait pas reculé d'un pas. Il est vrai qu'il était complètement protégé par le corps de son frère, qui s'était jeté devant lui.

 

Sir John avait fait un saut de côté pour avoir l'animal en travers, et il regardait Roland se secouant après ce second duel, avec le même étonnement qu'il l’avait regardé après le premier.

 

Les chiens – ceux qui restaient, et il en restait une vingtaine – avaient suivi le sanglier et s'étaient rués sur son cadavre, essayant, mais inutilement, d'entamer cette peau aux soies hérissées, presque aussi impénétrable que le fer.

 

– Vous allez voir, dit Roland en essuyant, avec un mouchoir de fine batiste, ses mains et son visage, couverts de sang, vous allez voir qu'ils vont le manger et votre couteau avec, milord.

 

– En effet, demanda sir John, le couteau ?

 

– Il est dans sa gaine, dit Roland.

 

– Ah ! fit l’enfant, il n'y a plus que le manche qui sorte.

 

Et, s'élançant sur l'animal, il arracha le poignard, enfoncé en effet, comme l'avait dit l'enfant, au défaut de l'épaule, et jusqu'au manche.

 

La pointe aiguë, dirigée par un œil calme, maintenue par une main vigoureuse, avait pénétré droit au cœur.

 

On voyait sur le corps du sanglier trois autres blessures.

 

La première, qui était causée par la balle de l'enfant, était indiquée par un sillon sanglant tracé au-dessus de l'œil, la balle étant trop faible pour briser l'os frontal.

 

La seconde venait du premier coup de sir John ; la balle avait pris l'animal en biais et avait glissé sur sa cuirasse.

 

La troisième, reçue à bout portant, lui traversait le corps, mais lui avait été faite, comme avait dit Roland, lorsqu'il était déjà mort.

XIV – UNE MAUVAISE COMMISSION

 

La chasse était finie, la nuit tombée ; il s'agissait de regagner le château.

 

Les chevaux n'étaient qu'à cinquante pas, à peu près ; on les entendait hennir d'impatience ; ils semblaient demander si l'on doutait de leur courage en ne les faisant point participer au drame qui venait de s'accomplir.

 

Édouard voulait absolument traîner le sanglier jusqu'à eux, le charger en croupe et le rapporter au château ; mais Roland lui fit observer qu'il était bien plus simple d'envoyer pour le chercher deux hommes avec un brancard. Ce fut aussi l'avis de sir John, et force fut à Édouard – qui ne cessait de dire, en montrant la blessure de la tête : « Voilà mon coup à moi ; je le visais là ! » – force fut, disons-nous, à Édouard de se rendre à l’avis de la majorité.

 

Les trois chasseurs regagnèrent la place où étaient attachés les chevaux, se remirent en selle, et, en moins de dix minutes, furent arrivés au château des Noires-Fontaines.

 

Madame de Montrevel les attendait sur le perron ; il y avait déjà plus d'une heure que la pauvre mère était là, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur à l'un ou à l'autre de ses fils.

 

Du plus loin qu'Édouard la vit, il mit son poney au galop, criant à travers la grille :

 

– Mère ! mère ! nous avons tué un sanglier gros comme un baudet ; moi, je le visais à la tête : tu verras le trou de ma balle ; Roland lui a fourré son couteau de chasse dans le ventre jusqu'à la garde ; milord lui a tiré deux coups de fusil. Vite ! vite ! des hommes pour l’aller chercher. N'ayez pas peur en voyant Roland couvert de sang, mère : c'est le sang de l'animal ; mais Roland n'a pas une égratignure.

 

Tout cela se disait avec la volubilité habituelle à Édouard, tandis que madame de Montrevel franchissait l'espace qui se trouvait entre le perron et la route, et ouvrait la grille.

 

Elle voulut recevoir Édouard dans ses bras ; mais celui-ci sauta à terre, et de terre, se jeta à son cou.

 

Roland et sir John arrivaient ; en ce moment aussi, Amélie paraissait à son tour sur le perron.

 

Édouard laissa sa mère s'inquiéter auprès de Roland qui, tout couvert de sang, était effrayant à voir, et courut faire à sa sœur le même récit qu'il avait débité à sa mère.

 

Amélie l'écouta d'une façon distraite qui sans doute blessa l’amour-propre d'Édouard ; car celui-ci se précipita dans les cuisines pour raconter l’événement à Michel, par lequel il était bien sûr d'être écouté.

 

En effet, cela intéressait Michel au plus haut degré ; seulement, quand Édouard, après avoir dit l'endroit où gisait le sanglier, lui intima, de la part de Roland, l'ordre de trouver des hommes pour aller chercher l'animal, il secoua la tête.

 

– Eh bien, quoi ! demanda Édouard, vas-tu refuser d'obéir à mon frère ?

 

– Dieu m'en garde, monsieur Édouard, et Jacques va partir à l'instant même pour Montagnat.

 

– Tu as peur qu'il ne trouve personne ?

 

– Bon ! Il trouvera dix hommes pour un ; mais c'est à cause de l'heure qu'il est, et de l'endroit de l'hallali. Vous dites que c'est près du pavillon de la chartreuse ?

 

– À vingt pas.

 

– J'aimerais mieux que c'en fût à une lieue, répondit Michel en se grattant la tête ; mais n'importe : on va toujours les envoyer chercher sans leur dire ni pourquoi ni comment. Une fois ici, eh bien, dame, ce sera à votre frère à les décider.

 

– C'est bien ! c'est bien ! qu'ils viennent, je les déciderai, moi.

 

– Oh ! fit Michel, si je n'avais pas ma gueuse d'entorse, j'irais moi-même ; mais la journée d'aujourd'hui lui a fait drôlement du bien. Jacques ! Jacques !

 

Jacques arriva.

 

Édouard resta non seulement jusqu'à ce que l'ordre fût donné au jeune homme de partir pour Montagnat, mais jusqu'à ce qu'il fût parti.

 

Puis il remonta pour faire ce que faisaient sir John et Roland, c'est-à-dire pour faire sa toilette.

 

Il ne fut, comme on le comprend bien, question à table que des prouesses de la journée. Édouard ne demandait pas mieux que d'en parler, et sir John, émerveillé de ce courage, de cette adresse et de ce bonheur de Roland, renchérissait sur le récit de l'enfant.

 

Madame de Montrevel frémissait à chaque détail, et cependant elle se faisait redire chaque détail vingt fois.

 

Ce qui lui parut le plus clair, à la fin de tout cela, c'est que Roland avait sauvé la vie à Édouard.

 

– L'as-tu bien remercié, au moins ? demanda-t-elle à l’enfant.

 

– Qui cela ?

 

– Le grand frère.

 

– Pourquoi donc le remercier ? dit Édouard. Est-ce que je n'aurais pas fait comme lui ?

 

– Que voulez-vous, madame ! dit sir John, vous êtes une gazelle qui, sans vous en douter, avez mis au jour une race de lions.

 

Amélie avait, de son côté, accordé une grande attention au récit ; mais c'était surtout quand elle avait vu les chasseurs se rapprocher de la chartreuse.

 

À partir de ce moment, elle avait écouté, l'œil inquiet, et n'avait paru respirer que lorsque les trois chasseurs, n'ayant, après l’hallali, aucun motif de poursuivre leur course dans le bois, étaient remontés à cheval.

 

À la fin du dîner, on vint annoncer que Jacques était de retour avec deux paysans de Montagnat ; les paysans demandaient des renseignements précis sur l'endroit où les chasseurs avaient laissé l'animal.

 

Roland se leva pour aller les donner ; mais madame de Montrevel, qui ne voyait jamais assez son fils, se tournant vers le messager :

 

– Faites entrer ces braves gens, dit-elle ; il est inutile que Roland se dérange pour cela.

 

Cinq minutes après, les deux paysans entrèrent, roulant leurs chapeaux entre leurs doigts.

 

– Mes enfants, dit Roland, il s'agit d'aller chercher dans la forêt de Seillon un sanglier que nous y avons tué.

 

– Ça peut se faire, répondit un des paysans.

 

Et il consulta son compagnon du regard.

 

– Ça peut se faire tout de même, dit l’autre.

 

– Soyez tranquilles, continua Roland, vous ne perdrez pas votre peine.

 

– Oh ! nous sommes tranquilles, fit un des paysans ; on vous connaît, monsieur de Montrevel.

 

– Oui, répondit l’autre, on sait que vous n'avez pas plus que votre père, le général, l'habitude de faire travailler les gens pour rien. Oh ! si tous les aristocrates avaient été comme vous, il n'y aurait pas eu de révolution, monsieur Louis.

 

– Mais non, qu'il n'y en aurait pas eu, dit l’autre, qui semblait venu là pour être l'écho affirmatif de ce que disait son compagnon.

 

– Reste maintenant à savoir où est l’animal, demanda le premier paysan.

 

– Oui, répéta le second, reste à savoir où il est.

 

– Oh ! il ne sera pas difficile à trouver.

 

– Tant mieux, fit le paysan.

 

– Vous connaissez bien le pavillon de la forêt ?

 

– Lequel ?

 

– Oui, lequel ?

 

– Le pavillon qui dépend de la chartreuse de Seillon.

 

Les deux paysans se regardèrent.

 

– Eh bien, vous le trouverez à vingt pas de la façade du côté du bois de Genoud.

 

Les deux paysans se regardèrent encore.

 

– Hum ! fit l’un.

 

– Hum ! répéta l’autre, fidèle écho de son compagnon.

 

– Eh bien, quoi, hum ? demanda Roland.

 

– Dame…

 

– Voyons, expliquez-vous ; qu'y a-t-il ?

 

– Il y a que nous aimerions mieux que ce fût à l’autre extrémité de la forêt.

 

– Comment à l'autre extrémité de la forêt ?

 

– Ça est un fait, dit le second paysan.

 

– Mais pourquoi à l’autre extrémité de la forêt ? reprit Roland avec impatience ; il y a trois lieues d'ici à l'autre extrémité de la forêt, tandis que vous avez une lieue à peine d'ici à l’endroit où est le sanglier.

 

– Oui, dit le premier paysan, c'est que l’endroit où est le sanglier…

 

Et il s'arrêta en se grattant la tête.

 

– Justement, voilà ! dit le second.

 

– Voilà quoi ?

 

– C'est un peu trop près de la chartreuse.

 

– Pas de la chartreuse, je vous ai dit du pavillon.

 

– C'est tout un ; vous savez bien, monsieur Louis, qu'on dit qu'il y a un passage souterrain qui va du pavillon à la chartreuse.

 

– Oh ! il y en a un, c'est sûr, dit le second paysan.

 

– Eh bien, fit Roland, qu'ont de commun la chartreuse, le pavillon et le passage souterrain avec notre sanglier ?

 

– Cela a de commun que l’animal est dans un mauvais endroit ; voilà.

 

– Oh ! oui, un mauvais endroit, répéta le second paysan.

 

– Ah çà ! vous expliquerez-vous, drôles ? s'écria Roland, qui commençait à se fâcher, tandis que sa mère s'inquiétait et qu'Amélie pâlissait visiblement.

 

– Pardon, monsieur Louis, dit le paysan, nous ne sommes pas des drôles : nous sommes des gens craignant Dieu, voilà tout.

 

– Eh ! mille tonnerres ! dit Roland, moi aussi je crains Dieu ! Après ?

 

– Ce qui fait que nous ne nous soucions pas d'avoir des démêlés avec le diable.

 

– Non, non, non, dit le second paysan.

 

– Avec son semblable, continua le premier paysan, un homme vaut un homme.

 

– Quelquefois même il en vaut deux, dit le second bâti en Hercule.

 

– Mais avec des êtres surnaturels, des fantômes, des spectres, non, merci ! continua le premier paysan.

 

– Merci ! répéta le second.

– Ah çà, ma mère ; ah çà, ma sœur, demanda Roland s'adressant aux deux femmes, comprenez-vous, au nom du ciel, quelque chose à ce que disent ces deux imbéciles ?

 

– Imbéciles ! fit le premier paysan, c'est possible ; mais il n'en est pas moins vrai que Pierre Marey, pour avoir voulu regarder seulement par-dessus le mur de la chartreuse, a eu le cou tordu ; il est vrai que c'était un samedi, jour de sabbat.

 

– Et qu'on n'a jamais pu le lui redresser, affirma le second paysan ; de sorte qu'on a été obligé de l’enterrer le visage à l’envers et regardant ce qui se passe derrière lui.

 

– Oh ! oh ! fit sir John, voilà qui devient intéressant ; j'aime fort les histoires de fantômes.

 

– Bon ! dit Édouard, ce n'est point comme ma sœur Amélie, milord, à ce qu'il paraît.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Regarde donc, frère Roland, comme elle est pâle.

 

– En effet, dit sir John, mademoiselle semble près de se trouver mal.

 

– Moi ? pas du tout, fit Amélie ; seulement ne trouvez-vous pas qu'il fait un peu chaud ici, ma mère ?

 

Et Amélie essuya son front couvert de sueur.

 

– Non, dit madame de Montrevel.

 

– Cependant, insista Amélie, si je ne craignais pas de vous incommoder, madame, je vous demanderais la permission d'ouvrir une fenêtre.

 

– Fais, mon enfant.

 

Amélie se leva vivement pour mettre à profit la permission reçue, et, tout en chancelant, alla ouvrir une fenêtre donnant sur le jardin.

 

La fenêtre ouverte, elle resta debout, adossée à la barre d'appui, et à moitié cachée par les rideaux.

 

– Ah ! dit-elle, ici, au moins, on respire.

 

Sir John se leva pour lui offrir son flacon de sels ; mais vivement :

 

– Non, non, milord, dit Amélie, je vous remercie, cela va tout à fait mieux.

 

– Voyons, voyons, dit Roland, il ne s'agit pas de cela, mais de notre sanglier.

 

– Eh bien, votre sanglier, monsieur Louis, on l'ira chercher demain.

 

– C'est ça, dit le second paysan, demain matin il fera jour.

 

– De sorte que, pour y aller ce soir ?…

 

– Oh ! pour y aller ce soir…

 

Le paysan regarda son camarade, et, tous deux en même temps, secouant la tête :

 

– Pour y aller ce soir, ça ne se peut pas.

 

– Poltrons !

 

– Monsieur Louis, on n'est pas poltron pour avoir peur, dit le premier paysan.

 

– Que non, on n'est pas poltron pour ça, répondit le second.

 

– Ah ! fit Roland, je voudrais bien qu'un plus fort que vous me soutînt cette thèse, que l'on n'est pas poltron pour avoir peur.

 

– Dame, c'est selon la chose dont on a peur, monsieur Louis : qu'on me donne une bonne serpe et un bon gourdin, je n'ai pas peur d'un loup ; qu'on me donne un bon fusil, je n'ai pas peur d'un homme, quand bien même je saurais que cet homme m'attend pour m'assassiner…

 

– Oui, dit Édouard ; mais d'un fantôme, fût-ce d'un fantôme de moine, tu as peur ?

 

– Mon petit monsieur Édouard, dit le paysan, laissez parler votre frère, M. Louis ; vous n'êtes pas encore assez grand pour plaisanter avec ces choses-là, non.

 

– Non, ajouta l’autre paysan ; attendez que vous ayez de la barbe au menton, mon petit monsieur.

 

– Je n'ai pas de barbe au menton, répondit Édouard en se redressant ; mais cela n'empêche point que, si j'étais assez fort pour porter le sanglier, je l'irais bien chercher tout seul, que ce fût le jour ou la nuit.

 

– Grand bien vous fasse, mon jeune monsieur ; mais voilà mon camarade et moi qui vous disons que, pour un louis, nous n'irions pas.

 

– Mais pour deux ? dit Roland, qui voulait les pousser à bout.

 

– Ni pour deux, ni pour quatre, ni pour dix, monsieur de Montrevel. C'est bon, dix louis ; mais qu'est-ce que je ferais de vos dix louis quand j'aurais le cou tordu ?

 

– Oui, le cou tordu comme Pierre Marey, dit le second paysan.

 

– Ce n'est pas vos dix louis qui donneront du pain à ma femme et à mes enfants pour le restant de leurs jours, n'est-ce pas ?

 

– Et encore, quand tu dis dix louis, reprit le second paysan, cela ne serait que cinq, puisqu'il y en aurait cinq pour moi.

 

– Alors, il revient des fantômes dans le pavillon ? demanda Roland.

 

– Je ne dis pas dans le pavillon – dans le pavillon, je n'en suis pas sûr – mais dans la chartreuse…

 

– Dans la chartreuse, tu en es sûr ?

 

– Oh ! oui, là, bien certainement.

 

– Tu les as vus ?

 

– Pas moi ; mais il y a des gens qui les ont vus.

 

– Ton camarade ? demanda le jeune officier en se tournant vers le second paysan.

 

– Je ne les ai pas vus ; mais j'ai vu des flammes, et Claude Philippon a entendu des chaînes.

 

– Ah ! il y a des flammes et des chaînes ? demanda Roland.

 

– Oui ! et, quant aux flammes, dit le premier paysan, je les ai vues, moi.

 

– Et Claude Philippon a entendu les chaînes, répéta le premier.

 

– Très bien, mes amis, très bien, reprit Roland d'un ton goguenard ; donc, à aucun prix, vous n'irez ce soir ?

 

– À aucun prix.

 

– Pas pour tout l’or du monde.

 

– Et vous irez demain au jour ?

 

– Oh ! monsieur Louis, avant que vous soyez levé, le sanglier sera ici.

 

– Il y sera que vous ne serez pas levé, répondit l’écho.

 

– Eh bien, fit Roland, venez me revoir après-demain.

– Volontiers, monsieur Louis ; pourquoi faire ?

 

– Venez toujours.

 

– Oh ! nous viendrons.

 

– C'est-à-dire que, du moment où vous nous dites : « Venez ! » vous pouvez être sûr que nous n'y manquerons pas, monsieur Louis.

 

– Eh bien, moi, je vous en donnerai des nouvelles sûres.

 

– De qui ?

 

– Des fantômes.

 

Amélie jeta un cri étouffé ; madame de Montrevel, seule, entendit ce cri. Louis prenait de la main congé des deux paysans, qui se cognaient à la porte, où ils voulaient passer tous les deux en même temps.

 

Il ne fut plus question, pendant tout le reste de la soirée, ni de la Chartreuse, ni du pavillon, ni des hôtes surnaturels, spectres ou fantômes, qui les hantaient.

XV – L'ESPRIT FORT

 

À dix heures sonnantes, tout le monde était couché au château des Noires-Fontaines, ou tout au moins chacun était retiré dans sa chambre.

 

Deux ou trois fois pendant la soirée, Amélie s'était approchée de Roland, comme si elle eût eu quelque chose à lui dire ; mais toujours la parole avait expiré sur ses lèvres.

 

Quand on avait quitté le salon, elle s'était appuyée à son bras, et, quoique la chambre de Roland fût située un étage au-dessus de la sienne, elle avait accompagné Roland jusqu'à la porte de sa chambre.

 

Roland l'avait embrassée, avait fermé sa porte, en lui souhaitant une bonne nuit et en se déclarant très fatigué.

 

Cependant, malgré cette déclaration, Roland, rentré chez lui, n'avait point procédé à sa toilette de nuit ; il était allé à son trophée d'armes, en avait tiré une magnifique paire de pistolets d'honneur, de la manufacture de Versailles, donnée à son père par la Convention, en avait fait jouer les chiens, et avait soufflé dans les canons pour voir s'ils n'étaient pas vieux chargés.

 

Les pistolets étaient en excellent état.

 

Après quoi, il les avait posés côte à côte sur la table, était allé ouvrir doucement la porte de la chambre, regardant du côté de l'escalier pour savoir si personne ne l’épiait, et, voyant que corridor et escalier étaient solitaires, il était allé frapper à la porte de sir John.

 

– Entrez, dit l’Anglais.

Sir John, lui non plus, n'avait pas encore commencé sa toilette de nuit.

 

– J'ai compris, à un signe que vous m'avez fait, que vous aviez quelque chose à me dire, fit sir John, et, vous le voyez, je vous attendais.

 

– Certainement, que j'ai quelque chose à vous dire, répondit Roland en s'étendant joyeusement dans un fauteuil.

 

– Mon cher hôte, répondit l’Anglais, je commence à vous connaître ; de sorte que, quand je vous vois aussi gai que cela, je suis comme vos paysans, j'ai peur.

 

– Vous avez entendu ce qu'ils ont dit ?

 

– C'est-à-dire qu'ils ont raconté une magnifique histoire de fantômes. J'ai un château en Angleterre, où il en revient, des fantômes.

 

– Vous les avez vus, milord ?

 

– Oui, quand j'étais petit ; par malheur, depuis que je suis grand, ils ont disparu.

 

– C'est comme cela, les fantômes, dit gaiement Roland, ça va, ça vient ; quelle chance, hein ! que je sois revenu justement à l'heure où il y a des fantômes à la chartreuse de Seillon.

 

– Oui, fit sir John, c'est bien heureux ; seulement, êtes-vous sûr qu'il y en ait ?

 

– Non ; mais, après-demain, je saurai à quoi m'en tenir là-dessus.

– Comment cela ?

 

– Je compte passer là-bas la nuit de demain.

 

– Oh ! dit l'Anglais, voulez-vous, moi, que j'aille avec vous ?

 

– Ce serait avec plaisir ; mais, par malheur, la chose est impossible.

 

– Impossible, oh !

 

– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, mon cher hôte.

 

– Impossible ! Pourquoi ?

 

– Connaissez-vous les mœurs des fantômes, milord ? demanda gravement Roland.

 

– Non.

 

– Eh bien, je les connais, moi : les fantômes ne se montrent que dans certaines conditions.

 

– Expliquez-moi cela.

 

– Ainsi, par exemple, tenez, milord, en Italie, en Espagne, pays des plus superstitieux, eh bien, il n'y a pas de fantômes, ou, s'il y en a, dame, dame, c'est tous les dix ans, c'est tous les vingt ans, c'est tous les siècles.

 

– Et à quoi attribuez-vous cette absence de fantômes ?

 

– Au défaut de brouillard, milord.

–Ah ! ah !

 

– Sans doute ; vous comprenez bien l'atmosphère des fantômes, c'est le brouillard : en Écosse, en Danemark, en Angleterre, pays de brouillards, on regorge de fantômes : on a le spectre du père d'Hamlet, le spectre de Banquo, les ombres des victimes de Richard III. En Italie, vous n'avez qu'un spectre, celui de César ; et encore où apparaît-il à Brutus ? À Philippes en Macédoine, en Thrace, c'est-à-dire dans le Danemark de la Grèce, dans l'Écosse de l'Orient, où le brouillard a trouvé moyen de rendre Ovide mélancolique à ce point qu'il a intitulé Tristes les vers qu'il y a faits. Pourquoi Virgile fait-il apparaître l'ombre d'Anchise à Énée ? Parce que Virgile est de Mantoue. Connaissez-vous Mantoue ? un pays de marais, une vraie grenouillère, une fabrique de rhumatismes, une atmosphère de vapeurs, par conséquent, un nid de fantômes !

 

– Allez toujours, je vous écoute.

 

– Vous avez vu les bords du Rhin ?

 

– Oui.

 

– L'Allemagne, n'est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– Encore un pays de fées, d'ondines, de sylphes et, par conséquent, de fantômes (qui peut le plus, peut le moins) tout cela à cause du brouillard toujours ; mais, en Italie, en Espagne, où diable voulez-vous que les fantômes se réfugient ? Pas la plus petite vapeur… Aussi, si j'étais en Espagne ou en Italie, je ne tenterais même pas l'aventure de demain.

 

– Tout cela ne me dit point pourquoi vous refusez ma compagnie, insista sir John.

 

– Attendez donc : je vous ai déjà expliqué comment les fantômes ne se hasardent pas dans certains pays, parce qu'ils n'y trouvent pas certaines conditions atmosphériques ; laissez-moi vous expliquer les chances qu'il faut se ménager quand on désire en voir.

 

– Expliquez ! expliquez ! dit sir John ; en vérité, vous êtes l'homme que j'aime le mieux entendre parler, Roland.

 

Et sir John s'étendit à son tour dans un fauteuil, s'apprêtant à écouter avec délices les improvisations de cet esprit fantasque, qu'il avait déjà vu sous tant de faces depuis cinq ou six jours à peine qu'il le connaissait.

 

Roland s'inclina en signe de remerciement.

 

– Eh bien, voici donc l'affaire, et vous allez comprendre cela, milord : j'ai tant entendu parler fantômes dans ma vie, que je connais ces gaillards-là comme si je les avais faits. Pourquoi les fantômes se montrent-ils ?

 

– Vous me demandez cela ? fit sir John.

 

– Oui, je vous le demande.

 

– Je vous avoue que, n'ayant pas étudié les fantômes comme vous, je ne saurais vous faire une réponse positive.

 

– Vous voyez bien ! Les fantômes se montrent, mon cher lord, pour faire peur à celui auquel ils apparaissent.

 

– C'est incontestable.

 

– Parbleu ! s'ils ne font pas peur à celui à qui ils apparaissent, c'est celui à qui ils apparaissent qui leur fait peur : témoin M. de Turenne, dont les fantômes se sont trouvés être des faux-monnayeurs. Connaissez-vous cette histoire-là ?

 

– Non.

 

– Je vous la raconterai un autre jour ; ne nous embrouillons pas. Voilà pourquoi, lorsqu'ils se décident à apparaître – ce qui est rare – voilà pourquoi les fantômes choisissent les nuits orageuses, où il fait des éclairs, du tonnerre, du vent : c'est leur mise en scène.

 

– Je suis forcé d'avouer que tout cela est on ne peut pas plus juste.

 

– Attendez ! il y a certaines secondes où l’homme le plus brave sent un frisson courir dans ses veines ; du temps où je n'avais pas un anévrisme, cela m'est arrivé dix fois, quand je voyais briller sur ma tête l’éclair des sabres et que j'entendais gronder à mes oreilles le tonnerre des canons. Il est vrai que, depuis que j'ai un anévrisme, je cours où l'éclair brille, où le tonnerre gronde ; mais j'ai une chance : c'est que les fantômes ne sachent pas cela, c'est que les fantômes croient que je puis avoir peur.

 

– Tandis que c'est impossible, n'est-ce pas ? demanda sir John.

 

– Que voulez-vous ? quand, au lieu d'avoir peur de la mort, on croit, à tort ou à raison, avoir un motif de chercher la mort, je ne sais pas de quoi l'on aurait peur ; mais, je vous le répète, il est possible que les fantômes, qui savent beaucoup de choses cependant, ne sachent point cela. Seulement, ils savent ceci : c'est que le sentiment de la peur s'augmente ou diminue par la vue et par l'audition des objets extérieurs. Ainsi, par exemple, où les fantômes apparaissent-ils de préférence ? dans les lieux obscurs, dans les cimetières, dans les vieux cloîtres, dans les ruines, dans les souterrains parce que déjà l’aspect des localités a disposé l'âme à la peur. Après quoi apparaissent-ils ? après des bruits de chaînes, des gémissements, des soupirs, parce que tout cela n'a rien de bien récréatif ; ils n'ont garde de venir au milieu d'une grande lumière ou après un air de contredanse ; non, la peur est abîme où l'on descend marche à marche, jusqu’à ce que le vertige vous prenne, jusqu'à ce que le pied vous glisse, jusqu'à ce que vous tombiez les yeux fermés jusqu'au fond du précipice. Ainsi, lisez le récit de toutes les apparitions, voici comment les fantômes procèdent : d'abord le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, le vent siffle, les fenêtres et les portes crient, la lampe, s'il y a une lampe dans la chambre de celui à qui ils tiennent à faire peur, la lampe pétille, pâlit et s'éteint ; obscurité complète ! alors, dans l’obscurité, on entend des plaintes ; des gémissements ; des bruits de chaînes, enfin la porte s'ouvre et le fantôme apparaît. Je dois dire que toutes les apparitions que j'ai, non pas vues, mais lues, se sont produites dans des circonstances pareilles. Voyons, est-ce bien cela, sir John ?

