LA
FEMME AU COLLIER DE VELOURS
By
Alexandre
Dumas père
Table des matières
CHAPITRE
II. La famille d'Hoffmann.
CHAPITRE
III. Un amoureux et un fou.
CHAPITRE
IV. Maître Gottlieb Murr.
CHAPITRE
VII. Une barrière de Paris en 1793.
CHAPITRE
IX. «Le jugement de Pâris».
CHAPITRE
XI. La deuxième représentation du «Jugement de Paris».
CHAPITRE
XVII. Un hôtel de la rue Saint-Honoré.
Le 4 décembre 1846,
mon bâtiment étant à l'ancre depuis la veille dans la baie de Tunis, je me
réveillai vers cinq heures du matin avec une de ces impressions de profonde
mélancolie qui font, pour tout un jour, l'œil humide et la poitrine gonflée.
Cette impression
venait d'un rêve.
Je sautai en bas de
mon cadre, je passai un pantalon à pieds, je montai sur le pont, et je regardai
en face et autour de moi.
J'espérais que le
merveilleux passage qui se déroulait sous mes yeux allait distraire mon esprit
de cette préoccupation, d'autant plus obstinée qu'elle avait une cause moins
réelle.
J'avais devant moi,
à une portée de fusil, la jetée qui s'étendait du fort de la Goulette au fort
de l'Arsenal, laissant un étroit passage aux bâtiments qui veulent pénétrer du
golfe dans le lac. Ce lac, aux eaux bleues comme l'azur du ciel qu'elles
réfléchissaient, était tout agité, dans certains endroits, par les battements
d'ailes d'une troupe de cygnes, tandis que, sur des pieux plantés de distance
en distance pour indiquer des bas-fonds, se tenait immobile, pareil à ces
oiseaux qu'on sculpte sur les sépulcres, un cormoran qui, tout à coup, se
laissait tomber à la surface de l'eau avec un poisson au travers du bec,
avalait ce poisson, remontait sur son pieu, et reprenait sa taciturne
immobilité jusqu'à ce qu'un nouveau poisson, passant à sa portée, sollicitât
son appétit, et, l'emportant sur sa paresse, le fit disparaître de nouveau pour
reparaître encore.
Et pendant ce temps,
de cinq minutes en cinq minutes, l'air était rayé par une file de flamants dont
les ailes de pourpre se détachaient sur le blanc mat de leur plumage, et,
formant un dessin carré, semblaient un jeu de cartes composé d'as de carreau
seulement, et volant sur une seule ligne.
À l'horizon était
Certes, il y avait
bien là de quoi distraire l'imagination la plus préoccupée. À la vue de toutes
ces richesses, on eût oublié la veille, le jour et le lendemain. Mais mon
esprit était, à dix ans de là, fixé obstinément sur une seule pensée qu'un rêve
avait clouée dans mon cerveau.
Mon œil devint fixe.
Tout ce splendide panorama s'effaça peu à peu dans la vacuité de mon regard.
Bientôt je ne vis plus rien de ce qui existait. La réalité disparut; puis, au
milieu de ce vide nuageux, comme sous la baguette d'une fée, se dessina un
salon aux lambris blancs, dans l'enfoncement duquel, assise devant un piano où
ses doigts erraient négligemment, se tenait une femme inspirée et pensive à la
fois, une muse et une sainte. Je reconnus cette femme, et je murmurai comme si
elle eût pu m'entendre:
—Je vous salue,
Marie, pleine de grâces, mon esprit est avec vous.
Puis, n'essayant
plus de résister à cet ange aux ailes blanches qui, me ramenant aux jours de ma
jeunesse, et comme une vision charmante, me montrait cette chaste figure de
jeune fille, de jeune femme et de mère, je me laissai emporter au courant de ce
fleuve qu'on appelle la mémoire, et qui remonte le passé au lieu de descendre
vers l'avenir.
Alors je fus pris de
ce sentiment si égoïste, et par conséquent si naturel à l'homme, qui le pousse
à ne point garder sa pensée à lui seul, à doubler l'étendue de ses sensations
en les communiquant, et à verser enfin dans une autre âme la liqueur douce ou
amère qui remplit son âme.
Je pris une plume et
j'écrivis:
«À bord du Véloce,
en vue de
«Madame,
«En ouvrant une
lettre datée de
«Vous avez déjà
couru à la signature, n'est-ce pas, madame, et vous savez à qui vous avez affaire;
de sorte que maintenant vous vous demandez comment, entre ce magnifique lac qui
est le tombeau d'une ville et le pauvre monument qui est le sépulcre d'un roi,
l'auteur des Mousquetaires et de Monte-Cristo a songé à vous écrire, à vous
justement, quand à Paris, à votre porte, il demeure quelquefois un an tout
entier sans aller vous voir.
«D'abord, madame,
«Tant il y a,
madame, pour en revenir à ma pensée, que cette nuit j'ai rêvé, je n'ose pas
dire à vous, mais de vous, oubliant la houle qui balançait un gigantesque
bâtiment à vapeur que le gouvernement me prête, et sur lequel je donne
l'hospitalité à un de vos amis et à un de vos admirateurs, à Boulanger et à mon
fils, sans compter Giraud, Maquet, Chancel et Desbarolles, qui se rangent au
nombre de vos connaissances; tant il y a, disais-je, que je me suis endormi
sans songer à rien, et comme je suis presque dans le pays des Mille et Une
Nuits, un génie m'a visité et m'a fait entrer dans un rêve dont vous avez été
la reine. Le lieu où il m'a conduit, ou plutôt ramené, madame, était bien mieux
qu'un palais, était bien mieux qu'un royaume; c'était cette bonne et excellente
maison de l'Arsenal au temps de sa joie et de son bonheur, quand notre
bien-aimé Charles en faisait les honneurs avec toute la franchise de
l'hospitalité antique, et notre bien respectée Marie avec toute la grâce de
l'hospitalité moderne.
«Ah! croyez bien,
madame, qu'en écrivant ces lignes, je viens de laisser échapper un bon gros
soupir. Ce temps a été un heureux temps pour moi. Votre esprit charmant en
donnait à tout le monde, et quelquefois, j'ose le dire, à moi plus qu'à tout
autre. Vous voyez que c'est un sentiment égoïste qui me rapproche de vous. J'empruntais
quelque chose à votre adorable gaieté, comme le caillou du poète Saadi
empruntait une part du parfum de la rose.
«Vous rappelez-vous
le costume d'archer de Paul? vous rappelez-vous les souliers jaunes de
Francisque Michel? vous rappelez-vous mon fils en débardeur? vous rappelez-vous
cet enfoncement où était le piano et où vous chantiez Lazzara, cette
merveilleuse mélodie, que vous m'avez promise et que, soit dit sans reproches,
vous ne m'avez jamais donnée?
«Oh! puisque je fais
appel à vos souvenirs, allons plus loin encore: vous rappelez-vous Fontaney et
Alfred Johannot, ces deux figures voilées qui restaient toujours tristes au
milieu de nos rires, car il y a dans les hommes qui doivent mourir jeunes un
vague pressentiment du tombeau? Vous rappelez-vous
«Puis, au milieu de
tout cela, votre mère, si simple, si bonne, si douce; votre tante, madame de
Tercy, si spirituelle et si bienveillante; Dauzats, si fantasque, si hâbleur,
si verbeux; Barye, si isolé au milieu du bruit, que sa pensée semble toujours
envoyée par son corps à la recherche d'une des sept merveilles du monde;
Boulanger, aujourd'hui si mélancolique, demain si joyeux, toujours si grand
peintre, toujours si grand poète, toujours si bon ami dans sa gaieté comme dans
sa tristesse; puis enfin cette petite fille se glissant entre les poètes, les
peintres, les musiciens, les grands hommes, les gens d'esprit et les savants,
cette petite fille que je prenais dans le creux de ma main et que je vous
offrais comme une statuette de Barre ou de Pradier? Oh! mon Dieu! qu'est devenu
tout cela, madame?
«Le seigneur a
soufflé sur la clef de voûte, et l'édifice magique s'est écroulé, et ceux qui
le peuplaient se sont enfuis, et tout est désert à cette même place où tout
était vivant, épanoui,
«Fontaney et Alfred
Johannot sont morts, Taylor a renoncé aux voyages, de Vigny s'est fait
invisible, Lamartine est député, Hugo pair de France, et Boulanger, mon fils et
moi sommes à Carthage d'où je vous vois, madame, en poussant ce bon gros soupir
dont je vous parlais tout à l'heure, et malgré le vent qui emporte comme un
nuage la fumée mouvante de notre bâtiment, ne rattrapera jamais ces chers
souvenirs que le temps aux ailes sombres entraîne silencieusement dans la brume
grisâtre du passé.
«Ô printemps,
jeunesse de l'année! ô jeunesse, printemps de la vie!
«Eh bien! voilà le
monde évanoui qu'un rêve m'a rendu, cette nuit, aussi brillant, aussi visible,
mais en même temps, hélas! aussi impalpable que ces atomes qui dansent au
milieu d'un rayon de soleil infiltré dans une chambre sombre par l'ouverture
d'un contrevent entrebâillé.
«Et maintenant,
madame, vous ne vous étonnez plus de cette lettre, n'est-ce pas? Le présent
chavirerait sans cesse s'il n'était maintenu en équilibre par le poids de
l'espérance et le contrepoids des souvenirs, et malheureusement ou heureusement
peut-être, je suis de ceux chez lesquels les souvenirs l'emportent sur les
espérances.
«Maintenant parlons
d'autre chose; car il est permis d'être triste, mais à la condition qu'on
n'embrunira pas les autres de sa tristesse. Que fait mon ami Boniface? Ah!
j'ai, il y a huit ou dix jours, visité une ville qui lui vaudra bien des
pensums quand il trouvera son nom dans le livre de ce méchant usurier qu'on
nomme Salluste. Cette ville, c'est Constantine, la vieille Cirta, merveille
bâtie en haut d'un rocher, sans doute par une race d'animaux fantastiques ayant
des ailes d'aigle et des mains d'homme comme Hérodote et Levaillant, ces deux
grands voyageurs, en ont vu.
«Puis, nous avons
passé un peu à Utique et beaucoup à
«Moi, j'y suis tombé
à l'eau en chassant les flamants et les cygnes, accident qui, dans la Seine,
gelée probablement à cette heure, aurait pu avoir des suites fâcheuses, mais
qui, dans le lac de Caton, n'a eu d'autre inconvénient que de me faire prendre
un bain tout habillé, et cela au grand étonnement d'Alexandre, de Giraud et du
gouverneur de la ville, qui du haut d'une terrasse suivaient notre barque des
yeux, et qui ne pouvaient comprendre un événement qu'ils attribuaient à un acte
de ma fantaisie et qui n'était que la perte de mon centre de gravité.
«Je m'en suis tiré
comme les cormorans dont je vous parlais tout à l'heure, madame; comme eux j'ai
disparu, comme eux je suis revenu sur l'eau! seulement, je n'avais pas, comme eux,
un poisson dans le bec.
«Cinq minutes après
je n'y pensais plus, et j'étais sec comme M. Valéry, tant le soleil a mis de
complaisance à me caresser.
«Oh! je voudrais,
partout où vous êtes, madame, conduire un rayon de ce beau soleil, ne fût-ce
que pour faire éclore sur votre fenêtre une touffe de myosotis.
«Adieu, madame;
pardonnez-moi cette longue lettre; je ne suis pas coutumier de la chose, et,
comme l'enfant qui se défendait d'avoir fait le monde, je vous promets que je
ne le ferai plus; mais aussi pourquoi le concierge du ciel a-t-il laissé
ouverte cette porte
«Veuillez agréer,
madame, l'hommage de mes sentiments les plus respectueux. «ALEXANDRE DUMAS.
«Je serre bien
cordialement la main de Jules.»
Maintenant, à quel
propos cette lettre tout intime? C'est que, pour raconter à mes lecteurs
l'histoire de la femme au collier de velours, il me fallait leur ouvrir les
portes de l'Arsenal, c'est-à-dire de la demeure de Charles Nodier.
Et maintenant que
cette porte m'est ouverte par la main de sa fille, et que par conséquent nous
sommes sûrs d'être les bienvenus, «Qui m'aime me suive».
À l'extrémité de
Paris, faisant suite au quai des Célestins, adossé à la rue Morland, et
dominant la rivière, s'élève un grand bâtiment sombre et triste d'aspect nommé
l'Arsenal.
Une partie du
terrain sur lequel s'étend cette lourde bâtisse s'appelait, avant le creusement
des fossés de la ville, le Champ-au-Plâtre.
Vers 1533, François
Ier s'aperçut qu'il manquait de canons et eut l'idée d'en faire fondre. Il
emprunta donc une de ces granges à sa bonne ville, avec promesse bien entendu
de la rendre dès que la fonte serait achevée; puis, sous prétexte d'accélérer
le travail, il en emprunta une seconde, puis une troisième, toujours avec la
même promesse; puis, en vertu du proverbe qui dit que ce qui est bon à prendre
est bon à garder il garda sans façon les trois granges empruntées.
Vingt ans après, le
feu prit à une vingtaine de milliers de poudre qui s'y trouvaient enfermés.
L'explosion fut terrible;
Charles IX fit
reconstruire sur un plus vaste plan les bâtiments détruits. C'était un
bâtisseur que Charles IX: il faisait sculpter le Louvre, tailler la fontaine
des Innocents par Jean Goujon, qui y fut tué, comme chacun sait, par une balle
perdue. Il eût certainement mis fin à tout, le grand artiste et le grand poète,
si Dieu, qui avait certains comptes à lui demander à propos du 24 août 1572, ne
l'eût rappelé.
Ses successeurs
reprirent les constructions où il les avait laissées, et les continuèrent.
Henri III fit sculpter, en 1584,
Ce qui veut dire en
français:
«L'Etna prépare ici
les traits avec lesquels Henri doit foudroyer la fureur des géants.»
Et, en effet, après
avoir foudroyé les géants de la Ligue, Henri planta ce beau jardin qu'on y voit
sur les cartes du temps de Louis XIII, tandis que Sully y établissait son
ministère et faisait peindre et dorer les beaux salons qui font encore aujourd'hui
la bibliothèque de l'Arsenal.
En 1823, Charles
Nodier fut appelé à la direction de cette bibliothèque, et quitta la rue de
C'était un homme
adorable que Nodier; sans un vice, mais plein de défauts, de ces défauts
charmants qui font l'originalité de l'homme de génie, prodigue, insouciant,
flâneur, flâneur comme Figaro était paresseux! avec délices.
Nodier savait à peu
près tout ce qu'il était donné à l'homme de savoir; d'ailleurs, Nodier avait le
privilège de l'homme de génie; quand il ne savait pas il inventait, et ce qu'il
inventait était bien autrement ingénieux, bien autrement coloré, bien autrement
probable que la réalité.
D'ailleurs, plein de
systèmes, paradoxal, avec enthousiasme, mais pas le moins du monde
propagandiste, c'était pour lui-même que Nodier était paradoxal, c'était pour
lui seul que Nodier se défaisait des systèmes; ses systèmes adoptés, ses
paradoxes reconnus, il en eût changé, et s'en fût immédiatement fait d'autres.
Nodier était l'homme
de Térence, à qui rien d'humain n'est étranger. Il aimait pour le bonheur
d'aimer: il aimait comme le soleil luit, comme l'eau murmure, comme la fleur
parfume. Tout ce qui était bon, tout ce qui était beau, tout ce qui était grand
lui était sympathique; dans le mauvais même, il cherchait ce qu'il y avait de
bon, comme, dans la plante vénéneuse, le chimiste, du sein du poison même, tire
un remède salutaire.
Combien de fois
Nodier avait-il aimé? c'est ce qu'il lui eût été impossible de dire à lui-même;
d'ailleurs, le grand poète qu'il était! il confondait toujours le rêve avec la
réalité. Nodier avait caressé avec tant d'amour les fantaisies de son
imagination, qu'il avait fini par croire à leur existence. Pour lui, Thérèse
Aubert, la Fée aux miettes, Inès de las Sierras, avaient existé. C'étaient ses
filles, comme Marie; c'étaient les sœurs de Marie; seulement, madame Nodier
n'avait été pour rien dans leur création; comme Jupiter, Nodier avait tiré
toutes ces Minerves-là de son cerveau.
Mais ce n'étaient
pas seulement des créatures humaines, ce n'étaient pas seulement des filles
d'Ève et des fils d'Adam que Nodier animait, de son souffle créateur. Nodier
avait inventé un animal, il l'avait baptisé. Puis, il l'avait de sa propre autorité,
sans s'inquiéter de ce que Dieu en dirait, doté de la vie éternelle.
Cet animal c'était
le taratantaleo.
Vous ne connaissez
pas le taratantaleo, n'est-ce pas? ni moi non plus; mais Nodier le connaissait,
lui; Nodier le savait par cœur. Il vous racontait les mœurs, les habitudes, les
caprices du taratantaleo. Il vous eût raconté ses amours si, du moment où il
s'était aperçu que le taratantaleo portait en lui le principe de la vie
éternelle, il ne l'eût condamné au célibat, la reproduction étant inutile là où
existe la résurrection.
Comment Nodier
avait-il découvert le taratantaleo?
Je vais vous le
dire.
À dix-huit ans,
Nodier s'occupait d'entomologie. La vie de Nodier s'est divisée en six phases
différentes:
D'abord, il fit de
l'histoire naturelle: la Bibliographie entomologique;
Puis de la
linguistique: le Dictionnaire des Onomatopées;
Puis de la
politique: la Napoléone;
Puis de la
philosophie religieuse: les Méditations du cloître;
Puis des poésies:
les Essais d'un jeune barde;
Puis du roman: Jean
Sbogar, Smarra, Trilby, le Peintre de Salzbourg, Mademoiselle de Marsan, Adèle,
le Vampire, le Songe d'or, les Souvenirs de Jeunesse, le Roi de Bohême et ses
sept châteaux, les Fantaisies du docteur Néophobus, et mille choses charmantes
encore que vous connaissez, que je connais, et dont le nom ne se retrouve pas
sous ma plume.
Nodier en était donc
à la première phase de ses travaux; Nodier s'occupait d'entomologie, Nodier
demeurait au sixième,—un étage plus haut que Béranger ne loge le poète. Il
faisait des expériences au microscope sur les infiniment petits, et, bien avant
Raspail, il avait découvert tout un monde d'animalcules invisibles. Un jour,
après avoir soumis à l'examen l'eau, le vin, le vinaigre, le fromage, le pain,
tous les objets enfin sur lesquels on fait habituellement des expériences, il
prit un peu de sable mouillé dans la gouttière, et le posa dans la cage de son
microscope, puis il appliqua son œil sur la lentille.
Alors il vit se
mouvoir un animal étrange, ayant la forme d'un vélocipède, armé de deux roues
qu'il agitait rapidement. Avait-il une rivière à traverser? ses roues lui
servaient comme celles d'un bateau à vapeur; avait-il un terrain sec à
franchir? ses roues lui servaient comme celles d'un cabriolet. Nodier le regarda,
le détailla, le dessina, l'analysa si longtemps, qu'il se souvint tout à coup
qu'il oubliait un rendez-vous, et qu'il se sauva, laissant là son microscope,
sa pincée de sable, et le taratantaleo dont elle était le monde.
Quand Nodier rentra,
il était tard; il était fatigué, il se coucha, et dormit comme on dort à
dix-huit ans. Ce fut donc le lendemain seulement, en ouvrant les yeux, qu'il
pensa à la pincée de sable, au microscope et au taratantaleo.
Hélas! pendant la
nuit le sable avait séché, et le pauvre taratantaleo, qui sans doute avait
besoin d'humidité pour vivre, était mort, son petit cadavre était couché sur le
côté, ses roues étaient immobiles. Le bateau à vapeur n'allait plus, le
vélocipède était arrêté.
Mais, tout mort
qu'il était, l'animal n'en était pas moins une curieuse variété des éphémères,
et son cadavre méritait d'être conservé aussi bien que celui d'un mammouth ou
d'un mastodonte; seulement, il fallait prendre, on le comprend, des précautions
bien autrement grandes pour manier un animal cent fois plus petit qu'un citron,
qu'il n'en faut prendre pour changer de place un animal dix fois gros comme un
éléphant.
Ce fut donc avec la
barbe d'une plume que Nodier transporta sa pincée de sable de la cage de son
microscope dans une petite boîte de carton, destinée à devenir le sépulcre du
taratantaleo.
Il se promettait de
faire voir ce cadavre au premier savant qui se hasarderait à monter ses six
étages.
Il y a tant de
choses auxquelles on pense à dix-huit ans, qu'il est bien permis d'oublier le
cadavre d'un éphémère. Nodier oublia pendant trois mois, dix mois, un an
peut-être, le cadavre du taratantaleo.
Puis, un jour, la
boîte lui tomba sous la main. Il voulut voir quel changement un an avait
produit sur son animal. Le temps était couvert, il tombait une grosse pluie
d'orage. Pour mieux voir, il approcha le microscope de la fenêtre, et vida dans
la cage le contenu de la petite boîte.
Le cadavre était
toujours immobile et couché sur le sable; seulement le temps, qui a tant de
prise sur les colosses, semblait avoir oublié l'infiniment petit.
Nodier regardait
donc son éphémère, quand tout à coup une goutte de pluie, chassée par le vent,
tombe dans la cage du microscope et humecte la pincée de sable.
Alors, au contact de
cette fraîcheur vivifiante, il semble à Nodier que son taratantaleo se ranime,
qu'il remue une antenne, puis l'autre; qu'il fait tourner une de ses roues,
qu'il fait tourner ses deux roues, qu'il reprend son centre de gravité, que ses
mouvements se régularisent, qu'il vit enfin.
Le miracle de la
résurrection vient de s'accomplir, non pas au bout de trois jours, mais au bout
d'un an.
Dix fois Nodier
renouvela la même épreuve, dix fois le sable sécha et le taratantaleo mourut,
dix fois le sable fut humecté et dix fois le taratantaleo ressuscita.
Ce n'était pas un
éphémère que Nodier avait découvert, c'était un immortel, selon toute
probabilité, son taratantaleo avait vu le Déluge et devait assister au Jugement
dernier.
Malheureusement, un
jour que Nodier, pour la vingtième fois peut-être, s'apprêtait à renouveler son
expérience, un coup de vent emporta le sable séché, et, avec le sable, le
cadavre du phénoménal taratantaleo.
Nodier reprit bien
des pincées de sable mouillé sur sa gouttière et ailleurs, mais ce fut
inutilement, jamais il ne retrouva l'équivalent de ce qu'il avait perdu: le
taratantaleo était le seul de son espèce, et, perdu pour tous les hommes, il ne
vivait plus que dans les souvenirs de Nodier.
Mais aussi là
vivait-il de manière à ne jamais s'en effacer.
Nous avons parlé des
défauts de Nodier; son défaut dominant, aux yeux de madame Nodier du moins,
c'était sa bibliomanie; ce défaut, qui faisait le bonheur de Nodier, faisait le
désespoir de sa femme.
C'est que tout
l'argent que Nodier gagnait passait en livres.
Combien de fois
Nodier, sorti pour aller chercher deux ou trois cents francs absolument
nécessaires à la maison, rentra-t-il avec un volume rare, avec un exemplaire
unique!
L'argent était resté
chez Techener ou Guillemot.
Madame Nodier
voulait gronder; mais Nodier tirait son volume de sa poche, il l'ouvrait, le
fermait, le caressait, montrait à sa femme une faute d'impression qui faisait
l'authenticité du livre, et cela tout en disant:
—Songe donc, ma
bonne amie, que je retrouverai trois cents francs, tandis qu'un pareil livre,
hum! un pareil livre, hum! un pareil livre est introuvable; demande plutôt à
Pixérécourt.
Pixérécourt, c'était
la grande admiration de Nodier, qui a toujours adoré le mélodrame. Nodier
appelait Pixérécourt le Corneille des boulevards.
Presque tous les
matins, Pixérécourt venait rendre visite à Nodier.
Le matin, chez
Nodier, était consacré aux visites des bibliophiles. C'était là que se
réunissaient le marquis de Ganay, le marquis de Château-Giron, le marquis de
Chalabre, le comte de Labédoyère, Bérard, l'homme des Elzévirs, qui, dans ses
moments perdus, refit la Charte de 1830; le bibliophile Jacob, le savant Weiss
de Besançon, l'universel Peignot de Dijon; enfin les savants étrangers qui,
aussitôt leur arrivée à Paris, se faisaient présenter ou se présentaient seuls
à ce cénacle, dont la réputation était européenne.
Là on consultait
Nodier, l'oracle de la réunion; là on lui montrait des livres; là on lui
demandait des notes: c'était sa distraction favorite. Quant aux savants de
l'Institut, ils ne venaient guère à ces réunions; ils voyaient Nodier avec
jalousie. Nodier associait l'esprit et la poésie à l'érudition, et c'était un
tort que l'Académie des sciences ne pardonne pas plus que l'Académie française.
Puis Nodier raillait
souvent, Nodier mordait quelquefois. Un jour il avait fait le Roi de Bohême et
ses sept châteaux; cette fois-là, il avait emporté la pièce. On crut Nodier à
tout jamais brouillé avec l'Institut. Pas du tout; l'Académie de Tombouctou fit
entrer Nodier à l'Académie française.
On se doit quelque
chose entre sœurs.
Après deux ou trois
heures d'un travail toujours facile; après avoir couvert dix ou douze pages de
papier de six pouces de haut sur quatre de large, à peu près d'une écriture
lisible, régulière, sans rature aucune, Nodier sortait.
Une fois sorti,
Nodier rôdait à l'aventure, suivant néanmoins presque toujours la ligne des
quais, mais passant et repassant la rivière, selon la situation topographique
des étalagistes; puis des étalagistes, il entrait dans les boutiques de
libraires, et des boutiques de libraires dans les magasins de relieurs.
C'est que Nodier se
connaissait non seulement en livres, mais en couvertures. Les chefs-d'œuvre de
Gaseon sous Louis XIII, de Desseuil sous Louis XIV, de Pasdeloup sous Louis XV
et de Derome sous Louis XV et Louis XVI, lui étaient si familiers, que, les
yeux fermés, au simple toucher, il les connaissait. C'était Nodier qui avait
fait revivre la reliure, qui, sous la Révolution et l'Empire, cessa d'être un
art; c'est lui qui encouragea, qui dirigea les restaurateurs de cet art, le
Thouvenin, les Bradel, les Niedrée, les Bozonnet et les Legrand. Thouvenin,
mourant de la poitrine, se levait de son lit d'agonie pour jeter un dernier
coup d'œil aux reliures qu'il faisait pour Nodier.
La course de Nodier
aboutissait presque toujours chez Crozet ou Techener, ces deux beaux-frères
réunis par la rivalité, et entre lesquels son placide génie venait
s'interposer. Là, il y avait réunion de bibliophiles; là, on faisait des échanges;
puis, dès que Nodier paraissait, c'était un cri; mais, dès qu'il ouvrait la
bouche, silence absolu. Alors Nodier narrait, Nodier paradoxait de omni
rescibili et quibusdam aliis.
Le soir, après le
dîner de famille, Nodier travaillait d'ordinaire dans la salle à manger, entre
trois bougies posées en triangle, jamais plus, jamais moins; nous avons dit sur
quel papier et de quelle écriture, toujours avec des plumes d'oie. Nodier avait
horreur des plumes de fer, comme, en général, de toutes les inventions
nouvelles; le gaz le mettait en fureur, la vapeur l'exaspérait; il voyait la
fin du monde infaillible et prochaine dans la destruction des forêts et dans
l'épuisement des mines de houille. C'est dans ces fureurs contre le progrès de
la civilisation que Nodier était resplendissant de verve et foudroyant
d'entrain.
Vers neuf heures et
demie du soir, Nodier sortait; cette fois, ce n'était plus la ligne des quais
qu'il suivait, c'était
Tous les dimanches,
Nodier déjeunait chez Pixérécourt. Là, il retrouvait ses visiteurs: le
bibliophile Jacob, roi tant que Nodier n'était pas là, vice-roi quand Nodier
paraissait; le marquis de Ganay, le marquis de Chalabre.
Le marquis de Ganay,
esprit changeant, amateur capricieux, amoureux d'un livre comme un roué du
temps de la Régence était amoureux d'une femme, pour l'avoir; puis, quand il
l'avait, fidèle un mois, non pas fidèle, enthousiaste, le portant sur lui, et
arrêtant ses amis pour le leur montrer; le mettant sous son oreiller le soir,
et se réveillant la nuit, rallumant sa bougie pour le regarder, mais ne le
lisant jamais; toujours jaloux des livres de Pixérécourt, que Pixérécourt
refusait de lui vendre à quelque prix que ce fût; se vengeant de son refus en
achetant, à la vente de madame de Castellane, un autographe que Pixérécourt
ambitionnait depuis dix ans.
—N'importe! disait
Pixérécourt furieux, je l'aurai.