 

– Parfaitement.

 

– Et avez-vous jamais vu qu'un fantôme ait apparu à deux personnes à la fois ?

 

– En effet, je ne l'ai jamais lu, ni entendu dire.

 

– C'est tout simple, mon cher lord : à deux, vous comprenez, on n'a pas peur ; la peur, c'est une chose mystérieuse, étrange, indépendante de la volonté, pour laquelle il faut l’isolement, les ténèbres, la solitude. Un fantôme n'est pas plus dangereux qu'un boulet de canon. Eh bien, est-ce qu'un soldat a peur d'un boulet de canon, le jour, quand il est en compagnie de ses camarades, quand il sent les coudes à gauche ? Non, il va droit à la pièce, il est tué ou il tue : c'est ce que ne veulent pas les fantômes ; c'est ce qui fait qu'ils n’apparaissent pas à deux personnes à la fois ! c'est ce qui fait que je veux aller seul à la chartreuse, milord ; votre présence empêcherait le fantôme le plus résolu de paraître. Si je n'ai rien vu, ou si j'ai vu quelque chose qui en vaille la peine, eh bien, ce sera votre tour après demain. Le marché vous convient-il ?

 

– À merveille ! Mais pourquoi n’irais-je pas le premier ?

 

– Ah ! d'abord, parce que l’idée ne vous en est pas venue, et que c'est bien le moins que j'aie le bénéfice de mon idée ; ensuite, parce que je suis du pays, que j’étais lié avec tous ces bons moines de leur vivant, et qu'il y a dans cette liaison une chance de plus qu'ils m'apparaissent après leur mort ; enfin, parce que, connaissant les localités, s'il faut fuir ou poursuivre, je me tirerai mieux que vous de l'agression ou de la retraite. Tout cela vous paraît-il juste, mon cher lord ?

 

– On ne peut plus juste, oui ; mais, moi, j'irai le lendemain ?

 

– Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, toutes les nuits si vous voulez ; ce à quoi je tiens, c'est à la primeur. Maintenant, continua Roland en se levant, c'est entre vous et moi, n'est-ce pas ? Pas un mot à qui que ce soit au monde ; les fantômes pourraient être prévenus et agir en conséquence. Il ne faut pas nous faire rouler par ces gaillards-là, ce serait trop grotesque.

 

– Soyez tranquille. Vous prendrez des armes, n'est-ce pas ?

 

– Si je croyais n'avoir affaire qu'à des fantômes, j'irais les deux mains dans mes poches, et rien dans les goussets ; mais, comme je vous disais tout à l'heure, je me rappelle les faux-monnayeurs de M. de Turenne, et je prendrai des pistolets.

– Voulez-vous les miens ?

 

– Non, merci ; ceux-là, quoiqu'ils soient bons, j'ai à peu près résolu de ne m’en servir jamais.

 

Puis, avec un sourire dont il serait impossible de rendre l’amertume :

 

– Ils me portent malheur, ajouta Roland. Bonne nuit, milord ! Il faut que je dorme les poings fermés, cette nuit, pour ne pas avoir envie de dormir demain.

 

Et, après avoir secoué énergiquement la main de l’Anglais, il sortit de la chambre de celui-ci et rentra dans la sienne.

 

Seulement, en rentrant dans la sienne, une chose le frappa : c'est qu'il retrouvait ouverte sa porte, qu'il était sûr d'avoir laissée fermée.

 

Mais il fut à peine entré, que la vue de sa sœur lui expliqua ce changement.

 

– Tiens ! fit-il moitié étonné, moitié inquiet, c'est toi, Amélie ?

 

– Oui, c'est moi, fit la jeune fille.

 

Puis, s'approchant de son frère et lui donnant son front à baiser.

 

– Tu n'iras pas, dit-elle d'un ton suppliant, n'est-ce pas, mon ami ?

 

– Où cela ? demanda Roland.

 

– À la chartreuse.

 

– Bon ? et qui t'a dit que j'y allais ?

 

– Oh ! lorsqu'on te connaît, comme c'est difficile à deviner !

 

– Et pourquoi veux-tu que je n'aille pas à la chartreuse ?

 

– Je crains qu'il ne t'arrive un malheur.

 

– Ah çà ! tu crois donc aux fantômes, toi ? dit Roland en fixant son regard sur celui d'Amélie.

 

Amélie baissa les yeux, et Roland sentit la main de sa sœur trembler dans la sienne.

 

– Voyons, dit Roland, Amélie, celle qu'autrefois j'ai connue, du moins, la fille du général de Montrevel, la sœur de Roland, est trop intelligente pour subir des terreurs vulgaires ; il est impossible que tu croies à ces contes d'apparitions, de chaînes, de flammes, de spectres, de fantômes.

 

– Si j'y croyais, mon ami, mes craintes seraient moins grandes : si les fantômes existent, ce sont des âmes dépouillées de leur corps, et, par conséquent, qui ne peuvent sortir du tombeau avec les haines de la matière ; or, pourquoi un fantôme te haïrait-il, toi, Roland, qui n'as jamais fait de mal à personne ?

 

– Bon ! tu oublies ceux que j'ai tués à l’armée ou en duel.

 

Amélie secoua la tête.

– Je ne crains pas ceux-là.

 

– Que crains-tu donc, alors ?

 

La jeune fille leva sur Roland. ses beaux yeux tout mouillés de larmes, et, se jetant dans les bras de son frère :

 

– Je ne sais, dit-elle, Roland ; mais, que veux-tu ! je crains !

 

Le jeune homme, par une légère violence, releva la tête qu'Amélie cachait dans sa poitrine, et, baisant doucement et tendrement ses longues paupières :

 

– Tu ne crois pas que ce soient des fantômes que j'aurai demain à combattre, n'est-ce pas ? demanda-t-il.

 

– Mon frère, ne va pas à la chartreuse ! insista Amélie d'un ton suppliant, en éludant la question.

 

– C'est notre mère qui t'a chargée de me demander cela : avoue-le, Amélie.

 

– Oh ! mon frère, non, ma mère ne m'en a pas dit un mot ; c'est moi qui ai deviné que tu voulais y aller.

 

– Eh bien, si je voulais y aller, Amélie, dit Roland d'un ton ferme, tu dois savoir une chose, c'est que j'irais.

 

– Même si je t'en prie à mains jointes, mon frère ? dit Amélie avec un accent presque douloureux, même si je t'en prie à genoux ?

 

Et elle se laissa glisser aux pieds de son frère.

– Oh ! femmes ! femmes ! murmura Roland, inexplicables créatures dont les paroles sont un mystère, dont la bouche ne dit jamais les secrets du cœur, qui pleurent, qui prient, qui tremblent, pourquoi ? Dieu le sait ! mais nous autres hommes, jamais ! J'irai, Amélie, parce que j'ai résolu d'y aller, et que, quand j'ai pris une fois une résolution, nulle puissance au monde n'a le pouvoir de m'en faire changer. Maintenant, embrasse-moi, ne crains rien, et je te dirai tout bas un grand secret.

 

Amélie releva la tête, fixant sur Roland un regard à la fois interrogateur et désespéré.

 

– J'ai reconnu depuis plus d'un an, répondit le jeune homme, que j'ai le malheur de ne pouvoir mourir ; rassure-toi donc et sois tranquille.

 

Roland prononça ces paroles d'un ton si douloureux, qu'Amélie, qui jusque-là était parvenue à retenir ses larmes, rentra chez elle en éclatant en sanglots.

 

Le jeune officier après s'être assuré que sa sœur avait refermé sa porte, referma la sienne en murmurant :

 

– Nous verrons bien qui se lassera enfin, de moi ou de la destinée.

XVI – LE FANTÔME

 

Le lendemain, à l’heure à peu près à laquelle nous venons de quitter Roland, le jeune officier, après s'être assuré que tout le monde était couché au château des Noires-Fontaines, entrouvrit doucement sa porte, descendit l’escalier en retenant sa respiration, gagna le vestibule, tira sans bruit les verrous de la porte d'entrée, descendit le perron, se retourna pour s'assurer que tout était bien tranquille, et, rassuré par l’obscurité des fenêtres, il attaqua bravement la grille.

 

La grille, dont les gonds avaient, selon toute probabilité, été huilés dans la journée, tourna sans faire entendre le moindre grincement, et se referma comme elle s'était ouverte, après avoir donné passage à Roland, qui s'avança rapidement alors dans la direction du chemin de Pont-d'Ain à Bourg.

 

À peine eut-il fait cent pas que la cloche de Saint-Just tinta un coup : celle de Montagnat lui répondit comme un écho de bronze ; dix heures et demie sonnaient.

 

Au pas dont marchait le jeune homme, il lui fallait à peine vingt minutes pour atteindre la chartreuse de Seillon, surtout si, au lieu de contourner le bois, il prenait le sentier qui conduisait droit au monastère.

 

Roland était trop familiarisé depuis sa jeunesse avec les moindres laies de la forêt de Seillon pour allonger inutilement son chemin de dix minutes. Il prit donc sans hésiter à travers bois, et, au bout de cinq minutes, il reparut de l'autre côté de la forêt.

 

Arrivé là, il n'avait plus à traverser qu'un bout de plaine pour être arrivé au mur du verger du cloître.

Ce fut l'affaire de cinq autres minutes à peine.

 

Au pied du mur, il s'arrêta, mais ce fut pour quelques secondes.

 

Il dégrafa son manteau, le roula en tampon et le jeta par-dessus le mur.

 

Son manteau ôté, il resta avec une redingote de velours, une culotte de peau blanche et des bottes à retroussis.

 

La redingote était serrée autour du corps par une ceinture dans laquelle étaient passés deux pistolets.

 

Un chapeau à larges bords couvrait son visage et le voilait d'ombre.

 

Avec la même rapidité qu'il s'était débarrassé du vêtement qui pouvait le gêner pour franchir le mur, il se mit à l'escalader.

 

Son pied chercha une jointure qu'il n'eut pas de peine à trouver ; il s'élança, saisit la crête du chaperon, et retomba de l’autre côté sans avoir même touché le faîte de ce mur, par-dessus lequel il avait bondi.

 

Il ramassa son manteau, le rejeta sur ses épaules, l’agrafa de nouveau, et, à travers le verger, gagna à grands pas une petite porte qui servait de communication entre le verger et le cloître.

 

Comme il franchissait le seuil de cette petite porte, onze heures sonnaient.

 

Roland s'arrêta, compta les coups, fit lentement le tour du cloître, regardant et écoutant.

Il ne vit rien et n'entendit pas le moindre bruit.

 

Le monastère offrait l’image de la désolation et de la solitude ; toutes les portes étaient ouvertes : celles des cellules, celle de la chapelle, celle du réfectoire.

 

Dans le réfectoire, immense pièce où les tables étaient encore dressées, Roland vit voleter cinq ou six chauves-souris ; une chouette effrayée s'échappa par une fenêtre brisée, se percha sur un arbre à quelques pas de là et fit entendre son cri funèbre.

 

– Bon ! dit tout haut Roland, je crois que c'est ici que je dois établir mon quartier général ; chauves-souris et chouettes sont l’avant-garde des fantômes.

 

Le son de cette voix humaine, s'élevant du milieu de cette solitude, de ces ténèbres et de cette désolation, avait quelque chose d'insolite et de lugubre qui eût fait frissonner celui-là même qui venait de parler, si Roland, comme il l'avait dit lui-même, n'avait pas eu une âme inaccessible à la peur.

 

Il chercha un point d'où il pût du regard embrasser toute la salle : une table isolée, placée sur une espèce d'estrade, à l’une des extrémités du réfectoire, et qui avait sans doute servi au supérieur du couvent, soit pour faire une lecture pieuse pendant le repas, soit pour prendre son repas séparé des autres frères, lui parut un lieu d'observation réunissant tous les avantages qu'il pouvait désirer.

 

Appuyé au mur, il ne pouvait être surpris par derrière, et, de là, son regard, lorsqu'il serait habitué aux ténèbres, dominerait tous les points de la salle.

 

Il chercha un siège quelconque et trouva, renversé à trois pas de la table, l'escabeau qui avait dû être celui du convive ou du lecteur isolé.

 

Il s'assit devant la table, détacha son manteau pour avoir toute liberté dans ses mouvements, prit ses pistolets à sa ceinture, en disposa un devant lui, et, frappant trois coups sur la table avec la crosse de l’autre :

 

– La séance est ouverte, dit-il à haute voix, les fantômes peuvent venir.

 

Ceux qui, la nuit, traversant à deux des cimetières ou des églises, ont quelquefois éprouvé, sans s'en rendre compte, ce suprême besoin de parler bas et religieusement, qui s'attache à certaines localités, ceux-là seuls comprendront quelle étrange impression eût produite, sur celui qui l’eût entendue, cette voix railleuse et saccadée troublant la solitude et les ténèbres.

 

Elle vibra un instant dans l’obscurité, qu'elle fit en quelque sorte tressaillir ; puis elle s'éteignit et mourut sans écho, s'échappant à la fois par toutes ces ouvertures que les ailes du temps avaient faites sur son passage.

 

Comme il s'y était attendu, les yeux de Roland s'étaient habitués aux ténèbres, et maintenant, grâce à la pâle lumière de la lune, qui venait de se lever, et qui pénétrait dans le réfectoire en longs rayons blanchâtres, par les fenêtres brisées, pouvait voir distinctement d'un bout à l'autre de l’immense chambre.

 

Quoique évidemment, à l’intérieur comme à l'extérieur, Roland fût sans crainte, il n'était pas sans défiance, et son oreille percevait les moindres bruits.

 

Il entendit sonner la demie.

Malgré lui, le timbre le fit tressaillir ; il venait de l'église même du couvent.

 

Comment, dans cette ruine où tout était mort, l’horloge, cette pulsation du temps, était-elle demeurée vivante ?

 

– Oh ! oh ! dit Roland, voilà qui m'indique que je verrai quelque chose.

 

Ces paroles furent presque un aparté ; la majesté des lieux et du silence agissait sur ce cœur pétri d'un bronze aussi dur que celui qui venait de lui envoyer cet appel du temps contre l'éternité.

 

Les minutes s'écoulèrent les unes après les autres ; sans doute un nuage passait entre la lune et la terre, car il semblait à Roland que les ténèbres s'épaississaient.

 

Puis il lui semblait, à mesure que minuit s'approchait, entendre mille bruits à peine perceptibles, confus et différents, qui, sans doute, venaient de ce monde nocturne qui s'éveille quand l’autre s'endort.

 

La nature n'a pas voulu qu'il y eût suspension dans la vie, même pour le repos ; elle a fait son univers nocturne comme elle a fait son monde du jour, depuis le moustique bourdonnant au chevet du dormeur, jusqu'au lion rôdant autour du douar de l’Arabe.

 

Mais, Roland, veilleur des camps, sentinelle perdue dans le désert, Roland chasseur, Roland soldat, connaissait tous ces bruits ; ces bruits ne le troublaient donc pas, lorsque, tout à coup, à ces bruits vint se mêler de nouveau le timbre de l'horloge vibrant pour la seconde fois au-dessus de sa tête.

 

Cette fois, c'était minuit ; il compta les douze coups les uns après les autres.

 

Le dernier se fit entendre, frissonna dans l’air comme un oiseau aux ailes de bronze, puis s'éteignit lentement, tristement, douloureusement.

 

En même temps, il sembla, au jeune homme qu'il entendait une plainte.

 

Roland tendit l'oreille du côté d'où venait le bruit.

 

La plainte se fit entendre plus rapprochée.

 

Il se leva, mais les mains appuyées sur la table et ayant sous la paume de chacune de ses mains la crosse d’un pistolet. Un frôlement pareil à celui d'un drap ou d’une robe qui traînerait sur l'herbe, se fit entendre à sa gauche, à dix pas de lui.

 

Il se redressa comme mû par un ressort.

 

Au même moment, une ombre apparut au seuil de la salle immense. Cette ombre ressemblait à une de ces vieilles statues couchées sur les sépulcres ; elle était enveloppée d'un immense linceul qui traînait derrière elle.

 

Roland douta un instant de lui-même. La préoccupation de son esprit lui faisait-elle voir ce qui n'était pas ? était-il la dupe de ses sens, le jouet de ces hallucinations que la médecine constate, mais ne peut expliquer ?

 

Une plainte poussée par le fantôme fit évanouir ses doutes.

 

– Ah ! par ma foi ! dit-il en éclatant de rire, à nous deux, ami spectre !

 

Le spectre s'arrêta et étendit la main vers le jeune officier.

 

– Roland ! Roland, dit le spectre d’une voix sourde, ce serait une pitié que de ne pas poursuivre les morts dans le tombeau où tu les as fait descendre.

 

Et le spectre continua son chemin sans hâter le pas.

 

Roland, un instant étonné, descendit de son estrade et se mit résolument à la poursuite du fantôme.

 

Le chemin était difficile, encombré qu'il se présentait de pierres, de bancs mis en travers, de tables renversées.

 

Et cependant on eût dit qu'à travers tous ces obstacles un sentier invisible était tracé pour le spectre, qui marchait du même pas sans que rien l'arrêtât.

 

Chaque fois qu'il passait devant une fenêtre, la lumière extérieure, si faible qu'elle fût, se réfléchissait sur ce linceul, et le fantôme dessinait ses contours, qui, la fenêtre franchie, se perdaient dans l’obscurité pour reparaître bientôt et se perdre encore.

 

Roland, l'œil fixé sur celui qu'il poursuivait, craignant de le perdre de vue s'il en détachait un instant son regard, ne pouvait interroger du regard ce chemin si facile au spectre et si hérissé d'obstacles pour lui.

 

À chaque pas, il trébuchait ; le fantôme gagnait sur lui.

 

Le fantôme arriva près de la porte opposée à celle par laquelle il était entré, Roland vit s'ouvrir l’entrée d'un corridor obscur ; il comprit que l’ombre allait lui échapper.

 

– Homme ou spectre, voleur ou moine, dit-il, arrête, ou je fais feu !

 

– On ne tue pas deux fois le même corps, et la mort, tu le sais bien, continua le fantôme d'une voix sourde, n'a pas de prise sur les âmes.

 

– Qui es-tu donc ? demanda Roland.

 

– Je suis le spectre de celui que tu as violemment arraché de ce monde.

 

Le jeune officier éclata de rire, de son rire strident et nerveux rendu plus effrayant encore dans les ténèbres.

 

– Par ma foi, dit-il, si tu n'as pas d'autre indication à me donner, je ne prendrai pas même la peine de chercher, je t'en préviens.

 

– Rappelle-toi la fontaine de Vaucluse, dit le fantôme avec un accent si faible, que cette phrase sembla sortir de sa bouche plutôt comme un soupir que comme des paroles articulées.

 

Un instant, Roland sentit, non pas son cœur faiblir, mais la sueur perler à son front ; par une réaction sur lui-même, il reprit sa force, et, d'une voix menaçante :

 

– Une dernière fois, apparition ou réalité, cria-t-il, je te préviens que, si tu ne m'attends pas, je fais feu.

 

Le spectre fut sourd et continua son chemin.

 

Roland s'arrêta une seconde pour viser : le spectre était à dix pas de lui : Roland avait la main sûre, c'était lui-même qui avait glissé la balle dans le pistolet, un instant auparavant ; il venait de passer la baguette dans les canons pour s'assurer qu'ils étaient chargés.

 

Au moment où le spectre se dessinait de toute sa hauteur, blanc, sous la voûte sombre du corridor, Roland fit feu.

 

La flamme illumina comme un éclair le corridor, dans lequel continua de s'enfoncer le spectre, sans hâter ni ralentir le pas.

 

Puis tout rentra dans une obscurité d'autant plus profonde que la lumière avait été plus vive.

 

Le spectre avait disparu sous l’arcade sombre.

 

Roland s'y élança à sa poursuite, tout en faisant passer son second pistolet dans sa main droite.

 

Mais, si court qu'eût été le temps d'arrêt, le fantôme avait gagné du chemin ; Roland le vit au bout du corridor, se dessinant cette fois en vigueur sur l'atmosphère grise de la nuit.

 

Il doubla le pas et arriva à l'extrémité du corridor au moment où le spectre disparaissait derrière la porte de la citerne.

 

Roland redoubla de vitesse ; arrivé sur le seuil de la porte, il lui sembla que le spectre s'enfonçait dans les entrailles de la terre.

 

Cependant tout le torse était encore visible.

 

– Fusses-tu le démon, dit Roland, je te rejoindrai.

 

Et il lâcha son second coup de pistolet, qui emplit de flamme et de fumée le caveau dans lequel s'était englouti le spectre.

 

Quand la fumée fut dissipée, Roland chercha vainement ; il était seul.

 

Roland se précipita dans le caveau en hurlant de rage ; il sonda les murs de la crosse de ses pistolets, il frappa le sol du pied : partout le sol et la pierre rendirent ce son mat des objets solides.

 

Il essaya de percer l’obscurité du regard ; mais c'était chose impossible : le peu de lumière que laissait filtrer la lune s'arrêtait aux premières marches de la citerne.

 

– Oh ! s'écria Roland, une torche ! une torche !

 

Personne ne lui répondit ; le seul bruit qui se fît entendre était le murmure de la source coulant à trois pas de lui.

 

Il vit qu'une plus longue recherche serait inutile, sortit du caveau, tira de sa poche une poire à poudre, deux balles tout enveloppées dans du papier, et rechargea vivement ses pistolets.

 

Puis il reprit le chemin qu'il venait de suivre, retrouva le couloir sombre, au bout du couloir le réfectoire immense, et alla reprendre, à l’extrémité de la salle muette, la place qu'il avait quittée pour suivre le fantôme.

 

Là, il attendit.

 

Mais les heures de la nuit sonnèrent successivement jusqu'à ce qu'elles devinssent les heures matinales et que les premiers rayons du jour teignissent de leurs tons blafards les murailles du cloître.

 

– Allons, murmura Roland, c'est fini pour cette nuit ; peut-être une autre fois serai-je plus heureux.

 

Vingt minutes après, il rentrait au château des Noires-Fontaines.

XVII – PERQUISITION

 

Il ne pouvait point se figurer que sa sœur craignit pour un autre que lui.

 

Amélie s'élança hors de sa chambre, avec son peignoir de nuit.

 

Il était facile de voir, à la pâleur de son teint, au cercle de bistre s'étendant jusqu'à la moitié de sa joue, qu'elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

 

– Il ne t’est rien arrivé, Roland ? s'écria-t-elle en serrant son frère dans ses bras et en le tâtant avec inquiétude.

 

– Rien.

 

– Ni à toi ni à personne ?

 

– Ni à moi ni à personne.

 

– Et tu n'as rien vu ?

 

– Je ne dis pas cela, fit Roland.

 

– Qu'as-tu vu, mon Dieu ?

 

– Je te raconterai cela plus tard ; en attendant, tant tués que blessés, il n'y a personne de mort.

 

– Ah ! je respire.

 

– Maintenant, si j'ai un conseil à te donner, petite sœur, c'est d'aller te mettre gentiment dans ton lit et de dormir, si tu peux, jusqu'à l’heure du déjeuner. Je vais faire autant, et je te promets que l’on n'aura pas besoin de me bercer pour m'endormir : bonne nuit ou plutôt bon matin !

 

Roland embrassa tendrement sa sœur, et, en affectant de siffloter insoucieusement un air de chasse, il monta l’escalier du second étage.

 

Sir John l'attendait franchement dans le corridor.

 

Il alla droit au jeune homme.

 

– Eh bien ? lui demanda-t-il.

 

– Eh bien, je n'ai point fait complètement buisson creux.

 

– Vous avez vu un fantôme ?

 

– J'ai vu quelque chose, du moins, qui y ressemblait beaucoup.

 

– Vous allez me raconter cela.

 

– Oui, je comprends, vous ne dormiriez pas ou vous dormiriez mal ; voici en deux mots la chose telle qu'elle s'est passée…

 

Et Roland fit un récit exact et circonstancié de l’aventure de la nuit.

 

– Bon ! dit sir John quand Roland eut achevé, j'espère que vous en avez laissé pour moi ?

 

– J'ai même peur, dit Roland, de vous avoir laissé le plus dur.

 

Puis, comme sir John insistait, revenant sur chaque détail, se faisant indiquer la disposition des localités :

 

– Écoutez, dit Roland ; aujourd'hui, après déjeuner, nous irons faire à la chartreuse une visite de jour, ce qui ne vous empêchera point d'y faire votre station de nuit ; au contraire, la visite de jour vous servira à étudier les localités. Seulement, ne dites rien à personne.

 

– Oh ! fit sir John, ai-je donc l'air d'un bavard ?

 

– Non, c'est vrai, dit Roland en riant ; ce n'est pas vous, milord, qui êtes un bavard, c'est moi qui suis un niais.

 

Et il rentra dans sa chambre.

 

Après le déjeuner, les deux hommes descendirent les pentes du jardin comme pour aller faire une promenade aux bords de la Reyssouse, puis ils appuyèrent à gauche, remontèrent au bout de quarante pas, gagnèrent la grande route, traversèrent le bois, et se trouvèrent au pied du mur de la chartreuse, à l'endroit même où la veille Roland l'avait escaladé.

 

– Milord, dit Roland, voici le chemin.

 

– En bien, fit sir John, prenons-le.

 

Et lentement, mais avec une admirable force de poignet qui indiquait un homme possédant à fond sa gymnastique, l'Anglais saisit le chaperon du mur, s'assit sur le faîte, et se laissa retomber de l'autre.

 

Roland le suivit avec la prestesse d'un homme qui n'en était point à son coup d'essai.

 

Tous deux se trouvèrent de l'autre côté.

 

L'abandon était encore plus visible de jour que la nuit.

 

L'herbe avait poussé partout dans les allées et montait jusqu'aux genoux ; les escaliers étaient envahis par des vignes devenues si épaisses, que le raisin n’y pouvait mûrir sous l'ombre des feuilles ; en plusieurs endroits, le mur était dégradé, et le lierre, ce parasite bien plus que cet ami des ruines, commençait à s'étendre de tous côtés.

 

Quant aux arbres en plein vent, pruniers, pêchers, abricotiers, ils avaient poussé avec la liberté des hêtres et des chênes de la forêt, dont ils semblaient envier la hauteur et l'épaisseur, et la sève, tout entière absorbée par les branches aux jets multiples et vigoureux, ne donnait que des fruits rares et mal venus.

 

Deux ou trois fois, au mouvement des longues herbes agitées devant eux, sir John et Roland devinèrent que la couleuvre, cette hôtesse rampante de la solitude, avait établi là son domicile et fuyait tout étonnée qu'on la dérangeât.

 

Roland conduisit son ami droit à la porte donnant du verger dans le cloître ; mais, avant d'entrer dans le cloître, il jeta les yeux sur le cadran de l'horloge ; l'horloge, qui marchait la nuit, était arrêtée le jour.

 

Du cloître, il passa dans le réfectoire : là, le jour lui révéla sous leur véritable aspect les objets que l'obscurité avait revêtus des formes fantastiques de la nuit.

 

Roland montra à sir John l'escabeau renversé, la table rayée sous les batteries des pistolets, la porte par laquelle était entré le fantôme.

 

Il suivit, avec l'Anglais, le chemin qu'il avait suivi à la piste du fantôme ; il reconnut les obstacles qui l'avaient arrêté, mais qui étaient faciles à franchir pour quelqu'un qui d'avance aurait pris connaissance de la localité.

 

Arrivé à l'endroit où il avait fait feu, il retrouva les bourres, mais il chercha inutilement la balle.

 

Par la disposition du corridor, fuyant en biais, il était cependant impossible, si la balle n'avait pas laissé de traces sur la muraille, qu'elle n'eût point atteint le fantôme.

 

Et cependant, si le fantôme avait été atteint et présentait un corps solide, comment se faisait-il que ce corps fût resté debout ? comment, au moins, n'avait-il point été blessé ? et comment, ayant été blessé, ne trouvait-on sur le sol aucune trace de sang ?

 

Or, il n'y avait ni trace de sang ni trace de balle.

 

Lord Tanlay n'était pas loin d'admettre que son ami eût eu affaire à un spectre véritable.

 

– On est venu depuis moi, dit Roland, et l'on a ramassé la balle.

 

– Mais, si vous avez tiré sur un homme, comment la balle n'est-elle pas entrée ?

 

– Oh ! c'est bien simple, l'homme avait une cotte de mailles sous son linceul.

 

C'était possible : cependant, sir John secoua la tête en signe de doute ; il aimait mieux croire à un événement surnaturel, cela le fatiguait moins.

 

L'officier et lui continuèrent leur investigation.

 

On arriva au bout du corridor, et l'on se trouva à l'autre extrémité du verger.

 

C'était là que Roland avait revu son spectre, un instant disparu sous la voûte sombre.

 

Il alla droit à la citerne ; il semblait suivre encore le fantôme, tant il hésitait peu.

 

Là, il comprit l'obscurité de la nuit devenue plus intense encore par l'absence de tout reflet extérieur : à peine y voyait-on pendant le jour.

 

Roland tira de dessous son manteau deux torches d'un pied de long, prit un briquet, y alluma de l'amadou, et à l’amadou une allumette.

 

Les deux torches flambèrent.

 

Il s'agissait de découvrir le passage par où le fantôme avait disparu.

 

Roland et sir John approchèrent les torches du sol.

 

La citerne était pavée de grandes dalles de liais qui semblaient parfaitement jointes les unes aux autres.

 

Roland cherchait sa seconde balle avec autant de persistance qu'il avait cherché la première. Une pierre se trouvait sous ses pieds, il repoussa la pierre et aperçut un anneau scellé dans une des dalles.

 

Sans rien dire, Roland passa sa main dans l’anneau, s'arc-bouta sur ses pieds et tira à lui.

 

La dalle tourna sur son pivot avec une facilité qui indiquait qu'elle opérait souvent la même manœuvre.

 

En tournant, elle découvrit l’entrée du souterrain.

 

– Ah ! fit Roland, voici le passage de mon spectre.

 

Et il descendit dans l’ouverture béante.

 

Sir John le suivit.

 

Ils firent le même trajet qu'avait fait Morgan lorsqu'il était revenu rendre compte de son expédition ; au bout du souterrain, ils trouvèrent la grille donnant sur les caveaux funéraires.

 

Roland secoua la grille ; la grille n'était point fermée, elle céda.

 

Ils traversèrent le cimetière souterrain et atteignirent l'autre grille ; comme la première, elle était ouverte.

 

Roland marchant toujours le premier, ils montèrent quelques marches et se trouvèrent dans le chœur de la chapelle où s'était passée la scène que nous avons racontée entre Morgan et les compagnons de Jéhu.

 

Seulement, les stalles étaient vides, le chœur était solitaire, et l'autel, dégradé par l'abandon du culte, n'avait plus ni ses cierges flamboyants, ni sa nappe sainte.

 

Il était évident pour Roland que là avait abouti la course du faux fantôme, que sir John s'obstinait à croire véritable.

 

Mais, que le fantôme fût vrai ou faux, sir John avouait que c'était là en effet que sa course avait dû aboutir.

 

Il réfléchit un instant, puis, après cet instant de réflexion :

 

– Eh bien, dit l’Anglais, puisque c'est à mon tour à veiller ce soir, puisque j'ai le droit de choisir la place où je veillerai, je veillerai là, dit-il.

 

Et il montra une espèce de table formée au milieu du chœur par le pied de chêne qui supportait autrefois l'aile du lutrin.

 

– En effet, dit Roland avec la même insouciance que s'il se fût agi de lui-même, vous ne serez pas mal là ; seulement, comme ce soir vous pourriez trouver la pierre scellée et les deux grilles fermées, nous allons chercher une issue qui vous conduise, directement ici.

 

Au bout de cinq minutes, l'issue était trouvée.

 

La porte d'une ancienne sacristie s'ouvrait sur le chœur, et, de cette sacristie, une fenêtre dégradée donnait passage dans la forêt.

 

Les deux hommes sortirent par la fenêtre et se trouvèrent dans le plus épais du bois, juste à vingt pas de l'endroit où ils avaient tué le sanglier.

 

– Voilà notre affaire, dit Roland ; seulement, mon cher lord, comme vous ne vous retrouveriez pas de nuit dans cette forêt où l'on a déjà assez de mal à se retrouver de jour, je vous accompagnerai jusqu'ici.

 

– Oui, mais, moi entré, vous vous retirez aussitôt, dit l'Anglais ; je me souviens de ce que vous m'avez dit touchant la susceptibilité des fantômes : vous sachant à quelques pas de moi, ils pourraient hésiter à apparaître, et, puisque vous en avez vu un, je veux aussi en voir un au moins.

 

– Je me retirerai, répondit Roland, soyez tranquille ; seulement, ajouta-t-il en riant, je n'ai qu'une peur.

 

– Laquelle ?

 

– C'est qu'en votre qualité d'Anglais et d'hérétique ; ils ne soient mal à l’aise avec vous.

 

– Oh ! dit sir John gravement, quel malheur que je n'aie pas le temps d'abjurer d'ici à ce soir !

 

Les deux amis avaient vu tout ce qu'ils avaient à voir : en conséquence, ils revinrent au château.

 

Personne, pas même Amélie, n'avait paru soupçonner dans leur promenade autre chose qu'une promenade ordinaire.

 

La journée se passa donc sans questions et même sans inquiétudes apparentes : d'ailleurs, au retour des deux amis, elle était déjà bien avancée.

 

On se mit à table, et, à la grande joie d'Édouard, on projeta une nouvelle chasse.

 

Cette chasse fit les frais de la conversation pendant le dîner et pendant une partie de la soirée.

 

À dix heures, comme d'habitude, chacun était rentré dans sa chambre, seulement Roland était dans celle de sir John.

 

La différence des caractères éclatait visiblement dans les préparatifs : Roland avait fait les siens joyeusement, comme pour une partie de plaisir ; sir John faisait les siens gravement, comme pour un duel.

 

Les pistolets furent chargés avec le plus grand soin et passés à la ceinture de l'Anglais, et, au lieu d'un manteau qui pouvait gêner ses mouvements, ce fut une grande redingote à collet qu'il endossa par-dessus son habit.

 

À dix heures et demie, tous deux sortirent avec les mêmes précautions que Roland avait prises pour lui tout seul.

 

À onze heures moins cinq minutes, ils étaient au pied de la fenêtre dégradée, mais à laquelle des pierres tombées de la voûte pouvaient servir de marchepied.

 

Là, ils devaient, selon leurs conventions, se séparer.

Sir John rappela ces conditions à Roland :

 

– Oui, dit le jeune homme, avec moi, milord, une fois pour toutes, ce qui est convenu est convenu ; seulement, à mon tour, une recommandation.

 

– Laquelle ?

 

– Je n'ai pas retrouvé les balles parce que l’on est venu les enlever ; on est venu les enlever pour que je ne visse pas l’empreinte qu'elles avaient conservée sans doute.

 

– Et, dans votre opinion, quelle empreinte eussent-elles conservée ?

 

– Celle des chaînons d'une cotte de mailles ; mon fantôme était un homme cuirassé.

 

– Tant pis, dit sir John, j'aimais fort le fantôme, moi.

 

Puis, après un moment de silence où un soupir de l’Anglais exprimait son regret profond d'être forcé de renoncer au spectre :

 

– Et votre recommandation ? dit-il.

 

– Tirez au visage.

 

L'Anglais fit un signe d'assentiment, serra la main du jeune officier, escalada les pierres, entra dans la sacristie, et disparut.

 

– Bonne nuit ! lui cria Roland.

 

Et, avec cette insouciance du danger qu'en général un soldat a pour lui-même et pour ses compagnons, Roland, comme il l’avait promis à sir John, reprit le chemin du château des Noires-Fontaines.

XVIII – LE JUGEMENT

 

Le lendemain, Roland, qui n'était parvenu à s'endormir que vers deux heures du matin, s'éveilla à sept heures.

 

En s'éveillant, il réunit ses souvenirs épars, se rappela ce qui s'était passé la veille, entre lui et sir John, et s'étonna qu'à son retour l'Anglais ne l’eût point éveillé.

 

Il s'habilla vivement et alla, au risque de le réveiller au milieu de son premier sommeil, frapper à la porte de la chambre de sir John.

 

Mais sir John ne répondit point.

 

Roland frappa plus fort.

 

Même silence.

 

Cette fois, un peu d'inquiétude se mêlait à la curiosité de Roland.

 

La clef était en dehors ; le jeune officier ouvrit la porte et plongea dans la chambre un regard rapide.

 

Sir John n'était point dans la chambre, sir John n'était point rentré.

 

Le lit était intact.

 

Qu'était-il donc arrivé ?

 

Il n'y avait pas un instant à perdre, et, avec la rapidité de résolution que nous connaissons à Roland, on devine qu'il ne perdit pas un instant.

 

Il s'élança dans sa chambre, acheva de s'habiller, mit son couteau de chasse à sa ceinture, son fusil en bandoulière, et sortit.

 

Personne n'était encore éveillé, sinon la femme de chambre.

 

Roland la rencontra sur l’escalier :

 

– Vous direz à madame de Montrevel, dit-il, que je suis sorti pour faire un tour dans la forêt de Seillon avec mon fusil ; qu'on ne soit pas inquiet si milord et moi ne rentrions pas précisément à l’heure du déjeuner.

 

Et Roland s'élança rapidement hors du château.

 

Dix minutes après, il était près de la fenêtre où, la veille, à onze heures du soir, il avait quitté lord Tanlay.

 

Il écouta : on n'entendait aucun bruit à l'intérieur ; à l’extérieur seulement, l’oreille d'un chasseur pouvait reconnaître toutes ces rumeurs matinales que fait le gibier dans les bois.

 

Roland escalada la fenêtre avec son agilité ordinaire et s'élança de la sacristie dans le chœur.

 

Un regard lui suffit pour s'assurer que non seulement le chœur, mais le vaisseau entier de la petite chapelle, était vide.

 

Les fantômes avaient-ils fait suivre à l’Anglais le chemin opposé à celui qu'il avait suivi lui-même ?

 

C'était possible.

 

Roland passa rapidement derrière l’autel, gagna la grille des caveaux : la grille était ouverte.

 

Il s'engagea dans le cimetière souterrain.

 

L'obscurité l'empêchait de voir dans ses profondeurs. Il appela à trois reprises sir John ; personne ne lui répondit.

 

Il gagna l’autre grille donnant dans le souterrain ; elle était ouverte comme la première.

 

Il s'engagea dans le passage voûté.

 

Seulement, là, comme il eût été impossible, au milieu des ténèbres, de se servir de son fusil, il le passa en bandoulière et mit le couteau de chasse à la main.

 

En tâtonnant, il s'enfonça toujours davantage sans rencontrer personne, et, au fur et à mesure qu'il allait en avant, l’obscurité redoublait, ce qui indiquait que la dalle de la citerne était fermée.

 

Il arriva ainsi à la première marche de l’escalier, monta jusqu'à ce qu'il touchât la dalle tournante avec sa tête, fit un effort, la dalle tourna.

 

Roland revit le jour.

 

Il s'élança dans la citerne.

 

La porte qui donnait sur le verger était ouverte ; Roland sortit par cette porte, traversa la partie du verger qui se trouvait entre la citerne et le corridor, à l’autre extrémité duquel il avait fait feu sur son fantôme.

 

Il traversa le corridor et se trouva dans le réfectoire.

 

Le réfectoire était vide.

 

Comme il avait fait dans le souterrain funèbre, Roland appela trois fois sir John.

 

L'écho étonné, qui semblait avoir désappris les sons de la parole humaine, lui répondit seul en balbutiant.

 

Il n'était point probable que sir John fût venu de ce côté ; il fallait retourner au point de départ.

 

Roland repassa par le même chemin et se retrouva dans le chœur de la chapelle.

 

C'était là que sir John avait dû passer la nuit, c'était là qu'on devait retrouver sa trace.

 

Roland s'avança dans le chœur.

 

À peine y fut-il, qu'un cri s'échappa de sa poitrine.

 

Une large tache de sang s'étendait à ses pieds et tachait les dalles du chœur.

 

De l'autre côté du chœur, à quatre pas de celle qui rougissait le marbre à ses pieds, il y avait une seconde tache non moins large, non mois rouge, non moins récente, et qui semblait faire le pendant de la première.

Une de ces taches était à droite, l'autre à gauche de cette espèce de piédestal devant lequel milord avait dit qu'il établirait son domicile.

 

Roland s'approcha du piédestal ; le piédestal était ruisselant de sang.

 

C'était là évidement que le drame s'était passé.

 

Le drame, s'il fallait en croire les traces qu'il avait laissées, le drame avait été terrible.

 

Roland, en sa double qualité de chasseur et de soldat, devait être un habile chercheur de piste.

 

Il avait pu calculer ce qu'a répandu de sang un homme mort, ou ce qu'en répand un homme blessé.

 

Cette nuit avait vu tomber trois hommes morts ou blessés.

 

Maintenant, quelles étaient les probabilités ?

 

Les deux taches de sang du chœur, celle de droite et celle de gauche, étaient probablement le sang de deux des antagonistes de sir John.

 

Le sang du piédestal, était probablement le sien.

 

Attaqué de deux côtés, à droite et à gauche, il avait fait feu des deux mains et avait tué ou blessé un homme de chaque coup.

 

De là les deux taches de sang qui rougissaient le pavé.

 

Attaqué à son tour lui-même, il avait été frappé près du piédestal, et sur le piédestal son sang avait rejailli.

 

Au bout de cinq secondes d'examen, Roland était aussi sûr de ce que nous venons de dire, que s'il avait vu la lutte de ses propres yeux.

 

Maintenant qu'avait-on fait des deux autres corps et du corps de sir John ?

 

Ce qu'on avait fait des deux autres corps, Roland s'en inquiétait assez peu.

 

Mais il tenait fort à savoir ce qu'était devenu celui de sir John.

 

Une trace de sang partait du piédestal et allait jusqu’à la porte.

 

Le corps de sir John avait été porté dehors.

 

Roland secoua la porte massive ; elle n'était fermée qu'au pêne.

 

Sous son premier effort elle s'ouvrit : de l'autre côté du seuil, il retrouva les traces de sang.

 

Puis, à travers les broussailles, le chemin qu'avaient suivi les gens qui emportaient le corps.

 

Les branches brisées, les herbes foulées conduisirent Roland jusqu'à la lisière de la forêt donnant sur le chemin de Pont-d'Ain à Bourg.

 

Là, vivant ou mort, le corps semblait avoir été déposé le long du talus du fossé.

 

Après quoi, plus rien.

 

Un homme passa, venant du côté du château des Noires-Fontaines ; Roland alla à lui.

 

– N'avez-vous rien vu sur votre chemin ? n'avez-vous rencontré personne ? demanda-t-il.

 

– Si fait, répondit l'homme, j'ai vu deux paysans qui portaient un corps sur une civière.

 

– Ah ! s'écria Roland, et ce corps était celui d'un homme vivant ?

 

– L'homme était pâle et sans mouvement, et il avait bien l'air d'être mort.

 

– Le sang coulait-il ?

 

– J'en ai vu des gouttes sur le chemin.

 

– En ce cas, il vit.

 

Alors, tirant un louis de sa poche :

 

– Voilà un louis, dit-il ; cours chez le docteur Milliet, à Bourg ; dis-lui de monter à cheval et de se rendre à franc étrier au château des Noires-Fontaines ; ajoute, qu'il y a un homme en danger de mort.

 

Et, tandis que le paysan, stimulé par la récompense reçue, pressait sa course vers Bourg, Roland, bondissant sur son jarret de fer, pressait la sienne vers le château.

 

Et maintenant, comme notre lecteur est selon toute probabilité, aussi curieux que Roland de savoir ce qui est arrivé à sir John, nous allons le mettre au courant des événements de la nuit.

 

Sir John, comme on l’a vu, était entré à onze heures moins quelques minutes dans ce que l'on avait coutume d'appeler la Correrie ou le pavillon de la chartreuse, et qui n'était rien autre chose qu'une chapelle élevée au milieu du bois.

 

De la sacristie, il avait passé dans le chœur.

 

Le chœur était vide et paraissait solitaire. Une lune assez brillante, mais qui cependant disparaissait de temps en temps voilée par les nuages, infiltrait son rayon bleuâtre à travers les fenêtres en ogive et les vitraux de couleur à moitié brisés de la chapelle.

 

Sir John pénétra jusqu'au milieu du chœur, s'arrêta devant le piédestal et s'y tint debout.

 

Les minutes s'écoulèrent ; mais, cette fois, ce ne fut point l'horloge de la chartreuse qui donna la mesure du temps, ce fut l'église de Péronnaz, c'est-à-dire du village le plus proche de la chapelle où sir John attendait.

 

Tout se passa, jusqu'à minuit, comme tout s'était passé pour Roland, c'est-à-dire que sir John ne fut distrait que par de vagues rumeurs et par des bruits passagers.

 

Minuit sonna : c'était le moment qu'attendait avec impatience sir John, car c'était celui où l'événement devait se produire, si un événement quelconque se produisait.

 

Au dernier coup, il lui sembla entendre des pas souterrains et voir une lumière apparaître du côté de la grille qui communiquait aux tombeaux.

 

Toute son attention se porta donc de ce côté.

 

Un moine sortit du passage, son capuchon rabattu sur ses yeux et tenant une torche à la main.

 

Il portait la robe des chartreux.

 

Un second le suivit, puis un troisième. Sir John en compta douze.

 

Ils se séparèrent devant l’autel. Il y avait douze stalles dans le chœur ; six à la droite de sir John, six à sa gauche.

 

Les douze moines prirent silencieusement place dans les douze stalles.

 

Chacun planta sa torche dans un trou pratiqué à cet effet dans les appuis du chêne, et attendit.

 

Un treizième parut et se plaça devant l’autel.

 

Aucun de ces moines n'affectait l'allure fantastique des fantômes ou des ombres ; tous appartenaient évidemment encore à la Terre, tous étaient des hommes vivants.

 

Sir John, debout, un pistolet de chaque main, appuyé à son piédestal placé juste au milieu du chœur, regardait avec un grand flegme cette manœuvre qui tendait à l'envelopper.

 

Comme lui, les moines étaient debout et muets.

 

Le moine de l’autel rompit le silence.

 

– Frères, demanda-t-il, pourquoi les vengeurs sont-ils réunis ?

 

– Pour juger un profane, répondirent les moines.

 

– Ce profane, reprit l'interrogateur, quel crime a-t-il commis ?

 

– Il a tenté de pénétrer les secrets des compagnons de Jéhu.

 

– Quelle peine a-t-il méritée ?

 

– La peine de mort.

 

Le moine de l'autel laissa, pour ainsi dire, à l'arrêt qui venait d'être rendu le temps de pénétrer jusqu'au cœur de celui qu'il atteignait.

 

Puis, se retournant vers l’Anglais, toujours aussi calme que s'il eût assisté à une comédie :

 

– Sir John Tanlay, lui dit-il, vous êtes étranger, vous êtes Anglais ; c'était une double raison pour laisser tranquillement les compagnons de Jéhu débattre leurs affaires avec le gouvernement dont ils ont juré la perte. Vous n'avez point eu cette sagesse ; vous avez cédé à une vaine curiosité ; au lieu de vous en écarter, vous avez pénétré dans l’antre du lion, le lion vous déchirera.

 

Puis, après un instant de silence pendant lequel il sembla attendre la réponse de l'Anglais, voyant que celui-ci demeurait muet :

 

– Sir John Tanlay, ajouta-t-il, tu es condamné à mort ; prépare-toi à mourir.

 

– Ah ! ah ! je vois que je suis tombé au milieu d'une bande de voleurs. S'il en est ainsi, on peut se racheter par une rançon.

 

Puis se tournant vers le moine de l’autel :

 

– À combien la fixez-vous, capitaine ?

 

Un murmure de menaces accueillit ces insolentes paroles.

 

Le moine de l’autel étendit la main.

 

– Tu te trompes, sir John : nous ne sommes pas une bande de voleurs, dit-il d'un ton qui pouvait lutter de calme et de sang-froid avec celui de l’Anglais, et la preuve, c'est que, si tu as quelque somme considérable ou quelques bijoux précieux sur toi, tu n'as qu'à donner tes instructions, et argent et bijoux seront remis, soit à ta famille, soit à la personne que tu désigneras.

 

– Et quel garant aurais-je que ma dernière volonté sera accomplie ?

 

– Ma parole.

 

– La parole d'un chef d'assassins ! je n'y crois pas.

 

– Cette fois comme l'autre, tu te trompes, sir John : je ne suis pas plus un chef d'assassins que je n'étais un capitaine de voleurs.

 

– Et qu'es-tu donc alors ?

 

– Je suis l’élu de la vengeance céleste ; je suis l’envoyé de Jéhu, roi d'Israël, qui a été sacré par le prophète Élisée pour exterminer la maison d'Achab.

 

– Si vous êtes ce que vous dites, pourquoi vous voilez-vous le visage ? Pourquoi vous cuirassez-vous sous vos robes ? Des élus frappent à découvert et risquent la mort en donnant la mort. Rabattez vos capuchons, montrez-moi vos poitrines nues, et je vous reconnaîtrai pour ce que vous prétendez être.

 

– Frères, vous avez entendu ? dit le moine de l'autel.

 

Et, dépouillant sa robe, il ouvrit d'un seul coup son habit, son gilet et jusqu'à sa chemise.

 

Chaque moine en fit autant, et se trouva visage découvert et poitrine nue.

 

C'étaient tous de beaux jeunes gens dont le plus âgé ne paraissait pas avoir trente-cinq ans.

 

Leur mise indiquait l’élégance la plus parfaite ; seulement, chose étrange, pas un seul n'était armé.

 

C'étaient bien des juges et pas autre chose.

 

– Sois content, sir John Tanlay, dit le moine de l’autel, tu vas mourir ; mais, en mourant, comme tu en as exprimé le désir tout à l'heure, tu pourras reconnaître et tuer. Sir John, tu as cinq minutes pour recommander ton âme à Dieu.

 

Sir John, au lieu de profiter de la permission accordée et de songer à son salut spirituel, souleva tranquillement la batterie de ses pistolets pour voir si l’amorce était en bon état, fit jouer les chiens pour s'assurer de la bonté des ressorts, et passa la baguette dans les canons pour être bien certain de l'immobilité des balles.

 

Puis, sans attendre les cinq minutes qui lui étaient accordées :

 

– Messieurs, dit-il, je suis prêt ; l'êtes-vous ?

 

Les jeunes gens se regardèrent : puis, sur un signe de leur chef, marchèrent droit à sir John, l'enveloppant de tous les côtés.

 

Le moine de l’autel resta immobile à sa place, dominant du regard la scène qui allait se passer.

 

Sir John n'avait que deux pistolets, par conséquent que deux hommes à tuer.

 

Il choisit ses victimes et fit feu.

 

Deux compagnons de Jéhu roulèrent sur les dalles qu'ils rougirent de leur sang.

 

Les autres, comme si rien ne s'était passé, s'avancèrent du même pas, étendant la main sur sir John.

 

Sir John avait pris ses pistolets par le canon et s'en servait comme de deux marteaux.

Il était vigoureux, la lutte fut longue.

 

Pendant près de dix minutes, un groupe confus s'agita au milieu du chœur ; puis, enfin, ce mouvement désordonné cessa, et les compagnons de Jéhu s'écartèrent à droite et à gauche, regagnant leurs stalles, et laissant sir John garrotté avec les cordes de leur robes et couché sur le piédestal au milieu du chœur.

 

– As-tu recommandé ton âme à Dieu ? demanda le moine de l'autel.

 

– Oui, assassin ! répondit sir John ; tu peux frapper.

 

Le moine prit sur l'autel un poignard, s'avança le bras haut vers sir John, et suspendant le poignard au-dessus de sa poitrine :

 

– Sir John Tanlay, lui dit-il, tu es brave, tu dois être loyal ; fais serment que pas un mot de ce que tu viens de voir ne sortira de ta bouche ; jure que dans quelque circonstance que ce soit, tu ne reconnaîtras aucun de nous, et nous te faisons grâce de la vie.

 

– Aussitôt sorti d'ici, répondit sir John, ce sera pour vous dénoncer ; aussitôt libre, ce sera pour vous poursuivre.

 

– Jure ! répéta une seconde fois le moine.

 

– Non ! dit sir John.

 

– Jure ! répéta une troisième fois le moine.

 

– Jamais ! répéta à son tour sir John.

 

– Eh bien, meurs donc, puisque tu le veux !

 

Et il enfonça son poignard jusqu'à la garde dans la poitrine de sir John, qui, soit force de volonté, soit qu'il eût été tué sur le coup, ne poussa pas même un soupir.

 

Puis, d’une voix pleine, sonore, de la voix d'un homme qui a la conscience d'avoir accompli son devoir :

 

– Justice est faite ! dit le moine.

 

Alors, remontant à l'autel en laissant le poignard dans la blessure :

 

– Frères, dit-il, vous savez que vous êtes invités à Paris, rue du Bac, n° 35, au bal des victimes, qui aura lieu le 21 janvier prochain, en mémoire de la mort du roi Louis XVI.

 

Puis, le premier, il rentra dans le souterrain, où le suivirent les dix moines restés debout, emportant chacun sa torche.

 

Deux torches restaient pour éclairer les trois cadavres.

 

Un instant après, à la lueur de ces deux torches, quatre frères servants entrèrent ; ils commencèrent par prendre les deux cadavres gisant sur les dalles et les emportèrent dans le caveau.

 

Puis ils rentrèrent, soulevèrent le corps de sir John, le posèrent sur un brancard, l'emportèrent hors de la chapelle, par la grande porte d'entrée, qu'ils refermèrent derrière eux.

 

Les deux moines qui marchaient devant le brancard avaient pris les deux dernières torches.

 

Et maintenant, si nos lecteurs nous demandent pourquoi cette différence entre les événements arrivés à Roland et ceux arrivés à sir John ; pourquoi cette mansuétude envers l'un, et pourquoi cette rigueur envers l'autre, nous leur répondrons :

 

« Souvenez-vous que Morgan avait sauvegardé le frère d'Amélie, et que, sauvegardé ainsi, Roland, dans aucun cas, ne pouvait mourir de la main d'un compagnon de Jéhu. »

XIX : LA PETITE MAISON DE LA RUE DE LA VICTOIRE

 

Tandis que l'on transporte au château des Noires-Fontaines le corps de sir John Tanlay ; tandis que Roland s'élance dans la direction qui lui a été indiquée ; tandis que le paysan dépêché par lui court à Bourg prévenir le docteur Milliet de la catastrophe qui rend sa présence nécessaire chez madame de Montrevel, franchissons l'espace qui sépare Bourg de Paris et le temps qui s'est écoulé entre le 16 octobre et le 7 novembre, c'est-à-dire entre le 24 vendémiaire et le 7 brumaire, et pénétrons, vers les quatre heures de l'après-midi, dans cette petite maison de la rue de la Victoire rendue historique par la fameuse conspiration du 18 brumaire, qui en sortit tout armée.

 

C’est la même qui semble étonnée de présenter encore aujourd'hui, après tant de changements successifs de gouvernements, les faisceaux consulaires sur chaque battant de sa double porte de chêne et qui s'offre – située au côté droit de la rue, sous le numéro 60 – à la curiosité des passants.