—Quoi? demandait le
marquis de Ganay.
—Votre autographe.
—Et quand cela?
—À votre mort,
parbleu!
Et Pixérécourt eût
tenu sa parole si le marquis de Ganay n'eût jugé à propos de survivre à
Pixérécourt.
Quant au marquis
Aussitôt le marquis
de Chalabre se mit à la recherche de cet exemplaire.
Jamais Christophe
Colomb ne mit plus d'acharnement à découvrir l'Amérique. Jamais Vasco de Gama
ne mit plus de persistance à retrouver l'Inde que le marquis de Chalabre à
poursuivre sa Bible. Mais l'Amérique existait entre le 70e degré de latitude
nord et les 53e et 54e de latitude sud. Mais l'Inde gisait véritablement en
deçà et au-delà du Gange, tandis que la Bible du marquis de Chalabre n'était
située sous aucune latitude, ni ne gisait ni en deçà ni au-delà de la
Plus la Bible était
introuvable, plus le marquis de Chalabre mettait d'ardeur à la trouver.
Il en avait offert
cinq cents francs; il en avait offert mille francs; il en avait offert deux
mille, quatre mille, dix mille francs. Tous les bibliographes étaient sens
dessus dessous à l'endroit de cette malheureuse Bible. On écrivit en Allemagne
et en Angleterre. Néant. Sur une note du marquis de Chalabre, on ne se serait
pas donné tant de peine, et on eût simplement répondu: Elle n'existe pas. Mais,
sur une note de Nodier, c'était autre chose. Si Nodier avait dit: «La Bible
existe», incontestablement la Bible existait. Le pape pouvait se tromper; mais
Nodier était infaillible.
Les recherches
durèrent trois ans. Tous les dimanches, le marquis de Chalabre, en déjeunant
avec Nodier chez Pixérécourt, lui disait:
—Eh bien! cette
Bible, mon cher Charles....
—Eh bien?
—Introuvable!
—Quoere et invenies,
répondait Nodier. Et, plein d'une nouvelle ardeur, le bibliomane se remettait à
chercher, mais ne trouvait pas.
Enfin on apporta au
marquis de Chalabre une Bible.
Ce n'était pas la
Bible indiquée par Nodier, mais il n'y avait que la différence d'un an dans la
date; elle n'était pas imprimée à Kehl mais elle était imprimée à Strasbourg,
il n'y avait que la distance d'une lieue; elle n'était pas unique, il est vrai,
mais le second exemplaire, le seul qui existât, était dans le Liban, au fond
d'un monastère druse. Le marquis de Chalabre porta la Bible à Nodier et lui
demanda son avis:
—Dame! répondit
Nodier, qui voyait le marquis prêt à devenir fou s'il n'avait pas une Bible,
prenez celle-là, mon cher ami, puisqu'il est impossible de trouver l'autre.
Le marquis de
Chalabre acheta la Bible moyennant la somme de deux mille francs, la fit relier
d'une façon splendide et la mit dans une cassette particulière.
Quand il mourut, le
marquis de Chalabre laissa sa bibliothèque, à mademoiselle Mars, qui n'était
rien moins que bibliomane, pria Merlin de classer les livres du défunt et d'en
faire la vente. Merlin, le plus honnête homme de la terre, entra un jour chez
mademoiselle Mars avec trente ou quarante mille francs de billets de banque à
la main.
Il les avait trouvés
dans une espèce de portefeuille pratiqué dans la magnifique reliure de cette
Bible presque unique.
—Pourquoi,
demandai-je à Nodier, avez-vous fait cette plaisanterie au pauvre marquis de
Chalabre, vous si peu mystificateur?
—Parce qu'il se
ruinait, mon ami, et que, pendant les trois ans qu'il a cherché sa Bible, il
n'a pas pensé à autre chose; au bout de ces trois ans il a dépensé deux mille
francs, pendant ces trois ans là il en eût dépensé cinquante mille.
Maintenant que nous
avons montré notre bien-aimé Charles pendant la semaine et le dimanche matin,
disons ce qu'il était le dimanche depuis six heures du soir jusqu'à minuit.
Comment avais-je
connu Nodier?
Comme on connaissait
Nodier. Il m'avait rendu un service. C'était en 1827, je venais d'achever
Christine; je ne connaissais personne dans les ministères, personne au théâtre;
mon administration, au lieu de m'être une aide pour arriver à la Comédie Française,
m'était un empêchement. J'avais écrit, depuis deux ou trois jours, ce dernier
vers, qui a été si
«Eh bien... j'en ai
pitié, mon père: qu'on l'achève!»
En dessous de ce
vers, j'avais écrit le mot FIN: il ne me restait plus rien à faire que de lire
ma pièce à messieurs les comédiens du roi et à être reçu ou refusé par eux.
Malheureusement, à
cette époque, le gouvernement de la Comédie-Française était, comme le
gouvernement de Venise, républicain, mais aristocratique, et n'arrivait pas qui
voulait près des sérénissimes seigneurs du Comité.
Il y avait bien un
examinateur chargé de lire les ouvrages des jeunes gens qui n'avaient encore
rien fait, et qui, par conséquent, n'avaient droit à une lecture qu'après
examen; mais il existait dans les traditions dramatiques de si lugubres
histoires de manuscrits attendant leur tour de lecture pendant un ou deux ans,
et même trois ans, que moi, familier du Dante et de Milton, je n'osais point
affronter ces limbes, tremblant que ma pauvre Christine n'allât augmenter tout
simplement le nombre de:
Questi sciaurati che
mai non fur vivi.
J'avais entendu
parler de Nodier comme protecteur-né de tout poète à naître. Je lui demandai un
mot d'introduction près du baron Taylor. Il me l'envoya. Huit jours après
j'avais lecture au Théâtre-Français, et j'étais à peu près reçu.
Je dis à peu près,
parce qu'il y avait dans Christine, relativement au temps où nous vivions,
c'est-à-dire à l'an de grâce 1827, de telles énormités littéraires, que messieurs
les comédiens ordinaires du roi n'osèrent me recevoir d'emblée, et
subordonnèrent leur opinion à
M. Picard était un
des oracles du temps.
Firmin me conduisit
chez M. Picard. M. Picard me reçut dans une bibliothèque garnie de toutes les
éditions de ses œuvres et ornée de son buste. Il prit mon manuscrit, me donna
rendez-vous à huit jours, et nous congédia.
Au bout de huit
jours, heure pour heure, je me présentai à
—Monsieur, me dit-il
en me tendant mon manuscrit proprement roulé, avez-vous quelque moyen
d'existence? Le début n'était pas encourageant.
—Oui, monsieur,
répondis-je; j'ai une petite place chez monsieur le duc d'Orléans.
—Eh bien! mon
enfant, fit-il en me mettant affectueusement mon rouleau entre les deux mains
et en me prenant les mains du même coup, allez à votre bureau.
Et, enchanté d'avoir
fait un mot, il se frotta les mains en m'indiquant du geste que l'audience
était terminée.
Je n'en devais pas
moins un remerciement à Nodier. Je me présentai à l'Arsenal. Nodier me reçut,
comme il recevait, avec un sourire aussi.... Mais il y a sourire et sourire,
comme dit Molière.
Peut-être
oublierai-je un jour le sourire de Picard, mais je n'oublierai jamais celui de
Nodier.
Je voulus prouver à
Nodier que je n'étais pas tout à fait aussi indigne de sa protection qu'il eût
pu le croire d'après la réponse que Picard m'avait faite. Je lui laissai mon
manuscrit. Le lendemain, je reçus une lettre charmante, qui me rendait tout mon
courage, et qui m'invitait aux soirées de l'Arsenal.
Ces soirées de
l'Arsenal, c'était quelque chose de charmant, quelque chose qu'aucune plume ne
rendra jamais.
Elles avaient lieu
le dimanche, et commençaient en réalité à six heures.
À six heures, la
table était mise. Il y avait des dîneurs de la fondation: Cailleux, Taylor,
Francis Wey, que Nodier aimait comme un fils; puis, par hasard, un ou deux
invités; puis qui voulait.
Une fois admis à
cette charmante intimité de la maison, on allait dîner chez Nodier à son
plaisir. Il y avait toujours deux ou trois couverts attendant les convives de
hasard. Si ces trois couverts étaient insuffisants, on en ajoutait un
quatrième, un cinquième, un sixième. S'il fallait allonger la table, on
l'allongeait. Mais malheur à celui qui arrivait le treizième! Celui-là dînait
impitoyablement à une petite table, à moins qu'un quatorzième ne vînt le
relever de sa pénitence.
Nodier avait ses
manies: il préférait le pain bis au pain blanc, l'étain à l'argenterie, la
chandelle à la bougie.
Personne n'y faisait
attention que madame Nodier, qui le servait à sa guise.
Au bout d'une année
ou deux, j'étais un de ces intimes dont je parlais tout à l'heure. Je pouvais
arriver sans prévenir, à l'heure du dîner; on me recevait avec des cris qui ne
me laissaient pas de doute sur ma bienvenue, et l'on me mettait à table, ou
plutôt je me mettais à table entre madame Nodier et Marie.
Au bout d'un certain
temps, ce qui n'était qu'un point de fait devint un point de droit. Arrivais-je
trop tard, était-on à table, ma place était-elle prise: on faisait un signe
d'excuse au convive usurpateur, ma place m'était rendue, et, ma foi! se mettait
où il pouvait celui que j'avais déplacé.
Nodier alors
prétendait que j'étais une bonne fortune pour lui, en ce que je le dispensais
de causer. Mais, si j'étais une bonne fortune pour lui, j'étais une mauvaise
fortune pour les autres. Nodier était le plus charmant causeur qu'il y eût au
monde. On avait beau faire à ma conversation tout ce qu'on fait à un feu pour
qu'il flambe, l'éveiller, l'attiser, y jeter cette limaille qui fait jaillir
les étincelles de l'esprit comme celles de la forge; c'était de la verve, c'était
de l'entrain, c'était de la jeunesse; mais ce n'était point cette bonhomie, ce
charme inexprimable, cette grâce infinie, où, comme dans un filet tendu,
l'oiseleur prend tout, grands et petits oiseaux. Ce n'était pas Nodier.
C'était un pis-aller
dont on se contentait, voilà tout.
Mais parfois je
boudais, parfois je ne voulais pas parler, et, à mon refus de parler, il
fallait bien, comme il était chez lui, que Nodier parlât; alors tout le monde
écoutait, petits enfants et grandes personnes. C'était à la fois Walter Scott
et Perrault, c'était le savant aux prises avec le poète, c'était la mémoire en
lutte avec l'imagination. Non seulement alors Nodier était amusant à entendre,
mais encore Nodier était charmant à voir. Son long corps efflanqué, ses longs bras
maigres, ses longues mains pâles, son long visage plein d'une mélancolique
bonté, tout cela s'harmonisait avec sa parole un peu traînante, que modulait
sur certains tons ramenés périodiquement un accent franc-comtois que Nodier n'a
jamais entièrement perdu. Oh! alors le récit était chose inépuisable, toujours
nouvelle, jamais répétée. Le temps, l'espace, l'histoire, la nature, étaient
pour Nodier cette bourse de Fortunatus d'où Pierre Schlemihl tirait ses mains
toujours pleines. Il avait connu tout le monde. Danton, Charlotte Corday,
Gustave III, Cagliostro, Pie VI, Catherine II, le grand Frédéric, que sais-je?
Comme le comte de Saint-Germain et le taratantaleo, il avait assisté à la
création du monde et traversé les siècles en se transformant. Il avait même,
sur cette transformation, une théorie des plus ingénieuses, selon Nodier, les
rêves n'étaient qu'un souvenir des jours écoulés dans une autre planète, une
réminiscence de ce qui avait été jadis. Selon Nodier, les songes les plus
fantastiques correspondaient à des faits accomplis autrefois dans Saturne, dans
Vénus ou dans Mercure: les images les plus étranges n'étaient que l'ombre des
formes qui avaient imprimé leurs souvenirs dans notre âme immortelle. En
visitant pour la première fois le Musée fossile du Jardin des Plantes, il s'est
écrié, retrouvant des animaux qu'il avait vus dans le déluge de Deucalion et de
Pyrrha, et parfois il lui échappait d'avouer que, voyant la tendance des
Templiers à la possession universelle, il avait donné à Jacques de Molay le
conseil de maîtriser son ambition. Ce n'était pas sa faute si Jésus-Christ
avait été crucifié; seul parmi ses auditeurs, il l'avait prévenu des mauvaises
intentions de Pilate à son égard. C'était surtout le Juif errant que Nodier
avait eu l'occasion de rencontrer: la première fois à Rome du temps de Grégoire
VII; la seconde fois à Paris, la veille de la Saint-Barthélemy, et la dernière
fois à Vienne en Dauphiné, et sur lequel il avait des documents les plus
précieux. Et à ce propos il relevait une erreur dans laquelle étaient tombés
les savants et les poètes, et particulièrement Edgar Quinet: ce n'était pas
Ahasvérus, qui est un nom moitié grec moitié latin, que s'appelait l'homme aux
cinq sous, c'était Isaac Laquedem: de cela il pouvait en répondre, il tenait le
renseignement de sa propre bouche. Puis de la politique, de la philosophie, de
la tradition, il passait à l'histoire naturelle. Oh! comme dans cette scène
Nodier distançait Hérodote, Pline, Marco Polo, Buffon et Lacépède! Il avait
connu des araignées près desquelles l'araignée de Pélisson n'était qu'une
drôlesse; il avait fréquenté des crapauds près desquels Mathusalem n'était
qu'un enfant; enfin il avait été en relation avec des caïmans près desquels la
tarasque n'était qu'un lézard.
Aussi il tombait à
Nodier de ces hasards comme il n'en tombe qu'aux hommes de génie. Un jour qu'il
cherchait des lépidoptères, c'était pendant son séjour en Styrie, pays des
roches granitiques et des arbres séculaires, il monta contre un arbre afin
d'atteindre une cavité qu'il apercevait, fourra sa main dans cette cavité,
comme il avait l'habitude de le faire, et cela assez imprudemment, car un jour
il retira d'une cavité pareille son bras enrichi d'un serpent qui s'était
enroulé à l'entour; un jour donc qu'ayant trouvé une cavité il fourrait sa main
dans cette cavité, il sentit quelque chose de flasque, et de gluant qui cédait
à la pression de ses doigts. Il ramena vivement sa main à lui, et regarda: deux
yeux brillaient d'un feu terne au fond de cette cavité. Nodier croyait au
diable; aussi, en voyant ces deux yeux qui ne ressemblaient pas mal aux yeux de
braise de Charon, comme dit Dante, Nodier commença par s'enfuir, puis il
réfléchit, se ravisa, prit une hachette, et, mesurant la profondeur du trou, il
commença de faire une ouverture à l'endroit où il présumait que devait se
trouver cet objet inconnu. Au cinquième ou sixième coup de hache qu'il frappa,
le sang coula de l'arbre, ni plus ni moins que, sous l'épée de Tancrède, le
sang coula de la forêt enchantée du Tasse. Mais ce ne fut pas une belle
guerrière qui lui apparut, ce fut un énorme crapaud encastré dans l'arbre où,
sans doute, il avait été emporté par le vent quand il était de la taille d'une
abeille. Depuis combien de temps était-il là? Depuis deux cents ans, trois
cents ans, cinq cents ans peut-être. Il avait cinq pouces de long sur trois de
large.
Une autre fois,
c'était en Normandie, du temps où il faisait avec
Et voici ce que le
vieux paysan lui raconta, après l'avoir mené près d'une des dalles de l'église
sur laquelle était sculpté un chevalier couché dans son armure.
Ce chevalier était
un ancien baron, lequel avait laissé dans le pays de si méchants souvenirs, que
les plus hardis se détournaient afin de ne pas mettre le pied sur sa tombe, et
cela, non point par respect, mais par terreur. Au-dessus de cette tombe, à la
suite d'un vœu fait par ce chevalier à son lit de mort, une lampe devait brûler
nuit et jour, une pieuse fondation ayant été faite par le mort qui subvenait à
cette dépense et bien au-delà.
Un beau jour, ou
plutôt une belle nuit, pendant laquelle, par hasard, le curé ne dormait pas, il
vit de la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur celle de l'église, la lampe
pâlir et s'éteindre. Il attribua la chose à un accident et n'y fit pas cette
nuit une grande attention.
Mais, la nuit
suivante, s'étant réveillé vers les deux heures du matin, l'idée lui vint de
s'assurer si la lampe brûlait. Il descendit de son lit, s'approcha de la
fenêtre, et constata de visu que l'église était plongée dans la plus profonde
obscurité.
Cet événement,
reproduit deux fois en quarante-huit heures, prenait une certaine gravité. Le
lendemain, au point du jour, le curé fit venir le bedeau, et l'accusa tout
simplement d'avoir mis l'huile dans sa salade au lieu de l'avoir mise dans la
lampe. Le bedeau jura ses grands dieux qu'il n'en était rien; que tous les
soirs, depuis quinze ans qu'il avait l'honneur d'être bedeau, il remplissait
consciencieusement la lampe, et qu'il fallait que ce fût un tour de ce méchant
chevalier qui, après avoir tourmenté les vivants pendant sa vie, recommençait à
les tourmenter trois cents ans après sa mort.
Le curé déclara
qu'il se fiait parfaitement à la parole du bedeau, mais qu'il n'en désirait pas
moins assister le soir au remplissage de la lampe; en conséquence, à la nuit
tombante, en présence du curé, l'huile fut introduite dans le récipient, et la
lampe allumée; la lampe allumée, le curé ferma lui-même la porte de l'église,
mit la clef dans sa poche, et se retira chez lui.
Puis il prit un
bréviaire, s'accommoda près de sa fenêtre dans un grand fauteuil, et, les yeux
alternativement fixés sur le livre et sur l'église, il attendit.
Vers minuit, il vit
la lumière qui illuminait les vitraux diminuer, pâlir et s'éteindre.
Cette fois, il y
avait une cause étrangère, mystérieuse, inexplicable, à laquelle le pauvre
bedeau ne pouvait avoir aucune part.
Un instant, le curé
pensa que des voleurs s'introduisaient dans l'église et volaient l'huile. Mais
en supposant le méfait commis par des voleurs, c'étaient des gaillards bien
honnêtes de se borner à voler l'huile, quand ils épargnaient les vases sacrés.
Ce n'étaient donc
pas des voleurs; c'était donc une autre cause qu'aucune de celles qu'on pouvait
imaginer, une cause surnaturelle peut-être. Le curé résolut de reconnaître
cette cause, quelle qu'elle fût.
Le lendemain soir,
il versa lui-même l'huile pour bien se convaincre qu'il n'était pas dupe d'un
tour de passe-passe; puis, au lieu de sortir comme il l'avait fait la veille,
il se cacha dans un confessionnal.
Les heures
s'écoulèrent, la lampe éclairait d'une lueur calme et égale: minuit sonna....
Le curé crut
entendre un léger bruit, pareil à celui d'une pierre qui se déplace, puis il
vit l'ombre d'un animal avec des pattes gigantesques, laquelle ombre monta
contre un pilier, courut le long de la corniche, apparut un instant à la voûte,
descendit le long de la corde, et fit une station sur la lampe, qui commença de
pâlir, vacilla et s'éteignit.
Le curé se trouva
dans l'obscurité la plus complète. Il comprit que c'était une expérience à
renouveler, en se rapprochant du lieu où se passait la scène.
Rien de plus facile:
au lieu de se mettre dans le confessionnal qui était dans le côté de l'église
opposé à la lampe, il n'avait qu'à se cacher dans le confessionnal qui était
placé à quelques pas d'elle seulement.
Tout fut donc fait
le lendemain comme la veille; seulement le curé changea de confessionnal et se
munit d'une lanterne sourde.
Jusqu'à minuit, même
calme, même silence, même honnêteté de la lampe à remplir ses fonctions. Mais
aussi, au dernier coup de minuit, même craquement que la veille. Seulement,
comme le craquement se produisait à quatre pas du confessionnal, les yeux du
curé purent immédiatement se fixer sur l'emplacement d'où venait le bruit. C'était
la tombe du chevalier qui craquait.
Puis la dalle
sculptée qui recouvrait le sépulcre se souleva lentement, et, par
l'entrebâillement du tombeau, le curé vit sortir une araignée de la taille d'un
barbet, avec un poil long de six pouces, des pattes longues d'une aune,
laquelle se mit incontinent, sans hésitation, sans chercher un chemin qu'on
voyait lui être familier, à gravir le pilier, à courir sur sa corniche, à
descendre le long de la corde, et, arrivée là, à boire l'huile de la lampe, qui
s'éteignit.
Mais alors le curé
eut recours à sa lanterne sourde, dont il dirigea les rayons vers la tombe du
chevalier.
Alors il s'aperçut
que l'objet qui la tenait entrouverte était un crapaud gros comme une tortue de
mer, lequel, en s'enflant, soulevait la
Tous deux vivaient
ainsi depuis des siècles dans cette tombe, où ils habiteraient probablement
encore aujourd'hui si un accident n'eût révélé au curé la présence d'un voleur
quelconque dans son église.
Le lendemain, le
curé avait requis main-forte, on avait soulevé la
D'ailleurs, le
paysan qui racontait la chose à Nodier était un de ceux qui avaient été appelés
par le curé pour combattre ces deux commensaux de la tombe du chevalier, et
comme lui s'était acharné particulièrement au crapaud, une goutte de sang de
l'immonde animal, qui avait jailli sur sa paupière, avait failli le rendre
aveugle comme Tobie.
Il en était quitte
pour être borgne.
Pour Nodier, les
histoires de crapauds ne se bornaient pas là; il y avait quelque chose de
mystérieux dans la longévité de cet animal qui plaisait à l'imagination de
Nodier. Aussi toutes les histoires de crapauds centenaires ou millénaires, les
savait-il; tous les crapauds découverts dans des pierres, ou dans des troncs
d'arbres, depuis le crapaud trouvé en 1756 par le sculpteur Le Prince, à
Eretteville, au milieu d'une pierre dure où il était encastré, jusqu'au crapaud
enfermé par Hérifsant, en 1771, dans une case de plâtre, et qu'il retrouva
parfaitement vivant en 1774, étaient-ils de sa compétence. Quand on demandait à
Nodier de quoi vivaient les malheureux prisonniers: Ils avaient leur peau,
répondait-il. Il avait étudié un crapaud petit-maître qui avait fait six fois
peau neuve dans un hiver, et qui six fois avait avalé la vieille. Quant à ceux
qui étaient dans des pierres de formation primitive, depuis la création du
monde, comme le crapaud que l'on trouva dans la carrière de Boursick, en
Gothie, l'inaction totale dans laquelle ils avaient été obligés de demeurer, la
suspension de la vie dans une température qui ne permettait aucune dissolution
et qui ne rendait nécessaire la réparation d'aucune perte, l'humidité du lieu,
qui entretenait celle de l'animal et qui empêchait sa destruction par le
dessèchement, tout cela paraissait à Nodier des raisons suffisantes à une
conviction dans laquelle il y avait autant de foi que de science.
D'ailleurs Nodier
avait, nous l'avons dit, une certaine humilité naturelle, une certaine pente à
se faire petit lui-même qui l'entraînait vers les petits et les humbles. Nodier
bibliophile trouvait parmi les livres des chefs-d'œuvre ignorés, qu'il tirait
de la tombe des bibliothèques; Nodier philanthrope trouvait parmi les vivants
des poètes inconnus, qu'il mettait au jour et qu'il conduisait à la célébrité;
toute injustice, toute oppression le révoltait, et, selon lui, on opprimait le
crapaud, on était injuste envers lui, on ignorait ou l'on ne voulait pas
connaître les vertus du crapaud. Le crapaud était bon ami; Nodier l'avait déjà
prouvé par l'association du crapaud et de l'araignée, et, à la rigueur, il le
prouvait deux fois en racontant une autre histoire de crapaud et de lézard non
moins fantastique que la première; le crapaud était donc, non seulement bon
ami, mais encore bon père et bon époux. En accouchant lui-même sa femme, le
crapaud avait donné aux maris, les premières leçons d'amour conjugal; en
enveloppant les œufs de sa famille autour de ses pattes de derrière ou en les
portant sur son dos, le crapaud avait donné aux chefs de famille la première leçon
de paternité; quant à cette bave que le crapaud répand ou lance même quand on
le tourmente, Nodier assurait que c'était la plus innocente substance qu'il y
eût au monde, et il la préférait à la salive de bien des critiques de sa
connaissance.
Ce n'était pas que
ces critiques ne fussent reçus chez lui comme les autres, et ne fussent même
bien reçus, mais, peu à peu, ils se retiraient d'eux-mêmes, ils ne se sentaient
point à l'aise au milieu de cette bienveillance qui était l'atmosphère
naturelle de l'Arsenal, et à travers laquelle ne passait la raillerie que comme
passe la luciole au milieu de ces belles nuits de Nice et de Florence,
c'est-à-dire pour jeter une lueur et s'éteindre aussitôt.
On arrivait ainsi à
la fin d'un dîner charmant, dans lequel tous les accidents, excepté le
renversement du sel, excepté un pain posé à l'envers, étaient pris du côté
philosophique; puis on servait le café à table. Nodier était sybarite au fond,
il appréciait parfaitement ce sentiment de sensualité parfaite qui ne place aucun
mouvement, aucun déplacement, aucun dérangement entre le dessert et le
couronnement du dessert. Pendant ce moment de délices asiatiques, madame Nodier
se levait et allait faire allumer le salon. Souvent moi, qui ne prenais point
de café, je l'accompagnais. Ma longue taille lui était d'une grande utilité
pour éclairer le lustre sans monter sur les chaises.
Alors, le salon
s'illuminait, car avant le dîner et les jours ordinaires on n'était jamais reçu
que dans la chambre à coucher de madame Nodier; alors le salon s'illuminait et
éclairait des lambris peints en blanc avec des moulures Louis XV, un
ameublement des plus simples, se composant de douze fauteuils et d'un canapé en
Casimir rouge, de rideaux de croisée de même couleur, d'un buste d'Hugo, d'une statue
d'Henri IV, d'un portrait de Nodier et d'un paysage alpestre de Régnier.
Dans ce salon, cinq
minutes après son éclairage, entraient les convives, Nodier venant le dernier,
appuyé soit au bras de Dauzats, soit au bras de Bixio, soit au bras de Francis
Wey, soit au mien, Nodier toujours soupirant et se plaignant comme s'il n'eût
eu que le souffle; alors il allait s'étendre dans un grand fauteuil à droite de
la cheminée, les jambes allongées, les bras pendants, ou se mettre debout
devant le chambranle, les mollets au feu, le dos à la glace. S'il s'étendait
dans le fauteuil, tout était dit: Nodier, plongé dans cet instant de béatitude
que donne le café, voulait jouir en égoïste de lui-même, et suivre
silencieusement le rêve de son esprit; s'il s'adossait au chambranle, c'était
autre chose: c'est qu'il allait conter; alors tout le monde se taisait, alors
se déroulait une de ces charmantes histoires de sa jeunesse qui semblent un
roman de Longu, une idylle de Théocrite; ou quelque sombre drame de la Révolution,
dont un champ de bataille de la Vendée ou la place de la Révolution était
toujours le théâtre; ou enfin quelque mystérieuse conspiration de Cadoudal ou
d'Oudet, de Staps ou de Lahorie; alors ceux qui entraient faisaient silence,
saluaient de la main, et allaient s'asseoir dans un fauteuil ou s'adosser
contre le lambris; puis l'histoire finissait, comme finit toute chose. On
n'applaudissait pas; pas plus qu'on n'applaudit le murmure d'une rivière, le
chant d'un oiseau; mais, le murmure éteint, mais, le chant évanoui, on écoutait
encore. Alors Marie, sans rien dire, allait se mettre à son piano, et, tout à
coup, une brillante fusée de notes s'élançait dans les airs comme le prélude
d'un feu d'artifice: alors les joueurs, relégués dans des coins, se mettaient à
des tables et jouaient.
Nodier n'avait
longtemps joué qu'à la bataille, c'était son jeu de prédilection, et il s'y
prétendait d'une force supérieure; enfin, il avait fait une concession au
siècle et jouait à l'écarté.
Alors Marie chantait
des paroles d'Hugo, de Lamartine ou de moi, mises en musique par elle; puis, au
milieu de ces charmantes mélodies, toujours trop courtes, on entendait tout à
coup éclore la ritournelle d'une contredanse, chaque cavalier courait à sa
danseuse, et un bal commençait.
Bal charmant dont
Marie faisait tous les frais, jetant, au milieu de trilles rapides brodés par
ses doigts sur les touches du piano, un mot à ceux qui s'approchaient d'elle, à
chaque traversée, à chaque chaîne des dames, à chaque chassé-croisé. À partir de
ce moment, Nodier disparaissait, complètement oublié, car lui, ce n'était pas
un de ces maîtres absolus et bougons dont on sent la présence et dont on devine
l'approche; c'était l'hôte de l'Antiquité, qui s'efface pour faire place à
celui qu'il reçoit, et qui se contentait d'être gracieux, faible et presque
féminin.
D'ailleurs Nodier,
après avoir disparu un peu, disparaissait bientôt tout à fait. Nodier se
couchait de bonne heure, ou plutôt on couchait Nodier de bonne heure. C'était
madame Nodier qui était chargée de ce soin. L'hiver elle sortait la première du
salon; puis quelquefois, quand il n'y avait pas de braise dans la cuisine, on
voyait une bassinoire passer, s'emplir et entrer dans la chambre à coucher.
Nodier suivait la bassinoire, et tout était dit.
Dix minutes après,
madame Nodier rentrait. Nodier était couché, et s'endormait aux mélodies de sa
fille, et au bruit des piétinements et aux rires des danseurs.
Un jour nous
trouvâmes Nodier bien autrement humble que de coutume. Cette fois, il était
embarrassé, honteux. Nous lui demandâmes avec inquiétude ce qu'il avait.
Nodier venait d'être
nommé académicien.
Il nous fit ses
excuses bien humbles, à Hugo et à moi.
Mais il n'y avait
pas de sa faute, l'Académie l'avait nommé au moment où il s'y attendait le
moins.
C'est que Nodier,
aussi savant à lui seul que tous les académiciens ensemble, démolissait
L'article était
conçu dans ces termes:
«Écrevisse, petit
poisson rouge qui
—Il n'y a qu'une
erreur dans votre définition, répondit Nodier, c'est que l'écrevisse n'est pas
un poisson, c'est que l'écrevisse n'est pas rouge, c'est que l'écrevisse ne
J'oublie de dire
qu'au milieu de tout cela, Marie Nodier s'était mariée, était devenue madame
Ménessier; mais ce mariage n'avait absolument rien changé à la vie de
l'Arsenal. Jules était un ami à tous: on le voyait venir depuis longtemps dans
la maison; il y demeura au lieu d'y venir, voilà tout.
Je me trompe, il y
eut un grand sacrifice accompli: Nodier vendit sa bibliothèque; Nodier aimait
ses livres, mais il adorait Marie.
Il faut dire une
chose aussi, c'est que personne ne savait faire la réputation d'un livre comme
Nodier. Voulait-il vendre ou faire vendre un livre, il le glorifiait par un
article: avec ce qu'il découvrait dedans, il en faisait un exemplaire unique.
Je me rappelle l'histoire d'un volume intitulé le Zombi du grand Pérou, que
Nodier prétendit être imprimé aux colonies, et dont il détruisit l'édition de
son autorité privée; le livre valait cinq francs, il monta à cent écus.
Quatre fois Nodier
vendit ses livres, mais il gardait toujours un certain fonds, un noyau précieux
à l'aide duquel, au bout de deux ou trois ans, il avait reconstruit sa
bibliothèque.
Un jour, toutes ces
charmantes fêtes s'interrompirent. Depuis un mois ou deux, Nodier était plus
souffreteux, plus plaintif. Au reste, l'habitude qu'on avait d'entendre
plaindre Nodier faisait qu'on n'attachait pas une grande attention à ses
plaintes. C'est qu'avec le caractère de Nodier il était assez difficile de
séparer le mal réel d'avec les souffrances chimériques. Cependant, cette fois,
il s'affaiblissait visiblement. Plus de flâneries sur les quais, plus de
promenades sur les boulevards, un lent acheminement seulement, quand du ciel
gris filtrait un dernier rayon du soleil d'automne, un lent acheminement vers
Saint-Mandé.
Le but de la
promenade était un méchant cabaret, où, dans les beaux jours de sa bonne santé,
Nodier se régalait de pain bis. Dans ses courses, d'ordinaire, toute la famille
l'accompagnait, excepté Jules, retenu à son bureau. C'était madame Nodier,
c'était Marie, c'étaient les deux enfants, Charles et Georgette; tout cela ne
voulait plus quitter le mari, le père et le grand-père. On sentait qu'on
n'avait plus que peu de temps à rester avec lui, et l'on en profitait.
Jusqu'au dernier
moment, Nodier insista pour la conversation du dimanche; puis, enfin, on
s'aperçut que de sa chambre le malade ne pouvait plus supporter le bruit et le
mouvement qui se faisaient dans le salon. Un jour, Marie nous annonça
tristement que, le dimanche suivant, l'Arsenal serait fermé; puis tout bas elle
dit aux intimes:
—Venez, nous
causerons. Nodier s'alita enfin pour ne plus se relever. J'allai le voir.
—Oh! mon cher Dumas,
me dit-il en me tendant les bras du plus loin qu'il m'aperçut, du temps où je
me portais bien, vous n'aviez en moi qu'un ami; depuis que je suis malade, vous
avez en moi un homme reconnaissant. Je ne puis plus travailler, mais je puis
encore lire, et, comme vous voyez, je vous lis, et quand je suis fatigué,
j'appelle ma fille, et ma fille vous lit.
Et Nodier me montra
effectivement mes livres épars sur son lit et sur sa table.
Ce fut un de mes
moments d'orgueil réel. Nodier isolé du monde, Nodier ne pouvant plus
travailler, Nodier, cet esprit immense, qui savait tout, Nodier me lisait et
s'amusait en me lisant.
Je lui pris les
mains, j'eusse voulu les baiser, tant j'étais reconnaissant.
À mon tour, j'avais
lu la veille une chose de lui, un petit volume qui venait de paraître en deux
livraisons de la Revue des Deux Mondes.
C'était Inès de las
Sierras. J'étais émerveillé. Ce roman, une des dernières publications de
Charles, était si frais, si coloré, qu'on eût dit une œuvre de sa jeunesse que
Nodier avait retrouvée et mise au jour à l'autre horizon de sa vie. Cette histoire
d'Inès, c'était une histoire d'apparition de spectres, de fantômes; seulement,
toute fantastique durant la première partie, elle cessait de l'être dans la
seconde; la fin expliquait le commencement. Oh! de cette explication je me
plaignis amèrement à Nodier.
—C'est vrai, me
dit-il, j'ai eu tort; mais j'en ai une autre; celle-là je ne la gâterai pas,
soyez tranquille.
—À la bonne heure,
et quand vous y mettrez-vous, à cette œuvre-là? Nodier me prit la main.
—Celle-là, je ne la
gâterai pas, parce que ce n'est pas moi qui l'écrirai, dit-il.
—Et qui l'écrira?
—Vous.
—Comment! moi, mon
bon Charles? mais je ne la
—Je vous la
raconterai. Oh! celle-là, je la gardais pour moi, ou plutôt pour vous.
—Mon bon Charles,
vous me la raconterez, vous l'écrirez, vous l'imprimerez. Nodier secoua la
tête.
—Je vais vous la
dire, fit-il; vous me la rendrez si j'en reviens.
—Attendez à ma
prochaine visite, nous avons le temps.
—Mon ami, je vous
dirai ce que je disais à un créancier quand je lui donnais un acompte: Prenez
toujours. Et il commença. Jamais Nodier n'avait raconté d'une façon si
charmante. Oh! si j'avais eu une plume, si j'avais eu du papier, si j'avais pu
écrire aussi vite que la parole! L'histoire était longue, je restai à dîner.
Après le dîner, Nodier s'était assoupi. Je sortis de l'Arsenal sans le revoir.
Je ne le revis plus.
Nodier, que l'on
croyait si facile à la plainte, avait au contraire caché jusqu'au dernier
moment ses souffrances à sa famille.
Lorsqu'il découvrit
la blessure, on reconnut que la blessure était mortelle.
Nodier était non
seulement chrétien, mais bon et vrai catholique. C'était à Marie qu'il avait
fait promettre de lui envoyer chercher un prêtre lorsque l'heure serait venue.
L'heure était venue, Marie envoya chercher le curé de Saint-Paul.
Nodier se confessa.
Pauvre Nodier! il devait y avoir bien des péchés dans sa vie, mais il n'y avait
certes pas une faute.
La confession
achevée, toute la famille entra.
Nodier était dans
une alcôve sombre, d'où il étendait les bras sur sa femme, sur sa fille et sur
ses petits-enfants.
Derrière la famille
étaient les domestiques.
Derrière les
domestiques, la bibliothèque, c'est-à-dire ces amis qui ne changent jamais, les
livres.
Le curé dit à haute
voix les prières auxquelles Nodier répondit aussi à haute voix, en homme
familier avec la liturgie chrétienne. Puis, les prières finies, il embrassa
tout le monde, rassura chacun sur son état, affirma qu'il se sentait encore de
la vie pour un jour ou deux, surtout si on le laissait dormir pendant quelques
heures.
On laissa Nodier
seul, et il dormit cinq heures.
Le 26 janvier au
soir, c'est-à-dire la veille de sa mort, la fièvre augmenta et produisit un peu
de délire; vers minuit, il ne reconnaissait personne, sa bouche prononça des
paroles sans suite, dans lesquelles on distingua les noms de Tacite et de
Fénelon.
Vers deux heures, la
mort commençait de frapper à la porte: Nodier fut secoué par une crise
violente, sa fille était penchée sur son chevet et lui tendait une tasse pleine
d'une potion calmante; il ouvrit les yeux, regarda Marie et la reconnut à ses
larmes; alors il prit la tasse de ses mains et but avec avidité le breuvage
qu'elle contenait.
—Tu as trouvé cela
bon? demanda Marie.
—Oh oui! mon enfant,
comme tout ce qui vient de toi.
Et la pauvre Marie
laissa tomber sa tête sur le chevet du lit, couvrant de ses cheveux le front
humide du mourant.
—Oh! si tu restais
ainsi, murmura Nodier, je ne mourrais jamais[1]. La mort frappait toujours.
[Note 1: Francis Wey
a publié, sur les derniers moments de Nodier, une notice pleine d'intérêt, mais
écrite pour les amis, et tirée à vingt-cinq exemplaires seulement.]
Les extrémités
commençaient à se refroidir; mais, au fur et à mesure que la vie remontait,
elle se concentrait au cerveau et faisait à Nodier un esprit plus lucide qu'il
ne l'avait jamais eu.
Alors il bénit sa
femme et ses enfants, puis il demanda le quantième du mois.
—Le 27 janvier, dit
madame Nodier.
—Vous n'oublierez
pas cette date, n'est-ce pas, mes amis? dit Nodier. Puis, se tournant vers la
fenêtre:
—Je voudrais bien
voir encore une fois le jour, fit-il avec un soupir. Puis il s'assoupit. Puis
son souffle devint intermittent.
Puis enfin, au
moment où le premier rayon du jour frappa les vitres il rouvrit les yeux, fit
du regard un signe d'adieu et expira.
Avec Nodier tout
mourut à l'Arsenal, joie, vie et lumière; ce fut un deuil qui nous prit tous;
chacun perdait une portion de lui-même en perdant Nodier.
Moi, pour mon
compte, je ne
Ce quelque chose ne
vit que lorsque je parle de Nodier.
Voilà pourquoi j'en
parle si souvent.
Maintenant,
l'histoire qu'on a lue, c'est
Au nombre de ces
ravissantes cités qui s'éparpillent au bord du Rhin, comme les grains d'un
chapelet dont le fleuve serait le fil, il faut compter Mannheim, la seconde
capitale du grand-duché de Bade, Mannheim, la seconde résidence du grand-duc.
Aujourd'hui que les
bateaux à vapeur qui montent et descendent le Rhin passent à Mannheim,
aujourd'hui qu'un chemin de fer conduit à Mannheim, aujourd'hui que Mannheim,
au milieu du pétillement de la fusillade, a secoué, les cheveux épars et la
robe teinte de sang, l'étendard de la rébellion contre son grand-duc, je ne
sais plus ce qu'est Mannheim; mais, à l'époque où commence cette histoire,
c'est-à-dire il y a bientôt cinquante-six ans, je vais vous dire ce qu'elle
était.
C'était la ville
allemande par excellence, calme et politique à la fois, un peu triste, ou
plutôt un peu rêveuse: c'était la ville des romans d'Auguste Lafontaine et des
poèmes de Goethe, d'Henriette Belmann et de Werther.
En effet, il ne
s'agit que de jeter un coup d'œil sur Mannheim pour juger à l'instant, en
voyant ses maisons honnêtement alignées, sa division en quatre quartiers, ses
rues larges et belles où pointe l'herbe, sa fontaine mythologique, sa promenade
ombragée d'un double rang d'acacias qui la traverse d'un bout à l'autre; pour
juger, dis-je, combien la vie serait douce et facile dans un semblable paradis,
si parfois les passions amoureuses ou politiques n'y venaient mettre un
pistolet à la main de Werther[2] ou un poignard à la main de Sand[3].
[Note 2: Les
souffrances du jeune Wether (1774) est un roman sous forme épistolaire, écrit
par Goethe. Ce récit tragique évoque une passion amoureuse sans espoir qui
accule le héros au suicide.]
[Note 3: Karl Sand,
criminel célèbre exécuté à
Il y a surtout une
place qui a un caractère tout particulier, c'est
Église et théâtre
ont dû être bâtis en même temps, probablement par le même architecte;
probablement encore vers le milieu de l'autre siècle, quand les caprices d'une
favorite influaient sur l'art à ce point que tout un côté de l'art prenait son
nom, depuis l'église jusqu'à la petite maison, depuis la statue de bronze de
dix coudées jusqu'à la figurine en porcelaine de Saxe.
L'église et le
théâtre de
L'église a deux
niches extérieures: dans l'une de ces deux niches est une Minerve, et dans
l'autre est une Hébé.
Le premier de ces
deux sphinx tient sous sa patte un masque, le second un poignard. Tous deux
sont coiffés en
Au reste, toute la
place, maisons contournées, arbres frisés, murailles festonnées, est dans le
même caractère, et forme un ensemble des plus réjouissants.
Eh bien! C'est dans
une chambre située au premier étage d'une maison dont les fenêtres donnent de
biais sur le portail de l'église des Jésuites, que nous allons conduire nos
lecteurs, en leur faisant seulement observer que nous les rajeunissons de plus
d'un demi-siècle, et que nous en sommes, comme millésime, à l'an de grâce ou de
disgrâce 1793, et comme quantième au dimanche 10 du mois de mai. Tout est donc
en train de fleurir: les algues au bord du fleuve, les marguerites dans la
prairie, l'aubépine dans les haies, la rose dans les jardins, l'amour dans les
cœurs.
Maintenant ajoutons
ceci: c'est qu'un des cœurs qui battaient le plus violemment dans la ville de
Mannheim et dans les environs était celui du jeune homme qui habitait cette
petite chambre dont nous venons de parler, et dont les fenêtres donnaient de
biais sur le portail de l'église des Jésuites.
Chambre et jeune
homme méritent chacun une description particulière.
La chambre, à coup
sûr, était celle d'un esprit capricieux et pittoresque tout ensemble, car elle
avait à la fois l'aspect d'un atelier, d'un magasin de musique et d'un cabinet
de travail.
Il y avait une
palette, des pinceaux et un chevalet, et sur ce chevalet une esquisse
commencée.
Il y avait une
guitare, une viole d'amour et un piano, et sur ce piano une sonate ouverte.
Il y avait une
plume, de l'encre et du papier, et sur ce papier un commencement de ballade
griffonné.
Puis, le long des
murailles, des arcs, des flèches, des arbalètes du quinzième, des instruments
de musique du dix-septième, des bahuts de tous les temps, des pots à boire de
toutes les formes, des aiguières de toutes les espèces, enfin des colliers de
verre, des éventails de plumes, des lézards empaillés, des fleurs sèches, tout
un monde enfin; mais tout un monde ne valant pas vingt cinq thalers de bon
argent.
Celui qui habitait
cette chambre était-il un peintre, un musicien ou un poète? Nous l'ignorons.
Mais, à coup sûr,
c'était un fumeur; car, au milieu de toutes ces collections, la collection la
plus complète, la plus en vue, la collection occupant la place d'honneur et
s'épanouissant au soleil au-dessus d'un vieux canapé, à la portée de la main,
était une collection de pipes.
Mais, quel qu'il
fût, poète, musicien, peintre ou fumeur, pour le moment, il ne fumait, ni ne
peignait, ni ne notait, ni ne composait.
Non, il regardait.
Il regardait,
immobile, debout, appuyé contre la muraille, retenant son souffle; il regardait
par sa fenêtre ouverte, après s'être fait un rempart du rideau, pour voir sans
être vu; il regardait comme on regarde quand les yeux ne sont que la lunette du
cœur!
Que regardait-il?
Un endroit parfaitement
solitaire pour le moment, le portail de l'église des Jésuites.
Il est vrai que ce
portail était solitaire parce que l'église était pleine.
Maintenant quel
aspect avait celui qui habitait cette chambre, celui qui regardait derrière ce
rideau, celui dont le cœur battait ainsi en regardant?
C'était un jeune
homme de dix-huit ans tout au plus, petit de taille, maigre de corps, sauvage
d'aspect. Ses longs cheveux noirs tombaient de son front jusqu'au-dessous de
ses yeux, qu'ils voilaient quand il ne les écartait pas de la main, et, à
travers le voile de ses cheveux, son regard brillait fixe et fauve, comme le
regard d'un homme dont les facultés mentales ne doivent pas toujours demeurer
dans un parfait équilibre.
Ce jeune homme, ce
n'était ni un poète, ni un peintre, ni un musicien: c'était un composé de tout
cela; c'était la peinture, la musique et la poésie réunies; c'était un tout
bizarre, fantasque, bon et mauvais, brave et timide, actif et paresseux: ce
jeune homme, enfin, c'était Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann.
Il était né par une
rigoureuse nuit d'hiver, en 1776, tandis que le vent sifflait, tandis que la
neige tombait, tandis que tout ce qui n'est pas riche souffrait: il était né à
Koenigsberg, au fond de la Vieille-Prusse; né si faible, si grêle, si
pauvrement bâti, que l'exiguïté de sa personne fit croire à tout le monde qu'il
était bien plus pressant de lui commander une tombe que de lui acheter un
berceau; il était né la même année où Schiller, écrivant son drame des
Brigands, signait Schiller, esclave de Klopstock; né au milieu d'une de ces
vieilles familles bourgeoises comme nous en avions en France du temps de la
Fronde, comme il y en a encore en Allemagne, mais comme il n'y en aura bientôt
plus nulle part; né d'une mère au tempérament maladif, mais d'une résignation
profonde, ce qui donnait à toute sa personne souffrante l'aspect d'une adorable
mélancolie; né d'un père à la démarche et à l'esprit sévères, car ce père était
conseiller criminel et commissaire de justice près le tribunal supérieur
provincial. Autour de cette mère et de ce père, il y avait des oncles juges,
des oncles baillis, des oncles bourgmestres, des tantes jeunes encore, belles
encore, coquettes encore; oncles et tantes, tous musiciens, tous artistes, tous
pleins de sève, tous allègres. Hoffmann disait les avoir vus; il se les
rappelait exécutant autour de lui, enfant de six, de huit, de dix ans, des
concerts étranges où chacun jouait d'un de ces vieux instruments dont on ne
sait même plus les noms aujourd'hui: tympanons, rebecs, cithares, cistres,
violes d'amour, violes de gambe. Il est vrai que personne autre qu'Hoffmann
n'avait jamais vu ces oncles musiciens, ces tantes musiciennes, et qu'oncles et
tantes s'étaient retirés les uns après les autres comme des spectres, après
avoir éteint, en se retirant, la lumière qui brûlait sur leurs pupitres.
De tous ces oncles,
cependant, il en restait un. De toutes ces tantes, cependant, il en restait
une.
Cette tante, c'était
un des souvenirs charmants d'Hoffmann.
Dans la maison où
Hoffmann avait passé sa jeunesse, vivait une sœur de sa mère, une jeune femme
aux regards suaves et pénétrant au plus profond de l'âme; une jeune femme
douce, spirituelle, pleine de finesse, qui, dans l'enfant que chacun tenait
pour un fou, pour un maniaque, pour un enragé, voyait un esprit éminent; qui
plaidait seule pour lui, avec sa mère, bien entendu; qui lui prédisait le
génie, la gloire; prédiction qui plus d'une fois fit venir les larmes aux yeux
de la mère d'Hoffmann; car elle savait que le compagnon inséparable du génie et
de la gloire, c'est le malheur.
Cette tante, c'était
la tante Sophie.
Cette tante était
musicienne comme toute la famille, elle jouait du luth. Quand Hoffmann
s'éveillait dans son berceau, il s'éveillait inondé d'une vibrante harmonie;
quand il ouvrait les yeux, il voyait la forme gracieuse de la jeune femme
mariée à son instrument. Elle était ordinairement vêtue d'une robe vert d'eau
avec nœuds roses, elle était ordinairement accompagnée d'un vieux musicien à
jambes torses et à perruque blanche qui jouait d'une basse plus grande que lui,
à laquelle il se cramponnait, montant et descendant comme fait un lézard le
long d'une courge. C'est à ce torrent d'harmonie tombant comme une cascade de
perles des doigts de la belle Euterpe qu'Hoffmann avait bu le philtre enchanté
qui l'avait lui-même fait musicien.
Aussi la tante
Sophie, avons-nous dit, était un des charmants souvenirs d'Hoffmann.
Il n'en était pas de
même de son oncle.
La mort du père
d'Hoffmann, la maladie de sa mère, l'avaient laissé aux mains de cet oncle.
C'était un homme
aussi exact que le pauvre Hoffmann était décousu, aussi bien ordonné que le
pauvre Hoffmann était bizarrement fantasque, et dont l'esprit d'ordre et
d'exactitude s'était éternellement exercé sur son neveu, mais toujours aussi
inutilement que s'était exercé sur ses pendules l'esprit de l'empereur Charles
Quint: l'oncle avait beau faire, l'heure sonnait à la fantaisie du neveu,
jamais à la sienne.
Au fond, ce n'était
point cependant, malgré son exactitude et sa régularité, un trop grand ennemi
des arts et de l'imagination que cet oncle d'Hoffmann; il tolérait même la
musique, la poésie et la peinture; mais il prétendait qu'un homme sensé ne
devait recourir à de pareils délassements qu'après son dîner, pour faciliter la
digestion. C'était sur ce thème qu'il avait réglé la vie d'Hoffmann: tant
d'heures pour le sommeil, tant d'heures pour l'étude du barreau, tant d'heures
pour le repas, tant de minutes pour la musique, tant de minutes pour la
peinture, tant de minutes pour la poésie.
Hoffmann eût voulu
retourner tout cela, lui, et dire: tant de minutes pour le barreau, et tant
d'heures pour la poésie, la peinture et la musique; mais Hoffmann n'était pas
le maître; il en était résulté qu'Hoffmann avait pris en horreur le barreau et
son oncle, et qu'un beau jour il s'était sauvé de Koenigsberg avec quelques
thalers en poche, avait gagné Heidelberg, où il avait fait une halte de
quelques instants, mais où il n'avait pu rester, vu la mauvaise musique que
l'on faisait au théâtre.
En conséquence, de
Heidelberg il avait gagné Mannheim, dont le théâtre, près duquel, comme on le
voit, il s'était logé, passait pour être le rival des scènes lyriques de France
et d'Italie; nous disons de France et d'Italie, parce qu'on n'oubliera point
que c'est cinq ou six ans seulement avant l'époque à laquelle nous sommes
arrivés qu'avait eu lieu, à l'Académie royale de musique, la grande lutte
contre Gluck et Piccinni.
Hoffmann était donc
à Mannheim, où il logeait près du théâtre, et où il vivait du produit de sa
peinture, de sa musique et de sa poésie, joint à quelques frédérics d'or que sa
bonne mère lui faisait passer de temps en temps, au moment où, nous arrogeant
le privilège du Diable boiteux, nous venons de lever le plafond de sa chambre
et de le montrer à nos lecteurs debout, appuyé à la muraille, immobile derrière
son rideau, haletant, les yeux fixés sur le portail de l'église des Jésuites.
Dans l'instant où
quelques personnes, sortant de l'église des Jésuites, quoique la messe fût à
peine à moitié de sa célébration, rendaient l'attention d'Hoffmann plus vive
que jamais, on heurta à sa porte. Le jeune homme secoua la tête et frappa du
pied avec un mouvement d'impatience, mais ne répondit pas.
On heurta une
seconde fois.
Un regard torve alla
foudroyer l'indiscret à travers
On frappa une
troisième fois.
Cette fois, le jeune
homme demeura tout à fait immobile; il était visiblement décidé à ne pas
ouvrir.
Mais, au lieu de
s'obstiner à frapper, le visiteur se contenta de prononcer un des prénoms
d'Hoffmann.
—Théodore, dit-il.
—Ah! c'est toi,
Zacharias Werner, murmura Hoffmann.
—Oui, c'est moi;
tiens-tu à être seul?
—Non, attends.
Et Hoffmann alla
ouvrir.
Un grand jeune homme,
pâle, maigre et blond, un peu effaré, entra. Il pouvait avoir trois ou quatre
ans de plus qu'Hoffmann. Au moment où
C'était, en effet,
un véritable frère pour Hoffmann. Né dans la même maison que lui, Zacharias
Werner, le futur auteur de Martin Luther, de l'Attila, du 24 Février, de La
Croix de la Baltique, avait grandi sous la double protection de sa mère et de
la mère d'Hoffmann.
Les deux femmes,
atteintes toutes deux d'une affection nerveuse qui se termina par la folie,
avaient transmis à leurs enfants cette maladie, qui, atténuée par la
transmission, se traduisit en imagination fantastique chez Hoffmann, et en
disposition mélancolique chez Zacharias. La mère de ce dernier se croyait, à
l'instar de la Vierge, chargée d'une mission divine. Son enfant, son Zacharie,
devait être le nouveau Christ, le futur Siloé promis par les Écritures. Pendant
qu'il dormait, elle lui tressait des couronnes de bleuets, dont elle ceignait
son front; elle s'agenouillait devant lui, chantant, de sa voix douce et
harmonieuse, les plus beaux cantiques de Luther, espérant à chaque verset, voir
la couronne de bleuets se changer en auréole.
Les deux enfants
furent élevés ensemble; c'était surtout parce que Zacharie habitait Heidelberg,
où il étudiait, qu'Hoffmann s'était enfui de chez son oncle, et à son tour
Zacharie, rendant à Hoffmann amitié pour amitié, avait quitté Heidelberg et
était venu rejoindre Hoffmann à Mannheim, quand Hoffmann était venu chercher à
Mannheim une meilleure musique que celle qu'il trouvait à Heidelberg.
Mais, une fois
réunis, une fois à Mannheim, loin de l'autorité de cette mère si douce, les
deux jeunes gens avaient pris appétit aux voyages, ce complément indispensable
de l'éducation de l'étudiant allemand, et ils avaient résolu de visiter Paris.
Werner, à cause du
spectacle étrange que devait présenter la capitale de la
Hoffmann, pour
comparer la musique française à la musique italienne, et surtout pour étudier
les ressources de l'Opéra français comme mise en scène et décors, Hoffmann
ayant dès cette époque l'idée qu'il caressa toute sa vie de se faire directeur
de théâtre.
Werner, libertin par
tempérament, quoique religieux par éducation, comptait bien en même temps
profiter pour son plaisir de cette étrange liberté de mœurs à laquelle on était
arrivé en 1793, et dont un de ses amis, revenu depuis peu d'un voyage à Paris, lui
avait fait une peinture si séduisante, que cette peinture avait tourné la tête
du voluptueux étudiant.
Hoffmann comptait
voir les musées dont on lui avait dit force merveilles, et, flottant encore
dans sa manière, comparer la peinture italienne à la peinture allemande.
Quels que fussent
d'ailleurs les motifs secrets qui poussassent les deux amis, le désir de
visiter la
Pour accomplir ce
désir, il ne leur manquait qu'une chose, l'argent. Mais, par une coïncidence
étrange, le hasard avait voulu que Zacharie et Hoffmann eussent le même jour
reçu chacun de sa mère cinq frédérics d'or.
Dix frédérics d'or
faisaient à peu près deux cents livres, c'était une jolie somme pour deux
étudiants, qui vivaient, logés, chauffés et nourris, pour cinq thalers par
mois. Mais cette somme était bien insuffisante pour accomplir le fameux voyage
projeté.
Il était venu une
idée aux deux jeunes gens, et, comme cette idée leur était venue à tous deux à
la fois, ils l'avaient prise pour une inspiration du ciel.
C'était d'aller au
jeu et de risquer chacun les cinq frédérics d'or.
Avec ces dix
frédérics il n'y avait pas de voyage possible. En risquant ces dix frédérics on
pouvait gagner une somme à faire le tour du monde.
Ce qui fut dit fut fait:
la saison des eaux approchait, et puis le 1er mai, les maisons de jeu étaient
ouvertes; Werner et Hoffmann entrèrent dans une maison de jeu.
Werner tenta le
premier la fortune, et perdit en cinq coups ses cinq frédérics d'or.
Le tour d'Hoffmann
était venu.