 

Suivons la longue et étroite allée de tilleuls qui conduit de la porte de la rue à la porte de la maison ; entrons dans l'antichambre ; prenons le couloir à droite, et montons les vingt marches qui conduisent à un cabinet de travail tendu de papier vert et meublé de rideaux, de chaises, de fauteuils et de canapés de la même couleur.

 

Ses murailles sont couvertes de cartes géographiques et de plans des villes ; une double bibliothèque en bois d'érable s'étend aux deux côtés de la cheminée, qu'elle emboîte ; les chaises, les fauteuils, les canapés, les tables et les bureaux sont surchargés de livres ; à peine y a-t-il place sur les sièges pour s'asseoir, et sur les tables et les bureaux pour écrire.

 

Au milieu d'un encombrement de rapports, de lettres, de brochures et de livres où il s'est ménagé une place, un homme est assis et essaye, en s'arrachant de temps en temps les cheveux d'impatience, de déchiffrer une page de notes près desquelles les hiéroglyphes de l’obélisque de Louqsor sont intelligibles jusqu'à la transparence.

 

Au moment où l’impatience du secrétaire approchait du désespoir, la porte s'ouvrit, et un jeune officier entra en costume d'aide de camp.

 

Le secrétaire leva la tête et une vive expression de joie se réfléchit sur son visage.

 

– Oh ! mon cher Roland, dit-il, c'est vous, enfin ! Je suis enchanté de vous voir pour trois raisons : la première, parce que je m'ennuyais de vous à en mourir ; la seconde, parce que le général vous attend avec impatience et vous demande à cor et à cri ; la troisième parce que vous allez m'aider à lire ce mot-là, sur lequel je pâlis depuis dix minutes… Mais, d'abord, et avant tout, embrassez-moi.

 

Le secrétaire et l'aide de camp s'embrassèrent.

 

– Eh bien, voyons, dit ce dernier, quel est ce mot qui vous embarrasse tant, mon cher Bourrienne ?

 

– Ah ! mon cher, quelle écriture ! il m'en vient un cheveu blanc par page que je déchiffre, et j'en suis à ma troisième page d'aujourd'hui ! Tenez, lisez si vous pouvez.

 

Roland prit la page des mains du secrétaire et, fixant son regard à l'endroit indiqué, il lut assez couramment :

 

– « Paragraphe XI. Le Nil, depuis Assouan jusqu'à trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche… » Eh bien, mais, fit-il en s'interrompant, cela va tout seul. Que disiez-vous donc ? Le général s'est appliqué au contraire.

 

– Continuez, continuez, dit Bourrienne.

 

Le jeune homme reprit :

 

– « De ce point que l'on appelle… » Ah ! ah !

 

– Nous y sommes, qu'en dites-vous ?

 

Roland répéta :

 

– « Que l'on appelle… » Diable ! « Que l'on appelle… »

 

– Oui, que l'on appelle, après ?

 

– Que me donnerez-vous, Bourrienne, s'écria Roland, si je le tiens ?

 

– Je vous donnerai le premier brevet de colonel que je trouverai signé en blanc.

 

– Par ma foi, non, je ne veux pas quitter le général, j'aime mieux avoir un bon père que cinq cents mauvais enfants. Je vais vous donner vos trois mots pour rien.

 

– Comment ! il y a trois mots là ?

 

– Qui n'ont pas l’air d'en faire tout à fait deux, j'en conviens. Écoutez et inclinez-vous : « De ce point que l'on appelle Ventre della Vacca. »

 

– Ah ! « Ventre de la Vache !… » Pardieu ! c'est déjà illisible en français : s'il va se mettre dans l’imagination d'écrire en italien, et en patois d'Ajaccio encore ! je croyais ne courir que le risque de devenir fou, je deviendrai stupide ! … C'est cela.

 

Et il répéta la phrase tout entière :

 

– « Le Nil, depuis Assouan jusqu'à trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche ; de ce point, que l'on appelle Ventre de la Vache, il forme les branches de Rosette et de Damiette. » Merci, Roland.

 

Et il se mit en devoir d'écrire la fin du paragraphe dont le commencement était déjà jeté sur le papier.

 

– Ah çà ! demanda Roland, il a donc toujours son dada, notre général : coloniser l'Égypte ?

 

– Oui, oui, et puis, par contrecoup, un petit peu gouverner la France ; nous coloniserons… à distance.

 

– Eh bien, voyons, mon cher Bourrienne, mettez-moi au courant de l'air du pays, que je n'aie point l'air d'arriver du Monomotapa.

 

– D'abord, revenez-vous de vous-même, ou êtes-vous rappelé ?

 

– Rappelé, tout ce qu'il y a de plus rappelé !

 

– Par qui ?

 

– Mais par le général lui-même.

 

– Dépêche particulière ?

 

– De sa main ; voyez !

 

Le jeune homme tira de sa poche un papier contenant deux lignes non signées, de cette même écriture dont Bourrienne avait tout un cahier sous les yeux.

 

Ces deux lignes disaient :

 

« Pars, et sois à Paris le 16 brumaire ; j'ai besoin de toi. »

 

– Oui, fit Bourrienne, je crois que ce sera pour le 18.

 

– Pour le 18, quoi ?

 

– Ah ! par ma foi, vous m'en demandez plus que je n'en sais, Roland. L'homme, vous ne l'ignorez pas, n'est point communicatif. Qu'y aura-t-il le 18 brumaire ? Je n'en sais rien encore ; cependant, je répondrais qu'il y aura quelque chose.

 

– Oh ! vous avez bien un léger doute ?

 

– Je crois qu'il veut se faire directeur à la place de Sieyès, peut-être président à la place de Gohier.

 

– Bon ! et la constitution de l’an III ?

 

– Comment ! la constitution de l’an III ?

– Eh bien, oui, il faut quarante ans pour être directeur, et il s'en faut juste de dix ans que le général n'en ait quarante.

 

– Dame, tant pis pour la constitution on la violera.

 

– Elle est bien jeune encore, Bourrienne ; on ne viole guère les enfants de sept ans.

 

– Entre les mains du citoyen Barras, mon cher, on grandit bien vite : la petite fille de sept ans est déjà une vieille courtisane.

 

Roland secoua la tête.

 

– Eh bien, quoi ? demanda Bourrienne.

 

– Eh bien, je ne crois pas que notre général se fasse simple directeur avec quatre collègues ; juge donc, mon cher, cinq rois de France, ce n'est plus un dictatoriat, c'est un attelage.

 

– En tout cas, jusqu'à présent, il n'a laissé apercevoir que cela ; mais, vous savez, mon cher ami, avec notre général, quand on veut savoir, il faut deviner.

 

– Ah ! ma foi, je suis trop paresseux pour prendre cette peine, Bourrienne ; moi, je suis un véritable janissaire : ce qu'il fera sera bien fait. Pourquoi diable me donnerais-je la peine d'avoir une opinion, de la débattre, de la défendre ? C'est déjà bien assez ennuyeux de vivre.

 

Et le jeune homme appuya cet aphorisme d'un long bâillement ; puis il ajouta, avec l'accent d'une profonde insouciance :

 

– Croyez-vous que l'on se donnera des coups de sabre, Bourrienne ?

 

– C'est probable.

 

– Eh bien, il y aura une chance de se faire tuer ; c'est tout ce qu'il me faut. Où est le général ?

 

– Chez madame Bonaparte ; il est descendu il y a un quart d'heure. Lui avez-vous fait dire que vous étiez arrivé ?

 

– Non, je n'étais point fâché de vous voir d'abord. Mais, tenez, j'entends son pas : le voici.

 

Au même moment, la porte s'ouvrit brusquement, et le même personnage historique que nous avons vu remplir incognito à Avignon un rôle silencieux, apparut sur le seuil de la porte dans son costume pittoresque de général en chef de l’armée d'Égypte.

 

Seulement, comme il était chez lui, la tête était nue.

 

Roland lui trouva les yeux plus caves et le teint plus plombé encore que d'habitude.

 

Cependant, en apercevant le jeune homme, l'œil sombre ou plutôt méditatif de Bonaparte lança un éclair de joie.

 

– Ah ! c'est toi, Roland ! dit-il ; fidèle comme l’acier ; on t'appelle, tu accours. Sois le bienvenu.

 

Et il tendit la main au jeune homme.

 

Puis, avec un imperceptible sourire :

– Que fais-tu chez Bourrienne ?

 

– Je vous attends, général.

 

– Et, en attendant, vous bavardez comme deux vieilles femmes.

 

– Je vous l’avoue, général ; je lui montrais mon ordre d'être ici le 16 brumaire.

 

– J'ai je écrit le 16 ou le 17 ?

 

– Oh ! le 16 général ; le 17, c'eût été trop tard.

 

– Pourquoi trop tard le 17 ?

 

– Dame, s'il y a, comme l’a dit Bourrienne, de grands projets pour le 18.

 

– Bon ! murmura Bourrienne, voilà mon écervelé qui va me faire laver la tête.

 

– Ah ! il t'a dit que j'avais de grands projets pour le 18 ?

 

Il alla à Bourrienne, et, le prenant par l'oreille :

 

– Portière ! lui dit-il.

 

Puis à Roland :

 

– Eh bien, oui, mon cher, nous avons de grands projets pour le 18 : nous dînons, ma femme et moi, chez le président Gohier, un excellent homme, qui a parfaitement reçu Joséphine en mon absence. Tu dîneras avec nous, Roland.

 

Roland regarda Bonaparte.

 

– C’est pour cela que vous m'avez fait revenir, général ? dit-il en riant.

 

– Pour cela, oui, et peut-être encore pour autre chose. Écris, Bourrienne.

 

Bourrienne reprit vivement la plume.

 

– Y es-tu ?

 

– Oui, général.

 

« Mon cher président, je vous préviens que ma femme, moi et un de mes aides de camp, irons vous demander à dîner après-demain 18.

 

« C'est vous dire que nous nous contenterons du dîner de famille …. »

 

– Après ? fit Bourrienne.

 

– Comment, après ?

 

– Faut-il mettre : « Liberté, égalité, fraternité ? »

 

– « Ou la mort ! » ajouta Roland.

 

– Non, dit Bonaparte. Donne-moi la plume.

Il prit la plume des mains de Bourrienne et ajouta de la sienne :

 

« Tout à vous, BONAPARTE. »

 

Puis, repoussant le papier :

 

– Tiens, mets l’adresse, Bourrienne, et envoie cela par ordonnance.

 

Bourrienne mit l’adresse, cacheta, sonna. Un officier de service entra.

 

– Faites porter cela par ordonnance, dit Bourrienne.

 

– Il y a réponse, ajouta Bonaparte.

 

L'officier referma la porte.

 

– Bourrienne, dit le général en montrant Roland, regarde ton ami.

 

– Eh bien, général, je le regarde.

 

– Sais-tu ce qu'il a fait à Avignon ?

 

– J'espère qu'il n'a pas fait un pape.

 

– Non ; il a jeté une assiette à la tête d'un homme.

 

– Oh ! c'est vif.

 

– Ce n'est pas le tout

 

– Je le présume bien.

 

– Il s'est battu en duel avec cet homme.

 

– Et tout naturellement il l'a tué, dit Bourrienne.

 

– Justement ; et sais-tu pourquoi ?

 

– Non.

 

Le général haussa les épaules.

 

– Parce que cet homme avait dit que j'étais un voleur.

 

Puis, regardant Roland avec une indéfinissable expression de raillerie et d'amitié :

 

– Niais ! dit-il.

 

Puis, tout à coup :

 

– À propos, et l’Anglais ?

 

– Justement, l’Anglais, mon général, j'allais vous en parler.

 

– Il est toujours en France ?

 

– Oui, et j'ai même cru un instant qu'il y resterait jusqu'au jour où la trompette du jugement dernier sonnera la diane dans la vallée de Josaphat.

– As-tu manqué de tuer celui-là aussi ?

 

– Oh ! non, pas moi ; nous sommes les meilleurs amis du monde ; et, mon général, c'est un si excellent homme, et si original en même temps, que je vous demanderai un tout petit brin de bienveillance pour lui.

 

– Diable ! pour un Anglais ?

 

Bonaparte secoua la tête.

 

– Je n'aime pas les Anglais.

 

– Bon ! comme peuple ; mais les individus…

 

– Eh bien, que lui est-il arrivé, à ton ami ?

 

– Il a été jugé, condamné et exécuté.

 

– Que diable me comptes-tu là ?

 

– La vérité du bon Dieu, mon général.

 

– Comment ! il a été jugé, condamné et guillotiné ?

 

– Oh ! pas tout à fait ; jugé, condamné, oui ; guillotiné, non ; s’il avait été guillotiné, il serait encore plus malade qu'il n'est.

 

– Voyons, que me rabâches-tu ? par quel tribunal a-t-il été jugé et condamné ?

 

– Par le tribunal des compagnons de Jéhu.

– Qu'est-ce que c'est que cela, les compagnons de Jéhu ?

 

– Allons ! voilà que vous avez déjà oublié notre ami Morgan, l’homme masqué qui a rapporté au marchand de vin ses deux cents louis.

 

– Non, fit Bonaparte, je ne l'ai pas oublié. Bourrienne, je t'ai raconté l’audace de ce drôle, n'est-ce pas ?

 

– Oui, général, fit Bourrienne, et je vous ai répondu qu'à votre place j'aurais voulu savoir qui il était.

 

– Oh ! le général le saurait déjà s'il m'avait laissé faire : j'allais lui sauter à la gorge et lui arracher son masque, quand le général m'a dit de ce ton que vous lui connaissez : Ami Roland !

 

– Voyons, reviens à ton Anglais, bavard ! fit le général. Ce Morgan l’a-t-il assassiné ?

 

– Non, pas lui… ce sont ses compagnons.

 

– Mais tu parlais tout à l’heure de tribunal, de jugement.

 

– Mon général, vous êtes toujours le même, dit Roland avec ce reste de familiarité prise à l'École militaire : vous voulez savoir, et vous ne donnez pas le temps de parler.

 

– Entre aux Cinq-Cents, et tu parleras tant que tu voudras.

 

– Bon ! aux Cinq-Cents, j'aurai quatre cent quatre-vingt-dix-neuf collègues qui auront tout autant envie de parler que moi, et qui me couperont la parole : j'aime encore mieux être interrompu par vous que par un avocat.

 

– Parleras-tu ?

 

– Je ne demande pas mieux. Imaginez-vous, général, qu'il y a près de Bourg une chartreuse…

 

– La chartreuse de Seillon : je connais cela.

 

– Comment ! vous connaissez la chartreuse de Seillon ? demanda Roland.

 

– Est-ce que le général ne connaît pas tout ? fit Bourrienne.

 

– Voyons, ta chartreuse, est-ce qu'il y a encore des chartreux ?

 

– Non ; il n'y a plus que des fantômes.

 

– Aurais-tu, par hasard, une histoire de revenant à me raconter ?

 

– Et des plus belles.

 

– Diable ! Bourrienne sait que je les adore. Va.

 

– Eh bien, on est venu nous dire chez ma mère qu'il revenait des fantômes à la chartreuse ; vous comprenez que nous avons voulu en avoir le cœur net, sir John et moi, ou plutôt moi et sir John ; nous y avons donc passé chacun une nuit.

 

– Où cela ?

 

– À la chartreuse, donc.

 

Bonaparte pratiqua avec le pouce un imperceptible signe de croix, habitude corse qu'il ne perdit jamais.

 

– Ah ! ah ! fit-il ; et en as-tu vu des fantômes ?

 

– J'en ai vu un.

 

– Et qu'en as-tu fait ?

 

– J'ai tiré dessus.

 

– Alors ?

 

– Alors, il a continué son chemin.

 

– Et tu t'es tenu pour battu !

 

– Ah ! bon ! voilà comme vous me connaissez ! Je l’ai poursuivi, et j'ai retiré dessus ; mais, comme il connaissait mieux son chemin que moi à travers les ruines, il m'a échappé.

 

– Diable !

 

– Le lendemain, c'était le tour de sir John, de notre Anglais.

 

– Et a-t-il vu ton revenant ?

 

– Il a vu mieux que cela : il a vu douze moines qui sont entrés dans l’église, qui l'ont jugé comme ayant voulu pénétrer leurs secrets, qui l'ont condamné à mort, et qui l'ont, ma foi ! poignardé.

 

– Et il ne s'est pas défendu ?

– Comme un lion. Il en a tué deux.

 

– Et il est mort ?

 

– Il n'en vaut guère mieux ; mais j'espère cependant qu'il s'en tirera. Imaginez-vous, général, qu'on l'a retrouvé au bord du chemin et qu'on l'a rapporté chez ma mère avec un poignard planté au milieu de la poitrine, comme un échalas dans une vigne.

 

– Ah çà ! mais c'est une scène de la Sainte-Vehme que tu me racontes là, ni plus ni moins.

 

– Et sur la lame du poignard, afin qu'on ne doutât point d'où venait, le coup, il y avait gravé en creux : Compagnons de Jéhu.

 

– Voyons, il n'est pas possible qu'il se passe de pareilles choses en France, pendant la dernière année du dix-huitième siècle ! C'était bon en Allemagne, au moyen âge, du temps des Henri et des Othon.

 

– Pas possible, général ? Eh bien, voilà le poignard ; que dites vous de la forme ? Elle est avenante, n'est-ce pas ?

 

Et le jeune homme tira de dessous son habit un poignard tout en fer, lame et garde.

 

La garde, ou plutôt la poignée, avait la forme d'une croix, et sur la lame étaient, en effet, gravés ces trois mots : Compagnons de Jéhu.

 

Bonaparte examina l'arme avec soin.

 

– Et tu dis qu'ils lui ont planté ce joujou-là dans la poitrine, à ton Anglais ?

– Jusqu'au manche.

 

– Et il n'est pas mort !

 

– Pas encore, du moins.

 

– Tu as entendu, Bourrienne ?

 

– Avec le plus grand intérêt.

 

– Il faudra me rappeler cela, Roland.

 

– Quand, général ?

 

– Quand… quand je serai maître. Viens dire bonjour à Joséphine ; viens, Bourrienne, tu dîneras avec nous ; faites attention à ce que vous direz l'un et l'autre : nous avons Moreau à dîner. Ah ! je garde le poignard comme curiosité.

 

Et il sortit le premier, suivi de Roland, qui bientôt fut suivi lui-même de Bourrienne.

 

Sur l'escalier, il rencontra l'ordonnance qu'il avait envoyée à Gohier.

 

– Eh bien, demanda-t-il ?

 

– Voici la réponse du président.

 

– Donnez.

 

Il décacheta la lettre et lut :

« Le président Gohier est enchanté de la bonne fortune que lui promet le général Bonaparte ; il l'attendra après-demain, 18 brumaire, à dîner avec sa charmante femme et l'aide de camp annoncé, quel qu'il soit.

 

« On se mettra à table à cinq heures.

 

« Si cette heure ne convenait pas au général Bonaparte, il est prié de faire connaître celle contre laquelle il désirerait qu'elle fût changée.

 

« Le président,

 

« 16 brumaire an VII.

 

« GOHIER. »

 

Bonaparte mit, avec un indescriptible sourire, la lettre dans sa poche.

 

Puis, se retournant vers Roland :

 

– Connais-tu le président Gohier ? lui demanda-t-il.

 

– Non, mon général.

 

– Ah ! tu verras, c'est un bien brave homme.

 

Et ces paroles furent prononcées avec un accent non moins indescriptible que le sourire.

XX – LES CONVIVES DU GÉNÉRAL BONAPARTE

 

Joséphine, malgré ses trente-quatre ans, et peut-être même à cause de ses trente-quatre ans – cet âge délicieux de la femme, du sommet duquel elle plane à la fois sur sa jeunesse passée et sur sa vieillesse future – Joséphine, toujours belle, plus que jamais gracieuse, était la femme charmante que vous savez.

 

Une confidence imprudente de Junot avait, au moment du retour de son mari, jeté un peu de froid entre celui-ci et elle ; mais trois jours avaient suffi pour rendre à l’enchanteresse tout son pouvoir sur le vainqueur de Rivoli et des Pyramides.

 

Elle faisait les honneurs du salon quand Roland y entra.

 

Toujours incapable, en véritable créole qu'elle était, de maîtriser ses sensations, elle jeta un cri de joie et lui tendit la main en l'apercevant ; elle savait Roland profondément dévoué à son mari ; elle connaissait sa folle bravoure ; elle n'ignorait pas que, si le jeune homme avait eu vingt existences, il les eût données toutes pour le général Bonaparte.

 

Roland prit avec empressement la main qu'elle lui tendait, et la baisa avec respect.

 

Joséphine avait connu la mère de Roland à la Martinique ; jamais, lorsqu'elle voyait Roland, elle ne manquait de lui parler de son grand-père maternel M. de la Clémencière, dans le magnifique jardin duquel, étant enfant, elle allait cueillir ces fruits splendides inconnus à nos froides régions.

 

Le texte de la conversation était donc tout trouvé ; elle s'informa tendrement de la santé de madame de Montrevel, de celle de sa fille et de celle du petit Édouard.

 

Puis, ces informations prises :

 

– Mon cher Roland, lui dit-elle, je me dois à tout le monde ; mais tachez donc, ce soir, de rester après les autres ou de vous trouver demain seul avec moi : j'ai à vous parler de lui (elle désignait Bonaparte de l’œil), et j’ai des millions de choses à raconter.

 

Puis, avec un soupir et en serrant la main du jeune homme :

 

– Quoi qu'il arrive, dit-elle, vous ne le quitterez point, n'est-ce pas ?

 

– Comment ! quoi qu'il arrive ? demanda Roland étonné.

 

– Je me comprends, dit Joséphine, et je suis sûre que, quand vous aurez causé dix minutes avec Bonaparte, vous me comprendrez aussi. En attendant, regardez, écoutez et taisez-vous.

 

Roland salua et se retira à l’écart, résolu, ainsi que le conseil venait de lui en être donné par Joséphine, de se borner au rôle d'observateur.

 

Il y avait de quoi observer.

 

Trois groupes principaux occupaient le salon.

 

Un premier, qui était réuni autour de madame Bonaparte, seule femme qu'il y eût dans l’appartement : c'était, au reste, plutôt un flux et un reflux qu'un groupe.

 

Un second, qui était réuni autour de Talma et qui se composait d'Arnault, de Parseval-Grandmaison, de Monge, de Berthollet et de deux ou trois autres membres de l'Institut.

 

Un troisième, auquel Bonaparte venait de se mêler et dans lequel on remarquait Talleyrand, Barras, Lucien, l’amiral Bruig, Roederer, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Fouché, Réal et deux ou trois généraux au milieu desquels on remarquait Lefebvre.

Dans le premier groupe, on parlait modes, musique, spectacle ; dans le second, on parlait littérature, sciences, art dramatique ; dans le troisième, on parlait de tout, excepté de la chose dont chacun avait envie de parler.

 

Sans doute, cette retenue ne correspondait point à la pensée qui animait en ce moment Bonaparte ; car, après quelques secondes de cette banale conversation, il prit par le bras l'ancien évêque d'Autun et l’emmena dans l’embrasure d'une fenêtre.

 

– Eh bien ?, lui demanda-t-il.

 

Talleyrand regarda Bonaparte avec cet œil qui n'appartenait qu'à lui.

 

– Eh bien, que vous avais-je dit de Sieyès, général ?

 

– Vous m'avez dit : « Cherchez un appui dans les gens qui traitent de jacobins les amis de la République, et soyez convaincu que Sieyès est à la tête de ces gens-là. »

 

– Je ne m'étais pas trompé.

– Il se rend donc ?

 

– Il fait mieux, il est rendu…

 

– L'homme qui voulait me faire fusiller pour avoir débarqué à Fréjus sans faire quarantaine !

 

– Oh ! non, ce n'était point pour cela.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Pour ne l’avoir point regardé et pour ne lui avoir point adressé la parole à un dîner chez Gohier.

 

– Je vous avoue que je l’ai fait exprès ; je ne puis pas souffrir ce moine défroqué.

 

Bonaparte s'aperçut, mais un peu tard, que la parole qu'il venait de lâcher était, comme le glaive de l’archange, à double tranchant : si Sieyès était défroqué, Talleyrand était démitré.

 

Il jeta un coup d'œil rapide sur le visage de son interlocuteur ; l'ex-évêque d'Autun souriait de son plus doux sourire.

 

– Ainsi je puis compter sur lui ?

 

– J'en répondrais.

 

– Et Cambacérès, et Lebrun, les avez-vous vus ?

 

– Je m'étais chargé de Sieyès, c'est-à-dire du plus récalcitrant ; c'est Bruix qui a vu les deux autres.

 

L'amiral, du milieu du groupe où il était resté, ne quittait pas des yeux le général et le diplomate ; il se doutait que leur conversation avait une certaine importance.

 

Bonaparte lui fit signe de venir le rejoindre.

 

Un homme moins habile eût obéi à l’instant même ; Bruix s'en garda bien.

 

Il fit, avec une indifférence affectée, deux ou trois tours dans le salon ; puis, comme s'il apercevait tout à coup Talleyrand et Bonaparte causant ensemble, il alla à eux.

 

– C'est un homme très fort que Bruix, dit Bonaparte, qui jugeait les hommes aussi bien d'après les petites choses que d'après les grandes.

 

– Et très prudent surtout, général ! dit Talleyrand.

 

– Eh bien, mais il va falloir un tire-bouchon pour lui tirer les paroles du ventre.

 

– Oh ! non ; maintenant qu'il nous a rejoints, il va, au contraire, aborder franchement la question.

 

En effet, à peine Bruix était-il réuni à Bonaparte et à Talleyrand, qu'il entra en matière par ces mots aussi clairs que concis :

 

– Je les ai vus, ils hésitent !

 

– Ils hésitent ! Cambacérès et Lebrun hésitent ? Lebrun, je le comprends encore : une espèce d'homme de lettres, un modéré, un puritain ; mais Cambacérès…

– C'est comme cela.

 

– Ne leur avez-vous pas dit que je comptais faire de chacun d'eux un consul ?

 

– Je ne me suis pas avancé jusque-là, répondit Bruix en riant.

 

– Et pourquoi cela ? demanda Bonaparte.

 

– Mais parce que voilà le premier mot que vous me dites de vos intentions, citoyen général.

 

– C'est juste, dit Bonaparte en se mordant les lèvres.

 

– Faut-il réparer cette omission ? demanda Bruix.

 

– Non, non, fit vivement Bonaparte ; ils croiraient que j'ai besoin d'eux ; je ne veux pas de tergiversations. Qu'ils se décident aujourd'hui sans autres conditions que celles que vous leur avez offertes, sinon, demain, il sera trop tard ; je me sens assez fort pour être seul, et j'ai maintenant Sieyès et Barras.

 

– Barras ? répétèrent les deux négociateurs étonnés.

 

– Oui, Barras, qui me traite de petit caporal et qui ne me renvoie pas en Italie parce que, dit-il, j'y ai fait ma fortune, et qu'il est inutile que j'y retourne… eh bien, Barras…

 

– Barras ?

 

– Rien…

 

Puis, se reprenant :

–Ah ! ma foi, au reste, je puis bien vous le dire ! Savez-vous ce que Barras a avoué hier à dîner devant moi ? qu'il était impossible de marcher plus longtemps avec la constitution de l'an III ; qu'il reconnaissait la nécessité d'une dictature ; qu'il était décidé à se retirer, à abandonner les rênes du gouvernement, ajoutant qu'il était usé dans l'opinion et que la République avait besoin d'hommes nouveaux. Or, devinez sur qui il est disposé à déverser son pouvoir – je vous le donne, comme madame de Sévigné, en cent, en mille, en dix mille ! – sur le général Hédouville, un brave homme… mais je n'ai eu besoin que de le regarder en face pour lui faire baisser les yeux ; il est vrai que mon regard devait être foudroyant ! Il en est résulté que, ce matin, à huit heures, Barras était auprès de mon lit, s'excusant comme il pouvait de sa bêtise d'hier, reconnaissant que, seul, je pouvais sauver la République, me déclarant qu'il venait se mettre à ma disposition, faire ce que je voudrais, prendre le rôle que je lui donnerais, et me priant de lui promettre que, si je méditais quelque chose, je compterais sur lui… oui, sur lui, qu'il m'attende sous l'orme !