Hoffmann hasarda en
tremblant son premier frédéric d'or et gagna.
Encouragé par ce
début, il redoubla. Hoffmann était dans un jour de veine; il gagnait quatre
coups sur cinq, et le jeune homme était de ceux qui ont confiance dans la
fortune. Au lieu d'hésiter, il marcha franchement de parolis en parolis; on eût
pu croire qu'un pouvoir surnaturel le secondait: sans combinaison arrêtée, sans
calcul aucun, il jetait son or sur une carte, et son or se doublait, se
triplait, se quintuplait. Zacharie, plus tremblant qu'un fiévreux, plus pâle
qu'un spectre, Zacharie murmurait: «Assez, Théodore, assez»: mais le joueur
raillait cette timidité puérile. L'or suivait l'or, et l'or engendrait l'or.
Enfin, deux heures du matin sonnèrent, c'était l'heure de la fermeture de
l'établissement, le jeu cessa; les deux jeunes gens, sans compter, prirent
chacun une charge d'or. Zacharie, qui ne pouvait croire que toute cette fortune
était à lui, sortit le premier: Hoffmann allait le suivre, quand un vieil
officier, qui ne l'avait pas perdu de vue pendant tout le temps qu'il avait
joué, l'arrêta comme il allait franchir le seuil de
—Jeune homme, dit-il
en lui posant la main sur l'épaule et en le regardant fixement, si vous y allez
de ce train-là, vous ferez sauter la banque, j'en conviens; mais quand la
banque aura sauté, vous n'en serez qu'une proie plus sûre pour le diable.
Et, sans attendre la
réponse d'Hoffmann, il disparut. Hoffmann sortit à son tour, mais il n'était
plus le même. La prédiction du vieux soldat l'avait refroidi comme un bain
glacé, et cet or, dont ses poches étaient pleines, lui pesait. Il lui semblait
porter son fardeau d'iniquités.
Werner l'attendait
joyeux. Tous deux revinrent ensemble chez Hoffmann, l'un riant, dansant,
chantant; l'autre rêveur, presque sombre.
Celui qui riait,
dansait, chantait, c'était Werner; celui qui était rêveur et presque sombre,
c'était Hoffmann.
Tous deux, au reste,
décidèrent de partir le lendemain soir pour la
Ils se séparèrent en
s'embrassant.
Hoffmann, resté
seul, compta son or.
Il avait cinq mille
thalers, vingt-trois ou vingt-quatre mille francs.
Il réfléchit
longtemps et sembla prendre une résolution difficile.
Pendant qu'il
réfléchissait à la lueur d'une lampe de cuivre éclairant la chambre, son visage
était pâle et son front ruisselait de sueur.
À chaque bruit qui
se faisait autour de lui, ce bruit fût-il aussi insaisissable que le
frémissement de l'aile du moucheron, Hoffmann tressaillait, se retournait et
regardait autour de lui avec terreur.
La prédiction de
l'officier lui revenait à l'esprit, il murmurait tout bas des vers de Faust, et
il lui semblait voir, sur le seuil de
Enfin son parti fut
pris.
Il mit à part mille
thalers, qu'il regardait comme la somme grandement nécessaire pour son voyage,
fit un paquet des quatre mille autres thalers; puis, sur le paquet, colla une
carte avec de la cire, et écrivit sur cette carte:
À Monsieur le
bourgmestre de Koenigsberg, pour être partagé entre les familles les plus
pauvres de la ville.
Puis, content de la
victoire qu'il venait de remporter sur lui-même, rafraîchi par ce qu'il venait
de faire, il se déshabilla, se coucha, et dormit tout d'une pièce jusqu'au
lendemain à sept heures du matin.
À sept heures il se
réveilla, et son premier regard fut pour ses mille thalers visibles et ses
quatre mille thalers cachetés. Il croyait avoir fait un rêve.
La vue des objets
l'assura de la réalité de ce qui lui était arrivé la veille.
Mais ce qui était
une réalité surtout, pour Hoffmann, quoique aucun objet matériel ne fût là pour
la lui rappeler, c'était la prédiction du vieil officier.
Aussi, sans regret
aucun, s'habilla-t-il comme de coutume; et, prenant ses quatre mille thalers
sous son bras, alla-t-il les porter lui-même à la diligence de Koenigsberg,
après avoir pris le soin cependant de serrer les mille thalers restants dans
son tiroir.
Puis, comme il était
convenu, on s'en souvient, que les deux amis partiraient le même soir pour la
Tout en allant, tout
en venant, tout en époussetant un habit, en pliant une chemise, en assortissant
deux mouchoirs, Hoffmann jeta les yeux dans la rue et demeura dans la pose où
il était.
Une jeune fille de
seize à dix-sept ans, charmante, étrangère bien certainement à la ville de
Hoffmann, dans ses
rêves de poète, de peintre et de musicien, n'avait jamais rien vu de pareil.
C'était quelque
chose qui dépassait non seulement tout ce qu'il avait vu, mais encore tout ce
qu'il espérait voir.
Et cependant, à la
distance où il était, il ne voyait qu'un ravissant ensemble: les détails lui
échappaient.
La jeune fille était
accompagnée d'une vieille servante.
Toutes deux
montèrent lentement les marches de l'église des Jésuites, et disparurent sous
le portail.
Hoffmann laissa sa
malle à moitié faite, un habit lie-de-vin à moitié battu, sa redingote à
brandebourgs à moitié pliée, et resta immobile derrière son rideau.
C'est là que nous
l'avons trouvé, attendant la sortie de
Il ne craignait
qu'une chose: c'est que ce ne fût un ange, et qu'au lieu de sortir par
C'est dans cette
situation que nous l'avons pris, et que son ami Zacharias Werner vint le
prendre après nous.
Le nouveau venu
appuya du même coup, comme nous l'avons dit, sa main sur l'épaule et ses lèvres
sur le front de son ami.
Puis il poussa un
énorme soupir.
Quoique Zacharias
Werner fût toujours très pâle, il était cependant encore plus pâle que
d'habitude.
—Qu'as-tu donc? lui
demanda Hoffmann avec une inquiétude réelle.
—Oh! mon ami,
s'écria Werner.... Je suis un brigand! je suis un misérable! je mérite la
mort... fends-moi la tête avec une hache... perce-moi le cœur avec une flèche.
Je ne suis plus digne de voir la lumière du ciel.
—Bah! demanda
Hoffmann avec la placide distraction de l'homme heureux; qu'est-il donc arrivé,
cher ami?
—Il est arrivé....
Ce qui est arrivé, n'est-ce pas?... tu me demandes ce qui est arrivé?... Eh
bien! mon ami, le diable m'a tenté!
—Que veux-tu dire?
—Que quand j'ai vu
tout mon or ce matin, il y en avait tant, qu'il me semble que c'est un rêve.
—Comment! un rêve?
—Il y en avait une
pleine table, toute couverte, continua Werner. Eh bien! quand j'ai vu cela, une
véritable fortune, mille frédérics d'or, mon ami. Eh bien! quand j'ai vu cela,
quand de chaque pièce j'ai vu rejaillir un rayon, la rage m'a repris, je n'ai
pas pu y résister, j'ai pris le tiers de mon or et j'ai été au jeu.
—Et tu as perdu?
—Jusqu'à mon dernier
kreutzer.
—Que veux-tu? c'est
un petit malheur, puisqu'il te reste les deux tiers.
—Ah bien oui, les
deux tiers! Je suis revenu chercher le second tiers, et....
—Et tu l'as perdu
comme le premier?
—Plus vite, mon ami,
plus vite.
—Et tu es revenu
chercher ton troisième tiers?
—Je ne suis pas
revenu, j'ai volé: j'ai pris les quinze cents thalers restants, et je les ai
posés sur la rouge.
—Alors, dit
Hoffmann, la noire est sortie, n'est-ce pas?
—Ah! mon ami, la
noire, l'horrible noire, sans hésitation, sans remords, comme si en sortant
elle ne m'enlevait pas mon dernier espoir! Sortie, mon ami, sortie!
—Et tu ne regrettes
les mille frédérics qu'à cause du voyage?
—Pas pour autre
chose. Oh! si j'eusse seulement mis de côté de quoi aller à
—Tu te consolerais
d'avoir perdu le reste?
—À l'instant même.
—Eh bien! qu'à cela
ne tienne, mon cher Zacharias, dit Hoffmann en le conduisant vers son tiroir;
tiens, voilà les cinq cents thalers, pars.
—Comment! que je
parte? s'écria Werner, et toi?
—Oh! moi, je ne pars
plus.
—Comment! tu ne pars
plus?
—Non, pas dans ce
moment-ci du moins.
—Mais pourquoi? pour
quelle raison? qui t'empêche de partir? qui te retient à
Hoffmann entraîna
vivement son ami vers la fenêtre. On commençait à sortir de l'église, la messe
était finie.
—Tiens, regarde,
regarde, dit-il en désignant du doigt quelqu'un à l'attention de Werner.
Et, en effet, la
jeune fille inconnue apparaissait au haut du portail, descendant lentement les
degrés de l'église, son livre de messe posé contre sa poitrine, sa tête
baissée, modeste et pensive comme la Marguerite de Goethe.
—Vois-tu, murmurait
Hoffmann, vois-tu?
—Certainement que je
vois.
—Eh bien! que
dis-tu?
—Je dis qu'il n'y a
pas de femme au monde qui vaille qu'on lui sacrifie le voyage de Paris, fût-ce
la belle Antonia, fût-ce la fille du vieux Gottlieb Murr, le nouveau chef
d'orchestre du théâtre de Mannheim.
—Tu la connais donc?
—Certainement.
—Tu connais donc son
père?
—Il était chef
d'orchestre au théâtre de Francfort.
—Et tu peux me
donner une lettre pour lui?
—À merveille.
—Mets-toi là,
Zacharias, et écris.
Zacharias se mit à
la table et écrivit.
Au moment de partir
pour la
Hoffmann donna à
peine à Zacharias le temps d'achever sa lettre; la signature apposée, il la lui
prit, et, embrassant son ami, il s'élança hors de la chambre.
—C'est égal, lui
cria une dernière fois Zacharias Werner, tu verras qu'il n'y a pas de femme, si
jolie qu'elle soit, qui puisse te faire oublier
Hoffmann entendit
les paroles de son ami, mais il ne jugea pas même à propos de se retourner pour
lui répondre, même par un signe d'approbation ou d'improbation.
Quant à Zacharias
Werner, il mit ses cinq cents thalers dans sa poche, et, pour n'être plus tenté
par le démon du jeu, il courut aussi vite vers l'hôtel des Messageries
qu'Hoffmann courait vers la maison du vieux chef d'orchestre.
Hoffmann frappait à
Ce fut le chef
d'orchestre qui vint ouvrir en personne à Hoffmann.
Hoffmann n'avait
jamais vu maître Gottlieb, et cependant il le reconnut.
Cet homme, tout
grotesque qu'il était, ne pouvait être qu'un artiste, et même un grand artiste.
C'était un petit
vieillard de cinquante-cinq à soixante ans, ayant une jambe tordue, et
cependant ne boitant pas trop de cette jambe, qui ressemblait à un
tire-bouchon. Tout en marchant, ou plutôt tout en sautillant, et son
sautillement ressemblait fort à celui d'un hochequeue, tout en sautillant et en
devançant les gens qu'il introduisait chez lui, il s'arrêtait, faisant une
pirouette sur sa jambe torse, ce qui lui donnait l'air d'enfoncer une vrille dans
la terre, et continuait son chemin.
Tout en le suivant,
Hoffmann l'examinait et gravait dans son esprit un de ces fantastiques et
merveilleux portraits dont il nous a donné, dans ses œuvres, une si complète
galerie.
Le visage du
vieillard était enthousiaste, fin et spirituel à la fois, recouvert d'une peau
parcheminée, mouchetée de rouge et de noir comme une page de plain-chant. Au
milieu de cet étrange faciès brillaient deux yeux vifs dont on pouvait d'autant
mieux apprécier le regard aigu, que les lunettes qu'il portait et qu'il
n'abandonnait jamais, même dans son sommeil, étaient constamment relevées sur
son front ou abaissées sur le bout de son nez. C'était seulement quand il
jouait du violon en redressant la tête et en regardant à distance, qu'il finissait
par utiliser ce petit meuble qui paraissait être chez lui plutôt un objet de
luxe que de nécessité.
Sa tête était chauve
et constamment abritée sous une calotte noire, qui était devenue une partie
inhérente à sa personne. Jour et nuit maître Gottlieb apparaissait aux
visiteurs avec sa calotte. Seulement, lorsqu'il sortait, il se contentait de la
surmonter d'une petite perruque à la Jean-Jacques. De sorte que la calotte se
trouvait prise entre le crâne et la perruque. Il va sans dire que jamais maître
Gottlieb ne s'inquiétait le moins du monde de la portion de velours qui
apparaissait sous ses faux cheveux, lesquels ayant plus d'affinité avec le
chapeau qu'avec la tête, accompagnaient le chapeau dans son excursion aérienne,
toutes les fois que maître Gottlieb saluait.
Hoffmann regarda
tout autour de lui, mais ne vit personne.
Il suivit donc
maître Gottlieb où maître Gottlieb, qui, comme nous l'avons dit, marchait
devant lui, voulut le mener.
Maître Gottlieb
s'arrêta dans un grand cabinet plein de partitions empilées et de feuilles de
musique volantes: sur une table étaient dix ou douze boîtes plus ou moins
ornées, ayant toutes cette forme à laquelle un musicien ne se trompe pas,
c'est-à-dire la forme d'un étui de violon.
Pour le moment,
maître Gottlieb était en train de disposer pour le théâtre de Mannheim, sur
lequel il voulait faire un essai de musique italienne, le Matrimonio segreto de
Cimarosa.
Un archet, comme la
batte d'Arlequin, était passé dans sa ceinture, ou plutôt maintenu par le
gousset boutonné de sa culotte, une plume se dressait fièrement derrière son
oreille, et ses doigts étaient tachés d'encre.
De ces doigts tachés
d'encre il prit la lettre que lui présentait Hoffmann, puis, jetant un coup
d'œil sur l'adresse, et reconnaissant l'écriture:
—Ah! Zacharias
Werner, dit-il, poète, poète celui-là, mais joueur. Puis, comme si la qualité
corrigeait un peu le défaut, il ajouta: Joueur, joueur, mais poète.
Puis, décachetant la
lettre:
—Parti, n'est-ce
pas? parti!
—Il part, monsieur,
en ce moment même.
—Dieu le conduise!
ajouta Gottlieb en levant les yeux au ciel comme pour recommander son ami à
Dieu. Mais il a bien fait de partir. Les voyages forment la jeunesse, et, si je
n'avais pas voyagé, je ne connaîtrais pas, moi, l'immortel Pasiello, le divin
Cimarosa.
—Mais, dit Hoffmann,
vous n'en connaîtriez pas moins bien leurs œuvres, maître Gottlieb.
—Oui, leurs œuvres,
certainement: mais qu'est-ce que connaître l'œuvre sans l'artiste? C'est
connaître l'âme sans le corps; l'œuvre, c'est le spectre, c'est l'apparition;
l'œuvre, c'est ce qui reste de nous après notre mort. Mais le corps,
voyez-vous, c'est ce qui a vécu: vous ne comprendrez jamais entièrement l'œuvre
d'un homme si vous n'avez pas connu l'homme lui-même.
Hoffmann fit un
signe de la tête.
—C'est vrai, dit-il,
et je n'ai jamais apprécié complètement Mozart qu'après avoir vu Mozart.
—Oui, oui, dit
Gottlieb, Mozart a du bon; mais pourquoi a-t-il du bon? parce qu'il a voyagé en
Italie. La musique allemande, jeune homme, c'est la musique des hommes; mais
retenez bien ceci, la musique italienne, c'est la musique des dieux.
—Ce n'est pourtant
pas, reprit Hoffmann en souriant, ce n'est pourtant pas en Italie que Mozart a
fait le Mariage de Figaro et Don Juan, puisqu'il a fait l'un à Vienne pour
l'empereur, et l'autre à Prague pour le théâtre italien.
—C'est vrai, jeune
homme, c'est vrai, et j'aime à voir en vous cet esprit national qui vous fait
défendre Mozart. Oui, certainement, si le pauvre diable eût vécu, et s'il eût
fait encore un ou deux voyages en Italie, c'eût été un maître, un très grand
maître. Mais ce Don Juan, dont vous parlez, ce Mariage de Figaro, dont vous
parlez, sur quoi les a-t-il faits? Sur des libretti italiens, sur des paroles
italiennes, sous un reflet du soleil de Bologne, de Rome ou de
Et la figure du
vieillard exprima un moment une béatitude suprême, et tout son corps parut
frissonner d'une jouissance infinie, comme si les torrents du soleil
méridional, inondant encore sa tête ruisselaient de son front chauve sur ses
épaules, et de ses épaules sur toute sa personne.
Hoffmann se garda
bien de le tirer de son extase, seulement il en profita pour regarder tout
autour de lui, espérant toujours voir Antonia. Mais les portes étaient fermées
et l'on n'entendait aucun bruit derrière aucune de ces portes qui y décelât la
présence d'un être vivant.
Il lui fallut donc
revenir à maître Gottlieb, dont l'extase se calmait peu à peu, et qui finit par
en sortir avec une espèce de frissonnement.
—Brrrou! jeune
homme, dit-il, et vous dites donc? Hoffmann tressaillit.
—Je dis, maître Gottlieb,
que je viens de la part de mon ami Zacharias Werner, lequel m'a parlé de votre
bonté pour les jeunes gens, et comme je suis musicien!
—Ah! vous êtes
musicien!
Et Gottlieb se
redressa, releva la tête, la renversa en arrière, et, à travers ses lunettes,
momentanément posées sur les derniers confins de son nez, il regarda Hoffmann.
—Oui, oui,
ajouta-t-il, tête de musicien, front de musicien, œil de musicien; et
qu'êtes-vous? compositeur ou instrumentiste?
—L'un et l'autre,
maître Gottlieb.
—L'un et l'autre!
dit maître Gottlieb, l'un et l'autre! cela ne doute de rien, ces jeunes gens!
Il faudrait toute la vie d'un homme, de deux hommes, de trois hommes pour être
seulement l'un ou l'autre! et ils sont l'un et l'autre!
Et il fit un tour
sur lui-même, levant les bras au ciel et ayant l'air d'enfoncer dans le parquet
le tire-bouchon de sa jambe droite.
Puis, après la
pirouette achevée s'arrêtant devant Hoffmann:
—Voyons, jeune
présomptueux, dit-il, qu'as-tu fait en composition?
—Mais des sonates,
des chants sacrés, des quintetti.
—Des sonates après
Jean-Sébastien Bach! des chants sacrés après Pergolèse! des quintetti après
François-Joseph Haydn! Ah! jeunesse! jeunesse!
Puis, avec un
sentiment de profonde piété:
—Et comme
instrumentiste, continua-t-il, comme instrumentiste, de quel instrument
jouez-vous?
—De tous à peu près,
depuis le rebec jusqu'au clavecin, depuis la viole d'amour jusqu'au théorbe;
mais l'instrument dont je me suis particulièrement occupé, c'est le violon.
—En vérité, dit
maître Gottlieb d'un air railleur, en vérité tu lui as fait cet honneur-là, au
violon! C'est, ma foi! bien heureux pour lui, pauvre violon! Mais, malheureux!
ajouta-t-il en revenant vers Hoffmann en sautillant sur une seule jambe pour
aller plus vite, sais-tu ce que c'est que le violon? Le violon! et maître
Gottlieb balança son corps sur cette seule jambe dont nous avons parlé, l'autre
restant en l'air comme
Puis, tout à coup,
et sans transition aucune, saisissant un violon et un archet comme un maître
d'escrime prend deux fleurets, et les présentant à Hoffmann:
—Eh bien! dit-il
d'un air de défi, joue-moi quelque chose: voyons, joue, et je te dirai où tu en
es, et, s'il est encore temps de te retirer du précipice, je t'en tirerai,
comme j'en ai tiré le pauvre Zacharias Werner. Il en jouait aussi, lui, du
violon; il en jouait avec fureur, avec rage. Il rêvait des miracles, mais je
lui ai ouvert l'intelligence. Il brisa son violon en morceaux, et il en fit un
feu. Puis je lui mis une basse entre les mains, et cela acheva de le calmer.
Là, il y avait de la place pour ses longs doigts maigres. Au commencement, il
leur faisait faire dix heures à l'heure, et maintenant, maintenant, il joue
suffisamment de la basse pour souhaiter la fête à son oncle, tandis qu'il n'eût
jamais joué du violon que pour souhaiter la fête au diable. Allons, allons,
jeune homme, voici un violon, montre-moi ce que tu
Hoffmann prit le
violon et l'examina.
—Oui, oui, dit maître
Gottlieb, tu examines de qui il est, comme le gourmet flaire le vin qu'il va
boire. Pince une corde, une seule, et si ton oreille ne te dit pas le nom de
celui qui a fait le violon, tu n'es pas digne de le toucher.
Hoffmann pinça une
corde, qui rendit un son vibrant, prolongé, frémissant.
—C'est un Antonio
Stradivarius.
—Allons, pas mal;
mais de quelle époque de la vie de Stradivarius? Voyons un peu; il en a fait
beaucoup de violons de 1698 à 1728.
—Ah! quant à cela,
dit Hoffmann, j'avoue mon ignorance, et il me semble impossible....
—Impossible,
blasphémateur! impossible! c'est comme si tu me disais, malheureux, qu'il est
impossible de reconnaître l'âge du vin en le goûtant. Écoute bien: aussi vrai
que nous sommes aujourd'hui le 10 mai 1793, ce violon a été fait pendant le
voyage que l'immortel Antonio fit de Crémone à Mantoue en 1705, et où il laissa
son atelier à son premier élève. Aussi, vois-tu, ce Stradivarius-là, je suis
bien aise de te le dire, n'est que de troisième ordre; mais j'ai bien peur que
ce ne soit encore trop bon pour un pauvre écolier comme toi. Ça va, va!
Hoffmann épaula le
violon, et, non sans un vif battement de cœur, commença les variations sur le
thème de Don Juan:
«La ci darem' la
mano».
Maître Gottlieb
était debout près d'Hoffmann, battant à la fois la mesure avec sa tête et avec
le bout du pied de sa jambe torse. À mesure qu'Hoffmann jouait, sa figure
s'animait, ses yeux brillaient, sa mâchoire supérieure mordait la lèvre
inférieure, et, aux deux côtés de cette lèvre aplatie, sortaient deux dents,
que dans la position ordinaire elle était destinée à cacher, mais qui en ce
moment se dressaient comme deux défenses de sanglier. Enfin, un allégro, dont
Hoffmann triompha assez vigoureusement, lui attira de la part de maître Gottlieb
un mouvement de tête qui ressemblait à un signe d'approbation.
Hoffmann finit par
un démanché qu'il croyait des plus brillants, mais qui, loin de satisfaire le
vieux musicien, lui fit faire une affreuse grimace.
Cependant sa figure
se rasséréna peu à peu, et frappant sur l'épaule du jeune homme:
—Allons, allons,
dit-il, c'est moins mal que je ne croyais; quand tu auras oublié tout ce que tu
as appris, quand tu ne feras plus de ces bonds à la mode, quand tu ménageras
ces traits sautillants et ces démanchés criards, on fera quelque chose de toi.
Cet éloge, de la
part d'un homme aussi difficile que le vieux musicien, ravit Hoffmann, puis il
n'oubliait pas, tout noyé qu'il était dans l'océan musical, que maître Gottlieb
était le père de la belle Antonia.
Aussi, prenant au
bond les paroles qui venaient de tomber de la bouche du vieillard:
—Et qui se chargera
de faire quelque chose de moi? demanda-t-il, est-ce vous, maître Gottlieb?
—Pourquoi pas, jeune
homme? pourquoi pas, si tu veux écouter le vieux Murr?
—Je vous écouterai,
maître, et tant que vous voudrez.
—Oh! murmura le
vieillard avec mélancolie, car son regard se rejetait dans le passé, car sa
mémoire remontait les ans révolus, c'est que j'en ai bien connu des virtuoses!
J'ai connu Corelli, par tradition, c'est vrai; c'est lui qui a ouvert la route,
qui a frayé le chemin; il faut jouer à la manière de Tartini ou y renoncer.
Lui, le premier, il a deviné que le violon était, sinon un dieu, du moins le
temple d'où un dieu pouvait sortir. Après lui vient Pugnani, violon passable,
intelligent, mais mou, trop mou, surtout dans certains appoggiamenti; puis
Germiniani, vigoureux celui-là, mais vigoureux par boutades, sans transition;
j'ai été à Paris exprès pour le voir, comme tu veux, toi, aller à Paris pour
voir l'Opéra: un maniaque, mon ami, un somnambule, mon ami, un homme qui
gesticulait en rêvant, entendant assez bien le tempo rubato, fatal tempo
rubato, qui tue plus d'instrumentistes que la petite vérole, que la fièvre
jaune, que la peste! Alors je lui jouai mes sonates à la manière de l'immortel
Tartini, mon maître, et alors il avoua son erreur. Malheureusement l'élève
était enfoncé jusqu'au cou dans sa méthode. Il avait soixante et onze ans, le
pauvre enfant! Quarante ans plus tôt, je l'eusse sauvé, comme Giardini;
celui-là je l'avais pris à temps, mais malheureusement il était incorrigible;
le diable en personne s'était emparé de sa main gauche, et alors il allait, il
allait, il allait un tel train, que sa main droite ne pouvait pas le suivre. C'étaient
des extravagances, des sautillements, des démanchés à donner la danse de
Saint-Guy à un Hollandais. Aussi, un jour qu'en présence de Jomelli il gâtait
un morceau magnifique, le bon Jomelli, qui était le plus brave homme du monde,
lui allongea-t-il un rude soufflet, que Giardini en eut la joue enflée pendant
un mois, Jomelli le poignet luxé pendant trois semaines. C'est comme Lulli, un
fou, un véritable fou, un danseur de corde, un faiseur de sauts périlleux, un
équilibriste sans balancier et auquel on devrait mettre dans la main un
balancier au lieu d'un archet. Hélas! hélas! hélas! s'écria douloureusement le
vieillard, je le dis avec un profond désespoir, avec Nardini et avec moi
s'éteindra le bel art de jouer du violon: cet art avec lequel notre maître à
tous, Orpheus, attirait les animaux, remuait les
Le vieillard reprit
haleine et ajouta d'un ton plus doux:
—Je sais bien qu'il
y a Viotti, un de mes élèves, un enfant plein de bonnes dispositions, mais
impatient, mais dévergondé, mais sans règle. Quant à Giarnowicki, c'est un fat
et un ignorant, et la première chose que j'ai dite à ma vieille Lisbeth,
c'était, si elle entendait jamais ce nom-là prononcé à ma porte, de fermer ma
porte avec acharnement. Il y a trente ans que Lisbeth est avec moi, eh bien, je
vous le dis, jeune homme, je chasse Lisbeth si elle laisse entrer chez moi
Giarnowicki; un Sarmate, un Welche, qui s'est permis de dire du mal du maître
des maîtres, de l'immortel Tartini. Oh! à celui qui m'apportera la tête de
Giarnowicki, je promets des leçons et des conseils tant qu'il en voudra. Quant
à toi, mon garçon, continua le vieillard en revenant à Hoffmann, quant à toi,
tu n'es pas fort; c'est vrai; mais Rode et Kreutzer, mes élèves, n'étaient pas
plus forts que toi; quant à toi je disais donc qu'en venant chercher maître
Gottlieb, qu'en t'adressant à maître Gottlieb, qu'en te faisant recommander à
lui par un homme qui le connaît et qui l'apprécie, par ce fou de Zacharie
Werner, tu prouves qu'il y a dans cette poitrine là un cœur d'artiste. Aussi
maintenant, jeune homme, voyons, ce n'est plus un Antonio Stradivarius que je
veux mettre entre tes mains; non, ce n'est même plus un Gramulo, ce vieux
maître que l'immortel Tartini estimait si fort qu'il ne jouait jamais que sur
des Gramulo; non, c'est sur un Antonio Amati, c'est sur l'aïeul, c'est sur
l'ancêtre, c'est sur la tige première de tous les violons qui ont été faits,
c'est sur l'instrument qui sera la dot de ma fille Antonia, que je veux
t'entendre. C'est l'arc d'Ulysse, vois-tu, et qui pourra bander l'arc d'Ulysse
est digne de Pénélope.
Et alors le
vieillard ouvrit la boîte de velours toute galonnée d'or, et en tira un violon
comme il semblait qu'il ne dût jamais avoir existé de violons, et comme
Hoffmann seul peut-être se rappelait en avoir vu dans les concerts fantastiques
de ses grands-oncles et de ses grandes-tantes.
Puis il s'inclina
sur l'instrument vénérable, et le présentant à Hoffmann:
—Prends, dit-il, et
tâche de ne pas être trop indigne de lui.