 

– Cependant, général, dit M. de Talleyrand ne pouvant résister au désir de faire un mot, du moment où l'orme n'est point un arbre de la liberté.

 

Bonaparte jeta un regard de côté à l'ex-évêque.

 

– Oui, je sais que Barras est votre ami, celui de Fouché et de Réal ; mais il n'est pas le mien et je le lui prouverai. Vous retournerez chez Lebrun et chez Cambacérès, Bruix, et vous leur mettrez le marché à la main.

 

Puis, regardant à sa montre et fronçant le sourcil :

 

– Il me semble que Moreau se fait attendre.

 

Et il se dirigea vers le groupe où dominait Talma.

Les deux diplomates le regardèrent s'éloigner.

 

Puis, tout bas :

 

– Que dites-vous, mon cher Maurice, demanda l'amiral Bruig, de ces sentiments pour l'homme qui l’a distingué au siège de Toulon n'étant que simple officier, qui lui a donné la défense de la Convention au 13 vendémiaire, qui, enfin, l'a fait nommer, à vingt-six ans, général en chef de l'armée d'Italie ?

 

– Je dis, mon cher amiral, répondit M. de Talleyrand avec son sourire pâle et narquois tout ensemble, qu'il existe des services si grands, qu'ils ne peuvent se payer que par l'ingratitude.

 

En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonça le général Moreau.

 

À cette annonce, qui était plus qu'une nouvelle, qui était un étonnement pour la plupart des assistants, tous les regards se tournèrent vers la porte.

 

Moreau parut.

 

Trois hommes occupaient, à cette époque, les regards de la France, et Moreau était un de ces trois hommes.

 

Les deux autres étaient Bonaparte et Pichegru.

 

Chacun d'eux était devenu une espèce de symbole.

 

Pichegru, depuis le 18 fructidor, était le symbole de la monarchie.

 

Moreau, depuis qu'on l'avait surnommé Fabius, était le symbole de la république.

 

Bonaparte, symbole de la guerre, les dominait tous deux par le côté aventureux de son génie.

 

Moreau était alors dans toute la force de l'âge, nous dirions dans toute la force de son génie, si un des caractères du génie n'était pas la décision. Or, nul n'était plus indécis que le fameux cunctateur.

 

Il avait alors trente-six ans, était de haute taille, avait à la fois la figure douce, calme et ferme ; il devait ressembler à Xénophon.

 

Bonaparte ne l'avait jamais vu : lui, de son côté, n'avait jamais vu Bonaparte.

 

Tandis que l'un combattait sur l'Adige et le Mincio, l'autre combattait sur le Danube et sur le Rhin.

 

Bonaparte, en l'apercevant, alla au-devant de lui.

 

– Soyez le bienvenu, général ! lui dit-il.

 

Moreau sourit avec une extrême courtoisie :

 

– Général, répondit-il pendant que chacun faisait cercle autour d'eux pour voir comment cet autre César aborderait cet autre Pompée, vous arrivez d'Égypte victorieux, et moi, j'arrive d'Italie après une grande défaite.

 

– Qui n'était pas vôtre et dont vous ne devez pas répondre, général. Cette défaite, c'est la faute de Joubert ; s'il s'était rendu à l'armée d'Italie aussitôt qu'il en a été nommé général en chef, il est plus que probable que les Russes et les Autrichiens, avec les seules troupes qu'ils avaient alors, n'eussent pas pu lui résister ; mais la lune de miel l’a retenu à Paris, ce mois fatal, que le pauvre Joubert a payé de sa vie, leur a donné le temps de réunir toutes leurs forces ; la reddition de Mantoue les a accrues de quinze mille hommes arrivés la veille du combat ; il était impossible que notre brave armée ne fût pas accablée par tant de forces réunies !

 

– Hélas ! oui, dit Moreau, c'est toujours le plus grand nombre qui bat le plus petit.

 

– Grande vérité, général ! s'écria Bonaparte, vérité incontestable !

 

– Cependant, dit Arnault se mêlant à la conversation, avec de petites armées, général, vous en avez battu de grandes.

 

– Si vous étiez Marius, au lieu d'être l’auteur de Marius, vous ne diriez pas cela, monsieur le poète. Même quand j'ai battu de grandes armées avec de petites – écoutez bien cela, vous surtout, jeunes gens qui obéissez aujourd'hui et qui commanderez plus tard – c'est toujours le plus petit nombre qui a été battu par le grand.

 

– Je ne comprends pas ? dirent ensemble Arnault et Lefebvre.

 

Mais Moreau fit un signe de tête indiquant qu'il comprenait, lui.

 

Bonaparte continua :

 

– Suivez bien ma théorie, c'est tout l'art de la guerre. Lorsque avec de moindres forces j'étais en présence d'une grande armée, groupant avec rapidité la mienne, je tombais comme la foudre sur l'une de ses ailes et je la culbutais ; je profitais ensuite du désordre que cette manœuvre ne manquait jamais de mettre dans l'armée ennemie pour l'attaquer dans une autre partie, toujours avec toutes mes forces ; je la battais ainsi en détail, et la victoire qui était le résultat était toujours, comme vous le voyez, le triomphe du grand nombre sur le petit.

 

Au moment où l'habile général venait de donner cette définition de son génie, la porte s'ouvrit et un domestique annonça qu'on était servi.

 

– Allons, général, dit Bonaparte conduisant Moreau à Joséphine, donnez le bras à ma femme, et à table !

 

Et, sur cette invitation, chacun passa du salon dans la salle à manger.

 

Après le dîner, sous le prétexte de lui montrer un sabre magnifique qu'il avait rapporté d'Égypte, Bonaparte emmena Moreau dans son cabinet.

 

Là, les deux rivaux restèrent plus d'une heure enfermés.

 

Que se passa-t-il entre eux ? quel fut le pacte signé ? quelles furent les promesses faites ? Nul ne le sut jamais.

 

Seulement, Bonaparte, en rentrant seul au salon, répondit à Lucien, qui lui demandait : « Eh bien, Moreau ? »

 

– Comme je l’avais prévu, il préfère le pouvoir militaire au pouvoir politique ; je lui ai promis le commandement d’une armée…

 

En prononçant ces derniers mots, Bonaparte sourit.

 

– Et, en attendant…, continua-t-il.

 

– En attendant ? demanda Lucien.

 

– Il aura celui du Luxembourg ; je ne suis pas fâché d'en faire le geôlier des directeurs avant d'en faire le vainqueur des Autrichiens.

 

Le lendemain on lisait dans le Moniteur :

 

« Paris, 17 brumaire. – Bonaparte a fait présent à Moreau d'un damas garni de pierres précieuses qu'il a rapporté d'Égypte, et qui est estimé douze mille francs. »

XXI – LE BILAN DU DIRECTOIRE

 

Nous avons dit que Moreau, muni sans doute de ses instructions, était sorti de la petite maison de la rue de la Victoire, tandis que Bonaparte était rentré seul au salon.

 

Tout était objet de contrôle dans une pareille soirée ; aussi remarqua-t-on l'absence de Moreau, la rentrée solitaire de Bonaparte, et la visible bonne humeur qui animait la physionomie de ce dernier.

 

Les regards qui s'étaient fixés le plus ardemment sur lui étaient ceux de Joséphine et de Roland : Moreau pour Bonaparte ajoutait vingt chances de succès au complot ; Moreau contre Bonaparte lui en enlevait cinquante.

 

L'œil de Joséphine était si suppliant que, en quittant Lucien, Bonaparte poussa son frère du côté de sa femme.

 

Lucien comprit ; il s'approcha de Joséphine.

 

– Tout va bien, dit-il.

 

– Moreau ?

 

– Il est avec nous.

 

– Je le croyais républicain.

 

– On lui a prouvé que l'on agissait pour le bien de la République.

 

– Moi, je l’eusse cru ambitieux, dit Roland.

 

Lucien tressaillit et regarda le jeune homme.

 

– Vous êtes dans le vrai, vous, dit il.

 

– Eh bien, alors, demanda Joséphine, s'il est ambitieux, il ne laissera pas Bonaparte s'emparer du pouvoir.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu'il le voudra pour lui-même.

 

– Oui ; mais il attendra qu'on le lui apporte tout fait, vu qu'il ne saura pas le créer et qu'il n'osera pas le prendre.

 

Pendant ce temps Bonaparte s'approchait du groupe qui s'était formé, comme avant le dîner, autour de Talma ; les hommes supérieurs sont toujours au centre.

 

– Que racontez-vous là, Talma ? demanda Bonaparte ; il me semble qu'on vous écoute avec bien de l’attention.

 

– Oui, mais voilà mon règne fini, dit l'artiste.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Je fais comme le citoyen Barras, j'abdique.

 

– Le citoyen Barras abdique donc ?

 

– Le bruit en court.

 

– Et sait-on qui sera nommé à sa place ?

 

– On s'en doute.

 

– Est-ce un de vos amis, Talma ?

 

– Autrefois, dit Talma en s'inclinant, il m'a fait l’honneur de me dire que j'étais le sien.

 

– Eh bien, en ce cas, Talma, je vous demande votre protection.

 

– Elle vous est acquise, dit Talma, en riant ; maintenant reste à savoir pourquoi faire.

 

– Pour m'envoyer en Italie, où le citoyen Barras ne veut pas que je retourne.

 

– Dame, fit Talma, vous connaissez la, chanson, général ?

 

« Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupés ! »

 

– Ô Roscius ! Roscius ! dit en souriant Bonaparte, serais-tu devenu flatteur en mon absence ?

 

– Roscius était l'ami de César, général, et, à son retour des Gaules, il dut lui dire à peu près ce que je vous dis.

 

Bonaparte posa la main sur l’épaule de Talma.

 

– Lui eût-il dit les mêmes paroles après le passage du Rubicon ?

 

Talma regarda Bonaparte en face :

 

– Non, répondit-il ; il lui eût dit, comme le devin : « César, prends garde aux ides de mars ! »

 

Bonaparte fourra sa main dans sa poitrine comme pour y chercher quelque chose, et, y retrouvant le poignard des compagnons de Jéhu, il l'y serra convulsivement.

 

Avait-il un pressentiment des conspirations d'Aréna, de Saint-Régent et de Cadoudal ?

 

En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonça :

 

– Le général Bernadotte.

 

– Bernadotte ! ne put s'empêcher de murmurer Bonaparte, que vient-il faire ici ?

 

En effet, depuis le retour de Bonaparte, Bernadotte s'était tenu à l'écart, se refusant à toutes les instances que le général en chef lui avait faites ou lui avait fait faire par ses amis.

 

C'est que, dès longtemps, Bernadotte avait deviné l'homme politique sous la capote du soldat, le dictateur sous le général en chef ; c'est que Bernadotte, tout roi qu'il fut depuis, était alors bien autrement républicain que Moreau.

 

D'ailleurs, Bernadotte croyait avoir à se plaindre de Bonaparte.

 

Sa carrière militaire avait été non moins brillante que celle du jeune général ; sa fortune devait égaler la sienne jusqu'au bout ; seulement, plus heureux que lui, il devait mourir sur le trône.

 

Il est vrai que, ce trône, Bernadotte ne l'avait pas conquis : il y avait été appelé.

 

Fils d'un avocat de Pau, Bernadotte, né en 1764, c'est-à-dire cinq ans avant Bonaparte, s'était engagé comme simple soldat à l'âge de dix-sept ans. En 1789, il n'était encore que sergent-major ; mais c'était l'époque des avancements rapides ; en 1794, Kléber l'avait proclamé général de brigade sur le champ de bataille même où il venait de décider de la victoire ; devenu général de division, il avait pris une part brillante aux journées de Fleurus et de Juliers, fait capituler Maëstricht, pris Altdorf, et protégé, contre une armée une fois plus nombreuse que la sienne, la marche de Jourdan forcé de battre en retraite ; en 1797, le Directoire l'avait chargé de conduire dix-sept mille hommes à Bonaparte : ces dix-sept mille hommes, c'étaient ses vieux soldats, les vieux soldats de Kléber, de Marceau, de Hoche, des soldats de Sambre-et-Meuse, et alors, il avait oublié la rivalité et secondé Bonaparte de tout son pouvoir, ayant sa part du passage du Tagliamento, prenant Gradiska, Trieste, Laybach, Idria, venant après la campagne rapporter au Directoire les drapeaux pris à l'ennemi, et acceptant, à contrecœur peut-être, l’ambassade de Vienne, tandis que Bonaparte se faisait donner le commandement en chef de l'armée d'Égypte.

 

À Vienne, une émeute suscitée par le drapeau tricolore arboré à la porte de l’ambassade, émeute dont l’ambassadeur ne put obtenir satisfaction, le força de demander ses passeports. De retour à Paris, il avait été nommé par le Directoire ministre de la guerre ; une subtilité de Sieyès, que le républicanisme de Bernadotte offusquait, avait amené celui-ci à donner sa démission, la démission avait été acceptée, et, lorsque Bonaparte avait débarqué à Fréjus, le démissionnaire était depuis trois mois remplacé par Dubois-Crancé.

 

Depuis le retour de Bonaparte, quelques amis de Bernadotte avaient voulu le rappeler au ministère ; mais Bonaparte s'y était opposé ; il en résultait une hostilité, sinon ouverte, du moins réelle, entre les deux généraux.

 

La présence de Bernadotte dans le salon de Bonaparte était donc un événement presque aussi extraordinaire que celle de Moreau, et l'entrée du vainqueur de Maëstricht fit retourner au moins autant de têtes que l'entrée du vainqueur de Rastadt.

 

Seulement, au lieu d'aller à lui comme il avait été au-devant de Moreau, Bonaparte, pour le nouveau venu, se contenta de se retourner et d'attendre.

 

Bernadotte, du seuil de la porte, jeta un regard rapide sur le salon ; il divisa et analysa les groupes, et, quoiqu'il eût, au centre du groupe principal, aperçu Bonaparte, il s'approcha de Joséphine, à demi couchée au coin de la cheminée sur une chaise longue, belle et drapée comme la statue d'Agrippine du musée Pitti, et la salua avec toute la courtoisie d'un chevalier, lui adressa quelques compliments, s'informa de sa santé, et, alors seulement, releva la tête pour voir sur quel point il devait aller chercher Bonaparte.

 

Toute chose avait trop de signification dans un pareil moment pour que chacun ne remarquât point cette affectation de courtoisie de la part de Bernadotte.

 

Bonaparte, avec son esprit rapide et compréhensif, n'avait point été le dernier à faire cette remarque ; aussi l’impatience le prit-elle, et, au lieu d'attendre Bernadotte au milieu du groupe où il se trouvait, se dirigea-t-il vers l'embrasure d'une fenêtre, comme s'il portait à l'ex-ministre de la guerre le défi de l'y suivre.

 

Bernadotte salua gracieusement à droite et à gauche, et, commandant le calme à sa physionomie d'ordinaire si mobile, il s'avança vers Bonaparte, qui l'attendait comme un lutteur attend son adversaire, le pied droit en avant et les lèvres serrées.

 

Les deux hommes se saluèrent ; seulement, Bonaparte ne fit aucun mouvement pour tendre la main à Bernadotte ; celui-ci, de son côté, ne fit aucun mouvement pour la lui prendre.

 

– C'est vous, dit Bonaparte ; je suis bien aise de vous voir.

 

– Merci, général, répondit Bernadotte ; je viens ici parce que je crois avoir à vous donner quelques explications.

 

– Je ne vous avais pas reconnu d'abord.

 

– Mais il me semble cependant, général, que mon nom avait été prononcé, par le domestique qui m'a annoncé, d'une voix assez haute et assez claire pour qu'il n'y eût point de doute sur mon identité.

 

– Oui : mais il avait annoncé le général Bernadotte.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, j'ai vu un homme en bourgeois, et, tout en vous reconnaissant, je doutais que ce fût vous.

 

Depuis quelque temps, en effet, Bernadotte affectait de porter l’habit bourgeois, de préférence à l'uniforme.

 

– Vous savez, répondit-il en riant, que je ne suis plus militaire qu'à moitié : je suis mis au traitement de réforme par le citoyen Sieyès.

 

– Il paraît qu'il n'est point malheureux pour moi que vous n'ayez plus été ministre de la guerre, lors de mon débarquement à Fréjus.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Vous avez dit, à ce que l'on m'assure, que si vous aviez reçu l’ordre de me faire arrêter pour avoir transgressé les lois sanitaires, vous l'eussiez fait.

 

– Je l'ai dit et je le répète, général ; soldat, j'ai toujours été un fidèle observateur de la discipline ; ministre, je devenais un esclave de la loi.

 

Bonaparte se mordit les lèvres.

 

– Et vous direz après cela que vous n'avez pas une inimitié personnelle contre moi !

 

– Une inimitié personnelle contre vous, général ? répondit Bernadotte ; pourquoi cela ? nous avons toujours marché à peu près sur le même rang, j'étais même général avant vous ; mes campagnes sur le Rhin, pour être moins brillantes que vos campagnes sur l’Adige, n'ont pas été moins profitables à la République, et, quand j'ai eu l’honneur de servir sous vos ordres en Italie, vous avez, je l'espère, trouvé en moi un lieutenant dévoué, sinon à l’homme, du moins à la patrie. Il est vrai que, depuis votre départ, général, j'ai été plus heureux que vous, n'ayant pas la responsabilité d'une grande armée que, s'il faut en croire les dernières dépêches de Kléber, vous avez laissée dans une fâcheuse position.

 

– Comment ! d'après les dernières dépêches de Kléber ? Kléber a écrit ?

 

– L'ignorez-vous, général ? Le Directoire ne vous aurait-il pas communiqué les plaintes de votre successeur ? Ce serait une grande faiblesse de sa part, et je me félicite alors doublement d'être venu redresser dans votre esprit ce que l'on dit de moi, et vous apprendre ce que l'on dit de vous.

 

Bonaparte fixa sur Bernadotte un œil sombre comme celui de l'aigle.

 

– Et que dit-on de moi ? demanda-t-il.

 

– Un dit que, puisque vous reveniez, vous auriez du ramener l'armée avec vous.

 

– Avais-je une flotte ? et ignorez-vous que Brueys a laissé brûler la sienne ?

 

– Alors, on dit, général, que, n'ayant pu ramener l'armée, il eût peut-être été meilleur pour votre renommée de rester avec elle.

 

– C'est ce que j'eusse fait, monsieur, si les événements ne m'eussent pas rappelé en France.

 

– Quels événements, général ?

 

– Vos défaites.

 

– Pardon, général, vous voulez dire les défaites de Scherer ?

 

– Ce sont toujours vos défaites.

 

– Je ne réponds des généraux qui ont commandé nos armées du Rhin et d'Italie que depuis que je suis ministre de la guerre. Or, depuis ce temps-là, énumérons défaites et victoires, général, et nous verrons de quel côté penchera la balance.

 

– Ne viendrez-vous pas me dire que vos affaires sont en bon état ?

 

– Non ; mais je vous dirai qu'elles ne sont pas dans un état aussi désespéré que vous affectez de le croire.

 

– Que j'affecte !… En vérité, général, à vous entendre, il semblerait que j'eusse intérêt à ce que la France soit abaissée aux yeux de l'étranger…

 

– Je ne dis pas cela : je dis que je suis venu pour établir avec vous la balance de nos victoires et de nos défaites depuis trois mois, et, comme je suis venu pour cela, que je suis chez vous, que j'y viens en accusé…

 

– Ou en accusateur !

 

– En accusé d'abord… je commence.

 

– Et, moi, dit Bonaparte visiblement sur les charbons, j'écoute.

 

– Mon ministère date du 30 prairial, du 8 juin, si vous l'aimez mieux ; nous n'aurons jamais de querelle pour les mots.

 

– Ce qui veut dire que nous en aurons pour les choses.

 

Bernadotte continua sans répondre :

 

– J'entrai donc, comme je vous le disais, au ministère le 8 juin, c'est-à-dire quelques jours après la levée du siège de Saint-Jean d'Acre.

 

Bonaparte se mordit les lèvres.

 

– Je n'ai levé le siège de Saint-Jean d'Acre qu'après avoir ruiné les fortifications, répliqua-t-il.

 

– Ce n'est pas ce qu'écrit Kléber ; mais cela ne me regarde point…

 

Et, en souriant, il ajouta :

 

– C'était du temps du ministère de Clarke.

 

Il y eut un instant de silence pendant lequel Bonaparte essaya de faire baisser les yeux à Bernadotte ; mais, voyant qu'il n'y réussissait pas :

 

– Continuez, lui dit-il.

 

Bernadotte s'inclina et reprit :

 

– Jamais ministre de la guerre peut-être – et les archives du ministère sont là pour en faire foi – jamais ministre de la guerre ne reçut son portefeuille dans des circonstances plus critiques : la guerre civile à l'intérieur, l'étranger à nos portes, le découragement dans nos vieilles armées, le dénuement le plus absolu de moyens pour en mettre sur pied de nouvelles ; voilà où j'en étais le 8 juin au soir ; mais j'étais déjà entré en fonctions… À partir du 8 juin, une correspondance active, établie avec les autorités civiles et militaires, ranimait leur courage et leurs espérances ; mes adresses aux armées – c'est un tort peut-être – sont celles, non pas d'un ministre à des soldats, mais d'un camarade à des camarades, de même que mes adresses aux administrateurs sont celles d'un citoyen à ses concitoyens. Je m'adressais au courage de l'armée et au cœur des Français, j'obtins tout ce que je demandais : la garde nationale s'organisa avec un nouveau zèle, des légions se formèrent sur le Rhin, sur la Moselle, des bataillons de vétérans prirent la place d'anciens régiments pour aller renforcer ceux qui défendent nos frontières ; aujourd'hui, notre cavalerie se recrute d'une remonte de quarante mille chevaux, cent mille conscrits habillés, armés et équipés, reçoivent au cri de « Vive la République ! » les drapeaux sous lesquels ils vont combattre et vaincre…

 

– Mais, interrompit amèrement Bonaparte, c'est toute une apologie que vous faites là de vous-même !

 

– Soit ; je diviserai mon discours en deux parties : la première sera une apologie contestable ; la seconde sera une exposition de faits incontestés ; laissons de côté l'apologie, je passe aux faits.

 

« Les 17 et 18 juin, bataille de la Trebbia : Mac Donald veut combattre sans Moreau ; il franchit la Trebbia, attaque l'ennemi, est battu par lui et se retire sur Modène. Le 20 juin, combat de Tortona : Moreau bat l’Autrichien Bellegarde. Le 22 juillet, reddition de la citadelle d'Alexandrie aux Austro-Russes. La balance penche pour la défaite. Le 30, reddition de Mantoue : encore un échec ! Le 15 août, bataille de Novi : cette fois, c'est plus qu'un échec, c'est une défaite ; enregistrez-la, général, c'est la dernière.

 

« En même temps que nous nous faisons battre à Novi, Masséna se maintient dans ses positions de Zug et de Lucerne, et s'affermit sur l'Aar et sur le Rhin, tandis que Lecourbe, les 14 et 15 août, prend le Saint-Gothard. Le 19, bataille de Bergen : Brune défait l’armée anglo-russe, forte de quarante-quatre mille hommes et fait prisonnier le général russe Hermann. Les 25, 26 et 27 du même mois, combats de Zurich : Masséna bat les Austro-Russes commandés par Korsakov ; Hotze et trois autres généraux autrichiens sont pris, trois sont tués ; l’ennemi perd douze mille hommes, cent canons, tous ses bagages ! les Autrichiens, séparés des Russes, ne peuvent les rejoindre qu'au-delà du lac de Constance. Là s'arrêtent les progrès que l’ennemi faisait depuis le commencement de la campagne ; depuis la reprise de Zurich, le territoire de la France est garanti de toute invasion.

 

« Le 30 août, Molitor bat les généraux autrichiens Jeilachich et Linken, et les rejette dans les Grisons. Le 1er septembre, Molitor attaque et bat dans la Muttathalle le général Rosemberg. Le 2, Molitor force Souvaroff d'évacuer Glaris, d'abandonner ses blessés, ses canons et seize cents prisonniers. Le 6, le général Brune bat pour la seconde fois les Anglo-Russes, commandés par le duc d'York. Le 7, le général Gazan s'empare de Constance. Le 9, vous abordez près de Fréjus.

 

« Eh bien, général, continua Bernadotte, puisque la France va probablement passer entre vos mains, il est bon que vous sachiez dans quel état vous la prenez, et qu'à défaut de reçu, un état des lieux fasse foi de la situation dans laquelle nous vous la donnons. Ce que nous faisons à cette heure-ci, général, c'est de l’histoire, et il est important que ceux qui auront intérêt à la falsifier un jour, trouvent sur leur chemin le démenti de Bernadotte !

 

– Dites-vous cela pour moi, général ?

 

– Je dis cela pour les flatteurs… Vous avez prétendu, assure-t-on, que vous reveniez parce que nos armées étaient détruites, parce que la France était menacée, la République aux abois. Vous pouvez être parti d'Égypte dans cette crainte ; mais, une fois arrivé en France, il faut que cette crainte disparaisse et fasse place à une croyance contraire.

 

– Je ne demande pas mieux que de me ranger à votre avis, général, répondit Bonaparte avec une suprême dignité, et plus vous me montrerez la France grande et puissante, plus j'en serai reconnaissant à ceux à qui elle devra sa puissance et sa grandeur.

 

– Oh ! le résultat est clair, général ! Trois armées battues et disparues, les Russes exterminés, les Autrichiens vaincus et mis en déroute ; vingt mille prisonniers, cent pièces de canon ; quinze drapeaux, tous les bagages de l'ennemi en notre pouvoir ; neuf généraux pris ou tués, la Suisse libre, nos frontières assurées, le Rhin fier de leur servir de limite ; voilà le contingent de Masséna et la situation de l'Helvétie.

 

« L'armée anglo-russe deux fois vaincue, entièrement découragée, nous abandonnant son artillerie, ses bagages, ses magasins de guerre et de bouche, et jusqu'aux femmes et aux enfants débarqués avec les Anglais, qui se regardaient déjà comme maîtres de la Hollande ; huit mille prisonniers français et bataves rendus à la patrie, la Hollande complètement évacuée : voilà le contingent de Brune et la situation de la Hollande.

 

« L'arrière-garde du général Klenau forcée de mettre bas les armes à Villanova ; mille prisonniers, trois pièces de canon tombées entre nos mains et les Autrichiens rejetés derrière la Bormida ; en tout, avec les combats de la Stura, de Pignerol, quatre mille prisonniers, seize bouches à feu, la place de Mondovi, l'occupation de tout le pays situé entre la Stura et le Tanaso ; voilà le contingent de Championnet et la situation de l'Italie.

 

« Deux cent mille soldats sous les armes, quarante mille cavaliers montés, voilà mon contingent à moi, et la situation de la France.

 

– Mais, demanda Bonaparte d'un air railleur, si vous avez, comme vous le dites, deux cent quarante mille soldats sous les armes, qu'aviez-vous affaire que je vous ramenasse les quinze ou vingt mille hommes que j'avais en Égypte et qui sont utiles là-bas pour coloniser ?

 

– Si je vous les réclame, général, ce n'est pas pour le besoin que nous avons d'eux, c'est dans la crainte qu'il ne leur arrive malheur.

 

– Et quel malheur voulez-vous qu'il leur arrive, commandés par Kléber ?

 

– Kléber peut être tué, général, et, derrière Kléber, que reste-t-il ? Menou… Kléber et vos vingt mille hommes sont perdus, général !

 

– Comment, perdus ?