Hoffmann s'inclina,
prit l'instrument avec respect, et commença une vieille étude de Jean-Sébastien
Bach.
—Bach, Bach, murmura
Gottlieb; passe encore pour l'orgue, mais il n'entendait rien au violon.
N'importe.
Au premier son
qu'Hoffmann avait tiré de l'instrument, il avait tressailli, car lui, l'éminent
musicien, il comprenait quel trésor d'harmonie on venait de mettre entre ses
mains.
L'archet, semblable
à un arc, tant il était courbé, permettait à l'instrumentiste d'embrasser les
quatre cordes à la fois, et la dernière de ces cordes s'élevait à des tons
célestes si merveilleux, que jamais Hoffmann n'avait pu songer qu'un son si
divin s'éveillât sous une main humaine.
Pendant ce temps, le
vieillard se tenait près de lui, la tête renversée en arrière, les yeux
clignotants, disant pour tout encouragement:
—Pas mal, pas mal,
jeune homme; la main droite, la main droite! la main gauche n'est que le
mouvement, la main droite c'est l'âme. Allons, de l'âme! de l'âme! de l'âme!!!
Hoffmann sentait
bien que le vieux Gottlieb avait raison, et il comprenait, comme il lui avait
dit à la première épreuve, qu'il fallait désapprendre tout ce qu'il avait
appris; et, par une transition insensible, mais soutenue, mais croissante, il
passait du pianissimo au fortissimo, de la caresse à la menace, de l'éclair à
la foudre, et il se perdait dans un torrent d'harmonie qu'il soulevait comme un
nuage, et qu'il laissait retomber en cascades murmurantes, en perles liquides,
en poussière humide, et il était sous l'influence d'une situation nouvelle,
d'un état touchant à l'extase, quand tout à coup sa main gauche s'affaissa sur
les cordes, l'archet mourut dans sa main, le violon glissa de sa poitrine, ses
yeux devinrent fixes et ardents.
La porte venait de
s'ouvrir, et dans la glace devant laquelle il jouait, Hoffmann avait vu
apparaître, pareille à une ombre évoquée par une harmonie céleste, la belle
Antonia, la bouche entrouverte, la poitrine oppressée, les yeux humides.
Hoffmann jeta un cri
de plaisir, et maître Gottlieb n'eut que le temps de retenir le vénérable
Antonio Amati, qui s'échappait de la main du jeune instrumentiste.
Antonia avait paru
mille fois plus belle encore à Hoffmann, au moment où il lui avait vu ouvrir
C'est que, dans la
glace où la jeune fille venait de réfléchir son image et qui était à deux pas
seulement d'Hoffmann, Hoffmann avait pu rétablir d'un seul coup d'œil toutes
les beautés qui lui avaient échappé à distance.
Antonia avait
dix-sept ans à peine; elle était de taille moyenne, plutôt grande que petite,
mais si mince sans maigreur, si flexible sans faiblesse, que toutes les
comparaisons de lis se balançant sur leur tige, de palmier se courbant au vent,
eussent été insuffisantes pour peindre cette morbidezza italienne, seul mot de
la langue exprimant à peu près l'idée de douce langueur qui s'éveillait à son
aspect. Sa mère était, comme Juliette, une des plus belles fleurs du printemps
de Vérone, et l'on retrouvait dans Antonia, non pas fondues, mais heurtées, et
c'est ce qui faisait le charme de cette jeune fille, les beautés des deux races
qui se disputent la palme de la beauté. Ainsi, avec la finesse de peau des
femmes du Nord, elle avait la matité de peaux des femmes du Midi; ainsi ses
cheveux blonds, épais et légers à la fois, flottant au moindre vent, comme une
vapeur dorée, ombrageaient des yeux et des sourcils de velours noir. Puis,
chose singulière encore, c'était dans sa voix surtout que le mélange harmonieux
des deux langues était sensible. Aussi, lorsque Antonia parlait allemand, la
douceur de la belle langue où, comme dit Dante, résonne le si, venait adoucir
la rudesse de l'accent germanique, tandis qu'au contraire, quand elle parlait
italien, la langue un peu trop molle de Métastase et de Goldoni prenait une
fermeté qui lui donnait la puissante accentuation de la langue de Schiller et
de Goethe.
Mais ce n'était pas
seulement au physique que se faisait remarquer cette fusion; Antonia était au
moral un type merveilleux et rare de ce que peuvent réunir de poésie opposée le
soleil de l'Italie et les brumes de l'Allemagne. On eût dit à la fois une muse
et une fée, la Lorelei de la ballade et la Béatrice de La Divine Comédie.
C'est qu'Antonia,
l'artiste par excellence, était fille d'une grande artiste. Sa mère, habituée à
la musique italienne, s'était un jour prise corps à corps avec la musique allemande.
La partition de l'Alceste de Gluck lui était tombée entre les mains, et elle
avait obtenu de son mari, maître Gottlieb, de lui faire traduire le poème en
italien, et, le poème traduit en italien, elle était venue le chanter à Vienne;
mais elle avait trop présumé de ses forces, ou plutôt, l'admirable cantatrice,
elle ne connaissait pas la mesure de sa sensibilité. À la troisième
représentation de l'opéra qui avait eu le plus grand succès, à l'admirable solo
d'Alceste:
Divinités du Styx,
ministres de la mort, Je n'invoquerai pas votre pitié réelle. J'enlève un
tendre époux à son funeste sort, Mais je vous abandonne une épouse fidèle.
quand elle atteignit
le ré, qu'elle donna à pleine poitrine, elle pâlit, chancela, s'évanouit; un
vaisseau s'était brisé, dans cette poitrine si généreuse: le sacrifice aux
dieux infernaux s'était accompli en réalité: la mère d'Antonia était morte.
Le pauvre maître
Gottlieb dirigeait l'orchestre; de son fauteuil, il vit chanceler, pâlir,
tomber
De là venait
peut-être cette haine de maître Gottlieb pour les maîtres allemands; c'était le
chevalier Gluck qui, bien innocemment, avait tué sa Térésa, mais il n'en
voulait pas moins au chevalier Gluck mal de mort, pour cette douleur profonde
qu'il avait ressentie, et qui ne s'était calmée qu'au fur et à mesure qu'il
avait reporté sur Antonia grandissante tout l'amour qu'il avait pour sa mère.
Maintenant, à
dix-sept ans qu'elle avait, la jeune fille en était arrivée à tenir lieu de
tout au vieillard; il vivait par Antonia, il respirait par Antonia. Jamais
l'idée de la mort d'Antonia ne s'était présentée à son esprit; mais, si elle se
fût présentée, il ne s'en serait pas
Ce n'était donc pas
avec un sentiment moins enthousiaste qu'Hoffmann, quoique ce sentiment fût bien
autrement pur encore, qu'il avait vu apparaître Antonia sur le seuil de la
porte de son cabinet.
La jeune fille
s'avança lentement; deux larmes brillaient à sa paupière; et, faisant trois pas
vers Hoffmann, elle lui tendit la main.
Puis, avec un accent
de chaste familiarité, et comme si elle eût connu le jeune homme depuis dix
ans:
—Bonjour, frère,
dit-elle.
Maître Gottlieb, du
moment où sa fille avait paru, était resté muet et immobile; son âme, comme
toujours, avait quitté son corps, et, voltigeant autour d'elle, chantait aux
oreilles d'Antonia toutes les mélodies d'amour et de bonheur que chante l'âme
d'un père à la vue de sa fille bien-aimée.
Il avait donc posé
son cher Antonio Amati sur la table, et, joignant les deux mains comme il eût
fait devant la Vierge, il regardait venir son enfant.
Quant à Hoffmann, il
ne savait s'il veillait ou dormait, s'il était sur la terre ou au ciel, si
c'était une femme qui venait à lui, ou un ange qui lui apparaissait.
Aussi fit-il presque
un pas en arrière lorsqu'il vit Antonia s'approcher de lui et lui tendre la
main en l'appelant son frère.
—Vous, ma sœur!
dit-il d'une voix étouffée.
—Oui, dit Antonia:
ce n'est pas le sang qui fait la famille, c'est l'âme. Toutes les fleurs sont
sœurs par le parfum, tous les artistes sont frères par l'art. Je ne vous ai
jamais vu, c'est vrai, mais je vous connais; votre archet vient de me raconter
votre vie. Vous êtes poète, un peu fou, pauvre ami! Hélas, c'est cette
étincelle ardente que Dieu enferme dans notre tête ou dans notre poitrine qui
nous brûle le cerveau ou qui nous consume le cœur.
Puis, se tournant
vers maître Gottlieb:
—Bonjour, père,
dit-elle; pourquoi n'avez-vous pas encore embrassé votre Antonia? Ah! voilà, je
comprends, Il Matrimonio segreto, le Stabat mater. Cimarosa, Pergolèse?
Porpora! qu'est-ce qu'Antonia auprès de ces grands génies, une pauvre enfant
qui vous aime, mais que vous oubliez pour eux.
—Moi, t'oublier!
s'écria Gottlieb, le vieux Murr oublier Antonia! Le père oublier sa fille!
Pourquoi! pour quelques méchantes notes de musique, pour un assemblage de
rondes et de croches, de noires et de blanches, de dièses et de bémols! Ah bien
oui! regarde comme je t'oublie!
En tournant sur sa
jambe torse avec une agilité étonnante, de son autre jambe et de ses deux mains
le vieillard fit voler les parties d'orchestration del Matrimonio segreto
toutes prêtes à être distribuées aux musiciens de l'orchestre.
—Mon père! mon père!
dit Antonia.
—Du feu! du feu!
cria maître Gottlieb, du feu, que je brûle tout cela; du feu, que je brûle
Pergolèse! du feu, que je brûle Cimarosa! du feu, que je brûle Pasiello! du
feu, que je brûle mes Stradivarius! mes Gramulo! du feu, que je brûle mon
Antonio Amati! Ma fille, mon Antonia n'a-t-elle pas dit que j'aimais mieux des
cordes, du bois et du papier, que ma chair et mon sang! Du feu! du feu! du
feu!!!
Et le vieillard
s'agitait comme un fou et sautait sur sa jambe comme le diable boiteux, faisait
aller ses bras comme un moulin à vent.
Antonia regardait
cette folie du vieillard avec ce doux sourire d'orgueil filial satisfait. Elle
savait bien, elle qui n'avait jamais fait de coquetterie qu'avec son père, elle
savait bien qu'elle était toute-puissante sur le vieillard, que son cœur était
un royaume où elle régnait en souveraine absolue. Aussi arrêta-t-elle le
vieillard au milieu de ses évolutions, et l'attirant à elle, déposa-t-elle un
simple baiser sur son front.
Le vieillard jeta un
cri de joie, prit sa fille dans ses bras, l'enleva comme il eût fait d'un
oiseau, et alla s'abattre, après avoir tourné trois ou quatre fois sur
lui-même, sur un grand canapé où il commença de la bercer comme une mère fait
de son enfant.
D'abord Hoffmann
avait regardé maître Gottlieb avec effroi; en lui voyant jeter les partitions
en l'air, en lui voyant enlever sa fille entre ses bras, il l'avait cru fou
furieux enragé. Mais, au sourire paisible d'Antonia, il s'était promptement
rassuré, et, ramassant respectueusement les partitions éparses, il les
replaçait sur les tables et sur les pupitres, tout en regardant du coin de
l'œil ce groupe étrange, où le vieillard lui-même avait sa poésie.
Tout à coup, quelque
chose de doux, de suave, d'aérien, passa dans l'air, c'était une vapeur,
c'était une mélodie, c'était quelque chose de plus divin encore: c'était la
voix d'Antonia qui attaquait, avec sa fantaisie d'artiste, cette merveilleuse
composition de Stradella qui avait sauvé la vie à son auteur, le Pieta,
Signore.
Aux premières
vibrations de cette voix d'ange, Hoffmann demeura immobile, tandis que le vieux
Gottlieb, soulevant doucement sa fille de dessus ses genoux, la déposait, toute
couchée comme elle était, sur le canapé; puis courant à son Antonio Amati, et
accordant l'accompagnement avec les paroles, commença de son côté à faire
passer l'harmonie de son archet sous le chant d'Antonia, et à le soutenir comme
un ange soutient l'âme qu'il porte au ciel.
La voix d'Antonia
était une voix de soprano, possédant toute l'étendue que la prodigalité divine
peut donner, non pas à une voix de femme, mais à une voix d'ange. Antonia
parcourait cinq octaves et demie; elle donnait avec la même facilité le
contre-ut, cette note divine qui semble n'appartenir qu'aux concerts célestes,
et l'ut de la cinquième octave des notes basses. Jamais Hoffmann n'avait
entendu rien de si velouté que ces quatre premières mesures chantées sans
accompagnement, Pieta, Signore, di me dolente. Cette aspiration de l'âme
souffrante vers Dieu, cette prière ardente au Seigneur d'avoir pitié de cette
souffrance qui se lamente, prenaient dans la bouche d'Antonia un pressentiment
de respect divin qui ressemblait à la terreur. De son côté l'accompagnement,
qui avait reçu la phrase flottant entre le ciel et la terre, qui l'avait, pour
ainsi dire, prise entre ses bras, après le la expiré, et qui, piano, piano,
répétait comme un écho de la plainte, l'accompagnement était en tout digne de
la voix lamentable, et douloureux comme elle. Il disait, lui, non pas en
italien, non pas en allemand, non pas en français, mais dans cette langue
universelle qu'on appelle la musique:
«Pitié, Seigneur,
pitié de moi, malheureuse, pitié, Seigneur, et, si ma prière arrive à toi, que
la rigueur se désarme et que tes regards se retournent vers moi moins sévères
et plus cléments!»
Et cependant, tout
en suivant, tout en emboîtant la voix, l'accompagnement lui laissait toute sa
liberté, toute son étendue; c'était une caresse et non pas une étreinte, un
soutien et non une gêne; et quand, au premier sforzando, c'est-à-dire quand,
lassée de l'effort, la voix retomba comme pour essayer de monter au ciel,
l'accompagnement parut craindre alors de lui peser comme une chose terrestre,
et l'abandonna presque aux ailes de la foi, pour ne la soutenir qu'au mi
bécarre, c'est-à-dire au diminuendo, c'est-à-dire quand, lassée de l'effort, la
voix retomba do, quand, sur le ré et les deux fa, la voix se souleva comme
affaissée sur elle-même, et, pareille à la madone de Canova, à genoux, assise
sur ses genoux, et chez laquelle tout plie, âme et corps, affaissés sous ce
doute terrible que la miséricorde du Créateur soit assez grande pour oublier la
faute de la créature.
Puis, quand d'une
voix tremblante elle continua: Qu'il n'arrive jamais que je sois damnée et
précipitée dans le feu éternel de ta vigueur, ô grand Dieu! Alors
l'accompagnement se hasarda à mêler sa voix à la voix frémissante qui,
entrevoyant les flammes éternelles, priait le Seigneur de l'en éloigner. Alors
l'accompagnement pria de son côté, supplia, gémit, monta avec elle jusqu'au fa,
descendit avec elle jusqu'à l'ut, l'accompagnant dans sa faiblesse, la
soutenant dans sa terreur; puis, tandis que haletante et sans force, la voix
mourait dans les profondeurs de la poitrine d'Antonia, l'accompagnement
continua seul après la voix éteinte, comme après l'âme envolée et déjà sur la
route du ciel, continuent murmurantes et plaintives les prières des survivants.
Alors aux
supplications du violon de maître Gottlieb commença de se mêler une harmonie
inattendue, douce et puissante à la fois, presque céleste. Antonia se souleva
sur son coude, maître Gottlieb se tourna à moitié et demeura l'archet suspendu
sur les cordes de son violon. Hoffmann, d'abord étourdi, enivré, en délire,
avait compris qu'aux élancements de cette âme il fallait un peu d'espoir, et
qu'elle se briserait si un rayon divin ne lui montrait le ciel, et il s'était
élancé vers un orgue, et il avait étendu ses dix doigts sur les touches
frémissantes, et l'orgue, poussant un long soupir, venait de se mêler au violon
de Gottlieb et à la voix d'Antonia.
Alors ce fut une
chose merveilleuse que ce retour du motif Pieta, Signore, accompagné par cette
voix d'espoir, au lieu d'être poursuivi comme dans la prière partie par la
terreur, et quand, pleine de foi dans son génie comme dans sa prière, Antonia
attaqua avec toute la vigueur de sa voix, le fa du volgi, un frisson passa dans
les veines d'Hoffmann, qui, écrasant l'Antonio Amati sous les torrents
d'harmonie qui s'échappaient de son orgue, continua la voix d'Antonia après
qu'elle eut expiré, et sur les ailes, non plus d'un ange, mais d'un ouragan,
sembla porter le dernier soupir de cette âme aux pieds du Seigneur
tout-puissant et tout miséricordieux.
Puis il se fit un
moment de silence; tous trois se regardèrent, et leurs mains se joignirent dans
une étreinte fraternelle, comme leurs âmes s'étaient jointes dans une commune
harmonie.
Et, à partir de ce
moment, ce fut non seulement Antonia qui appela Hoffmann son frère, mais le
vieux Gottlieb Murr qui appela Hoffmann son fils!
Peut-être le lecteur
se demandera-t-il, ou plutôt nous demandera-t-il, comment, la mère d'Antonia
étant morte en chantant, maître Gottlieb Murr permettait que sa fille,
c'est-à-dire que cette âme de son âme, courût le risque d'un danger semblable à
celui auquel avait succombé la mère.
Et d'abord, quand il
avait entendu Antonia essayer son premier chant, le pauvre père avait tremblé
comme la feuille près de laquelle chante un oiseau. Mais c'était un véritable
oiseau qu'Antonia, et le vieux musicien s'aperçut bientôt que le chant était sa
langue naturelle, aussi Dieu, en lui donnant une voix si étendue qu'elle
n'avait peut-être pas son égale au monde, avait-il indiqué que sous ce rapport
maître Gottlieb n'avait du moins rien à craindre: en effet, quand à ce don
naturel du chant était jointe l'étude de la musique, quand les difficultés les
plus exagérées du solfège avaient été mises sous les yeux de la jeune fille et
vaincues aussitôt avec une merveilleuse facilité, sans grimaces, sans efforts,
sans une seule corde au cou, sans un seul clignotement d'yeux, il avait compris
la perfection de l'instrument, et, comme Antonia, en chantant les morceaux
notés pour les voix les plus hautes, restait toujours en deçà de ce qu'elle
pouvait faire, il s'était convaincu qu'il n'y avait aucun danger à laisser
aller le doux rossignol au penchant de sa mélodieuse vocation.
Seulement maître
Gottlieb avait oublié que la corde de la musique n'est pas la seule qui résonne
dans le cœur des jeunes filles, et qu'il y a une autre corde bien autrement
frêle, bien autrement vibrante, bien autrement mortelle: celle de l'amour!
Celle-là s'était
éveillée chez la pauvre enfant au son de l'archet d'Hoffmann; inclinée sur sa
broderie dans la chambre à côté de
Nous avons vu
comment la musique avait fondu à son ardent creuset ces trois âmes en une
seule, et comment, à la fin du concert, Hoffmann était devenu commensal de la
maison.
C'était l'heure où
le vieux Gottlieb avait l'habitude de se mettre à table. Il invita Hoffmann à
dîner avec lui, invitation qu'Hoffmann accepta avec la même cordialité qu'elle
était faite.
Alors, pour quelques
instants la belle et poétique vierge des cantiques divins se transforma en une
bonne ménagère. Antonia versa le thé comme Clarisse Harlow, fit des tartines de
beurre comme
Les Allemands
n'entendent pas la poésie comme nous. Dans nos données de monde maniéré, la
femme qui mange et qui boit se dépoétise. Si une jeune et jolie femme se met à
table, c'est pour y fourrer ses gants, si toutefois elle ne conserve pas ses
gants; si elle a une assiette, c'est pour y égrainer, à la fin du repas, une
grappe de raisin, dont l'immatérielle créature consent parfois à sucer les
grains les plus dorés, comme fait une abeille d'une fleur.
On comprend, d'après
la façon dont Hoffmann avait été reçu chez maître Gottlieb, qu'il y revint le
lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Quant à maître Gottlieb,
cette fréquence des visites d'Hoffmann ne paraissait aucunement l'inquiéter:
Antonia était trop pure, trop chaste, trop confiante dans son père, pour que le
soupçon vînt au vieillard que sa fille pût commettre une faute. Sa fille,
c'était sainte Cécile, c'était la Vierge Marie, c'était un ange des cieux;
l'essence divine l'emportait tellement en elle sur la matière terrestre, que le
vieillard n'avait jamais jugé à propos de lui dire qu'il y avait plus de danger
dans le contact de deux corps que dans l'union de deux âmes.
Hoffmann était donc
heureux, c'est-à-dire aussi heureux qu'il est donné à une créature mortelle de
l'être. Le soleil de la joie n'éclaire jamais entièrement le cœur, une tache
sombre qui rappelle à l'homme que le bonheur complet n'existe pas en ce monde,
mais seulement au ciel.
Mais Hoffmann avait
un avantage sur le commun de l'espèce. Souvent l'homme ne peut pas expliquer la
cause de cette douleur qui passe au milieu de son bien-être, de cette ombre qui
se projette, obscure et noire, sur sa rayonnante félicité.
Hoffmann, lui,
savait ce qui le rendait malheureux.
C'était cette
promesse faite à Zacharias Werner d'aller le rejoindre à Paris; c'était ce
désir étrange de visiter la France, qui s'effaçait dès qu'Hoffmann se trouvait
en présence d'Antonia, mais qui reprenait tout le dessus aussitôt qu'Hoffmann
se retrouvait seul; il y avait même plus: c'est qu'au fur et à mesure que le
temps s'écoulait et que les lettres de Zacharias, réclamant la parole de son
ami, étaient plus pressantes, Hoffmann s'attristait davantage.
En effet, la
présence de la jeune fille n'était plus suffisante à chasser le fantôme qui
poursuivait maintenant Hoffmann jusqu'aux côtés d'Antonia. Souvent, près
d'Antonia, Hoffmann tombait dans une rêverie profonde. À quoi rêvait-il? à
Zacharias Werner, dont il lui semblait entendre la voix. Souvent son œil,
distrait d'abord, finissait par se fixer sur un point de l'horizon. Que voyait
cet œil, ou plutôt que croyait-il voir? La route de Paris, puis, à un des
tournants de cette route, Zacharias marchant devant lui et faisant signe de le
suivre.
Peu à peu, le
fantôme qui était apparu à Hoffmann à des intervalles rares et inégaux revint
avec plus de régularité et finit par le poursuivre d'une obsession continuelle.
Hoffmann aimait
Antonia de plus en plus. Hoffmann sentait qu'Antonia était nécessaire à sa vie,
que c'était le bonheur de son avenir; mais Hoffmann sentait aussi qu'avant de
se lancer dans ce bonheur, et pour que ce bonheur fût durable, il lui fallait
accomplir le pèlerinage projeté, ou, sans cela, le désir renfermé dans son
cœur, si étrange qu'il fût, le rongerait.
Un jour qu'assis
près d'Antonia, pendant que maître Gottlieb notait dans son cabinet le Stabat
de Pergolèse, qu'il voulait exécuter à la société philharmonique de Francfort,
Hoffmann était tombé dans une de ses rêveries ordinaires, Antonia, après
l'avoir regardé longtemps, lui prit les deux mains.
—Il faut y aller,
mon ami, dit-elle.
Hoffmann la regarda
avec étonnement.
—Y aller?
répéta-t-il, et où cela?
—En
—Et qui vous a dit,
Antonia, cette secrète pensée de mon cœur, que je n'ose m'avouer à moi-même?
—Je pourrais
m'attribuer près de vous le pouvoir d'une fée, Théodore, et vous dire: J'ai lu
dans votre pensée, j'ai lu dans vos yeux, j'ai lu dans votre cœur; mais je
mentirais. Non, je me suis souvenue, voilà tout.
—Et de quoi vous
êtes-vous souvenue, ma bien-aimée Antonia?
—Je me suis souvenue
que, la veille du jour où vous êtes venu chez mon père, Zacharias Werner y
était venu et nous avait raconté votre projet de voyage, votre désir ardent de
voir
Hoffmann fit un
mouvement.
—Ne vous donnez pas
la peine de me le dire, je le sais, continua Antonia, mais il y a quelque chose
de plus puissant que cet amour, c'est le désir d'aller en France, de rejoindre
Zacharias, de voir Paris enfin.
—Antonia! s'écria
Hoffmann, tout est vrai dans ce que vous venez de dire, hors un point; c'est
qu'il y avait quelque chose au monde de plus
—Soit, accomplissons
notre destinée, mon ami. Vous partirez demain. Combien voulez-vous de temps?
—Un mois, Antonia;
dans un mois, je serai de retour.
—Un mois ne vous
suffira pas, Théodore; en un mois vous n'aurez rien vu; je vous en donne deux;
je vous en donne trois; je vous donne le temps que vous voudrez, enfin; mais
j'exige une chose, ou plutôt deux choses de vous.
—Lesquelles, chère
Antonia, lesquelles? dites vite.
—Demain, c'est
dimanche; demain, c'est jour de messe; regardez par votre fenêtre comme vous
avez regardé le jour du départ de Zacharias Werner, et, comme ce jour-là, mon
ami, seulement plus triste, vous me verrez monter les degrés de l'église; alors
venez me rejoindre à ma place accoutumée, alors asseyez-vous près de moi, et,
au moment où le prêtre consacrera le sang de Notre-Seigneur, vous me ferez deux
serments, celui de me demeurer fidèle, celui de ne plus jouer.
—Oh! tout ce que
vous voudrez, à l'instant même, chère Antonia! je vous jure....
—Silence, Théodore,
vous jurerez demain.
—Antonia, Antonia,
vous êtes un ange!
—Au moment de nous
séparer, Théodore, n'avez-vous pas quelque chose à dire à mon père?
—Oui, vous avez
raison. Mais, en vérité, je vous avoue, Antonia, que j'hésite, que je tremble.
Mon Dieu! que suis-je donc pour oser espérer?
—Vous êtes l'homme
que j'aime, Théodore. Allez trouver mon père, allez.
Et, faisant à
Hoffmann un signe de la main, elle ouvrit
Hoffmann la suivit
des yeux jusqu'à ce que
Puis il entra dans
le cabinet de maître Gottlieb.
Maître Gottlieb
était si bien habitué au pas d'Hoffmann, qu'il ne souleva même pas les yeux de
dessus le pupitre où il copiait le Stabat. Le jeune homme entra et se tint
debout derrière lui.
Au bout d'un
instant, maître Gottlieb n'entendant plus rien, même la respiration du jeune
homme, maître Gottlieb se retourna.
—Ah! c'est toi,
garçon, dit-il en renversant sa tête en arrière pour arriver à regarder
Hoffmann à travers ses lunettes. Que viens-tu me dire?
Hoffmann ouvrit la
bouche, mais il la referma sans avoir articulé un son.
—Es-tu devenu muet?
demanda le vieillard; peste! ce serait malheureux; un gaillard qui en découd
comme toi lorsque tu t'y mets ne peut pas perdre la parole comme cela, à moins
que ce ne soit par punition d'en avoir abusé!
—Non, maître
Gottlieb, non je n'ai point perdu la parole, Dieu merci! Seulement, ce que j'ai
à vous dire....
—Eh bien!
—Eh bien!... me
semble chose difficile.
—Bah! est-ce donc
bien difficile que de dire: maître Gottlieb, j'aime votre fille?
—Vous savez cela,
maître Gottlieb?
—Ah ça! mais je
serais bien fou, ou plutôt bien sot, si je ne m'en étais pas aperçu, de ton
amour.
—Et cependant, vous
avez permis que je continuasse de l'aimer.
—Pourquoi pas?
puisqu'elle t'aime.
—Mais, maître
Gottlieb, vous savez que je n'ai aucune fortune.
—Bah! les oiseaux du
ciel ont-ils une fortune? Ils chantent, ils s'accouplent, ils bâtissent un nid,
et Dieu les nourrit. Nous autres artistes, nous ressemblons
Hoffmann était près
de s'agenouiller devant cette adorable philosophie de l'artiste. Il s'inclina
sur la main du vieillard, qui l'attira à lui et le pressa contre son cœur.
—Allons, allons, lui
dit-il, c'est convenu; fais ton voyage, puisque la rage d'entendre cette
horrible musique de M. Méhul et de M. Dalayrac te tourmente; c'est une maladie
de la jeunesse qui sera vite guérie. Je suis tranquille; fais ce voyage, mon
ami, et reviens ici, tu y retrouveras Mozart, Beethoven, Cimarosa, Pergolèse,
Pasiello, le Porpora, et, de plus, maître Gottlieb et sa fille, c'est-à-dire un
père et une femme. Va, mon enfant, va.
Et maître Gottlieb
embrassa de nouveau Hoffmann, qui, voyant venir la nuit, jugea qu'il n'avait
pas de temps à perdre, et se retira chez lui pour faire ses préparatifs de
départ.
Le lendemain, dès le
matin, Hoffmann était à sa fenêtre.
Au fur et à mesure
que le moment de quitter Antonia approchait, cette séparation lui semblait de
plus en plus impossible. Toute cette ravissante période de sa vie qui venait de
s'écouler, ces sept mois qui avaient passé comme un jour et qui se
représentaient à sa mémoire, tantôt comme un vaste horizon qu'il embrassait
d'un coup d'œil, tantôt comme une série de jours joyeux, venaient les uns après
les autres, souriants, couronnés de fleurs; ces doux chants d'Antonia, qui lui
avaient fait un air tout semé de douces mélodies; tout cela était un trait si
puissant, qu'il luttait presque avec l'inconnu, ce merveilleux enchanteur qui attire
à lui les cœurs les plus forts, les âmes les plus froides.
À dix heures,
Antonia parut au coin de la rue où, à pareille heure, sept mois auparavant,
Hoffmann l'avait vue pour la première fois. La bonne Lisbeth la suivait comme
de coutume, toutes deux montèrent les degrés de l'église. Arrivée au dernier
degré, Antonia se retourna, aperçut Hoffmann, lui fit de la main un signe
d'appel et entra dans l'église.
Hoffmann s'élança
hors de la maison et y entra après elle.
Antonia était déjà
agenouillée et en prière.
Hoffmann était
protestant, et ces chants dans une autre langue lui avaient toujours paru assez
ridicules; mais lorsqu'il entendit Antonia psalmodier ce chant d'église si doux
et si large à la fois, il regretta de ne pas en savoir les paroles pour mêler
sa voix à la voix d'Antonia, rendue plus suave encore par la profonde
mélancolie à laquelle la jeune fille était en proie.
Pendant tout le
temps que dura le saint sacrifice, elle chanta de la même voix dont là-haut
doivent chanter les anges; puis enfin, quand la sonnette de l'enfant de chœur
annonça la consécration de l'hostie, au moment où les fidèles se courbaient
devant le Dieu qui, aux mains du prêtre, s'élevait au-dessus de leurs têtes,
seule Antonia redressa son front.
—Jurez, dit-elle.
—Je jure, dit
Hoffmann d'une voix tremblante, je jure de renoncer au jeu.
—Est-ce le seul
serment que vous vouliez me faire, mon ami?
—Oh! non, attendez.
Je jure de vous rester fidèle de cœur et d'esprit, de corps et d'âme.
—Et sur quoi
jurez-vous cela?
—Oh! s'écria
Hoffmann, au comble de l'exaltation, sur ce que j'ai de plus cher, sur ce que
j'ai de plus sacré, sur votre vie!
—Merci! s'écria à
son tour Antonia, car si vous ne tenez pas votre serment, je mourrai.
Hoffmann
tressaillit, un frisson passa par tout son corps, il ne se repentit pas,
seulement, il eut peur. Le prêtre descendait les degrés de l'autel, emportant
le Saint Sacrement dans la sacristie.
Au moment où le
corps divin de Notre-Seigneur passait, elle saisit la main d'Hoffmann.
—Vous avez entendu
son serment, n'est-ce pas, mon Dieu? dit Antonia.
Hoffmann voulut
parler.
—Plus une parole,
plus une seule; je veux que celles dont se composait votre serment, étant les
dernières que j'aurai entendues de vous, bruissent éternellement à mon oreille.
Au revoir, mon ami, au revoir.
Et, s'échappant,
légère comme une ombre, la jeune fille laissa un médaillon dans la main de son
amant.
Hoffmann la regarda
s'éloigner comme Orphée dut regarder Eurydice fugitive; puis lorsque Antonia
eut disparu, il ouvrit le médaillon.
Le médaillon
renfermait le portrait d'Antonia, tout resplendissant de jeunesse et de beauté.
Deux heures après,
Hoffmann prenait sa place dans la même diligence que Zacharias Werner en
répétant:
—Sois tranquille,
Antonia, oh! non, je ne jouerai pas! oh! oui, je te serai fidèle!
Le voyage du jeune
homme fut assez triste dans cette
Toutefois on n'était
admis au bonheur de savourer cette précieuse forme de gouvernement qu'après
avoir accompli un certain nombre de formalités passablement rigoureuses.
Ce fut le temps où
les Français surent le moins écrire, mais ce fut le temps où ils écrivirent le
plus. Il paraissait donc, à tous les fonctionnaires de fraîche date, convenable
d'abandonner leurs occupations domestiques ou plastiques, pour signer des
passeports, composer des signalements, donner des visas, accorder des
recommandations, et faire, en un mot, tout ce qui concerne l'état de patriote.
Jamais la
paperasserie n'eut autant de développement qu'à cette époque. Cette maladie
endémique de l'administration française, se greffant sur le terrorisme,
produisit les plus beaux échantillons de calligraphie grotesque dont on eût pu
parler jusqu'à ce jour.
Hoffmann avait sa
feuille de route d'une exiguïté remarquable. C'était le temps des exiguïtés:
journaux, livres, publications de colportage, tout se réduisait au simple
in-octavo pour les plus grandes mesures. La feuille de route du voyageur,
disons-nous, fut envahie dès l'Alsace par des signatures de fonctionnaires qui
ne ressemblaient pas mal à ces zigzags d'ivrognes qui toisent diagonalement les
rues en battant l'une et l'autre muraille.
Force fut donc à
Hoffmann de joindre une feuille à son passeport, puis, une autre en
Auphemann, chune
Allemans, ami de la libreté se rendan à Pari ha pié.
«Signé, GOLIER.»
Muni de ce parfait
document sur sa patrie, son âge, ses principes, sa destination et ses moyens de
transport, Hoffmann ne s'occupa plus que du soin de coudre ensemble tous ces
lambeaux civiques, et nous devons dire qu'en arrivant à Paris, il possédait un
assez joli volume, que, disait-il, il ferait relier en fer-blanc, si jamais il
tentait un nouveau voyage, parce que, forcé d'avoir toujours ces feuilles à la
main, elles risquaient trop dans un simple carton.
Partout on lui
répétait:
—Mon cher voyageur,
la province est encore habitable, mais
À quoi Hoffmann
répondait par un sourire fier, réminiscence des fiertés spartiates quand les
espions de Thessalie cherchaient à grossir les forces de Xerxès, roi des
Perses.
Il arriva devant
Hoffmann parlait
passablement la langue française, mais on est allemand ou on ne l'est pas; si
on ne l'est pas, on a un accent qui, à la longue, réussit à passer pour
l'accent d'une de nos provinces; si on l'est, on passe toujours pour un Allemand.
Il faut expliquer
comment se faisait la police aux barrières.
D'abord, elles
étaient fermées; ensuite, sept ou huit sectionnaires, gens oisifs et pleins
d'intelligence, Lavaters amateurs, rôdaient par escouades, en fumant leurs
pipes, autour de deux ou trois agents de police municipale.
Ces braves gens,
qui, de députation en députation, avaient fini par hanter toutes les salles de
clubs, tous les bureaux de districts, tous les endroits où la politique s'était
glissée par le côté actif ou le côté passif; ces gens, qui avaient vu à
l'Assemblée nationale ou à la Convention chaque député, dans les tribunes tous
les aristocrates mâles et femelles, dans les promenades tous les élégants
signalés, dans les théâtres toutes les célébrités suspectes, dans les revues
tous les officiers, dans les tribunaux tous les accusés plus ou moins libérés
d'accusation, dans les prisons tous les prêtres épargnés; ces dignes patriotes
savaient si bien leur Paris, que tout visage de connaissance devait les frapper
au passage, et, disons-le, les frappait presque toujours.
Ce n'était pas chose
aisée que de se déguiser alors: trop de richesse dans le costume appelait
l'œil, trop de simplicité appelait le soupçon. Comme la malpropreté était un
des insignes de civisme les plus répandus, tout porteur d'eau, tout marmiton
pouvait cacher un aristocrate; et puis la main blanche aux beaux ongles,
comment la dissimuler entièrement? Cette démarche aristocratique qui n'est plus
sensible de nos jours, où les plus humbles portent les plus hauts talons,
comment la cacher à vingt paires d'yeux plus ardents que ceux du limier en
quête?
Un voyageur était
donc, dès son arrivée, fouillé, interrogé, dénudé, quant au moral, avec une
facilité que donnait l'usage, et une liberté que donnait... la liberté.
Hoffmann parut
devant ce tribunal vers six heures du soir, le 7 décembre. Le temps était gris,
rude, mêlé de brume et de verglas; mais les bonnets d'ours et de loutre
emprisonnant les têtes patriotes leur laissaient assez de sang chaud à la
cervelle et aux oreilles pour qu'ils possédassent toute leur présence d'esprit
et leurs précieuses facultés investigatrices.
Hoffmann fut arrêté
par une main qui se posa doucement sur sa poitrine.
Le jeune voyageur
était vêtu d'un habit gris de fer, d'une grosse redingote, et ses bottes
allemandes lui dessinaient une jambe assez coquette, car il n'avait pas
rencontré de boue depuis la dernière étape, et le carrosse ne pouvait plus
marcher à cause du grésil. Hoffmann avait fait six lieues à pied, sur une route
légèrement saupoudrée de neige durcie.
—Où vas-tu comme
cela, citoyen, avec tes belles bottes? dit un agent au jeune homme.
—Je vais à
—Tu n'es pas
dégoûté, jeune Prussien, répliqua le sectionnaire, en prononçant cette épithète
de Prussien avec une prodigalité d's qui fit accourir dix curieux autour du
voyageur.
Les Prussiens
n'étaient pas à ce moment de moins grands ennemis pour la
—Eh bien! oui, je
suis pruzien, répondit Hoffmann, en changeant les cinq s du sectionnaire en un
z; après?
—Alors, si tu es
prussien, tu es bien en même temps un petit espion de Pitt et Cobourg, hein?
—Lisez mes
passeports, répondit Hoffmann en exhibant son volume à l'un des lettrés de la
barrière.
—Viens, répliqua
celui-ci en tournant les talons pour emmener l'étranger au corps de garde.
Hoffmann suivit ce
guide avec une tranquillité parfaite.
Quand, à la lueur
des chandelles fumeuses, les patriotes virent ce jeune homme nerveux, l'œil ferme,
les cheveux mal ordonnés, hachant son français avec le plus de conscience
possible, l'un d'eux s'écria:
—Il ne se niera pas
aristocrate, celui-là; a-t-il des mains et des pieds!
—Vous êtes un bête,
citoyen, répondit Hoffmann; je suis patriote autant que vous, et de plus, je
suis une artiste.
En disant ces mots,
il tira de sa poche une de ces pipes effrayantes dont un plongeur de
l'Allemagne peut seul trouver le fond.
Cette pipe fit un
effet prodigieux sur les sectionnaires, qui savouraient leur tabac dans leurs
petits réceptacles.
Tous se mirent à
contempler le petit jeune homme qui entassait dans cette pipe, avec une
habileté fruit d'un grand usage, la provision de tabac d'une semaine.
Il s'assit ensuite,
alluma le tabac méthodiquement jusqu'à ce que le fourneau présentât une large
croûte de feu à sa surface, puis il aspira à temps égaux des nuages de fumée
qui sortirent gracieusement, en colonnes bleuâtres, de son nez et de ses
lèvres.
—Il fume bien, dit
un des sectionnaires.
—Et il paraît que
c'est un fameux, dit un autre; vois donc ses certificats.
—Qu'es-tu venu faire
à
—Étudier la science
et la liberté, répliqua Hoffmann.
—Et quoi encore?
ajouta le Français peu ému de l'héroïsme d'une telle phrase, probablement à
cause de sa grande habitude.
—Et la peinture,
ajouta Hoffmann.
—Ah! tu es peintre,
comme le citoyen David?
—Absolument.
—Tu
—Je les fais tout
habillés, dit Hoffmann.
—C'est moins beau.
—C'est selon,
répliqua Hoffmann avec un imperturbable sang-froid.
—Fais-moi donc mon
portrait, dit le sectionnaire avec admiration.
—Volontiers.
Hoffmann prit un
tison au poêle, en éteignit à peine l'extrémité rutilante, et, sur le mur
blanchi à la chaux, il dessina un des plus laids visages qui eussent jamais
déshonoré la capitale du monde civilisé. Le bonnet à poils et la queue de
renard, la bouche baveuse, les favoris épais, la courte pipe, le menton fuyant
furent imités avec un si rare bonheur de vérité dans sa charge, que tout le
corps de garde demanda au jeune homme la faveur d'être portraituré par lui.
Hoffmann s'exécuta
de bonne grâce et croqua sur le mur une série de patriotes aux visages bien
réussis, mais moins nobles, assurément, que les bourgeois de la Ronde nocturne
de Rembrandt.
Les patriotes une
fois en belle humeur, il ne fut plus question de soupçons: l'Allemand fut
naturalisé parisien; on lui offrit la bière d'honneur, et lui, en garçon bien
pensant, il offrit à ses hôtes du vin de
Ce fut alors que
l'un d'eux, plus rusé que les autres, prit son nez épais dans le crochet de son
index, et dit à Hoffmann en clignant l'œil gauche:
—Avoue-nous une
chose, citoyen allemand.
—Laquelle, notre ami?
—Avoue-nous le but
de ta mission.
—Je te l'ai dit: la
politique et la peinture.
—Non, non, autre
chose.
—Je t'assure,
citoyen.
—Tu comprends bien
que nous ne t'accusons pas; tu nous plais, et nous te protégerons; mais voici
deux délégués du club des Cordeliers, deux des Jacobins; moi, je suis des
Frères et Amis; choisis parmi nous celui de ces clubs auquel tu feras ton
hommage.
—Quel hommage? dit
Hoffmann surpris.
—Oh! ne t'en cache
pas, c'est si beau que tu devrais t'en pavaner partout.
—Vrai, citoyen, tu
me fais rougir, explique-toi.
—Regarde et juge si
je
«Hoffmann, voyageur,
venant de
—C'est vrai, dit
Hoffmann.
—Eh bien! que
contient cette caisse?
—J'ai fait ma
déclaration à l'octroi de
—Regardez, citoyens,
ce que ce petit sournois apporte ici.... Vous souvenez-vous de l'envoi de nos
patriotes d'Auxerre?
—Oui, dit l'un
d'eux, une caisse de lard.
—Pour quoi faire?
—Pour graisser la
guillotine, s'écria un chœur de voix satisfaites.
—Eh bien! dit
Hoffmann, un peu pâle, quel rapport cette caisse que j'apporte peut-elle avoir
avec l'envoi des patriotes d'Auxerre?
—Lis, dit le
Parisien en lui montrant son passeport: lis, jeune homme: «Voyageant pour la
politique et pour l'art.» C'est écrit!
—Ô République!
murmura Hoffmann.
—Avoue donc, jeune ami
de la liberté, lui dit son protecteur.
—Ce serait me vanter
d'une idée que je n'ai pas eue, répliqua Hoffmann. Je n'aime pas la fausse
gloire; non, la caisse que j'ai prise à Strasbourg, et qui m'arrivera par le
roulage, ne contient qu'un violon, une boîte à couleurs et quelques toiles
roulées.
Ces mots diminuèrent
beaucoup l'estime que certains avaient conçue d'Hoffmann. On lui rendit ses
papiers, on fit raison à ses rasades mais on cessa de le regarder comme un
sauveur des peuples esclaves.
L'un des patriotes
ajouta même:
—Il ressemble à
Saint-Just, mais j'aime mieux Saint-Just.
Hoffmann replongé
dans sa rêverie, qu'échauffaient le poêle, le tabac et le vin de
—On guillotine donc
beaucoup ici? dit-il.
—Pas mal, pas mal;
cela a baissé un peu depuis les Brissotins, mais c'est encore satisfaisant.
—Savez-vous où je
trouverais un bon gîte, mes amis?
—Partout.
—Mais pour tout
voir.
—Ah! alors loge-toi
du côté du quai aux Fleurs.
—Bien.
—Sais-tu où cela se
trouve, le quai aux Fleurs?
—Non, mais ce mot de
fleurs me plaît. Je m'y vois déjà installé, au quai aux Fleurs. Par où y
va-t-on?
—Tu vas descendre
tout droit la rue d'Enfer, et tu arriveras au quai.
—Quai, c'est-à-dire
que l'on touche à l'eau! dit Hoffmann.
—Tout juste.
—Et l'eau, c'est la
—C'est la
—Le quai aux Fleurs
borde la
—Tu connais
—Merci. Adieu;
puis-je passer?
—Tu n'as plus qu'une
petite formalité à accomplir.
—Dis.
—Tu passeras chez le
commissaire de police, et tu te feras délivrer un permis de séjour.
—Très bien! Adieu.
—Attends encore.
Avec ce permis du commissaire, tu iras à la police.
—Ah! ah!
—Et tu donneras
l'adresse de ton logement.
—Soit! c'est fini?
—Non, tu te
présenteras à la section.
—Pour quoi faire?
—Pour justifier de
tes moyens d'existence.
—Je ferai tout cela;
et ce sera tout?
—Pas encore; il
faudra faire des dons patriotiques.
—Volontiers.
—Et ton serment de
haine aux tyrans français et étrangers.
—De tout mon cœur.
Merci de ces précieux renseignements.
—Et puis, tu
n'oublieras pas d'écrire lisiblement tes nom et prénoms sur une pancarte, à ta
porte.
—Cela sera fait.
—Va-t'en, citoyen,
tu nous gênes.
Les bouteilles
étaient vides.
—Adieu, citoyens;
grand merci de votre politesse.
Et Hoffmann partit,
toujours en société de sa pipe, plus allumée que jamais.
Voilà comment il fit
son entrée dans la capitale de la
Ce mot charmant «quai
aux Fleurs» l'avait affriandé. Hoffmann se figurait déjà une petite chambre
dont le balcon donnait sur ce merveilleux quai aux Fleurs.
Il oubliait décembre
et les vents de bise, il oubliait la neige et cette mort passagère de toute la
nature. Les fleurs venaient éclore dans son imagination sous la fumée de ses
lèvres; il ne voyait plus que les jasmins et la rose, malgré les cloaques du
faubourg.
Il arriva, neuf
heures sonnant, au quai aux Fleurs, lequel était parfaitement sombre et désert,
ainsi que le sont les quais du Nord en hiver. Toutefois, cette solitude était,
ce soir, plus noire et plus sensible qu'autre part.
Hoffmann avait trop
faim, il avait trop froid pour philosopher en chemin; mais pas d'hôtellerie sur
ce quai.
Levant les yeux, il
aperçut enfin, au coin du quai et de la rue de la Barillerie, une grosse
lanterne rouge, dans les vitres de laquelle tremblait un lumignon crasseux.
Ce fanal pendait et
se balançait au bout d'une potence de fer,
Hoffmann ne vit que
ces mots écrits en lettres vertes sur le verre rouge:
Logis à
pied.—Chambres et cabinets meublés.
Il heurta vivement à
Une voix rude lui cria:
—Fermez votre porte.
Et un gros chien,
aboyant, sembla lui dire:
—Gare à vos jambes!
Prix fait avec une
hôtesse assez avenante, chambre choisie, Hoffmann se trouva possesseur de
quinze pieds de long sur huit de large, formant ensemble une chambre à coucher
et un cabinet, moyennant trente sous par jour, payables chaque matin, au lever.
Hoffmann était si
joyeux, qu'il paya quinze jours d'avance, de peur qu'on ne vînt lui contester
la possession de ce logement précieux.
Cela fait, il se
coucha dans un lit assez humide; mais tout lit est lit pour un voyageur de
dix-huit ans.
Et puis, comment se
montrer difficile quand on a le bonheur de loger quai aux Fleurs?
Hoffmann invoqua
d'ailleurs le souvenir d'Antonia, et le paradis n'est-il pas toujours là où
l'on invoque les anges?
La chambre qui,
pendant quinze jours, devait servir de paradis terrestre à Hoffmann renfermait
un lit, nous le connaissons, une table et deux chaises.
Elle avait une
cheminée ornée de deux vases de verre bleu meublés de fleurs artificielles. Un
génie de la Liberté en sucre s'épanouissait sous une cloche de cristal, dans
laquelle se reflétaient son drapeau tricolore et son bonnet rouge.
Un chandelier en
cuivre, une encoignure en vieux bois de rose, une tapisserie du douzième siècle
pour rideau, voilà tout l'ameublement tel qu'il apparut aux premiers rayons du
jour.
Cette tapisserie
représentait Orphéus jouant du violon pour reconquérir Eurydice, et le violon
rappela tout naturellement Zacharias Werner à la mémoire d'Hoffmann.
«Cher ami, pensa
notre voyageur, il est à
Il se leva pour
examiner, en attendant, le tableau panoramique de son quartier.
Un ciel gris, terne,
de la boue noire sous des arbres blancs, une population affairée, avide de
courir, et un certain bruit, pareil au murmure de l'eau qui coule. Voilà tout
ce qu'il découvrit.
C'était peu fleuri.
Hoffmann ferma sa fenêtre, déjeuna, et sortit pour voir d'abord l'ami Zacharias
Werner.
Mais, sur le point
de prendre une direction, il se rappela que Werner n'avait jamais donné son
adresse, sans laquelle il était difficile de le rencontrer.
Ce ne fut pas un
mince désappointement pour Hoffmann.
Mais bientôt:
«Fou que je suis!
pensa-t-il; ce que j'aime, Zacharias l'aime aussi. J'ai envie de voir de la
peinture, il aura eu envie de voir de la peinture. Je trouverai lui ou sa trace
dans le Louvre. Allons au Louvre.»
Le Louvre, on le
voyait du parapet. Hoffmann se dirigea vers le monument.
Mais il eut la
douleur d'apprendre à la porte que les Français, depuis qu'ils étaient libres,
ne s'amollissaient pas à voir de la peinture d'esclaves, et que, en admettant,
ce qui n'est pas probable, que la Commune de Paris n'eût pas déjà rôti toutes
les croûtes pour allumer les fonderies d'armes de guerre, on se garderait bien
de ne pas nourrir de toute cette huile des rats destinés à la nourriture des
patriotes, du jour où les Prussiens viendraient assiéger Paris.
Hoffmann sentit que
la sueur lui montait au front; l'homme qui lui parlait ainsi avait une certaine
façon de parler qui sentait son importance.
On saluait fort ce
beau diseur.
Hoffmann apprit d'un
des assistants qu'il avait eu l'honneur de parler au citoyen Simon, gouverneur
des enfants de
«Je ne verrai point
de tableaux, dit-il en soupirant; ah! c'est dommage! mais je m'en irai à la
Bibliothèque du feu roi, et, à défaut de peinture, j'y verrai des estampes, des
médailles et des manuscrits; j'y verrai le tombeau de Childéric, père de
Hoffmann eut la
douleur, en arrivant, d'apprendre que la nation française, regardant comme une
source de corruption et d'incivisme la science et la littérature, avait fermé
toutes les officines où conspiraient de prétendus savants et de prétendus
littérateurs, le tout par mesure d'humanité, pour s'épargner la peine de
guillotiner ces pauvres diables. D'ailleurs, même sous le tyran, la
Bibliothèque n'était ouverte que deux fois par semaine.
Hoffmann dut se
retirer sans avoir rien vu; il dut même oublier de demander des nouvelles de
son ami Zacharias.
Mais, comme il était
persévérant, il s'obstina et voulut voir le musée Saint-Avoye.
On lui apprit alors
que le propriétaire avait été guillotiné l'avant-veille.
Il s'en alla
jusqu'au Luxembourg; mais ce palais était devenu prison.
À bout de forces et
de courage, il reprit le chemin de son hôtel, pour reposer un peu ses jambes,
rêver à Antonia, à Zacharias, et fumer dans la solitude une bonne pipe de deux
heures.
Mais, à prodige! ce
quai aux Fleurs si calme, si désert, était noir d'une multitude de gens
rassemblés, qui se démenaient et vociféraient d'une façon inharmonieuse.
Hoffmann, qui
n'était pas grand, ne voyait rien par-dessus les épaules de tous ces gens-là;
il se hâta de percer la foule avec ses coudes pointus et de rentrer dans sa
chambre.
Il se mit à sa
fenêtre.
Tous les regards se
tournèrent aussitôt vers lui, et il en fut embarrassé un moment, car il
remarqua combien peu de fenêtres étaient ouvertes. Cependant la curiosité des
assistants se porta bientôt sur un autre point que la fenêtre d'Hoffmann, et le
jeune homme fit comme les curieux, il regarda le porche d'un grand bâtiment
noir à toits aigus, dont le clocheton surmontait une grosse tour carrée.
Hoffmann appela
l'hôtesse.
—Citoyenne, dit-il,
qu'est-ce que cet édifice, je vous prie?
—Le Palais, citoyen.
—Et que fait-on au
Palais?
—Au palais de
justice, citoyen, on y juge.
—Je croyais qu'il
n'y avait plus de tribunaux.
—Si fait, il y a le
tribunal révolutionnaire.
—Ah! c'est vrai...
et tous ces braves gens?
—Attendent l'arrivée
des charrettes.
—Comment, des
charrettes? je ne comprends pas bien; excusez-moi, je suis étranger.
—Citoyen, les
charrettes, c'est comme qui dirait des corbillards pour les gens qui vont
mourir.
—Ah! mon Dieu!
—Oui, le matin
arrivent les prisonniers qui viennent se faire juger au tribunal
révolutionnaire.
—Bien.
—À quatre heures,
tous les prisonniers sont jugés, on les emballe dans les charrettes que le
citoyen Fouquier a requises à cet effet.
—Qu'est-ce que cela,
le citoyen Fouquier?
—L'accusateur
public.
—
—Et alors les
charrettes s'en vont au petit trot à la place de la Révolution, où la
guillotine est en permanence.
—En vérité!
—Quoi! vous êtes
sorti et vous n'êtes pas allé voir la guillotine! c'est la première chose que
les étrangers visitent en arrivant; il paraît que nous autres Français nous
avons seuls des guillotines.
—Je vous en fais mon
compliment, madame.
—Dites citoyenne.
—Pardon.
—Tenez, voici les
charrettes qui arrivent....
—Vous vous retirez,
citoyenne.
—Oui, je n'aime plus
voir cela. Et l'hôtesse se retira. Hoffmann la prit doucement par le bras.
—Excusez-moi si je
vous fais une question, dit-il.
—Faites.
—Pourquoi dites-vous
que vous n'aimez plus voir cela? J'aurais dit, moi, je n'aime pas.
—Voici l'histoire,
citoyen. Dans le commencement, on guillotinait des aristocrates très méchants,
à ce qu'il paraît. Ces gens-là portaient la tête si droite, ils avaient tous
l'air si insolent, si provocateur, que la pitié ne venait pas facilement
mouiller nos yeux. On regardait donc volontiers. C'était un beau spectacle que
cette lutte des courageux ennemis de la nation contre la mort. Mais voilà qu'un
jour j'ai vu monter sur la charrette un vieillard dont la tête battait les
ridelles de la voiture. C'était douloureux. Le lendemain je vis des
religieuses. Un autre jour je vis un enfant de quatorze ans, et enfin je vis
une jeune fille dans une charrette, sa mère était dans l'autre, et ces deux
pauvres femmes s'envoyaient des baisers sans dire une parole. Elles étaient si
pâles, elles avaient le regard si sombre, un si fatal sourire aux lèvres, ces
doigts qui remuaient seuls pour pétrir le baiser sur leur bouche étaient si
tremblants et si nacrés, que jamais je n'oublierai cet horrible spectacle, et
que j'ai juré de ne plus m'exposer à le voir jamais.
—Ah! ah! dit
Hoffmann en s'éloignant de la fenêtre, c'est comme cela?
—Oui, citoyen. Eh
bien! que faites-vous?
—Je ferme la
fenêtre.
—Pour quoi faire?
—Pour ne pas voir.
—Vous! un homme.
—Voyez-vous,
citoyenne, je suis venu à
—Chut! malheureux,
vous parlez trop haut; si mes officieux vous entendent....
—Vos officieux!
qu'est-ce que cela, officieux?
—C'est un synonyme
républicain de valet.
—Eh bien! si vos
valets m'entendent, qu'arrivera-t-il?
—Il arrivera que,
dans trois ou quatre jours, je pourrai vous voir de cette fenêtre sur une des
charrettes, à quatre heures de l'après-midi.
Cela dit avec
mystère, la bonne dame descendit précipitamment, et Hoffmann l'imita.
Il se glissa hors de
la maison, résolu à tout pour échapper au spectacle populaire.
Quand il fut au coin
du quai, le sabre des gendarmes brilla, un mouvement se fit dans la foule, les
masses hurlèrent et se prirent à courir.
Hoffmann à toutes
jambes gagna la rue Saint-Denis, dans laquelle il s'enfonça comme un fou; il
fit, pareil au chevreuil, plusieurs voltes dans différentes petites rues, et
disparut dans ce dédale de ruelles qui s'embrouillent entre le quai de la
Ferraille et les halles.