 

– Oui, le sultan enverra des troupes ; il a la terre. Les Anglais enverront des flottes ; ils ont la mer. Nous, nous n'avons ni la terre ni la mer, et nous serons obligés d’assister d'ici à l'évacuation de l'Égypte et à la capitulation de notre armée.

 

– Vous voyez les choses en noir, général !

 

– L'avenir dira qui de nous deux les a vues comme elles étaient.

 

Qu’eussiez-vous donc fait à ma place ?

 

– Je ne sais pas ; mais, quand j’aurais dû les ramener par Constantinople, je n’eusse pas abandonné ceux que la France m’avait confiés. Xénophon, sur les rives du Tigre, était dans une situation plus désespérée que vous sur les bords du Nil : il ramena les dix mille jusqu’en Ionie, et ces dix mille, ce n’étaient point des enfants d’Athènes, ce n’étaient pas ses concitoyens, c’étaient des mercenaires !

 

Depuis que Bernadotte avait prononcé le mot de Constantinople, Bonaparte n’écoutait plus ; on eût dit que ce nom avait éveillé en lui une source d’idées nouvelles et qu’il suivait sa propre pensée.

 

Il posa sa main sur le bras de Bernadotte étonné, et les yeux perdus comme un homme qui suit, dans l'espace, le fantôme d'un grand projet évanoui :

 

– Oui, dit-il, oui ! j'y ai pensé, et voilà pourquoi je m'obstinais à prendre cette bicoque de Saint-Jean d'Acre. Vous n'avez vu d'ici que mon entêtement, vous, une perte d'hommes inutile, sacrifice à l'amour-propre d'un général médiocre qui craint qu'on ne lui reproche un échec ; que m'eût importé la levée du siège de Saint-Jean d'Acre, si Saint-Jean d'Acre n'avait été une barrière placée au-devant du plus immense projet qui ait jamais été conçu !… Des villes ! eh ! mon Dieu, j'en prendrai autant qu'en ont pris Alexandre et César ; mais c'était Saint-Jean d'Acre qu'il fallait prendre ! si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, savez-vous ce que je faisais ?

 

Et son regard se fixa, ardent, sur celui de Bernadotte, qui, cette fois, baissa les yeux sous la flamme du génie.

 

– Ce que je faisais, répéta Bonaparte, et, comme Ajax, il sembla menacer le ciel du poing, si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, je trouvais dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes ; je soulevais et j’armais toute la Syrie, qu'avait tant indignée la férocité de Djezzar, qu'à chacun de mes assauts, les populations en prière demandaient sa chute à Dieu ; je marchais sur Damas et Alep ; je grossissais mon armée de tous les mécontents ; à mesure que j’avançais dans le pays, j'annonçais aux peuples l’abolition de la servitude et l’anéantissement du gouvernement tyrannique des pachas. J’arrivais à Constantinople avec des masses armées ; je renversais l’empire turc, et je fondais à Constantinople un grand empire qui fixait ma place dans la postérité au-dessus de Constantin et de Mahomet II ! Enfin, peut-être revenais-je à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche. Eh bien ! Mon cher général, voilà le projet que cette bicoque de Saint-Jean d'Acre a fait avorter !

 

Et il oubliait si bien à qui il parlait, pour se bercer dans les débris de son rêve évanoui, qu'il appelait Bernadotte, mon cher général.

 

Celui-ci, presque épouvanté de la grandeur du projet que venait de lui développer Bonaparte, avait fait un pas en arrière.

 

– Oui, dit Bernadotte, je vois ce qu'il vous faut, et vous venez de trahir votre pensée : en Orient et en Occident, un trône ! Un trône ! soit ; pourquoi pas ! Comptez sur moi pour le conquérir, mais partout ailleurs qu'en France : je suis républicain et je mourrai républicain.

 

Bonaparte secoua la tête, comme pour chasser les pensées qui le soutenaient dans les nuages.

 

– Et moi aussi, je suis républicain, dit-il ; mais voyez donc ce qu'est devenue votre République !

 

– Qu’importe ! s'écria Bernadotte, ce n'est ni au mot ni à la forme que je suis fidèle, c'est au principe. Que les directeurs me donnent le pouvoir, et je saurai bien défendre la République de ses ennemis intérieurs comme je l'ai défendue de ses ennemis extérieurs.

 

Et, en disant ces derniers mots, Bernadotte releva les yeux ; son regard se croisa avec celui de Bonaparte.

 

Deux glaives nus qui se choquent ne jettent pas un éclair plus terrible et plus brûlant.

 

Depuis longtemps, Joséphine, inquiète, observait les deux hommes avec attention.

 

Elle vit ce double regard, plein de menaces réciproques.

 

Elle se leva vivement, et, allant à Bernadotte :

 

– Général, dit-elle.

 

Bernadotte s'inclina.

 

– Vous êtes lié avec Gohier, n'est-ce pas ? continua-t-elle.

 

– C'est un de mes meilleurs amis, madame, dit Bernadotte.

 

– Eh bien, nous dînons chez lui après-demain, 18 brumaire ; venez donc y dîner aussi, et amenez-nous madame Bernadotte ; je serais si heureuse de me lier avec elle !

 

– Madame, dit Bernadotte, du temps des Grecs, vous eussiez été une des trois Grâces ; au moyen âge, vous eussiez été une fée ; aujourd'hui, vous êtes la femme la plus adorable que je connaisse.

 

Et, faisant trois pas en arrière, en saluant, il trouva moyen de se retirer sans que Bonaparte eût la moindre part à son salut.

 

Joséphine suivit des yeux Bernadotte jusqu'à ce qu'il fût sorti.

 

Alors, se retournant vers son mari :

 

– Eh bien, lui demanda-t-elle, il paraît que cela n'a pas été avec Bernadotte comme avec Moreau ?

 

– Entreprenant, hardi, désintéressé, républicain sincère, inaccessible à la séduction. C'est un homme obstacle : on le tournera puisqu'on ne peut le renverser.

 

Et, quittant le salon sans prendre congé de personne, il remonta dans son cabinet, où Roland et Bourrienne le suivirent.

 

À peine y étaient-ils depuis un quart d'heure, que la clef tourna doucement dans la serrure et que la porte s'ouvrit.

 

Lucien parut.

XXII – UN PROJET DE DÉCRET

 

Lucien était évidemment attendu. Pas une seule fois Bonaparte, depuis son entrée dans le cabinet, n'avait prononcé son nom ; mais, tout en gardant le silence, il avait, avec une impatience croissante, tourné trois ou quatre fois la tête vers la porte, et, lorsque le jeune homme parut, une exclamation d'attente satisfaite s'échappa de la bouche de Bonaparte.

 

Lucien, frère du général en chef, était né en 1775, ce qui lui donnait vingt-cinq ans à peine : depuis 1797, c'est-à-dire à l’âge de vingt-deux ans et demi, il était entré au conseil des Cinq-Cents, qui, pour faire honneur à Bonaparte, venait de le nommer son président.

 

Avec les projets qu'il avait conçus, c'était ce que Bonaparte pouvait désirer de plus heureux.

 

Franc et loyal au reste, républicain de cœur, Lucien, en secondant les projets de son frère, croyait servir encore plus la République que le futur premier consul.

 

À ses yeux, nul ne pouvait mieux la sauver une seconde fois que celui qui l’avait déjà sauvée une première.

 

C'est donc animé de ce sentiment qu'il venait retrouver son frère.

 

– Te voilà ! lui dit Bonaparte ; je t'attendais avec impatience.

 

– Je m'en doutais ; mais il me fallait attendre, pour sortir, un moment où personne ne songeait à moi.

 

– Et tu crois que tu as réussi ?

 

– Oui ; Talma racontait je ne sais quelle histoire sur Marat et Dumouriez. Tout intéressante qu'elle paraissait être, je me suis privé de l’histoire et me voilà.

 

– Je viens d'entendre une voiture qui s'éloignait ; la personne qui sortait ne t'a-t-elle pas vu prendre l'escalier de mon cabinet ?

 

– La personne qui sortait, c'était moi-même ; la voiture qui s'éloignait, c'était la mienne ; ma voiture absente, tout le monde me croira parti.

 

Bonaparte respira.

 

– Eh bien, voyons, demanda-t-il ; à quoi as-tu employé ta journée ?

 

– Oh ! je n'ai pas perdu mon temps, va !

 

– Aurons-nous le décret du conseil des Anciens ?

 

– Nous l'avons rédigé aujourd'hui, et je te l’apporte – le brouillon du moins – pour que tu voies s'il y a quelque chose à en retrancher ou à y ajouter.

 

– Voyons ! dit Bonaparte.

 

Et, prenant vivement des mains de Lucien le papier que celui-ci lui présentait, il lut :

 

« Art. 1er. Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud ; les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais… »

 

– C'était l’article important, dit Lucien ; je l'ai fait mettre en tête pour qu'il frappe tout d'abord le peuple.

 

– Oui, oui, fit Bonaparte.

 

Et il continua :

 

« Art. 2. Ils y seront rendus demain 20 brumaire… »

 

– Non ; non, dit Bonaparte : « Demain 19. » Changez la date, Bourrienne.

 

Et il passa le papier à son secrétaire.

 

– Tu crois être en mesure pour le 18 ?

 

– Je le serai. Fouché m'a dit avant-hier : « Pressez-vous ou je ne réponds plus de rien. »

 

– « 19 brumaire » dit Bourrienne en rendant le papier au général.

 

Bonaparte reprit :

 

« Art. 2. – Ils seront rendus demain, 19 brumaire, à midi. Toute continuation de délibérations est interdite ailleurs et avant ce terme. »

 

Bonaparte relut cet article.

– C'est bien, dit-il ; il n'y a point de double entente. Et il poursuivit :

 

« Art. 3. Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret : il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. »

 

Un sourire railleur passa sur les lèvres de pierre du lecteur ; mais, presque aussitôt, continuant :

 

« Le général commandant la 17e division militaire, la garde du Corps législatif, la garde nationale sédentaire, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, dans l’arrondissement constitutionnel et dans toute l’étendue de la 47e division, sont mis immédiatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité. »

 

– Ajoute, Bourrienne : « Tous les citoyens lui porteront main-forte à sa première réquisition. » Les bourgeois adorent se mêler des affaires politiques, et quand ils peuvent nous servir dans nos projets, il faut leur donner cette satisfaction.

 

Bourrienne obéit ; puis il rendit le papier au général, qui continua :

 

« Art. 4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y recevoir une expédition du présent décret et prêter serment. Il se concertera avec les commissaires inspecteurs des deux Conseils. »

 

« Art. 5. Le présent décret sera de suite transmis par un messager au conseil des Cinq-Cents et au Directoire exécutif. »

 

« Il sera imprimé, affiché, promulgué dans toutes les communes de la République par des courriers extraordinaires. »

« Paris, ce… »

 

– La date est en blanc, dit Lucien.

 

– Mets : « 18 brumaire » Bourrienne ; il faut que le décret surprenne tout le monde. Rendu à sept heures du matin, il faut qu'en même temps qu'il sera rendu, auparavant même, il soit affiché sur tous les murs de Paris.

 

– Mais, si les Anciens allaient refuser de le rendre… ?

 

– Raison de plus pour qu'il soit affiché, niais ! dit Bonaparte ; nous agirons comme s'il était rendu.

 

– Faut-il corriger en même temps une faute de français qui se trouve dans le dernier paragraphe ? demanda Bourrienne en riant.

 

– Laquelle ? fit Lucien avec l’accent d'un auteur blessé dans son amour-propre.

 

De suite, reprit Bourrienne ; dans ce cas-là on ne dit pas de suite, on dit tout de suite.

 

– Ce n'est point la peine, dit Bonaparte ; j'agirai, soyez tranquille, comme s'il y avait tout de suite.

 

Puis, après une seconde de réflexion :

 

– Quant à ce que tu disais tout à l’heure de la crainte que tu avais que le décret ne passât point, il y a un moyen bien simple pour qu'il passe.

 

– Lequel ?

 

– C'est de convoquer pour six heures du matin les membres dont nous sommes sûrs, et pour huit heures ceux dont nous ne sommes pas sûrs. N'ayant que des hommes à nous, c'est bien le diable si nous manquons la majorité.

 

– Mais six heures aux uns, et huit heures aux autres…, fit Lucien.

 

– Prends deux secrétaires différents ; il y en aura un qui se sera trompé.

 

Puis, se tournant vers Bourrienne :

 

– Écris, lui dit-il.

 

Et, tout en se promenant, il dicta sans hésiter, comme un homme qui a songé d'avance et longtemps à ce qu'il dicte, mais en s'arrêtant de temps en temps devant Bourrienne pour voir si la plume du secrétaire suivait sa parole :

 

« Citoyens !

 

« Le conseil des Anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre le décret ci-joint ; il y est autorisé par les articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel.

 

« Il me charge de prendre des mesures pour la sûreté de la représentation nationale, sa translation nécessaire et momentanée…»

 

Bourrienne regarda Bonaparte : c'était instantanée que celui-ci avait voulu dire ; mais, comme le général ne se reprit point, Bourrienne laissa momentanée.

 

Bonaparte continua de dicter :

 

« Le Corps législatif se trouvera à même de tirer la représentation du danger imminent où la désorganisation de toutes les parties de l’administration nous a conduits.

 

« Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la confiance des patriotes ; ralliez-vous autour de lui ; c'est le seul moyen d'asseoir la République sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire et de la paix. »

 

Bonaparte relut cette espèce de proclamation, et, de la tête, fit signe que c'était bien.

 

Puis il tira sa montre :

 

– Onze heures, dit-il ; il est temps encore.

 

Alors, s'asseyant à la place de Bourrienne, il écrivit quelques mots en forme de billet, cacheta et mit sur l'adresse : « Au citoyen Barras. »

 

– Roland, dit-il quand il eut achevé, tu vas prendre, soit un cheval à l'écurie, soit une voiture sur la place, et tu te rendras chez Barras ; je lui demande un rendez-vous pour demain à minuit. Il y a réponse.

 

Roland sortit.

 

Un instant après, on entendit dans la cour de l'hôtel le galop d'un cheval qui s'éloignait dans la direction de la rue du Mont-Blanc.

 

– Maintenant, Bourrienne, dit Bonaparte, après avoir prêté l’oreille au bruit, demain à minuit, que je sois à l'hôtel ou que je n'y sois pas, vous ferez atteler, vous monterez dans ma voiture et vous irez à ma place chez Barras.

 

– À votre place, général ?

 

– Oui ; toute la journée, il comptera sur moi pour le soir, et ne fera rien, croyant que je le mets dans ma partie. À minuit, vous serez chez lui, vous lui direz qu'un grand mal de tête m'a forcé de me coucher, mais que je serai chez lui à sept heures du matin sans faute. Il vous croira ou ne vous croira pas ; mais, en tout cas, il sera trop tard pour qu'il agisse contre nous : à sept heures du matin, j'aurai dix mille hommes sous mes ordres.

 

– Bien, général. Avez-vous d'autres ordres à me donner ?

 

– Non, pas pour ce soir, répondit Bonaparte. Soyez demain ici de bonne heure.

 

– Et moi ? demanda Lucien.

 

– Vois Sieyès ; c'est lui qui a dans sa main le conseil des Anciens ; prends toutes tes mesures avec lui. Je ne veux pas qu'on le voie chez moi, ni qu'on me voie chez lui ; si par hasard nous échouons, c'est un homme à renier. Je veux après-demain être maître de mes actions et n'avoir d'engagement absolu avec personne.

 

– Crois-tu avoir besoin de moi demain ?

 

– Viens dans la nuit, et rends-moi compte de tout.

 

– Rentres-tu au salon ?

 

– Non. Je vais attendre Joséphine chez elle. Bourrienne, vous lui direz un mot à l'oreille en passant, afin qu'elle se débarrasse le plus vite possible de tout son monde.

 

Et, saluant de la main et presque du même geste son frère et Bourrienne, il passa, par un corridor particulier, de son cabinet dans la chambre de Joséphine.

 

Là, éclairé par la simple lueur d'une lampe d'albâtre, qui faisait le front du conspirateur plus pâle encore que d'habitude, Bonaparte écouta le bruit des voitures qui s'éloignaient les unes après les autres.

 

Enfin, un dernier roulement se fit entendre, et, cinq minutes après, la porte de la chambre s'ouvrit pour donner passage à Joséphine.

 

Elle était seule et tenait à la main un candélabre à deux branches.

 

Son visage, éclairé par la double lumière, exprimait la plus vive angoisse.

 

– Eh bien, lui demanda Bonaparte, qu'as-tu donc ?

 

– J'ai peur ! dit Joséphine.

 

– Et de quoi ? des niais du Directoire ou des deux Conseils ? Allons donc ! aux Anciens, j'ai Sieyès ; aux Cinq-Cents, j'ai Lucien.

 

– Tout va donc bien ?

 

– À merveille !

 

– C'est que, comme tu m'avais fait dire que tu m'attendais chez moi, je craignais que tu n'eusses de mauvaises nouvelles à me communiquer.

 

– Bon ! si j'avais de mauvaises nouvelles, est-ce que je te le dirais ?

 

– Comme c'est rassurant !

 

– Mais, sois tranquille, je n'en ai que de bonnes ; seulement, je t'ai donné une part dans la conspiration.

 

– Laquelle ?

 

– Mets-toi là, et écris à Gohier.

 

– Que nous n'irons pas dîner chez lui ?

 

– Au contraire : qu’il vienne avec sa femme déjeuner chez nous ; entre gens qui s'aiment comme nous nous aimons, on ne saurait trop se voir.

 

Joséphine se mit à un petit secrétaire en bois de rose.

 

– Dicte, dit-elle, j'écrirai.

 

– Bon ! pour qu'on reconnaisse mon style ! allons donc ! tu sais bien mieux que moi comment on écrit un de ces billets charmants auxquels il est impossible de résister.

 

Joséphine sourit du compliment, tendit son front à. Bonaparte qui l'embrassa amoureusement, et écrivit ce billet que nous copions sur l'original :

 

« Au citoyen Gohier, président du Directoire exécutif de la République française… »

 

– Est-ce cela ? demanda-t-elle.

 

– Parfait ! Comme il n'a pas longtemps à garder ce titre de président, ne le lui marchandons pas.

 

– N'en ferez-vous donc rien ?

 

– J'en ferai tout ce qu'il voudra, s'il fait tout ce que je veux ! Continue, chère amie.

 

Joséphine reprit la plume et écrivit :

 

« Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner demain avec moi, à huit heures du matin ; n'y manquez pas : j'ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes.

 

« Adieu, mon cher Gohier ! comptez toujours sur ma sincère amitié !

 

« LA PAGERIE-BONAPARTE. »

 

– J'ai mis demain, fit Joséphine ; il faut que je date ma lettre du 17 brumaire.

 

– Et tu ne mentiras pas, dit Bonaparte : voilà minuit qui sonne.

 

En effet, un jour de plus venait de tomber dans l'abîme du temps ; la pendule tinta douze coups.

 

Bonaparte les écouta, grave et rêveur ; il n'était plus séparé que par vingt-quatre heures du jour solennel qu'il préparait depuis un mois, qu'il rêvait depuis trois ans !

 

Faisons ce qu'il eût bien voulu faire, sautons par-dessus les vingt-quatre heures qui nous séparent de ce jour que l'histoire n'a pas encore jugé, et voyons ce qui se passait, à sept heures du matin, sur les différents points de Paris où les événements que nous allons raconter devaient produire une suprême sensation.

XXIII – ALEA JACTA EST

 

À sept heures du matin, le ministre de la police, Fouché, entrait chez Gohier, président du Directoire.

 

– Oh ! oh ! fit Gohier en l'apercevant, qu'y a-t-il donc de nouveau, monsieur le ministre de la justice, que j'aie le plaisir de vous voir si matin ?

 

– Vous ne connaissez pas encore le décret ? dit Fouché.

 

– Quel décret ? demanda l'honnête Gohier.

 

– Le décret du conseil des Anciens.

 

– Rendu quand ?

 

– Rendu cette nuit.

 

– Le conseil des Anciens se réunit donc la nuit maintenant ?

 

– Quand il y a urgence, oui.

 

– Et que dit le décret ?

 

– Il transfère les séances du corps législatif à Saint-Cloud.

 

Gohier sentit le coup. Il comprenait tout le parti que le génie entreprenant de Bonaparte pouvait tirer de cet isolement.

 

– Et depuis quand, demanda-t-il à Fouché, un ministre de la police est-il transformé en messager du conseil des Anciens ?

 

– Voilà ce qui vous trompe, citoyen président, répondit l'ex-conventionnel ; je suis ce matin plus ministre de la police que jamais, puisque je viens vous dénoncer un acte qui peut avoir les plus graves conséquences.

 

Fouché ne savait pas encore comment tournerait la conspiration de la rue de la victoire ; il n'était point fâché de se ménager une porte de retraite au Luxembourg.

 

Mais Gohier, tout honnête qu'il était, connaissait trop bien l'homme pour être sa dupe.

 

– C'était hier qu'il fallait m'annoncer le décret, citoyen ministre, et non ce matin ; car, en me faisant cette communication, vous ne devancez que de quelques instants l'annonce officielle qui va m'en être faite.

 

En effet, en ce moment, un huissier ouvrit la porte et prévint le président qu'un envoyé des inspecteurs du palais des Anciens était là et demandait à lui faire une communication.

 

– Qu'il entre ! dit Gohier.

 

Le messager entra, et présenta une lettre au président.

 

Celui-ci la décacheta vivement et lut :

 

« Citoyen président,

 

« la commission s'empresse de vous faire part du décret de la translation de la résidence du Corps législatif à Saint-Cloud.

 

« Le décret va vous être expédié ; mais des mesures de sûreté exigent des détails dont nous nous occupons.

 

« Nous vous invitons à venir à la commission des Anciens ; vous y trouverez Sieyès et Ducos.

 

« Salut fraternel,

 

« BARILLON – FARGUES – CORNET. »

 

– C'est bien, dit Gohier au messager en le congédiant d'un signe.

 

Le messager sortit.

 

Gohier se retourna vers Fouché :

 

– Ah ! dit-il, le complot est bien mené : on m'annonce le décret, mais on ne me l'envoie pas ; par bonheur vous allez me dire dans quels termes il est conçu.

 

– Mais, dit Fouché, je n'en sais rien.

 

– Comment ! il y a séance au conseil des Anciens, et vous, ministre de la police, vous n'en savez rien, quand cette séance est extraordinaire, quand elle a été arrêtée par lettres ?

 

– Si fait, je savais la séance, mais je n'ai pu y assister.

 

– Et vous n'y aviez pas un de vos secrétaires, un sténographe, qui pût, paroles pour paroles, vous rendre compte de cette séance, quand, selon toute probabilité, cette séance va disposer du sort de la France ?… Ah ! citoyen Fouché, vous êtes un ministre de la police bien maladroit ou plutôt bien adroit !

 

– Avez-vous des ordres à me donner citoyen président ? demanda Fouché.

 

– Aucun, citoyen ministre, répondit le président. Si le Directoire juge à propos de donner des ordres, il les donnera à des hommes qu'il croira dignes de sa confiance. Vous pouvez retourner vers ceux qui vous envoient, ajouta-t-il en tournant le dos à son interlocuteur.

 

Fouché sortit. Gohier sonna aussitôt.

 

Un huissier entra.

 

– Passez chez Barras, chez Sieyès, chez Ducos et chez Moulin, et invitez-les à se rendre à l'instant même chez moi… Ah ! prévenez en même temps, madame Gohier de passer dans mon cabinet et d'apporter la lettre de madame Bonaparte qui nous invite à déjeuner.

 

Cinq minutes après, madame Gohier entrait, la lettre à la main et tout habillée ; l'invitation était pour huit heures du matin ; il était plus de sept heures et demie, et il fallait vingt minutes au moins pour aller du Luxembourg à la rue de la Victoire.

 

– Voici, mon ami, dit madame Gohier en présentant la lettre à son mari ; c'est pour huit heures.

 

– Oui, répondit Gohier, je ne doute pas de l'heure, mais du jour.

 

Et, prenant la lettre des mains de sa femme, il relut :

 

« Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner demain avec moi, à huit heures du matin… n'y manquez pas… j'ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes. »

 

– Ah ! continua-t-il, il n'y a pas à s'y tromper !

 

– Eh bien, mon ami, y allons-nous ? demanda madame Gohier.

 

– Toi, tu y vas, mais pas moi. Il nous survient un événement auquel le citoyen Bonaparte n'est probablement pas étranger, et qui nous retient, mes collègues et moi au Luxembourg.

 

– Un événement grave ?

 

– Peut-être.

 

– Alors, je reste près de toi.

 

– Non pas : tu ne peux m'être d'aucune utilité. Va chez madame Bonaparte ; je me trompe peut-être, mais, s'il s'y passe quelque chose d'extraordinaire et qui te paraisse alarmant, fais-le-moi savoir par un moyen quelconque ; tout sera bon, je comprendrai à demi-mot.

 

– C'est bien, mon ami, j'y vais ; l'espoir de t’être utile là-bas me décide.

 

– Va !

 

En ce moment l'huissier rentra.

 

– Le général Moulin me suit, dit-il ; le citoyen Barras est au bain et va venir ; les citoyens Sieyès et Ducos sont sortis à cinq heures du matin et ne sont point rentrés.

 

– Voilà les deux traîtres ! dit Gohier. Barras n'est que dupe.

 

Et, embrassant sa femme :

 

– Va ! dit-il, va !

 

En se retournant, madame Gohier se trouva face à face avec le général Moulin ; celui-ci, d'un caractère emporté, paraissait furieux.

 

– Pardon, citoyenne, dit-il.

 

Puis, s'élançant dans le cabinet de Gohier :

 

–Eh bien, dit-il, vous savez ce qui se passe, président ?

 

– Non ; mais je m'en doute.

 

– Le corps législatif est transféré à Saint-Cloud ; le général Bonaparte est chargé de l'exécution du décret, et la force armée est mise sous ses ordres.

 

– Ah ! voilà le fond du sac ! dit Gohier. Eh bien, il faut nous réunir et lutter.

 

– Vous avez entendu : Sieyès et Roger Ducos ne sont pas au palais.

 

– Parbleu ! ils sont aux Tuileries ! Mais Barras est au bain ; courons chez Barras. Le Directoire peut prendre des arrêtés du moment où il est en majorité ; nous sommes trois : je le répète, luttons !

 

– Alors, faisons dire à Barras de venir nous trouver aussitôt qu'il sera sorti du bain.

 

– Non, allons le trouver avant qu’il en sorte.

 

Les deux directeurs sortirent et se dirigèrent vivement vers l’appartement de Barras.

 

Ils le trouvèrent effectivement au bain ; ils insistèrent pour entrer.

 

– Eh bien ? demanda Barras en les apercevant.

 

– Vous savez ?

 

– Rien au monde !

 

Ils lui racontèrent alors ce qu’ils savaient eux-mêmes.

 

– Ah ! dit Barras, tout m'est expliqué maintenant.

 

– Comment ?

 

– Oui, voilà pourquoi il n'est pas venu hier au soir.

 

– Qui

 

– Eh ! Bonaparte !

 

– Vous l'attendiez hier au soir ?

 

– Il m'avait fait dire par un de ses aides de camp qu'il viendrait de onze heures à minuit.

 

– Et il n'est pas venu ?

 

– Non ; il m'a envoyé Bourrienne avec sa voiture en me faisant dire qu'un violent mal de tête le retenait au lit, mais que ce matin, de bonne heure, il serait ici.

 

Les directeurs se regardèrent.

 

– C'est clair ! dirent-ils.

 

– Maintenant, continua Barras, j'ai envoyé Bollot, mon secrétaire, un garçon très intelligent, à la découverte.

 

Il sonna, un domestique parut.

 

– Aussitôt que le citoyen Bollot rentrera, dit Barras, vous le prierez de se rendre ici.