Il respira enfin en
se voyant rue de la Ferronnerie, où, avec la sagacité du poète et du peintre,
il devina la place célèbre par l'assassinat d'Henri IV.
Puis, toujours
marchant, toujours cherchant, il arriva au milieu de la rue Saint-Honoré.
Partout les boutiques se fermaient sur son passage. Hoffmann admirait la
tranquillité de ce quartier; les boutiques ne se fermaient pas seules, les
fenêtres de certaines maisons se calfeutraient avec mesure, comme si elles
eussent reçu un signal.
Cette manœuvre fut
bientôt expliquée à Hoffmann; il vit les fiacres se détourner et prendre les rues
latérales; il entendit un galop de chevaux et reconnut des gendarmes; puis,
derrière eux, dans la première brume du soir, il entrevit un pêle-mêle affreux
de haillons, de bras levés, de piques brandies et d'yeux flamboyants.
Au-dessus de tout
cela, une charrette.
De ce tourbillon qui
venait à lui sans qu'il pût se cacher ou s'enfuir, Hoffmann entendit sortir des
cris tellement aigus, tellement lamentables, que rien de si affreux n'avait
jusqu'à ce soir-là frappé ses oreilles.
Sur la charrette
était une femme vêtue de blanc. Ces cris s'exhalaient des lèvres, de l'âme, de
tout le corps soulevé de cette femme.
Hoffmann sentit ses
jambes lui manquer. Ces hurlements avaient rompu les faisceaux nerveux. Il
tomba sur une borne, la tête adossée à des contrevents de boutique mal joints
encore, tant la fermeture de cette boutique avait été précipitée.
La charrette arriva
au milieu de son escorte de bandits et de femmes hideuses, ses satellites
ordinaires; mais, chose étrange! toute cette lie ne bouillonnait pas, tous ces
reptiles ne coassaient pas, la victime seule se tordait entre les bras de deux
hommes et criait au ciel, à la terre, aux hommes et aux choses.
Hoffmann entendit
soudain dans son oreille, par la fente du volet, ces mots prononcés tristement
par une voix d'homme jeune:
—Pauvre Du Barry! te
voilà donc!
—Madame Du Barry!
s'écria Hoffmann, c'est elle, c'est elle qui passe là sur cette charrette.
—Oui, monsieur,
répondit la voix basse et dolente à l'oreille du voyageur, et de si près qu'à
travers les planches il sentait le souffle chaud de son interlocuteur.
La pauvre Du Barry
se tenait droite et cramponnée au col mouvant de la charrette; ses cheveux
châtains, l'orgueil de sa beauté, avaient été coupés sur la nuque, mais
retombaient sur les tempes en longues mèches trempées de sueur; belle avec ses
grands yeux hagards, avec sa petite bouche, trop petite pour les cris affreux
qu'elle poussait, la malheureuse femme secouait de temps en temps la tête par
un mouvement convulsif, pour dégager son visage des cheveux qui le masquaient.
Quand elle passa
devant la borne où Hoffmann s'était affaissé, elle cria: «Au secours!
sauvez-moi! je n'ai pas fait de mal! au secours!» et faillit renverser l'aide
du bourreau qui la soutenait.
Ce cri: Au secours!
elle ne cessa de le pousser au milieu du plus profond silence des assistants.
Ces furies, accoutumées à insulter les braves condamnés, se sentaient remuées
par l'irrésistible élan de l'épouvante d'une femme; elles sentaient que leurs
vociférations n'eussent pas réussi à couvrir les gémissements de cette fièvre
qui touchait à la folie et atteignait le sublime du terrible.
Hoffmann se leva, ne
sentant plus son cœur dans sa poitrine; il se mit à courir après la charrette
comme les autres, ombre nouvelle ajoutée à cette procession de spectres qui
faisaient la dernière escorte d'une favorite royale.
Madame Du Barry, le
voyant, cria encore:
—La vie! la vie!...
je donne tout mon bien à la nation! Monsieur!... sauvez-moi!
«Oh! pensa le jeune
homme, elle m'a parlé! Pauvre femme, dont les regards ont valu si cher, dont
les paroles n'avaient pas de prix: elle m'a parlé.»
Il s'arrêta. La
charrette venait d'atteindre la place de la Révolution. Dans l'ombre épaissie
par une pluie froide, Hoffmann ne distinguait plus que deux silhouettes: l'une
blanche, c'était
Il vit les bourreaux
traîner la robe blanche sur l'escalier. Il vit cette forme tourmentée se
cambrer pour la résistance, puis soudain, au milieu de ses horribles cris, la
pauvre femme perdit l'équilibre et tomba sur la bascule.
Hoffmann l'entendit
crier: «Grâce, monsieur le bourreau, encore une minute, monsieur le
bourreau....» Et ce fut tout, le couteau tomba, lançant un éclair fauve.
Hoffmann s'en alla
rouler dans le fossé qui borde la place.
C'était un beau
tableau pour un artiste qui venait en France chercher des impressions et des
idées.
Dieu venait de lui
montrer le trop cruel châtiment de celle qui avait contribué à perdre la
monarchie.
Cette lâche mort de
la Du Barry lui parut l'absolution de la pauvre femme. Elle n'avait donc jamais
eu d'orgueil, puisqu'elle ne savait même pas mourir! Savoir mourir, hélas! en
ce temps-là ce fut la vertu suprême de ceux qui n'avaient jamais connu le vice.
Hoffmann réfléchit
ce jour-là que, s'il était venu en France pour voir des choses extraordinaires,
son voyage n'était pas manqué.
Alors, un peu
consolé par la philosophie de l'histoire:
«Il reste le
théâtre, se dit-il, allons au théâtre. Je
«Seulement, je vais
tâcher de bien reconnaître cette place pour n'y plus jamais passer de ma vie.»
Hoffmann était
l'homme des transitions brusques. Après la place de la Révolution et le peuple
tumultueux groupé autour d'un échafaud, le ciel sombre et le sang, il lui
fallait l'éclat des lustres, la foule joyeuse, les fleurs, la vie enfin. Il
n'était pas bien sûr que le spectacle auquel il avait assisté s'effacerait de
sa pensée par ce moyen, mais il voulait au moins donner une distraction à ses
yeux, et se prouver qu'il y avait encore dans le monde des gens qui vivaient et
qui riaient.
Il s'achemina donc
vers l'Opéra; mais il y arriva sans savoir comment il y était arrivé. Sa
détermination avait marché devant lui, et il l'avait suivie comme un aveugle
suit son chien, tandis que son esprit voyageait dans un chemin opposé, à
travers des impressions toutes contraires.
Comme sur la place
Hoffmann s'arrêta
devant cette foule et regarda l'affiche.
On jouait le
Jugement de Pâris, ballet-pantomime en trois actes, de M. Gardel jeune, fils du
maître de danse de Marie-Antoinette, et qui devint plus tard maître des ballets
de l'empereur.
—Le Jugement de
Pâris, murmura le poète en regardant fixement l'affiche comme pour se graver
dans l'esprit, à l'aide des yeux et de l'ouïe, la signification de ces trois
mots, Le Jugement de Pâris!
Et il avait beau
répéter les syllabes qui composaient le titre du ballet, elles lui paraissaient
vides de sens, tant sa pensée avait de peine à rejeter les souvenirs terribles
dont elle était pleine, pour donner place à l'œuvre empruntée par M. Gardel
jeune à l'Iliade d'Homère.
Quelle étrange
époque que cette époque, où, dans une même journée, on pouvait voir condamner
le matin, voir exécuter à quatre heures, voir danser le soir, et où l'on
courait la chance d'être arrêté soi-même en revenant de toutes ces émotions!
Hoffmann comprit
que, si un autre que lui ne lui disait pas ce qu'on jouait, il ne parviendrait
pas à le savoir, et que peut-être il deviendrait fou devant cette affiche.
Il s'approcha donc
d'un gros monsieur qui faisait queue avec sa femme, car de tout temps les gros
hommes ont eu la manie de faire queue avec leur femme, et il lui dit:
—Monsieur, que
joue-t-on ce soir?
—Vous le voyez bien
sur l'affiche, monsieur, répondit le gros homme; on joue Le Jugement de Pâris.
—Le Jugement de
Pâris... répéta Hoffmann. Ah! oui, le jugement de Pâris, je
Le gros monsieur
regarda cet étrange questionneur, et leva les épaules avec l'air du plus
profond mépris pour ce jeune homme qui, dans ce temps tout mythologique, avait
pu oublier un instant ce que c'était que le jugement de Pâris.
—Voulez-vous
l'explication du ballet, citoyen? dit un marchand de livrets en s'approchant
d'Hoffmann.
—Oui, donnez!
C'était pour notre
héros une preuve de plus qu'il allait au spectacle, et il en avait besoin.
Il ouvrit le livret
et jeta les yeux dessus.
Ce livret était
coquettement imprimé sur beau papier blanc, et enrichi d'un avant-propos de
l'auteur.
«Quelle chose
merveilleuse que l'homme! pensa Hoffmann en regardant les quelques lignes de
cet avant-propos, lignes qu'il n'avait pas encore lues, mais qu'il allait lire,
et comme, tout en faisant partie de la masse commune des hommes, il marche
seul, égoïste et indifférent, dans le chemin de ses intérêts et de ses
ambitions! Ainsi, voici un homme, M. Gardel jeune, qui a fait représenter ce
ballet le 5 mars 1793, c'est-à-dire six semaines après un des plus grands
événements du monde; eh bien! le jour où ce ballet a été représenté, il a eu
des émotions particulières dans les émotions générales; le cœur lui a battu
quand on a applaudi; et si, en ce moment, on était venu lui parler de cet
événement qui ébranlait encore le monde, et qu'on lui eût nommé le roi Louis
XVI, il se fût écrié: Louis XVI, de qui voulez-vous parler? Puis, comme si, à
partir du jour où il avait livré son ballet au public, la terre entière n'eût
plus dû être préoccupée que de cet événement chorégraphique, il a fait un
avant-propos à l'explication de sa pantomime. Eh bien! lisons-le, son
avant-propos, et voyons si, en cachant la date du jour où il a été écrit, j'y
retrouverai la trace des choses au milieu desquelles il venait au jour.»
Hoffmann s'accouda à
la balustrade du théâtre, et voici ce qu'il lut.
«J'ai toujours
remarqué dans les ballets d'action que les effets de décorations et les
divertissements variés et agréables étaient ce qui attirait le plus la foule et
les vifs applaudissements.»
«Il faut avouer que
voilà un homme qui a fait là une remarque curieuse, pensa Hoffmann, sans
pouvoir s'empêcher de sourire à la lecture de cette première naïveté. Comment!
il a remarqué que ce qui attire dans les ballets, ce sont les effets de
décorations et les divertissements variés et agréables. Comme cela est poli
pour MM. Haydn, Pleyel et Méhul, qui ont fait la musique du Jugement de Pâris!
Continuons.»
«D'après cette
remarque, j'ai cherché un sujet qui pût se plier à faire valoir les grands
talents que l'Opéra de Paris seul possède en danse, et qui me permît d'étendre
les idées que le hasard pourrait m'offrir. L'histoire poétique est le train
inépuisable que le maître de ballet doit cultiver; ce terrain n'est pas sans
épines; mais il faut savoir les écarter pour cueillir la rose.»
—Ah! par exemple!
voilà une phrase à mettre dans un cadre d'or! s'écria Hoffmann. Il n'y a qu'en
France qu'on écrive ces choses-là.
Et il se mit à
regarder le livret, s'apprêtant à continuer cette intéressante lecture qui
commençait à l'égayer; mais son esprit, détourné de sa véritable préoccupation,
y revenait peu à peu; les caractères se brouillèrent sous les yeux du rêveur,
il laissa tomber la main qui tenait Le Jugement de Pâris, il fixa les yeux sur
la terre, et murmura:
—Pauvre femme!
C'était l'ombre de
madame Du Barry qui passait encore une fois dans le souvenir du jeune homme.
Alors il secoua la tête comme pour en chasser violemment les sombres réalités,
et, mettant dans sa poche le livret de M. Gardel jeune, il prit une place et
entra dans le théâtre.
Hoffmann prit une
place à l'orchestre et, dominé par l'atmosphère ardente de la salle, il parvint
à croire un instant qu'il y était depuis le matin, et que ce sombre décès que regardait
sans cesse sa pensée était un cauchemar et non pas une réalité. Alors sa
mémoire, qui, comme la mémoire de tous les hommes, avait deux verres
réflecteurs, l'un dans le cœur, l'autre dans l'esprit, se tourna
insensiblement, et par la gradation naturelle des impressions joyeuses, vers
cette douce jeune fille qu'il avait laissée là-bas et dont il sentait le
médaillon battre, comme un autre cœur, contre les battements du sien. Il
regarda toutes les femmes qui l'entouraient, toutes ces blanches épaules, tous
ces cheveux blonds et bruns, tous ces bras souples, toutes ces mains jouant
avec les branches d'un éventail ou ajustant coquettement les fleurs d'une
coiffure, et il se sourit à lui-même en prononçant le nom d'Antonia, comme si
ce nom eût suffi pour faire disparaître toute comparaison entre celle qui le
portait et les femmes qui se trouvaient là, et pour le transporter dans un
monde de souvenirs mille fois plus charmants que toutes ces réalités, si belles
qu'elles fussent. Puis, comme si ce n'eût point été assez, comme s'il eût eu à
craindre que le portrait, qu'à travers la distance lui retraçait sa pensée, ne
s'effaçât dans l'idéal par où il lui apparaissait, Hoffmann glissa doucement la
main dans sa poitrine, y saisit le médaillon comme une fille craintive saisit
un oiseau dans un nid, et après s'être assuré que nul ne pouvait le voir, et
ternir d'un regard la douce image qu'il prenait dans sa main, il amena
doucement le portrait de la jeune fille, le monta à la hauteur de ses yeux,
l'adora un instant du regard, puis, après l'avoir posé pieusement sur ses
lèvres, il le cacha de nouveau tout près de son cœur, sans que personne pût
deviner la joie que venait d'avoir, en faisant le mouvement d'un homme qui met
la main dans son gilet, ce jeune spectateur aux cheveux noirs et au teint pâle.
En ce moment on
donnait le signal, et les premières notes de l'ouverture commencèrent à courir
gaiement dans l'orchestre, comme des pinsons querelleurs dans un bosquet.
Hoffmann s'assit, et
tâchant de redevenir un homme comme tout le monde, c'est-à-dire un spectateur
attentif, il ouvrit ses deux oreilles à la musique.
Mais, au bout de
cinq minutes, il n'écoutait plus et ne voulait plus entendre: ce n'était pas
avec cette musique-là qu'on fixait l'attention d'Hoffmann, d'autant plus qu'il
l'entendait deux fois, vu qu'un voisin, habitué sans doute de l'Opéra, et
admirateur de MM. Haydn, Pleyel et Méhul, accompagnait d'une petite voix en
demi-ton de fausset, et avec une exactitude parfaite, les différentes mélodies
de ces messieurs. Le dilettante joignait à cet accompagnement de la bouche un
autre accompagnement des doigts, en frappant en mesure avec une charmante
dextérité, ses ongles longs et effilés sur la tabatière qu'il tenait dans sa
main gauche.
Hoffmann, avec cette
habitude de curiosité qui est naturellement la première qualité de tous les
observateurs, se mit à examiner ce personnage qui se faisait un orchestre
particulier greffé sur l'orchestre général.
En vérité, le
personnage méritait l'examen.
Figurez-vous un
petit homme portant habit, gilet et culotte noirs, chemise et cravate blanches,
mais d'un blanc plus que blanc, presque aussi fatigant pour les yeux que le
reflet argenté de la neige. Mettez sur la moitié des mains de ce petit homme,
mains maigres, transparentes comme la cire et se détachant sur la culotte noire
comme si elles eussent été intérieurement éclairées, mettez des manchettes de
fine batiste, plissées avec le plus grand soin, et souples comme des feuilles
de lis, et vous aurez l'ensemble du corps. Regardez la tête, maintenant, et
regardez-la comme faisait Hoffmann, c'est-à-dire avec une curiosité mêlée
d'étonnement. Figurez-vous un visage de forme ovale, au front poli comme
l'ivoire, aux cheveux rares et fauves ayant poussé de distance en distance
comme des touffes de buisson dans une plaine. Supprimez les sourcils, et,
au-dessous de la place où ils devraient être, faites deux trous, dans lesquels
vous mettrez un œil froid comme du verre, presque toujours fixe, et qu'on
croirait d'autant plus volontiers inanimé qu'on chercherait vainement en eux le
point lumineux que Dieu a mis dans l'œil comme une étincelle de foyer de la
vie. Ces yeux sont bleus comme le saphir, sans douceur, sans dureté. Ils
voient, cela est certain, mais ils ne regardent pas. Un nez sec, mince, long et
pointu, une bouche petite, aux lèvres entrouvertes sur des dents non pas
blanches, mais de la même couleur cireuse que la peau, comme si elles eussent
reçu une légère infiltration de sang pâle et s'en fussent colorées, un menton pointu,
rasé avec le plus grand soin, des pommettes saillantes, des joues creusées
chacune par une cavité à y mettre une noix, tels étaient les traits
caractéristiques du spectateur voisin d'Hoffmann.
Cet homme pouvait
aussi bien avoir cinquante ou trente ans. Il en eût eu quatre-vingts que la
chose n'eût pas été extraordinaire; il n'en eût eu que douze que ce n'eût pas
été bien invraisemblable. Il semblait qu'il eût dû venir au monde tel qu'il
était. Il n'avait sans doute jamais été plus jeune, et il était possible qu'il
parût plus vieux.
Il était probable
qu'en touchant sa peau on eût éprouvé la même sensation de froid qu'en touchant
la peau d'un serpent ou d'un mort.
Mais, par exemple,
il aimait bien la musique.
De temps à autre, sa
bouche s'écartait un peu plus sous une pression de volupté mélophile, et trois
petits plis, identiquement les mêmes de chaque côté, décrivaient un demi-cercle
à l'extrémité de ses lèvres, et y restaient imprimés pendant cinq minutes, puis
ils s'effaçaient graduellement comme les ronds que fait une pierre qui tombe
dans l'eau et qui vont s'élargissant toujours jusqu'à ce qu'ils se confondent
tout à fait avec la surface.
Hoffmann ne se
lassait pas de regarder cet homme, qui se sentait examiné, mais qui n'en
bougeait pas plus pour cela. Cette immobilité était telle, que notre poète, qui
avait déjà, à cette époque, le germe de l'imagination qui devait enfanter
Coppélius, appuya ses deux mains sur le dossier de la stalle qui était devant
lui, pencha son corps en avant, et, tournant la tête à droite, essaya de voir
de face celui qu'il n'avait encore vu que de profil.
Le petit homme
regarda Hoffmann sans étonnement, lui sourit, lui fit un petit salut amical, et
continua de fixer les yeux sur le même point, point invisible pour tout autre
que pour lui, et d'accompagner l'orchestre.
—C'est étrange! fit
Hoffmann en se rasseyant, j'aurais parié qu'il ne vivait pas.
Et comme si,
quoiqu'il eût vu remuer la tête de son voisin, le jeune homme n'eût pas été
bien convaincu que le reste du corps était animé, il jeta de nouveau les yeux
sur les mains de ce personnage. Une chose le frappa alors, c'est que sur la
tabatière sur laquelle jouaient ces mains, tabatière d'ébène, brillait une
petite tête de mort en diamants.
Tout, ce jour-là,
devait prendre des teintes fantastiques aux yeux d'Hoffmann; mais il était
résolu à en venir à ses fins, et, se penchant en bas comme il s'était penché en
avant, il colla ses yeux sur cette tabatière au point que ses lèvres touchaient
presque les mains de celui qui la tenait.
L'homme ainsi
examiné, voyant que sa tabatière était d'un si grand intérêt pour son voisin,
la lui passa silencieusement, afin qu'il pût la regarder tout à son aise.
Hoffmann la prit, la
tourna et la retourna vingt fois, puis il l'ouvrit.
Il y avait du tabac
dedans!
Après avoir examiné
la tabatière avec la plus grande attention, Hoffmann la rendit à son
propriétaire en le remerciant, d'un signe silencieux de la tête, auquel le
propriétaire répondit par un signe aussi courtois, mais, s'il est possible,
plus silencieux encore.
«Voyons maintenant
s'il parle», se demanda Hoffmann, et se tournant vers son voisin, il lui dit:
—Je vous prie
d'excuser mon indiscrétion, monsieur, mais cette petite tête de mort en
diamants qui orne votre tabatière m'avait étonné tout d'abord, car c'est un
ornement rare sur une boîte à tabac.
—En effet, je crois
que c'est la seule qu'on ait faite, répliqua l'inconnu d'une voix métallique,
et dont les sons imitaient assez le bruit des pièces d'argent qu'on empile les
unes sur les autres; elle me vient d'héritiers reconnaissants dont j'avais
soigné le père.
—Vous êtes médecin?
—Oui, monsieur.
—Et vous aviez guéri
le père de ces jeunes gens?
—Au contraire,
monsieur, nous avons eu le malheur de le perdre.
—Je m'explique le
mot reconnaissance.
Le médecin se mit à
rire.
Ses réponses ne
l'empêchaient pas de fredonner toujours, et, tout en fredonnant:
—Oui, reprit-il, je
crois bien que j'ai tué ce vieillard.
—Comment tué?
—J'ai fait sur lui
l'essai d'un remède nouveau. Oh! mon Dieu! au bout d'une heure il était mort.
C'est vraiment
Et il se remit à
chantonner.
—Vous paraissez
aimer la musique, monsieur? demanda Hoffmann.
—Celle-ci surtout;
oui, monsieur.
«Diable! pensa
Hoffmann, voilà un homme qui se trompe en musique comme en médecine.
En ce moment on leva
la toile.
L'étrange docteur
huma une prise de tabac, et s'adossa le plus commodément possible dans sa
stalle, comme un homme qui ne veut rien perdre du spectacle auquel il va assister.
Cependant, il dit à
Hoffmann, comme par réflexion:
—Vous êtes allemand,
monsieur?
—En effet.
—J'ai reconnu votre
pays à votre accent. Beau pays, vilain accent.
Hoffmann s'inclina
devant cette phrase faite d'une moitié de compliment et d'une moitié de
critique.
—Et vous êtes venu
en
—Pour voir.
—Et qu'est-ce que
vous avez déjà vu?
—J'ai vu
guillotiner, monsieur.
—Étiez-vous
aujourd'hui à la place de la Révolution?
—J'y étais.
—Alors vous avez
assisté à la mort de madame Du Barry?
—Oui, fit Hoffmann
avec un soupir.
—Je l'ai beaucoup
connue, continua le docteur avec un regard confidentiel, et qui poussait le mot
connue jusqu'au bout de sa signification. C'était une belle fille, ma foi!
—Est-ce que vous
l'avez soignée aussi?
—Non, mais j'ai
soigné son Noir, Zamore.
—Le misérable! on
m'a dit que c'est lui qui a dénoncé sa maîtresse.
—En effet, il était
—Vous auriez bien dû
faire de lui ce que vous avez fait du vieillard, vous savez, du vieillard à la
tabatière.
—À quoi bon? il
n'avait point d'héritiers, lui.
Et le rire du
docteur tinta de nouveau.
—Et vous, monsieur,
vous n'assistiez pas à cette exécution tantôt? reprit Hoffmann, qui se sentait
pris d'un irrésistible besoin de parler de la pauvre créature dont l'image
sanglante ne le quittait pas.
—Non. Était-elle
maigrie?
—Qui?
—La comtesse.
—Je ne puis vous le
dire, monsieur.
—Pourquoi cela?
—Parce que je l'ai
vue pour la première fois sur la charrette.
—Tant pis. J'aurais
voulu le savoir, car, moi, je l'avais connue très
Et en même temps le
médecin montrait la scène où, en ce moment, M. Vestris, qui jouait le rôle de
Pâris, apparaissait sur le
Hoffmann regarda ce
que lui montrait son voisin mais après s'être assuré que ce sombre médecin
était réellement attentif à la scène, et que ce qu'il venait d'entendre et de
dire n'avait laissé aucune trace dans son esprit:
«Cela serait curieux
de voir pleurer cet homme-là, se dit Hoffmann.
—Connaissez-vous le
sujet de la pièce? reprit le docteur, après un silence de quelques minutes.
—Non, monsieur.
—Oh! c'est très
intéressant. Il y a même des situations touchantes. Un de mes amis et moi, nous
avions l'autre fois les larmes aux yeux.
—Un de mes amis,
murmura le poète; qu'est-ce que cela peut être que l'ami de cet homme-là? Cela
doit être un fossoyeur.
—Ah! bravo! bravo!
Vestris, criota le petit homme en tapotant dans ses mains.
Le médecin avait
choisi pour manifester son admiration le moment où Pâris, comme le disait le
livre qu'Hoffmann avait acheté à la porte, saisit son javelot et vole au
secours des pasteurs qui fuient épouvantés devant un lion terrible.
—Je ne suis pas
curieux, mais j'aurais voulu voir le lion.
Ainsi se terminait
le premier acte.
Alors le docteur se
leva, se retourna, s'adossa à la stalle placée devant la sienne, et substituant
une petite lorgnette à sa tabatière, il commença à lorgner les femmes qui
composaient la salle.
Hoffmann suivait
machinalement la direction de la lorgnette, et il remarquait avec étonnement
que la personne sur qui elle se fixait tressaillait instantanément et tournait
aussitôt les yeux vers celui qui la lorgnait, et cela comme si elle y eût été
contrainte par une force invisible. Elle gardait cette position jusqu'à ce que
le docteur cessât de la lorgner.
—Est-ce que cette
lorgnette vous vient encore d'un héritier, monsieur? demanda Hoffmann.
—Non, elle me vient
de M. de Voltaire.
—Vous l'avez donc
connu aussi?
—Beaucoup, nous
étions très liés.
—Vous étiez son
médecin?
—Il ne croyait pas à
la médecine. Il est vrai qu'il ne croyait pas à grand-chose.
—Est-il vrai qu'il
soit mort en se confessant?
—Lui, monsieur, lui!
Arouet! allons donc! non seulement il ne s'est pas confessé, mais encore il a
joliment reçu le prêtre qui était venu l'assister. Je puis vous en parler
savamment, j'étais là.
—Que s'est-il donc
passé?
—Arouet allait
mourir; Tersac, son curé, arrive et lui dit tout d'abord, comme un homme qui
n'a pas de temps à perdre: Monsieur, reconnaissez-vous la trinité de
Jésus-Christ?
—Monsieur,
laissez-moi mourir tranquille, je vous prie, lui répond Voltaire.
—Cependant,
monsieur, continue Tersac, il importe que je sache si vous reconnaissez
Jésus-Christ comme fils de Dieu.
—Au nom du diable!
s'écrie Voltaire, ne me parlez plus de cet homme-là. Et, réunissant le peu de
force qui lui restait, il flanque un coup de poing sur la tête du curé, et il
meurt. Ai-je ri, mon Dieu! ai-je ri!
—En effet, c'était
risible, fit Hoffmann d'une voix dédaigneuse, et c'est bien ainsi que devait
mourir l'auteur de La Pucelle.
—Ah oui, La Pucelle!
s'écria l'homme noir, quel chef d'œuvre! monsieur, quelle admirable chose! Je
ne connais qu'un livre qui puisse rivaliser avec celui-là.
—Lequel?
—Justine, de M. de
Sade; connaissez-vous Justine?
—Non, monsieur.
—Et le marquis de
Sade?
—Pas davantage.
—Voyez-vous,
monsieur, reprit le docteur avec enthousiasme, Justine, c'est tout ce qu'on
peut lire de plus immoral, c'est du Crébillon fils tout nu, c'est merveilleux.
J'ai soigné une jeune fille qui l'avait lu.
—Et elle est morte
comme votre vieillard?
—Oui, monsieur, mais
elle est morte bien heureuse.
Et l'œil du médecin
pétilla d'aise au souvenir des causes de cette mort.
On donna le signal
du second acte. Hoffmann n'en fut pas fâché, son voisin l'effrayait.
—Ah! fit le docteur
en s'asseyant, et avec un sourire de satisfaction, nous allons voir Arsène.
—Qui est-ce, Arsène?
—Vous ne la
connaissez pas?
—Non, monsieur.
—Ah ça! vous ne
connaissez donc rien, jeune homme? Arsène, c'est Arsène, c'est tout dire;
d'ailleurs, vous allez voir.
Et, avant que
l'orchestre eût donné une note, le médecin avait recommencé à fredonner
l'introduction du second acte.
La toile se leva.
Le théâtre
représentait un berceau de fleurs et de verdure, que traversait un ruisseau qui
prenait sa source au pied d'un rocher.
Hoffmann laissa
tomber sa tête dans sa main.
Décidément, ce qu'il
voyait, ce qu'il entendait ne pouvait parvenir à le distraire de la douloureuse
pensée et du lugubre souvenir qui l'avaient amené là où il était.