 

– Il descend à l'instant même de voiture dans la cour du palais.

 

– Qu'il monte ! qu'il monte !

 

Bollot était déjà à la porte.

 

– Eh bien ? firent les trois directeurs.

 

– Eh bien, le général Bonaparte, en grand uniforme, accompagné des généraux Beurnonville, Mac Donald et Moreau, marche sur les Tuileries, dans la cour desquelles dix mille hommes l'attendent !

 

– Moreau !… Moreau est avec lui ! s'écria Gohier.

 

– À sa droite !

 

– Je vous l’ai toujours dit ! s'écria Moulin, avec sa rudesse militaire, Moreau, c'est une… salope et pas autre chose !

 

– Êtes-vous toujours d'avis de résister, Barras ? demanda Gohier

 

– Oui, répondit Barras.

 

– Eh bien, alors, habillez-vous et venez nous rejoindre dans la salle des séances.

 

– Allez, dit Barras, je vous suis.

 

Les deux directeurs se rendirent dans la salle des séances.

 

Au bout de dix minutes d'attente :

 

– Nous aurions dû attendre Barras, dit Moulin : si Moreau est une s…, Barras est une p… !

 

Deux heures après, ils attendaient encore Barras.

 

Derrière eux, on avait introduit, dans la même salle de bain, Talleyrand et Bruix, et, en causant avec eux, Barras avait oublié qu'il était attendu.

 

Voyons ce qui s'était passé rue de la Victoire.

 

À sept heures, contre son habitude, Bonaparte était levé et attendait en grand uniforme dans sa chambre.

 

Roland entra.

 

Bonaparte était parfaitement calme ; on était à la veille d'une bataille.

 

– N'est-il venu personne encore, Roland ? demanda-t-il.

 

– Non, mon général, répondit le jeune homme ; mais j'ai entendu tout à l'heure le roulement d'une voiture.

 

– Moi aussi, dit Bonaparte.

 

En ce moment, on annonça :

 

– Le citoyen Joseph Bonaparte et le citoyen général Bernadotte.

 

Roland interrogea Bonaparte de l'œil.

 

Devait-il rester ou sortir ?

 

Il devait rester.

 

Roland resta debout à l'angle d'une bibliothèque, comme une sentinelle à son poste.

 

– Ah ! ah ! fit Bonaparte en voyant Bernadotte habillé comme la surveille en simple bourgeois, vous avez donc décidément horreur de l'uniforme, général ?

 

– Ah çà ! reprit Bernadotte, pourquoi diable serais-je en uniforme à sept heures du matin, quand je ne suis pas de service ?

 

– Vous y serez bientôt.

 

– Bon ! je suis en non-activité.

 

– Oui ; mais, moi, je vous remets en activité.

 

– Vous ?

 

– Oui, moi.

 

– Au nom du Directoire ?

 

– Est-ce qu'il y a encore un Directoire ?

 

– Comment ! il n'y a plus de Directoire ?

 

– N'avez-vous pas vu, en venant ici, des soldats échelonnés dans les rues conduisant aux Tuileries ?

 

– Je les ai vus et m'en suis étonné.

 

– Ces soldats, ce sont les miens.

 

– Pardon ! dit Bernadotte, j'avais cru que c'étaient ceux de la France.

 

– Eh ! moi ou la France, n'est-ce pas tout un ?

 

– Je l'ignorais, dit froidement Bernadotte.

 

– Alors, vous vous en doutez maintenant ; ce soir, vous en serez sûr. Tenez, Bernadotte, le moment est suprême, décidez-vous !

 

– Général, dit Bernadotte, j'ai le bonheur d'être en ce moment simple citoyen ; laissez-moi rester simple citoyen.

 

– Bernadotte, prenez garde, qui n'est pas pour moi est contre moi !

 

– Général, faites attention à vos paroles ; vous m’avez dit : « Prenez garde ! » si c’est une menace, vous savez que je ne les crains pas.

 

Bonaparte revint à lui et lui prit les deux mains.

 

– Eh ! oui, je sais cela ; voilà pourquoi je veux absolument vous avoir avec moi. Non seulement je vous estime, Bernadotte, mais encore je vous aime. Je vous laisse avec Joseph ; vous êtes beaux-frères ; que diable ! entre parents, on ne se brouille pas.

 

– Et vous, où allez-vous ?

 

– En votre qualité de Spartiate, vous êtes un rigide observateur des lois, n'est-ce pas ? Eh bien, voici un décret rendu cette nuit par le conseil des Cinq-Cents, qui me confère immédiatement le commandement de la force armée de Paris ; j'avais donc raison, ajouta-t-il, de vous dire que les soldats que vous avez rencontrés sont mes soldats, puisqu'ils sont sous mes ordres.

 

Et il remit entre les mains de Bernadotte l'expédition du décret qui avait été rendu à six heures du matin.

 

Bernadotte lut le décret depuis la première jusqu'à la dernière ligne.

 

– À ceci, je n'ai rien à ajouter, fit-il : veillez à la sûreté de la représentation nationale, et tous les bons citoyens seront avec vous.

 

– Eh bien, soyez donc avec moi, alors !

 

– Permettez-moi, général, d'attendre encore vingt-quatre heures pour voir comment vous remplirez votre mandat.

 

– Diable d'homme, va ! fit Bonaparte.

 

Alors, le prenant par le bras et l'entraînant à quelques pas de Joseph :

 

– Bernadotte, reprit-il, je veux jouer franc jeu avec vous !

 

– À quoi bon, répondit celui-ci, puisque je ne suis pas de votre partie ?

 

– N'importe ! vous êtes à la galerie et je veux que la galerie dise que je n'ai pas triché.

 

– Me demandez-vous le secret ?

 

– Non…

 

– Vous faites bien ; car dans ce cas j’eusse refusé d'écouter vos confidences.

 

– Oh ! mes confidences, elles ne sont pas longues !… Votre Directoire est détesté, votre Constitution est usée ; il faut faire maison nette et donner une autre direction au gouvernement. Vous ne me répondez pas ?

 

– J'attends ce qui vous reste à me dire.

 

– Ce qui me reste à vous dire, c'est d'aller mettre votre uniforme ; je ne puis vous attendre plus longtemps : vous viendrez me rejoindre aux Tuileries au milieu de tous nos camarades.

 

Bernadotte secoua la tête.

 

– Vous croyez que vous pouvez compter sur Moreau, sur Beurnonville, sur Lefebvre, reprit Bonaparte ; tenez, regardez par la fenêtre, qui voyez-vous là… là ! Moreau et Beurnonville ! Quant à Lefebvre, je ne le vois pas, mais je suis certain que je ne ferai pas cent pas sans le rencontrer… Eh bien, vous décidez-vous ?

 

– Général, reprit Bernadotte, je suis l'homme qui se laisse le moins entraîner par l’exemple, et surtout par le mauvais exemple. Que Moreau, que Beurnonville, que Lefebvre fassent ce qu'ils veulent ; je ferai, moi, ce que je dois.

 

– Ainsi, vous refusez positivement de m'accompagner aux Tuileries ?

 

– Je ne veux pas prendre part à une rébellion.

 

– Une rébellion ! une rébellion ! et contre qui ? Contre un tas d'imbéciles qui avocassent du matin au soir dans leur taudis !

 

– Ces imbéciles, général, sont en ce moment les représentants de la loi, la Constitution les sauvegarde ; ils sont sacrés pour moi.

 

– Au moins, promettez-moi une chose, barre de fer que vous êtes !

 

– Laquelle ?

 

– C'est de rester tranquille.

 

– Je resterai tranquille comme citoyen ; mais…

 

– Mais quoi ?… Voyons, je vous ai vidé mon sac, videz le vôtre !

 

– Mais, si le Directoire me donne l’ordre d'agir, je marcherai contre les perturbateurs, quels qu'ils soient.

 

– Ah çà ! mais vous croyez donc que je suis ambitieux ? dit Bonaparte.

 

Bernadotte sourit.

 

– Je le soupçonne, dit-il.

 

– Ah ! par ma foi ! dit Bonaparte, vous ne me connaissez guère ; j'en ai assez de la politique, et, si je désire une chose, c'est la paix. Ah ! mon cher, la Malmaison avec cinquante mille livres de rente, et je donne ma démission de tout le reste. Vous ne voulez pas me croire ; je vous invite à venir m'y voir dans trois mois, et, si vous aimez la pastorale, eh bien, nous en ferons ensemble. Allons, au revoir ! je vous laisse avec Joseph, et, malgré vos refus, je vous attends aux Tuileries… Tenez, voilà nos amis qui s'impatientent.

 

On criait : « Vive Bonaparte ! »

 

Bernadotte pâlit légèrement.

 

Bonaparte vit cette pâleur.

 

– Ah ! ah ! murmura-t-il, jaloux… Je me trompais, ce n'est point un Spartiate : c’est un Athénien !

 

En effet, comme l'avait dit Bonaparte, ses amis s'impatientaient.

 

Depuis une heure que le décret était affiché, le salon, les antichambres et la cour de l’hôtel étaient encombrés.

 

La première personne que Bonaparte rencontra au haut de l’escalier fut son compatriote le colonel Sébastiani.

 

Il commandait le 9e régiment de dragons.

 

– Ah ! c'est vous, Sébastiani ! dit Bonaparte. Et vos hommes ?

 

– En bataille dans la rue de la Victoire, général.

 

– Bien disposés ?

 

– Enthousiastes ! Je leur ai fait distribuer dix mille cartouches qui étaient en dépôt chez moi.

 

– Oui ; mais qui n'en devaient sortir que sur un ordre du commandant de Paris. Savez-vous que vous avez brûlé vos vaisseaux, Sébastiani ?

 

– Prenez-moi avec vous dans votre barque, général ; j'ai foi en votre fortune.

 

– Tu me prends pour César, Sébastiani ?

 

– Par ma foi ! on se tromperait de plus loin… Il y a, en outre, dans la cour de votre hôtel, une quarantaine d'officiers de toutes armes, sans solde, et que le Directoire laisse depuis un an dans le dénuement le plus complet ; ils n'ont d'espoir qu'en vous, général ; aussi sont-ils prêts à se faire tuer pour vous.

 

– C'est bien. Va te mettre à la tête de ton régiment et fais-lui tes adieux !

 

– Mes adieux ! comment cela, général ?

 

– Je te le troque contre une brigade. Va, va !

 

Sébastiani ne se le fit pas répéter deux fois ; Bonaparte continua son chemin.

 

Au bas de l’escalier, il rencontra Lefebvre.

 

– C'est moi, général, dit Lefebvre.

 

– Toi !… Eh bien, et la 17e division militaire, où est-elle ?

 

– J'attends ma nomination, pour la faire agir.

 

– N'es-tu pas nommé ?

 

– Par le Directoire, oui ; mais, comme je ne suis pas un traître, je viens de lui envoyer ma démission, afin qu'il sache qu'il ne doit pas compter sur moi.

 

– Et tu viens pour que je te nomme, afin que j'y puisse compter, moi ?

 

– Justement !

 

– Vite, Roland, un brevet en blanc ; remplis-le aux noms du général, que je n'aie plus qu'à y mettre mon nom. Je le signerai sur l'arçon de ma selle.

 

– Ce sont ceux-là qui sont les bons, dit Lefebvre.

 

– Roland ?

 

Le jeune homme, qui avait déjà fait quelques pas pour obéir, se rapprocha de son général.

 

– Prends sur ma cheminée, lui dit Bonaparte à voix basse, une paire de pistolets à deux coups, et apporte-les-moi en même temps. On ne sait pas ce qui peut arriver.

 

– Oui, général, dit Roland ; d'ailleurs, je ne vous quitterai pas.

 

– À moins que je n'aie besoin de te faire tuer ailleurs.

 

– C'est juste, dit le jeune homme.

 

Et il courut remplir la double commission qu'il venait de recevoir.

 

Bonaparte allait continuer son chemin quand il aperçut comme une ombre dans le corridor.

 

Il reconnut Joséphine et courut à elle.

 

– Mon Dieu ! lui dit celle-ci, y a-t-il donc tant de danger ?

 

– Pourquoi cela ?

 

– Je viens d'entendre l'ordre que tu as donné à Roland.

 

– C'est bien fait ! voilà ce que c'est que d'écouter aux portes… Et Gohier ?

 

– Il n'est pas venu.

 

– Ni sa femme ?

 

– Sa femme est là.

 

Bonaparte écarta Joséphine de la main et entra dans le salon. Il y vit madame Gohier, seule et assez pâle.

 

– Eh quoi ! demanda-t-il sans autre préambule, le président ne vient pas ?

 

– Cela ne lui a pas été possible, général, répondit madame Gohier.

 

Bonaparte réprima un mouvement d'impatience.

 

– Il faut absolument qu'il vienne, dit-il. Écrivez-lui que je l'attends ; je vais lui faire porter la lettre.

 

– Merci, général, répliqua madame Gohier, j'ai mes gens ici : ils s'en chargeront.

 

– Écrivez, ma bonne amie, écrivez, dit Joséphine.

 

Et elle présenta une plume, de l’encre et du papier à la femme du président.

 

Bonaparte était placé de façon à lire par-dessus l’épaule de celle-ci ce qu'elle allait écrire.

 

Madame Gohier le regarda fixement.

 

Il recula d'un pas en s'inclinant.

 

Madame Gohier écrivit.

 

Puis elle plia la lettre, et chercha de la cire ; mais – soit hasard, soit préméditation – il n'y avait sur la table que des pains à cacheter.

 

Elle mit un pain à cacheter à la lettre et sonna.

 

Un domestique parut.

 

– Remettez cette lettre à Comtois, dit madame Gohier, et qu'il la porte à l'instant au Luxembourg.

 

Bonaparte suivit des yeux le domestique ou plutôt la lettre jusqu'à ce que la porte fût refermée. Puis :

 

– Je regrette, dit-il à madame Gohier de ne pouvoir déjeuner avec vous ; mais si le président a ses affaires, moi aussi, j'ai les miennes. Vous déjeunerez avec ma femme ; bon appétit !

 

Et il sortit.

 

À la porte, il rencontra Roland.

 

– Voici le brevet, général, dit le jeune homme, et voilà la plume.

 

Bonaparte prit la plume, et, sur le revers du chapeau de son aide de camp, signa le brevet.

 

Roland présenta alors les deux pistolets au général.

 

– Les as-tu visités ? demanda celui-ci.

 

Roland sourit.

 

– Soyez tranquille, dit-il, je vous réponds d'eux.

 

Bonaparte passa les pistolets à sa ceinture, et, tout en les y passant, murmura :

 

– Je voudrais bien savoir ce qu'elle a écrit à son mari.

 

– Ce qu'elle a écrit, mon général, je vais vous le dire mot pour mot.

 

– Toi, Bourrienne ?

 

– Oui ; elle a écrit : « Tu as bien fait de ne pas venir, mon ami : tout ce qui se passe ici m'annonce que l'invitation était un piège. Je ne tarderai à te rejoindre. »

 

– Tu as décacheté la lettre ?…

 

– Général, Sextus Pompée donnait à dîner sur sa galère à Antoine et à Lépide ; son affranchi vint lui dire : « Voulez-vous que je vous fasse empereur du monde ? – Comment cela ? – C'est bien simple : je coupe le câble de votre galère, et Antoine et Lépide sont vos prisonniers. – Il fallait le faire sans me le dire, répondit Sextus ; maintenant, sur ta vie, ne le fais pas ! » Je me suis rappelé ces mots, général : Il fallait le faire sans me le dire.

 

Bonaparte resta un instant pensif ; puis, sortant de sa rêverie :

 

– Tu te trompes, dit-il à Bourrienne : c’était Octave, et non pas Antoine, qui était avec Lépide sur la galère de Sextus.

 

Et il descendit dans la cour, bornant ses reproches à rectifier cette faute historique.

 

À peine le général parut-il sur le perron, que les cris de « Vive Bonaparte » retentirent dans la cour, et, se prolongeant jusqu'à la rue, allèrent éveiller le même cri dans la bouche des dragons qui stationnaient à la porte.

 

– Voilà qui est de bon augure, général, dit Roland.

 

– Oui ; donne vite à Lefebvre son brevet, et, s'il n'a pas de cheval, qu'il en prenne un des miens. Je lui donne rendez-vous dans la cour des Tuileries.

 

– Sa division y est déjà.

 

– Raison de plus.

 

Alors, regardant autour de lui, Bonaparte vit Beurnonville et Moreau qui l'attendaient ; leurs chevaux étaient tenus par des domestiques. Il les salua du geste, mais déjà bien plus en maître qu'en camarade.

 

Puis, apercevant le général Debel sans uniforme, il descendit deux marches et alla à lui.

 

– Pourquoi en bourgeois ? demanda-t-il.

 

– Mon général, je n'étais aucunement prévenu ; je passais par hasard dans la rue, et, voyant un attroupement devant votre hôtel, je suis entré, craignant que vous ne courussiez quelque danger.

 

– Allez vite mettre votre uniforme.

 

– Bon ! je demeure à l'autre bout de Paris : ce serait trop long.

 

Et cependant, il fit un pas pour se retirer.

 

– Qu'allez-vous faire ?

 

– Soyez tranquille, général.

 

Debel avait avisé un artilleur à cheval : l'homme était à peu près de sa taille.

 

– Mon ami, lui dit-il, je suis le général Debel ; par ordre du général Bonaparte, donne-moi ton habit et ton cheval : je te dispense de tout service aujourd'hui. Voilà un louis pour boire à la santé du général en chef. Demain, tu reviendras prendre le tout chez moi ; uniforme et cheval. Je demeure rue du Cherche-Midi, N° 11.

 

– Et il ne m'arrivera rien ?

 

– Si fait, tu seras nommé brigadier.

 

– Bon ! fit l’artilleur.

 

Et il remit son habit et son cheval au général Debel.

 

Pendant ce temps, Bonaparte avait entendu causer au-dessus de lui ; il avait levé la tête et avait vu Joseph et Bernadotte à sa fenêtre.

 

– Une dernière fois, général, dit-il à Bernadotte, voulez-vous venir avec moi ?

 

– Non, lui répondit fermement celui-ci.

 

Puis, à voix basse :

 

– Vous m'avez dit tout à l'heure de prendre garde ? dit Bernadotte.

 

– Oui.

 

– Eh bien, je vous le dis à mon tour, prenez garde.

 

– À quoi ?

 

– Vous allez aux Tuileries ?

 

– Sans doute.

 

– Les Tuileries sont bien près de la place de la Révolution.

 

– Bah ! dit Bonaparte, la guillotine a été transférée à la barrière du Trône.

 

– Qu'importe ! c'est toujours le brasseur Santerre qui commande au faubourg Saint-Antoine, et Santerre est farci de Moulin.

 

– Santerre est prévenu qu'au premier mouvement qu'il tente, je le fais fusiller. Venez-vous ?

 

– Non.

 

– Comme vous voudrez. Vous séparez votre fortune de la mienne ; mais je ne sépare pas la mienne de la vôtre.

 

Puis, s'adressant à son piqueur :

 

– Mon cheval, dit-il

 

On lui amena son cheval.

 

Mais, voyant un simple artilleur près de lui :

 

– Que fais-tu là, au milieu des grosses épaulettes ? dit-il.

 

L'artilleur se mit à rire.

 

– Vous ne me reconnaissez pas, général ? dit-il.

 

– Ah ! par ma foi, c'est vous, Debel ! Et à qui avez-vous pris ce cheval et cet uniforme ?

 

– À cet artilleur que vous voyez là, à pied et en bras de chemise. Il vous en coûtera un brevet de brigadier.

 

– Vous vous trompez, Debel, dit Bonaparte, il m'en coûtera deux : un de brigadier et un de général de division. En marche, messieurs ! nous allons aux Tuileries.

 

Et, courbé sur son cheval, comme c'était son habitude, sa main gauche tenant les rênes lâches, son poignet droit appuyé sur sa cuisse, la tête inclinée, le front rêveur, le regard perdu, il fit les premiers pas sur cette pente glorieuse et fatale à la fois, qui devait le conduire au trône… et à Sainte-Hélène.

XXIV – LE 18 BRUMAIRE

 

En débouchant dans la rue de la Victoire, Bonaparte trouva les dragons de Sébastiani rangés en bataille.

 

Il voulut les haranguer ; mais ceux-ci, l'interrompant aux premiers mots :

 

– Nous n'avons pas besoin d'explications, crièrent-ils ; nous savons que vous ne voulez que le bien de la République. Vive Bonaparte !

 

Et le cortège suivit, aux cris de « Vive Bonaparte ! », les rues qui conduisaient de la rue de la Victoire aux Tuileries.

 

Le général Lefebvre, selon sa promesse, attendait à la porte du palais.

 

Bonaparte, à son arrivée aux Tuileries, fut salué des mêmes vivats qui l'avaient accompagné jusque-là.

 

Alors, il releva le front et secoua la tête. Peut-être n'était-ce point assez pour lui que ce cri de « Vive Bonaparte ! » et rêvait-il déjà celui de « Vive Napoléon ! »

 

Il s'avança sur le front de la troupe, et, entouré d'un immense état-major, il lut le décret des Cinq-Cents qui transférait les séances du corps législatif à Saint-Cloud et lui donnait le commandement de la force armée.

 

Puis, de mémoire, ou en improvisant – Bonaparte ne mettait personne dans cette sorte de secret –, au lieu de la proclamation qu'il avait dictée l'avant-veille à Bourrienne, il prononça celle-ci :

« Soldats,

 

« Le conseil extraordinaire des Anciens m'a remis le commandement de la ville et de l'armée.

 

« Je l'ai accepté pour seconder les mesures qu'il va prendre et qui sont tout entières en faveur du peuple.

 

« La République est mal gouvernée depuis deux ans ; vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux ; vous l'avez célébré avec une union qui m'impose des obligations que je remplis. Vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l'énergie, la fermeté, la confiance que j'ai toujours vues en vous.

 

« La liberté, la victoire, la paix, replaceront la République française au rang qu'elle occupait en Europe, et que l’ineptie et la trahison ont pu, seules, lui faire perdre. »

 

Les soldats applaudirent avec frénésie ; c'était une déclaration de guerre au Directoire, et des soldats applaudissent toujours à une déclaration de guerre.

 

Le général mit pied à terre, au milieu des cris et des bravos.

 

Il entra aux Tuileries.

 

C'était la seconde fois qu'il franchissait le seuil du palais des Valois, dont les voûtes avaient si mal abrité la couronne et la tête du dernier Bourbon qui y avait régné.

 

À ses côtés marchait le citoyen Roederer.

 

En le reconnaissant, Bonaparte tressaillit.

– Ah ! dit-il, citoyen Roederer, vous étiez ici dans la matinée du 10 août ?

 

– Oui, général, répondit le futur comte de l’Empire.

 

– C'est vous qui avez donné à Louis XVI le conseil de se rendre à l'Assemblée nationale ?

 

– Oui.

 

– Mauvais conseil, citoyen Roederer ! je ne l’eusse pas suivi.

 

– Selon que l'on connaît les hommes on les conseille. Je ne donnerai pas au général Bonaparte le conseil que j'ai donné au roi Louis XVI. Quand un roi a, dans son passé, la fuite à Varennes et le 20 juin, il est difficile à sauver !

 

Au moment où Roederer prononçait ces paroles, on était arrivé devant une fenêtre qui donnait sur le jardin des Tuileries.

 

Bonaparte s'arrêta, et, saisissant Roederer par le bras :

 

– Le 20 juin, dit-il, j'étais là (et il montrait du doigt la terrasse du bord de l’eau), derrière le troisième tilleul ; je pouvais voir, à travers la fenêtre ouverte, le pauvre roi avec le bonnet rouge sur la tête ; il faisait une piteuse figure, j'en eus pitié.

 

– Et que fîtes-vous ?

 

– Oh ! je ne fis rien, je ne pouvais rien faire : j'étais lieutenant d'artillerie ; seulement j'eus envie d'entrer, comme les autres, et de dire tout bas : « Sire ! Donnez-moi quatre pièces d'artillerie, et je me charge de vous balayer toute cette canaille ! »

 

Que serait-il arrivé si le lieutenant Bonaparte eût cédé à son envie, et, bien accueilli par Louis XVI, eût, en effet, balayé cette canaille, c'est-à-dire le peuple de Paris ? En mitraillant, le 20 juin, au profit du roi, n'eût-il plus eu à mitrailler, le 13 vendémiaire, au profit de la Convention ?…

 

Pendant que l'ex-procureur-syndic, demeuré rêveur, esquissait peut-être déjà, dans sa pensée, les premières pages de son Histoire du Consulat, Bonaparte se présentait à la barre du conseil des Anciens, suivi de son état-major, suivi lui-même de tous ceux qui avaient voulu le suivre.

 

Quand le tumulte causé par l’arrivée de cette foule fut apaisé, le président donna lecture au général du décret qui l’investissait du pouvoir militaire. Puis, en l’invitant à prêter serment :

 

– Celui qui ne promit jamais en vain des victoires à la patrie, ajouta le président, ne peut qu'exécuter religieusement sa nouvelle promesse de la servir et de lui rester fidèle.

 

Bonaparte étendit la main et dit solennellement :

 

– Je le jure !

 

Tous les généraux répétèrent après lui, chacun pour soi :

 

– Je le jure !

 

Le dernier achevait à peine, quand Bonaparte reconnut le secrétaire de Barras, ce même Bollot, dont le directeur avait parlé le matin à ses deux collègues.

 

Il était purement et simplement venu là pour pouvoir rendre compte à son patron de ce qui se passait ; Bonaparte le crut chargé de quelque mission secrète de la part de Barras.

 

Il résolut de lui épargner le premier pas, et, marchant droit au jeune homme :

 

– Vous venez de la part des directeurs ? dit-il.

 

Puis, sans lui donner le temps de répondre :

 

– Qu'ont-ils fait, continua-t-il, de cette France que j'avais laissée si brillante ? J'avais laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre ; j'avais laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers ; j'avais laissé les millions de l’Italie, j'ai retrouvé la spoliation et la misère ! Que sont devenus cent mille Français que je connaissais tous par leur nom ? Ils sont morts !

 

Ce n'était point précisément au secrétaire de Barras que ces choses devaient être dites ; mais Bonaparte voulait les dire, avait besoin de les dire ; peu lui importait à qui il les disait.

 

Peut-être même, à son point de vue, valait-il mieux qu'il les dît à quelqu'un qui ne pouvait lui répondre.

 

En ce moment, Sieyès se leva.

 

– Citoyens, dit-il, les directeurs Moulin et Gohier demandent à être introduits.

 

– Ils ne sont plus directeurs, dit Bonaparte, puisqu'il n'y a plus de Directoire.

 

– Mais, objecta Sieyès, ils n'ont pas encore donné leur démission.

 

– Qu'ils entrent donc et qu'ils la donnent, répliqua Bonaparte.

 

Moulin et Gohier entrèrent.

 

Ils étaient pâles mais calmes ; ils savaient qu'ils venaient chercher la lutte, et que, derrière leur résistance, il y avait peut-être Sinnamari. Les déportés qu'ils avaient faits au 18 fructidor leur en montraient le chemin.

 

– Je vois avec satisfaction, se hâta de dire Bonaparte, que vous vous rendez à nos vœux et à ceux de vos deux collègues.

 

Gohier fit un pas en avant, et, d'une voix ferme :

 

– Nous nous rendons, non pas à vos vœux ni à ceux de nos deux collègues, qui ne sont plus nos collègues, puisqu'ils ont donné leur démission, mais aux vœux de la loi : elle veut que le décret qui transfère à Saint-Cloud le siège du corps législatif soit proclamé sans délai ; nous venons remplir le devoir que nous impose la loi, bien déterminés à la défendre contre les factieux, quels qu’ils soient, qui tenteraient à l’attaquer.

 

– Votre zèle ne nous étonne point, reprit froidement Bonaparte, et c'est parce que vous êtes connu pour un homme aimant votre pays que vous allez vous réunir à nous.

 

– Nous réunir à vous ! et pour quoi faire ?

 

– Pour sauver la République.

 

– Sauver la République !.. il fut un temps, général, où vous aviez l’honneur d'en être le soutien ; mais, aujourd'hui, c'est à nous qu'est réservée la gloire de la sauver.

 

– La sauver ! fit Bonaparte, et avec quoi ? avec les moyens que vous donne votre Constitution ? Voyez donc ! elle croule de toute part, et, quand même je ne la pousserais pas du doigt à cette heure, elle n'aurait pas huit jours à vivre.

 

– Ah ! s'écria Moulin, vous avouez enfin vos projets hostiles !

 

– Mes projets ne sont pas hostiles ! s’écria Bonaparte en frappant le parquet du talon de sa botte ; la République est en péril, il faut la sauver, je le veux !

 

– Vous le voulez dit Gohier, mais il me semble que c'est au Directoire, et non à vous, de dire : « Je le veux ! »

 

– Il n'y a plus de Directoire !

 

– En effet, on m'a dit qu'un instant avant notre entrée, vous aviez annoncé cela.

 

– Il n'y a plus de Directoire du moment où Sieyès et Roger-Ducos ont donné leur démission.

 

– Vous vous trompez : il y a un Directoire tant qu'il reste trois directeurs, et ni Moulin, ni moi, ni Barras, ne vous avons donné la nôtre.

 

En ce moment, on glissa un papier dans la main de Bonaparte en disant :

 

– Lisez !

Bonaparte lut.

 

– Vous vous trompez vous-même, reprit-il : Barras a donné sa démission, car la voici. La loi veut que vous soyez trois pour exister : vous n'êtes que deux ! et qui résiste à la loi, vous l’avez dit tout à l'heure, est un rebelle.

 

Puis, donnant le papier au président :

 

– Réunissez, dit-il, la démission du citoyen Barras à celle des citoyens Sieyès et Ducos, et proclamez la déchéance du Directoire. Moi, je vais l’annoncer à mes soldats.

 

Moulin et Gohier restèrent anéantis ; cette démission de Barras détruisait tous leurs projets.

 

Bonaparte n'avait plus rien à faire au conseil des Anciens, et il lui restait encore beaucoup de choses à faire dans la cour des Tuileries.

 

Il descendit, suivi de ceux qui l'avaient accompagné pour monter.

 

À peine les soldats le virent-ils reparaître, que les cris de « Vive Bonaparte ! » retentirent plus bruyants et plus pressés qu'à son arrivée.

 

Il sauta sur son cheval et fit signe qu'il voulait parler.

 

Dix mille voix qui éclataient en cris se turent à la fois, et le silence se fit comme par enchantement.

 

– Soldats ! dit Bonaparte d'une voix si puissante, que tout le monde l’entendit, vos compagnons d'armes, qui sont aux frontières, sont dénués des choses les plus nécessaires ; le peuple est malheureux. Les auteurs de tant de maux sont les factieux contre lesquels je vous rassemble aujourd'hui. J'espère sous peu vous conduire à la victoire ; mais, auparavant, il faut réduire à l'impuissance de nuire tous ceux qui voudraient s'opposer au bon ordre public et à la prospérité générale !

 

Soit lassitude du gouvernement dictatorial, soit fascination exercée par l'homme magique qui en appelait à la victoire, si longtemps oubliée en son absence, des cris d'enthousiasme s'élevèrent, et, comme une traînée de poudre enflammée, se communiquèrent des Tuileries au Carrousel, du Carrousel aux rues adjacentes.

 

Bonaparte profita de ce mouvement, et, se tournant vers Moreau :

 

– Général, lui dit-il, je vais vous donner une preuve de l’immense confiance que j'ai en vous. Bernadotte, que j'ai laissé chez moi, et qui refuse de nous suivre, a eu l’audace de me dire que, s'il recevait un ordre du Directoire, il l'exécuterait, quels que fussent les perturbateurs. Général, je vous confie la garde du Luxembourg ; la tranquillité de Paris et le salut de la République sont entre vos mains.

 

Et, sans attendre la réponse de Moreau, il mit son cheval au galop et se porta sur le point opposé de la ligne.

 

Moreau, par ambition militaire, avait consenti à jouer un rôle dans ce grand drame : il était forcé d'accepter celui que lui distribuait l’auteur.

 

Gohier et Moulin, en revenant au Luxembourg, ne trouvèrent rien de changé en apparence ; toutes les sentinelles étaient à leurs postes. Ils se retirèrent dans un des salons de la présidence afin de se consulter.

Mais à peine venaient-ils d'entrer en conférence, que le général Jubé, commandant du Luxembourg, recevait l'ordre de rejoindre Bonaparte aux Tuileries avec la garde directoriale, et que Moreau prenait sa place avec des soldats encore électrisés par le discours de Bonaparte.

 

Cependant, les deux directeurs rédigeaient un message au conseil des Cinq-Cents, message où ils protestaient énergi­quement contre ce qui venait de se faire. Quand il fut terminé, Gohier le remit à son secrétaire, et Moulin, tombant d'inanition, passa chez lui pour prendre quelque nourriture.

 

Il était près de quatre heures de l’après-midi.

 

Un instant après, le secrétaire de Gohier rentra tout agité.

 

– Eh bien ! lui demanda Gohier, vous n'êtes pas encore parti ?

 

– Citoyen président, répondit le jeune homme, nous sommes prisonniers au palais !

 

– Comment ! prisonniers ?

 

– La garde est changée, et ce n'est plus le général Jubé qui la commande.

 

– Qui le remplace donc ?

 

– J'ai cru entendre que c'était le général Moreau.

 

– Moreau ? impossible !… et Barras, le lâche ! où est-il ?

 

– Parti pour sa terre de Grosbois.

– Ah ! il faut que je voie Moulin ! s'écria Gohier en s'élançant vers la porte.

 

Mais, à l'entrée du corridor, il trouva une sentinelle qui lui barra le passage.

 

Gohier voulut insister.

 

– On ne passe pas ! dit la sentinelle.

 

– Comment ! on ne passe pas ?

 

– Non.

 

– Mais je suis le président Gohier.

 

– On ne passe pas ! c'est la consigne.

 

Gohier vit que cette consigne, il ne parviendrait point à la faire lever. L'emploi de la force était impossible. Il rentra chez lui.

 

Pendant ce temps, le général Moreau se présentait chez Moulin : il venait pour se justifier.

 

Mais, sans vouloir l’entendre, l'ex-directeur lui tourna le dos ; et, comme Moreau insistait :

 

– Général, lui dit-il, passez dans l’antichambre : c'est la place des geôliers.

 

Moreau courba la tête et comprit seulement alors dans quel piège, fatal à sa renommée, il venait de tomber.

 

À cinq heures, Bonaparte reprenait le chemin de la rue de la Victoire ; tout ce qu'il y avait de généraux et d'officiers supérieurs à Paris l'accompagnaient.

 

Les plus aveugles, ceux qui n'avaient pas compris le 13 vendémiaire, ceux qui n'avaient pas compris le retour d'Égypte, venaient de voir rayonner au-dessus des Tuileries l'astre flamboyant de son avenir ; et, chacun ne pouvant être planète, c'était à qui se ferait satellite !

 

Les cris de « Vive Bonaparte ! » qui venaient du bas de la rue du Mont-Blanc, et montaient comme une marée sonore vers la rue de la Victoire, annoncèrent à Joséphine le retour de son époux.

 

L'impressionnable créole l’attendait avec anxiété ; elle s'élança au-devant de lui, tellement émue qu'elle ne pouvait prononcer une seule parole.

 

– Voyons, voyons, lui dit Bonaparte redevenant le bonhomme qu'il était dans son intérieur, tranquillise-toi ; tout ce que l'on a pu faire aujourd'hui est fait.

 

– Et tout est-il fait, mon ami ?

 

– Oh ! non, répondit Bonaparte.

 

– Ainsi, ce sera à recommencer demain ?

 

– Oui ; mais demain, ce n'est qu'une formalité.

 

La formalité fut un peu rude ; mais chacun sait le résultat des événements de Saint-Cloud : nous nous dispenserons donc de les raconter, nous reportant tout de suite au résultat, pressé que nous sommes de revenir au véritable sujet de notre drame, dont la grande figure historique, que nous y avons introduite, nous a un instant écarté.

 

Un dernier mot.

 

Le 20 brumaire, à une heure du matin, Bonaparte était nommé premier consul pour dix ans, et se faisait adjoindre Cambacérès et Lebrun, à titre de seconds consuls, bien résolu toutefois à concentrer dans sa personne, non seulement les fonctions de ses deux collègues, mais encore celles des ministres.

 

Le 20 brumaire au soir, il couchait au Luxembourg, dans le lit du citoyen Gohier, mis en liberté dans la journée ; ainsi que son collègue Moulin.

 

Roland fut nommé gouverneur du château du Luxembourg.

XXV – UNE COMMUNICATION IMPORTANTE

 

Quelque temps après cette révolution militaire, qui avait eu un immense retentissement dans toute l’Europe, dont elle devait un instant bouleverser la face comme la tempête bouleverse la face de l'Océan ; quelque temps après, disons-nous, dans la matinée du 30 nivôse, autrement et plus clairement dit pour nos lecteurs, du 20 janvier 1800, Roland, en décachetant la volumineuse correspondance que lui valait sa charge nouvelle, trouva, au milieu de cinquante autres demandes d'audience, une lettre ainsi conçue :

 

« Monsieur le gouverneur,

 

« Je connais votre loyauté, et vous allez voir si j'en fais cas.

 

« J'ai besoin de causer avec vous pendant cinq minutes ; pendant ces cinq minutes, je resterai masqué.

 

« J'ai une demande à vous faire.

 

« Cette demande, vous me l'accorderez ou me la refuserez ; dans l'un et l’autre cas, n'essayant de pénétrer dans le palais du Luxembourg que pour l’intérêt du premier consul Bonaparte et de la cause royaliste, à laquelle j'appartiens, je vous demande votre parole d'honneur de me laisser sortir librement comme vous m'aurez laissé entrer.

 

« Si demain, à sept heures du soir, je vois une lumière isolée à la fenêtre située au-dessous de l'horloge, c'est que le colonel Roland de Montrevel m'aura engagé sa parole d'honneur, et je me présenterai hardiment à la petite porte de l'aile gauche du palais, donnant sur le jardin.

 

« Afin que vous sachiez d'avance à qui vous engagez ou refusez votre parole, je signe d'un nom qui vous est connu, ce nom ayant déjà, dans une circonstance que vous n'avez probablement pas oubliée, été prononcé devant vous

 

« MORGAN,

 

« Chef des compagnons de Jéhu. »

 

Roland relut deux fois la lettre, resta un instant pensif ; puis, tout à coup, il se leva, et, passant dans le cabinet du premier consul, il lui tendit silencieusement la lettre.

 

Celui-ci la lut sans que son visage trahît la moindre émotion, ni même le moindre étonnement, et, avec un laconisme tout lacédémonien :

 

– Il faut mettre la lumière, dit-il.

 

Et il rendit la lettre à Roland.

 

Le lendemain, à sept heures du soir, la lumière brillait à la fenêtre, et, à sept heures cinq minutes, Roland, en personne, attendait à la petite porte du jardin.

 

Il y était à peine depuis quelques instants, que trois coups furent frappés à la manière des francs-maçons, c'est-à-dire deux et un.

 

La porte s'ouvrit aussitôt : un homme enveloppé d'un manteau se dessina en vigueur sur l’atmosphère grisâtre de cette nuit d'hiver ; quant à Roland, il était absolument caché dans l’ombre.

 

Ne voyant personne, l’homme au manteau demeura une seconde immobile.

 

– Entrez, dit Roland.

 

– Ah ! c'est vous, colonel.

 

– Comment savez-vous que c'est moi ? demanda Roland.

 

– Je reconnais votre voix.

 

– Ma voix ! mais, pendant les quelques secondes où nous nous sommes trouvés dans la même chambre, à Avignon, je n'ai point prononcé une seule parole.

 

– En ce cas, j'aurai entendu votre voix ailleurs.

 

Roland chercha où le chef des compagnons de Jéhu avait pu entendre sa voix.

 

Mais celui-ci, gaiement :

 

– Est-ce une raison, colonel, parce que je connais votre voix, pour que nous restions à cette porte ?

 

– Non pas, dit Roland ; prenez-moi par le pan de mon habit, et suivez-moi ; j'ai défendu à dessein qu'on éclairât l'escalier et le corridor qui conduisent à ma chambre.

 

– Je vous sais gré de l'intention ; mais, avec votre parole, je traverserais le palais d'un bout à l’autre, fût-il éclairé a giorno, comme disent les Italiens.

 

– Vous l’avez, ma parole, répondit Roland ; ainsi, montez hardiment.

 

Morgan n'avait pas besoin d'être encouragé, il suivit hardiment son guide.

 

Au haut de l'escalier, celui-ci prit un corridor aussi sombre que l'escalier lui-même, fit une vingtaine de pas, ouvrit une porte et se trouva dans sa chambre.

 

Morgan l'y suivit.

 

La chambre était éclairée, mais par deux bougies seulement.

 

Une fois entré, Morgan rejeta son manteau et déposa ses pistolets sur une table.

 

– Que faites-vous ? demanda Roland.

 

– Ma foi, avec votre permission, dit gaiement son interlocuteur, je me mets à mon aise.

 

– Mais ces pistolets dont vous vous dépouillez… ?

 

– Ah çà ! croyez-vous que ce soit pour vous que je les ai pris ?

 

– Pour qui donc ?

 

– Mais pour dame Police ; vous entendez bien que je ne suis pas disposé à me laisser prendre par le citoyen Fouché, sans brûler quelque peu la moustache au premier de ses sbires qui mettra la main sur moi.

 

– Alors, une fois ici, vous avez la conviction de n'avoir plus rien à craindre ?

 

– Parbleu ! dit le jeune homme, puisque j'ai votre parole.

 

– Alors, pourquoi n'ôtez-vous pas votre masque ?

 

– Parce que ma figure n'est que moitié à moi ; l’autre moitié est à mes compagnons. Qui sait si un seul de nous, reconnu, n'entraîne pas les autres à la guillotine ? car vous pensez bien, colonel, que je ne me dissimule pas que c'est là le jeu que nous jouons.

 

– Alors, pourquoi le jouez-vous ?

 

– Ah ! que voilà une bonne question ! Pourquoi allez-vous sur le champ de bataille ; où une balle peut vous trouer la poitrine ou un boulet vous emporter la tête ?

 

– C'est bien différent, permettez-moi de vous le dire : sur un champ de bataille, je risque une mort honorable.

 

– Ah çà ! vous figurez-vous que, le jour où j'aurai eu le cou tranché par le triangle révolutionnaire, je me croirai déshonoré ? Pas le moins du monde : j'ai la prétention d'être un soldat comme vous ; seulement, tous ne peuvent pas servir leur cause de la même façon : chaque religion a ses héros et ses martyrs ; bienheureux dans ce monde les héros, mais bienheureux dans l'autre les martyrs !

 

Le jeune homme avait prononcé ces paroles avec une conviction qui n'avait pas laissé que d'émouvoir ou plutôt d'étonner Roland.

 

– Mais, continua Morgan, abandonnant bien vite l'exaltation, et revenant à la gaieté qui paraissait le trait distinctif de son caractère, je ne suis pas venu pour faire de la philosophie politique ; je suis venu pour vous prier de me faire parler au premier consul.

 

– Comment ! au premier consul ? s'écria Roland.

 

– Sans doute ; relisez ma lettre : je vous dis que j'ai une demande à vous faire ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, cette demande, c'est de me faire parler au général Bonaparte.

 

– Permettez, comme je ne m'attendais point à cette demande…

 

– Elle vous étonne : elle vous inquiète même. Mon cher colonel, vous pourrez, si vous ne vous en rapportez pas à ma parole, me fouiller des pieds à la tête, et vous verrez que je n'ai d'autres armes que ces pistolets, que je n'ai même plus, puisque les voilà sur votre table. Il y a mieux : prenez-en un de chaque main, placez-vous entre le premier consul et moi, et brûlez-moi la cervelle au premier mouvement suspect que je ferai. La Condition vous va-t-elle ?

 

– Mais si je dérange le premier consul pour qu'il écoute la communication que vous avez à lui faire, vous m'assurez que cette communication en vaut la peine ?

 

– Oh ! quant à cela, je vous en réponds !

 

Puis, avec son joyeux accent :

 

– Je suis pour le moment, ajouta-t-il, l'ambassadeur d'une tête couronnée, ou plutôt découronnée, ce qui ne la rend pas moins respectable pour les nobles cœurs ; d'ailleurs, je prendrai peu de temps à votre général, monsieur Roland, et, du moment où la conversation traînera en longueur, il pourra me congédier ; je ne me le ferai pas redire à deux fois, soyez tranquille.

 

Roland demeura un instant pensif et silencieux.

 

– Et c'est au premier consul seul que vous pouvez faire cette communication ?

 

– Au premier consul seul, puisque, seul, le premier consul peut me répondre.

 

– C'est bien, attendez-moi, je vais prendre ses ordres.

 

Roland fit un pas vers la chambre de son général ; mais il s'arrêta, jetant un regard d'inquiétude vers une foule de papiers amoncelés sur sa table.

 

Morgan surprit ce regard.

 

– Ah ! bon ! dit-il, vous avez peur qu'en votre absence je ne lise ces paperasses ? Si vous saviez comme je déteste lire ! c'est au point que ma condamnation à mort serait sur cette table, que je ne me donnerais pas la peine de la lire ; je dirais : C'est l'affaire du greffier, à chacun sa besogne. Monsieur Roland, j'ai froid aux pieds, je vais en votre absence me les chauffer, assis dans votre fauteuil ; vous m'y retrouverez à votre retour, et je n'en aurai pas bougé.

 

– C'est bien, monsieur, dit Roland.

 

Et il entra chez le premier consul.

 

Bonaparte causait avec le général Hédouville, commandant en chef des troupes de la Vendée.

 

En entendant la porte s'ouvrir, il se retourna avec impatience.

 

– J'avais dit à Bourrienne que je n'y étais pour personne.

 

– C'est ce qu'il m'a appris en passant, mon général ; mais je lui ai répondu que je n'étais pas quelqu'un.

 

– Tu as raison. Que me veux-tu ? dis vite.

 

– Il est chez moi.

 

– Qui cela ?

 

– L'homme d'Avignon.

 

– Ah ! ah ! et que demande-t-il ?

 

– Il demande à vous voir.

 

– À me voir, moi ?

 

– Oui ; vous, général ; cela vous étonne ?

 

– Non ; mais que peut-il avoir à me dire.

 

– Il a obstinément refusé de m'en instruire ; mais j'oserais affirmer que ce n'est ni un importun ni un fou.

 

– Non ; mais c'est peut-être un assassin.

 

Roland secoua la tête.

 

– En effet, du moment où c'est toi qui l'introduis…

 

– D'ailleurs, il ne se refuse pas à ce que j'assiste à la conférence : je serai entre vous et lui.

 

Bonaparte réfléchit un instant.

 

– Fais-le entrer, dit-il.

 

– Vous savez, mon général, qu'excepté moi…

 

– Oui ; le général Hédouville aura la complaisance d'attendre une seconde ; notre conversation n'est point de celles que l'on épuise en une séance. Va, Roland.

 

Roland sortit, traversa le cabinet de Bourrienne, rentra dans sa chambre, et retrouva Morgan, qui se chauffait les pieds comme il avait dit.

 

– Venez ! le premier consul vous attend, dit le jeune homme.

 

Morgan se leva et suivit Roland.

 

Lorsqu'ils rentrèrent dans le cabinet de Bonaparte, celui-ci était seul.

 

Il jeta un coup d'œil rapide sur le chef des compagnons de Jéhu, et ne fit point de doute que ce ne fût le même homme qu'il avait vu à Avignon.

 

Morgan s'était arrêté à quelques pas de la porte, et, de son côté, regardait curieusement Bonaparte, et s'affermissait dans la conviction que c'était bien lui qu'il avait entrevu à la table d'hôte le jour où il avait tenté cette périlleuse restitution des deux cents louis volés par mégarde à Jean Picot.

 

– Approchez, dit le premier consul.

 

Morgan s'inclina et fit trois pas en avant.

 

Bonaparte répondit à son salut par un léger signe de tête.

 

– Vous avez dit à mon aide de camp, le colonel Roland, que vous aviez une communication à me faire.

 

– Oui, citoyen premier consul.

 

– Cette communication exige-t-elle le tête-à-tête ?

 

– Non, citoyen premier consul, quoiqu'elle soit d'une telle importance…

 

– Que vous aimeriez mieux que je fusse seul..

 

– Sans doute, mais la prudence…

 

– Ce qu'il y a de plus prudent en France, citoyen Morgan, c'est le courage.

 

– Ma présence chez vous, général, est une preuve que je suis parfaitement de votre avis.

 

Bonaparte se retourna vers le jeune colonel.

 

– Laisse-nous seuls, Roland, dit-il.

 

– Mais, mon général !… insista celui-ci.

 

Bonaparte s'approcha de lui ; puis, tout bas :

 

– Je vois ce que c'est, reprit-il : tu es curieux de savoir ce que ce mystérieux chevalier de grand chemin peut avoir à me dire, sois tranquille, tu le sauras…

 

– Ce n'est pas cela ; mais, si, comme vous le disiez tout à l'heure, cet homme était un assassin ?

 

– Ne m'as-tu pas répondu que non ? Allons, ne fais pas l’enfant, laisse-nous.

 

Roland sortit.

 

– Nous voilà seuls, monsieur dit le premier consul ; parlez !

 

Morgan, sans répondre, tira une lettre de sa poche et la présenta au général.

 

Le général l'examina : elle était à son adresse et fermée d'un cachet aux trois fleurs de lis de France.

 

– Oh ! oh ! dit-il, qu'est-ce que cela, monsieur ?

 

– Lisez, citoyen premier consul.

 

Bonaparte ouvrit la lettre et alla droit à la signature.

 

– « Louis » dit-il.

 

– Louis, répéta Morgan.

 

– Quel Louis ?

 

– Mais Louis de Bourbon, je présume.

 

– M. le comte de Provence, le frère de Louis XVI ?

 

– Et, par conséquent, Louis XVIII depuis que son neveu le Dauphin est mort.

 

Bonaparte regarda de nouveau l'inconnu ; car il était évident que ce nom de Morgan, qu'il s'était donné, n'était qu'un pseudonyme destiné à cacher son véritable nom.

 

Après quoi, reportant son regard sur la lettre, il lut :

 

« 3 janvier 1800,

 

« Quelle que soit leur conduite apparente, monsieur, des hommes tels que vous n'inspirent jamais d'inquiétude ; vous avez accepté une place éminente, je vous en sais gré : mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation : Sauvez la France de ses propres fureurs, et vous aurez rempli le vœu de mon cœur ; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Si vous doutez que je sois susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français ; clément par caractère, je le serai encore par raison. Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d’Arcole, le conquérant de l’Italie et de l’Égypte ne peut préférer à la gloire une vaine célébrité. Ne perdez pas un temps précieux : nous pouvons assurer la gloire de la France, je dis nous parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela et qu'il ne le pourrait sans moi. Général, l'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre le bonheur à mon peuple.

 

« LOUIS. »

 

Bonaparte se retourna vers le jeune homme, qui attendait debout, immobile et muet comme une statue.

 

– Connaissez-vous le contenu de cette lettre ? demanda-t-il.

 

Le jeune homme s'inclina.

 

– Oui, citoyen premier consul.

 

– Elle était cachetée, cependant.

 

– Elle a été envoyée sous cachet volant à celui qui me l'a remise, et, avant même de me la confier, il me l'a fait lire afin que j'en connusse bien toute l'importance.

 

– Et peut-on savoir le nom de celui qui vous l'a confiée ?

 

– Georges Cadoudal.

 

Bonaparte, tressaillit légèrement.

 

– Vous connaissez Georges Cadoudal ? demanda-t-il.

 

– C'est mon ami.

 

– Et pourquoi vous l'a-t-il confiée, à vous, plutôt qu'à un autre ?

 

– Parce qu'il savait qu'en me disant que cette lettre devait vous être remise en main propre, elle serait remise comme il le désirait.

 

– En effet, monsieur, vous avez tenu votre promesse.

 

– Pas encore tout à fait, citoyen premier consul.

 

– Comment cela ? ne me l'avez-vous pas remise ?

 

– Oui ; mais j'ai promis, de rapporter une réponse.

 

– Et si je vous dis que je ne veux pas en faire ?

 

– Vous aurez répondu, pas précisément comme j'eusse désiré que vous le fissiez ; mais ce sera toujours une réponse.

 

Bonaparte demeura quelques instants pensif. Puis, sortant de sa rêverie par un mouvement d'épaules :

 

– Ils sont fous ! dit-il.

 

– Qui cela, citoyen ? demanda Morgan.

 

– Ceux qui m'écrivent de pareilles lettres ; fous, archifous ! Croient-ils donc que je suis de ceux qui prennent leurs exemples dans le passé, qui se modèlent sur d'autres hommes ? Recommencer Monk ! à quoi bon ? Pour faire un Charles II ! Ce n'est, ma foi, pas la peine. Quand on a derrière soi Toulon, le 13 vendémiaire, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, les Pyramides, on est un autre homme que Monk, et l'on a le droit d'aspirer à autre chose qu'au duché d'Albemarle et au commandement des armées de terre et de mer de Sa Majesté Louis XVIII.

 

– Aussi, vous dit-on de faire vos conditions, citoyen premier consul.

 

Bonaparte tressaillit au son de cette voix comme s'il eût oublié que quelqu'un était là.

 

– Sans compter, reprit-il, que c'est une famille perdue, un rameau mort d'un tronc pourri ; les Bourbons se sont tant mariés entre eux, que c'est une race abâtardie, qui a usé sa sève et toute sa vigueur dans Louis XIV. Vous connaissez l'histoire, monsieur ? dit Bonaparte en se tournant vers le jeune homme.

 

– Oui, général, répondit celui-ci ; du moins, comme un ci-devant peut la connaître.

 

– Eh bien, vous avez dû remarquer dans l'histoire, dans celle de France surtout, que chaque race a son point de départ, son point culminant et sa décadence. Voyez les Capétiens directs : partis de Hugues, ils arrivent à leur apogée avec Philippe-Auguste et Louis IX, et tombent avec Philippe V et Charles IV. Voyez les Valois : partis de Philippe VI, ils ont leur point culminant dans François Ier et tombent avec Charles IX et Henri III. Enfin, voyez les Bourbons : partis de Henri IV, ils ont leur point culminant dans Louis XIV et tombent avec Louis XV et Louis XVI ; seulement, ils tombent plus bas que les autres : plus bas dans la débauche avec Louis XV, plus bas dans le malheur avec Louis XVI. Vous me parlez des Stuarts, et vous me montrez l'exemple de Monk. Voulez-vous me dire qui succède à Charles II ? Jacques II ; et à Jacques II ? Guillaume d'Orange, un usurpateur. N'aurait-il pas mieux valu, je vous le demande, que Monk mît tout de suite la couronne sur sa tête ? Eh bien, si j'étais assez fou pour rendre le trône à Louis XVIII, comme Charles II, il n'aurait pas d'enfants, comme Jacques II, son frère Charles X lui succéderait, et, comme Jacques II, il se ferait chasser par quelque Guillaume d'Orange. Oh ! non, Dieu n'a pas mis la destinée d'un beau et grand pays qu'on appelle la France entre mes mains pour que je la rende à ceux qui l'ont jouée et qui l'ont perdue.

 

– Remarquez, général, que je ne vous demandais pas tout cela.