«Qu'est-ce que cela
eût changé? pensa-t-il en rentrant brusquement dans les impressions de la journée,
qu'est-ce que cela eût changé dans le monde, si l'on eût laissé vivre cette
malheureuse femme? Quel mal cela aurait-il fait si ce cœur eût continué de
battre, cette bouche de respirer? Quel malheur en fût-il advenu? Pourquoi
interrompre brusquement tout cela? De quel droit arrêter la vie au milieu de
son élan? Elle serait bien au milieu de toutes ces femmes, tandis qu'à cette
heure son pauvre corps, le corps qui fut aimé d'un roi, gît dans la boue d'un
cimetière, sans fleurs, sans croix, sans tête. Comme elle criait, mon Dieu!
comme elle criait! Puis tout à coup....»
Hoffmann cacha son
front dans ses mains.
«Qu'est-ce que je
fais ici, moi? se dit-il; oh! je vais m'en aller.»
Et il allait
peut-être s'en aller en effet, quand, en relevant la tête, il vit sur la scène
une danseuse qui n'avait pas paru au premier acte, et que la salle entière
regardait danser sans faire un mouvement, sans exhaler un souffle.
—Oh! que cette femme
est belle! s'écria Hoffmann assez haut pour que ses voisins et la danseuse même
l'entendissent.
Celle qui avait
éveillé cette admiration subite regarda le jeune homme qui avait, malgré lui,
poussé cette exclamation, et Hoffmann crut qu'elle le remerciait du regard.
Il rougit et
tressaillit comme s'il eût été touché par de l'étincelle électrique.
Arsène, car c'était
elle, c'est-à-dire cette danseuse dont le petit vieillard avait prononcé le
nom, Arsène était réellement une bien admirable créature, et d'une beauté qui
n'avait rien de la beauté traditionnelle.
Elle était grande,
admirablement faite, et d'une pâleur transparente sous le rouge qui couvrait
ses joues. Ses pieds étaient tout petits, et quand elle retombait sur le
parquet du théâtre, on eût dit que la pointe de son pied reposait sur un nuage
car on n'entendait pas le plus petit bruit. Sa taille était si mince, si
souple, qu'une couleuvre ne se fût pas retournée sur elle-même comme cette
femme le faisait. Chaque fois que, se cambrant, elle se penchait en arrière, on
pouvait croire que son corset allait éclater, et l'on devinait, dans l'énergie
de sa danse et dans l'assurance de son corps, et la certitude d'une beauté
complète et cette ardente nature qui, comme celle de la Messaline antique, peut
être quelquefois lassée, mais jamais assouvie. Elle ne souriait pas comme sourient
ordinairement les danseuses, ses lèvres de pourpre ne s'entrouvraient presque
jamais, non pas qu'elles eussent de vilaines dents à cacher, non, car, dans le
sourire qu'elle avait adressé à Hoffmann quand il l'avait si naïvement admirée
tout haut, notre poète avait pu voir une double rangée de perles si blanches,
si pures, qu'elle les cachait sans doute derrière ses lèvres pour que l'air ne
les ternît point. Dans ses cheveux noirs et luisants, avec des reflets bleus,
s'enroulaient de larges feuilles d'acanthe, et se suspendaient des grappes de
raisin dont l'ombre courait sur ses épaules nues. Quant aux yeux, ils étaient
grands, limpides, noirs, brillants, à ce point qu'ils éclairaient tout autour
d'eux, et qu'eût-elle dansé dans la nuit, Arsène eût illuminé la place où elle
eût dansé. Ce qui ajoutait encore à l'originalité de cette fille, c'est que,
sans raison aucune, elle portait dans ce rôle de nymphe, car elle jouait ou
plutôt elle dansait une nymphe, elle portait, disons-nous, un petit collier de
velours noir, fermé par une boucle, ou, du moins, par un objet qui paraissait
avoir la forme d'une boucle, et qui, fait en diamants, jetait des feux
éblouissants.
Le médecin regardait
cette femme de tous ses yeux, et son âme, l'âme qu'il pouvait avoir, semblait
suspendue au vol de la jeune femme. Il est bien évident que, tant qu'elle
dansait, il ne respirait pas.
Alors Hoffmann put
remarquer une chose curieuse: qu'elle allât à droite, à gauche, en arrière ou
en avant, jamais les yeux d'Arsène ne quittaient la ligne des yeux du docteur
et une visible corrélation était établie entre les deux regards. Bien plus,
Hoffmann voyait très distinctement les rayons que jetait la boucle du collier
d'Arsène et ceux que jetait la tête de mort du docteur se rencontrer à moitié
chemin dans une ligne droite, se heurter, se repousser et rejaillir en une même
gerbe faite de milliers d'étincelles blanches, rouges et or.
—Voulez-vous me
prêter votre lorgnette, monsieur? dit Hoffmann, haletant et sans détourner la
tête, car il lui était impossible à lui aussi de cesser de regarder Arsène.
Le docteur étendit
la main vers Hoffmann sans faire le moindre mouvement de la tête, si bien que
les mains des deux spectateurs se cherchèrent quelques instants dans le vide
avant de se rencontrer.
Hoffmann saisit
enfin la lorgnette et y colla ses yeux.
—C'est étrange,
murmura-t-il.
—Quoi donc? demanda
le docteur.
—Rien, rien, reprit
Hoffmann qui voulait donner toute son attention à ce qu'il voyait; en réalité
ce qu'il voyait était étrange.
La lorgnette
rapprochait tellement les objets à ses yeux, que deux ou trois fois Hoffmann
étendit la main, croyant saisir Arsène qui ne paraissait plus être au bout du
verre qui la reflétait, mais bien entre les deux verres de la lorgnette. Notre
Allemand ne perdait donc aucun détail de la beauté de la danseuse, et ses
regards, déjà si brillants de loin, entouraient son front d'un cercle de feu,
et faisaient bouillir le sang dans les veines de ses tempes.
L'âme du jeune homme
faisait un effroyable bruit dans son corps.
—Quelle est cette
femme? dit-il d'une voix faible sans quitter la lorgnette et sans remuer.
—C'est Arsène, je
vous l'ai déjà dit, répliqua le docteur, dont les lèvres seules semblaient
vivantes et dont le regard immobile était rivé à la danseuse.
—Cette femme a un
amant, sans doute?
—Quoi?
—Qu'elle aime?
—On le dit.
—Et il est riche?
—Très riche.
—Qui est-ce?
—Regardez à gauche
dans l'avant-scène du rez-de-chaussée.
—Je ne puis pas
tourner la tête.
—Faites un effort.
Hoffmann fit un
effort si douloureux, qu'il poussa un cri, comme si les nerfs de son cou
étaient devenus de marbre et se fussent brisés dans ce moment.
Il regarda dans
l'avant-scène indiquée.
Dans cette
avant-scène il n'y avait qu'un homme, mais, cet homme, accroupi comme un lion
sur la balustrade de velours, semblait à lui seul remplir cette avant-scène.
C'était un homme de
trente-deux ou trente-trois ans, au visage labouré par les passions; on eût dit
que, non pas la petite vérole, mais l'éruption d'un volcan avait creusé les
vallées dont les profondeurs s'entrecroisaient sur cette chair toute
bouleversée; ses yeux avaient dû être petits, mais ils s'étaient ouverts par
une espèce de déchirement de l'âme; tantôt ils étaient atones et vides comme un
cratère éteint, tantôt ils versaient des flammes comme un cratère rayonnant. Il
n'applaudissait pas en rapprochant ses mains l'une de l'autre, il applaudissait
en frappant sur la balustrade, et, à chaque applaudissement, il semblait
ébranler la salle.
—Oh! fit Hoffmann,
est-ce un homme que je vois là?
—Oui, oui, c'est un
homme, répondit le petit homme noir; oui, c'est un homme, et un fier homme
même.
—Comment
s'appelle-t-il?
—Vous ne le
connaissez pas?
—Mais non, je suis
arrivé hier seulement.
—Eh bien! c'est
Danton.
—Danton! fit
Hoffmann en tressaillant. Oh! oh! Et c'est l'amant d'Arsène?
—C'est son amant.
—Et sans doute il
l'aime?
—À la folie. Il est
d'une jalousie féroce.
Mais si intéressant
que fût Danton, Hoffmann avait déjà reporté les yeux sur Arsène, dont la danse
silencieuse avait une apparence fantastique.
—Encore un
renseignement, monsieur.
—Parlez.
—Quelle forme a
l'agrafe qui ferme son collier?
—C'est une
guillotine.
—Une guillotine!
—Oui. On en fait de
charmantes, et toutes nos élégantes en portent au moins une.
—Une guillotine, une
guillotine au cou d'une danseuse! répéta Hoffmann, qui sentait son cerveau se
gonfler; une guillotine, pourquoi?...
Et notre Allemand,
qu'on eût pu prendre pour un fou, allongeait les bras devant lui, comme pour
saisir un corps, car, par un effet étrange d'optique, la distance qui le
séparait d'Arsène disparaissait par moments, et il lui semblait sentir
l'haleine de la danseuse sur son front, et entendre la brûlante respiration de
cette poitrine, dont les seins, à moitié nus, se soulevaient comme sous une
étreinte de plaisir. Hoffmann en était à cet état d'exaltation où l'on croit
respirer du feu, et où l'on craint que les sens ne fassent éclater le corps.
—Assez! assez!
disait-il.
Mais la danse
continuait, et l'hallucination était telle, que, confondant ses deux
impressions les plus fortes de la journée, l'esprit d'Hoffmann mêlait à cette
scène le souvenir de la place de la Révolution, et que tantôt il croyait voir
madame Du Barry, pâle et la tête tranchée, danser à la place d'Arsène, et
tantôt Arsène arriver en dansant jusqu'au pied de la guillotine et jusqu'aux
mains du bourreau.
Il se faisait dans
l'imagination exaltée du jeune homme un mélange de fleurs et de sang, de danse
et d'agonie, de vie et de mort.
Mais ce qui dominait
tout cela, c'était l'attraction électrique qui le poussait vers cette femme.
Chaque fois que ces deux jambes fines passaient devant ses yeux, chaque fois
que cette jupe transparente se soulevait un peu plus, un frémissement
parcourait tout son être, sa lèvre devenait sèche, son haleine brûlante, et le
désir entrait en lui comme il entre dans un homme de vingt ans.
Dans cet état,
Hoffmann n'avait plus qu'un refuge, c'était le portrait d'Antonia, c'était le
médaillon qu'il portait sur sa poitrine, c'était l'amour pur à opposer à
l'amour sensuel; c'était la force du chaste souvenir à mettre en face de
l'exigeante réalité.
Il saisit ce
portrait et le porta à ses lèvres; mais, à peine avait-il fait ce mouvement,
qu'il entendit le ricanement aigu de son voisin qui le regardait d'un air
railleur.
—Laissez-moi sortir,
s'écria-t-il, laissez-moi sortir; je ne saurais rester plus longtemps ici!
Et, semblable à un
fou, il quitta l'orchestre, marchant sur les pieds, heurtant les jambes des
tranquilles spectateurs, qui maugréaient contre cet original à qui il prenait
ainsi fantaisie de sortir au milieu d'un ballet.
Mais l'élan d'Hoffmann
ne le poussa pas bien loin. Au coin de la rue Saint-Martin il s'arrêta.
Sa poitrine était
haletante, son front ruisselant de sueur.
Il passa la main
gauche sur son front, appuya sa main droite sur sa poitrine et respira.
En ce moment on lui
toucha sur l'épaule.
Il tressaillit.
—Ah! pardieu, c'est
lui! dit une voix.
Il se retourna et
laissa échapper un cri.
C'était son ami
Zacharias Werner. Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l'un de
l'autre.
Puis ces deux
questions se croisèrent:
—Que faisais-tu là?
—Où vas-tu?
—Je suis arrivé
d'hier, dit Hoffmann, j'ai vu guillotiner Mme Du Barry, et, pour me distraire,
je suis venu à l'Opéra.
—Moi, je suis arrivé
depuis six mois, depuis cinq je vois guillotiner tous les jours vingt ou
vingt-cinq personnes, et, pour me distraire, je vais au jeu.
—Ah!
—Viens-tu avec moi?
—Non, merci.
—Tu as tort, je suis
en veine; avec ton bonheur habituel, tu ferais fortune. Tu dois t'ennuyer
horriblement à l'Opéra, toi qui es habitué à de la vraie musique; viens avec
moi, je t'en ferai entendre.
—De la musique?
—Oui, celle de l'or;
sans compter que là où je vais tous les plaisirs sont réunis: des femmes
charmantes, des soupers délicieux, un jeu féroce!
—Merci, mon ami,
impossible! j'ai promis, mieux que cela, j'ai juré.
—À qui?
—À Antonia.
—Tu l'as donc vue?
—Je l'aime, mon ami,
je l'adore.
—Ah! je comprends,
c'est cela qui t'a retardé, et tu lui as juré?...
—Je lui ai juré de
ne pas jouer, et....
Hoffmann hésita.
—Et puis quoi
encore?
—Et de lui rester
fidèle, balbutia-t-il.
—Alors il ne faut
pas venir au 113.
—Qu'est-ce que le
113?
—C'est la maison
dont je te parlais tout à l'heure; moi, comme je n'ai rien juré, j'y vais.
Adieu, Théodore.
—Adieu, Zacharias.
Et Werner s'éloigna,
tandis qu'Hoffmann demeurait cloué à sa place.
Quand Werner fut à
cent pas, Hoffmann se rappela qu'il avait oublié de demander à Zacharias son
adresse, et que la seule adresse que Zacharias lui eût donnée, c'était
Mais cette adresse
était écrite dans le cerveau d'Hoffmann comme sur
Cependant ce qui
venait de se passer avait un peu calmé les remords d'Hoffmann. La nature
humaine est ainsi faite, toujours indulgente pour soi, attendu que son indulgence
c'est de l'égoïsme.
Il venait de
sacrifier le jeu à Antonia, et il se croyait quitte de son serment: oubliant
que c'était parce qu'il était tout prêt à manquer à la moitié la plus
importante de ce serment, qu'il était là cloué au coin du boulevard et de la
rue Saint-Martin.
Mais, je l'ai dit,
sa résistance à l'endroit de Werner lui avait donné de l'indulgence à l'endroit
d'Arsène. Il résolut donc de prendre un terme moyen, et, au lieu de rentrer
dans la salle de l'Opéra, action à laquelle le poussait de toutes ses forces
son démon tentateur, d'attendre à la porte des acteurs pour la voir sortir.
Cette porte des
acteurs, Hoffmann connaissait trop la topographie des théâtres pour ne pas la
trouver bientôt. Il vit, rue de Bondy, un long couloir éclairé à peine, sale et
humide, dans lequel passaient, comme des ombres, des hommes aux vêtements
sordides, et il comprit que c'était par cette porte qu'entraient et sortaient
les pauvres mortels que le rouge, le blanc, le bleu, la gaze, la soie et les
paillettes transformaient en dieux et déesses.
Le temps s'écoulait,
la neige tombait, mais Hoffmann était si agité par cette étrange apparition,
qui avait quelque chose de surnaturel, qu'il n'éprouvait pas cette sensation de
froid qui semblait poursuivre les passants. Vainement condensait-il en vapeurs
presque palpables le souffle qui sortait de sa bouche, ses mains n'en restaient
pas moins brûlantes et son front humide. Il y a plus: arrêté contre la
muraille, il y était resté immobile, les yeux fixés sur le corridor; de sorte
que la neige, qui allait toujours tombant en flocons plus épais, couvrait
lentement le jeune homme comme d'un linceul; et du jeune étudiant coiffé de sa
casquette et vêtu de la redingote allemande, faisait peu à peu une statue de
marbre. Enfin commencèrent à sortir, par ce vomitoire, les premiers libérés par
le spectacle, c'est-à-dire la garde de la soirée, puis les machinistes, puis
tout ce monde sans nom qui vit du théâtre, puis les artistes mâles, moins longs
à s'habiller que les femmes, puis enfin les femmes, puis enfin là belle
danseuse, qu'Hoffmann reconnut non seulement à son charmant visage, mais à ce
souple mouvement de hanches qui n'appartenait qu'à elle, mais encore à ce petit
collier de velours qui serrait son col, et sur lequel étincelait l'étrange
bijou que la Terreur venait de mettre à la mode.
À peine Arsène
apparut-elle sur le seuil de
Tout ce que nous
venons de raconter en quinze ou vingt lignes s'était passé aussi rapidement que
l'éclair.
Hoffmann jeta une
espèce de cri en voyant fuir la voiture, se détacha de la muraille, pareil à
une statue qui s'élance de sa niche, et, secouant par le mouvement la neige
dont il était couvert, se mit à la poursuite de la voiture.
Mais elle était
emportée par deux trop puissants chevaux, pour que le jeune homme, si rapide
que fût sa course irréfléchie, pût les rejoindre.
Tant qu'elle suivit
le boulevard, tout alla bien; tant qu'elle suivit même la rue de
Bourbon-Villeneuve, qui venait d'être débaptisée pour prendre le nom de rue
Neuve-Égalité, tout alla bien encore; mais, arrivée à la place des Victoires,
devenue la place de la Victoire Nationale, elle prit à droite, et disparut aux
yeux d'Hoffmann.
N'étant plus
soutenue ni par le bruit ni par la vue, la course du jeune homme faiblit un
instant. Il s'arrêta au coin de la rue Neuve-Eustache, s'appuya à la muraille
pour reprendre haleine, puis, ne voyant plus rien, n'entendant plus rien, il
s'orienta, jugeant qu'il était temps de rentrer chez lui.
Ce ne fut pas chose
facile pour Hoffmann que de se tirer de ce dédale de rues, qui forment un
réseau presque inextricable de la pointe Saint-Eustache au quai de la
Ferraille. Enfin, grâce aux nombreuses patrouilles qui circulaient dans les
rues, grâce à son passeport bien en règle, grâce à la preuve qu'il n'était
arrivé que la veille, preuve que le visa de la barrière lui donnait la facilité
de fournir, il obtint de la milice citoyenne des renseignements si précis,
qu'il parvint à regagner son hôtel et à retrouver sa petite chambre, où il
s'enferma seul en apparence, mais, en réalité, avec le souvenir ardent de ce
qui s'était passé.
À partir de ce
moment, Hoffmann fut éminemment en proie à deux visions: dont l'une s'effaçait
peu à peu, dont l'autre prenait peu à peu plus de consistance.
La vision qui
s'effaçait, c'était la figure pâle et échevelée de la Du Barry, traînée de la
Conciergerie à la charrette et de la charrette à l'échafaud.
La vision qui
prenait de la réalité, c'était la figure animée et souriante de la belle
danseuse, bondissant du fond du théâtre à la rampe, et tourbillonnant de la
rampe à l'une et à l'autre avant-scène.
Hoffmann fit tous
ses efforts pour se débarrasser de cette vision. Il tira ses pinceaux de sa
malle et peignit; il tira son violon de sa boîte et joua du violon; il demanda
une plume et de l'encre et fit des vers. Mais ces vers qu'il composait,
c'étaient des vers à la louange d'Arsène; cet air qu'il jouait, c'était l'air
sur lequel elle lui était apparue, et dont les notes bondissantes la
soulevaient, comme si elles eussent eu des ailes; enfin, les esquisses qu'il
faisait, c'était son portrait avec ce même collier de velours, étrange ornement
fixé au cou d'Arsène par une si étrange agrafe.
Pendant toute la
nuit, pendant toute la journée du lendemain, pendant toute la nuit et toute la
journée du surlendemain, Hoffmann ne vit qu'une chose ou plutôt que deux
choses: c'était, d'un côté, la fantastique danseuse, et, de l'autre côté, le
non moins fantastique docteur. Il y avait entre ces deux êtres une telle
corrélation, qu'Hoffmann ne comprenait pas l'un sans l'autre. Aussi n'était-ce
pas, pendant cette hallucination qui lui offrait Arsène toujours bondissant sur
le théâtre, l'orchestre qui bruissait à ses oreilles; non, c'était le petit
chantonnement du docteur, c'était le petit tambourinement de ses doigts sur la
tabatière d'ébène; puis, de temps en temps, un éclair passait devant ses yeux,
l'aveuglant d'étincelles jaillissantes; c'était le double rayon qui s'élançait
de la tabatière du docteur et du collier de la danseuse; c'était l'attraction
sympathique de cette guillotine de diamants avec cette tête de mort en
diamants; c'était enfin la fixité des yeux du médecin qui semblaient à sa
volonté attirer et repousser la charmante danseuse, comme l'œil du serpent
attire et repousse l'oiseau qu'il fascine.
Vingt fois, cent
fois, mille fois, l'idée s'était présentée à Hoffmann de retourner à l'Opéra;
mais, tant que l'heure n'était pas venue, Hoffmann s'était bien promis de ne
pas céder à la tentation; d'ailleurs, cette tentation, il l'avait combattue de
toutes manières, en ayant recours à son médaillon d'abord, puis ensuite en
essayant d'écrire à Antonia; mais le portrait d'Antonia semblait avoir pris un
visage si triste, qu'Hoffmann refermait le médaillon presque aussitôt qu'il
l'avait ouvert; mais les premières lignes de chaque lettre qu'il commençait
étaient si embarrassées, qu'il avait déchiré dix lettres avant d'être au tiers
de la première page.
Enfin, ce fameux
surlendemain s'écoula; enfin l'ouverture du théâtre s'approcha; enfin sept
heures sonnèrent, et, à ce dernier appel, Hoffmann, enlevé comme malgré lui,
descendit tout courant son escalier, et s'élança dans la direction de la rue
Saint-Martin.
Cette fois, en moins
d'un quart d'heure, cette fois, sans avoir besoin de demander son chemin à
personne, cette fois, comme si un guide invisible lui eût montré sa route, en
moins de dix minutes il arriva à
Mais, chose
singulière! cette porte, comme deux jours auparavant, n'était pas encombrée de
spectateurs, soit qu'un incident inconnu d'Hoffmann eût rendu le spectacle
moins attrayant, soit que les spectateurs fussent déjà dans l'intérieur du
théâtre.
Hoffmann jeta son
écu de six livres à la buraliste, reçut son carton et s'élança dans la salle.
Mais l'aspect de la
salle était bien changé. D'abord elle n'était qu'à moitié pleine; puis, à la
place de ces femmes charmantes, de ces hommes élégants qu'il avait cru revoir,
il ne vit que des femmes en casaquin et des hommes en carmagnole; pas de
bijoux, pas de fleurs, pas de seins nus s'enflant et se désenflant sous cette
atmosphère voluptueuse des théâtres aristocratiques; des bonnets ronds et des
bonnets rouges, le tout orné d'énormes cocardes nationales; des couleurs
sombres dans les vêtements, un nuage triste sur les figures; puis, des deux
côtés de la salle, deux bustes hideux, deux têtes grimaçant, l'une le rire,
l'autre la douleur, les bustes de Voltaire et de Marat enfin.
Enfin, à
l'avant-scène, un trou à peine éclairé, une ouverture sombre et vide. La
caverne toujours, mais plus de lion.
Il y avait à
l'orchestre deux places vacantes à côté l'une de l'autre. Hoffmann gagna l'une
de ces deux places, c'était celle qu'il avait occupée. L'autre était celle
qu'avait occupée le docteur, mais, comme nous l'avons dit, cette place était
vacante.
Le premier acte fut
joué sans qu'Hoffmann fit attention à l'orchestre ou s'occupât des acteurs.
Cet orchestre, il le
connaissait et l'avait apprécié à une première audition.
Ces acteurs lui
importaient peu, il n'était pas venu pour les voir, il était venu pour voir
Arsène.
La toile se leva sur
le second acte, et le ballet commença.
Toute
l'intelligence, toute l'âme, tout le cœur du jeune homme étaient suspendus.
Il attendait
l'entrée d'Arsène.
Tout à coup Hoffmann
jeta un cri.
Ce n'était plus
Arsène qui remplissait le rôle de Flore.
La femme qui
apparaissait était une femme étrangère, une femme comme toutes les femmes.
Toutes les fibres de
ce corps haletant se détendirent; Hoffmann s'affaissa sur lui-même en poussant
un long soupir, et regarda autour de lui.
Le petit homme noir
était à sa place; seulement il n'avait plus ses boucles en diamants, ses bagues
en diamants, sa tabatière à tête de mort en diamants.
Ses boucles étaient
en cuivre, ses bagues en argent doré, sa tabatière en argent mat. Il ne chantonnait
plus, il ne battait plus la mesure. Comment était-il venu là? Hoffmann n'en
savait rien: il ne l'avait ni vu venir, ni senti passer.
—Oh! monsieur!
s'écria Hoffmann.
—Dites citoyen, mon
jeune ami, et même tutoyez-moi... si c'est possible, répondit le petit homme
noir, ou vous me ferez couper la tête et à vous aussi.
—Mais où est-elle
donc? demanda Hoffmann.
—Ah! voilà.... Où
est-elle? Il paraît que son tigre, qui ne la quitte pas des yeux, s'est aperçu
qu'avant-hier elle a correspondu par signes avec un jeune homme de l'orchestre.
Il paraît que ce jeune homme a couru après la voiture; de sorte que depuis hier
il a rompu l'engagement d'Arsène, et qu'Arsène n'est plus au théâtre.
—Et comment le
directeur a-t-il souffert?...
—Mon jeune ami, le
directeur tient à conserver sa tête sur ses épaules, quoique ce soit une assez
vilaine tête; mais il prétend qu'il a l'habitude de cette tête-là et qu'une
autre plus belle ne reprendrait peut-être pas bouture.
—Ah! mon Dieu! voilà
donc pourquoi cette salle est si triste! s'écria Hoffmann. Voilà pourquoi il
n'y a plus de fleurs, plus de diamants, plus de bijoux! voilà pourquoi vous
n'avez plus vos boucles en diamants! Voilà pourquoi il y a, enfin, aux deux
côtés de la scène, au lieu des bustes d'Apollon et de Terpsichore, ces deux
affreux bustes! Pouah!
—Ah çà! mais, que me
dites-vous donc là, demanda le docteur, et où avez-vous vu une salle telle que
vous dites? Où m'avez-vous vu des bagues en diamants, des tabatières en
diamants? où avez-vous vu enfin les bustes d'Apollon et de Terpsichore? Mais il
y a deux ans que les fleurs ne fleurissent plus, que les diamants sont tournés
en assignats, et que les bijoux sont fondus sur l'autel de la patrie. Quant à
moi, Dieu merci! je n'ai jamais eu d'autres boucles que ces boucles de cuivre,
d'autres bagues que cette méchante bague de vermeil, et d'autre tabatière que
cette pauvre tabatière d'argent; pour les bustes d'Apollon et de Terpsichore,
ils y ont été autrefois, mais les amis de l'humanité sont venus casser le buste
d'Apollon et l'ont remplacé par celui de l'apôtre Voltaire; mais les amis du
peuple sont venus briser le buste de Terpsichore et l'ont remplacé par celui du
dieu Marat.
—Oh! s'écria
Hoffmann, c'est impossible. Je vous dis qu'avant-hier j'ai vu une salle
parfumée de fleurs, resplendissante de riches costumes, ruisselante de
diamants, et des hommes élégants à la place de ces harengères en casaquin et de
ces goujats en carmagnole. Je vous dis que vous aviez des boucles de diamants à
vos souliers, des bagues en diamants à vos doigts, une tête de mort en diamants
sur votre tabatière; je vous dis....
—Et moi, jeune
homme, à mon tour, je vous dis, reprit le petit homme noir, je vous dis
qu'avant-hier elle était là, je vous dis que sa présence illuminait tout, je
vous dis que son souffle faisait naître les roses, faisait reluire les bijoux,
faisait étinceler les diamants de votre imagination; je vous dis que vous
l'aimez, jeune homme, et que vous avez vu la salle à travers le prisme de votre
amour. Arsène n'est plus là, votre cœur est mort, vos yeux sont désenchantés,
et vous voyez du molleton, de l'indienne, du gros drap, des bonnets rouges, des
mains sales et des cheveux crasseux. Vous voyez enfin le monde tel qu'il est,
les choses telles qu'elles sont.
—Oh! mon Dieu!
s'écria Hoffmann, en laissant tomber sa tête dans ses mains, tout cela est-il
vrai, et suis-je donc si près de devenir fou?
Hoffmann ne sortit
de cette léthargie qu'en sentant une main se poser sur son épaule.
Il leva la tête.
Tout était noir et éteint autour de lui: le théâtre, sans lumière, lui
apparaissait comme le cadavre du théâtre qu'il avait vu vivant. Le soldat de
garde s'y promenait seul et silencieux comme le gardien de la mort; plus de
lustres, plus d'orchestre, plus de rayon, plus de bruit.
Une voix seulement
qui marmottait à son oreille:
—Mais, citoyen,
mais, citoyen, que faites-vous donc? vous êtes à l'Opéra, citoyen; on dort ici,
c'est vrai, mais on n'y couche pas.
Hoffmann regarda
enfin du côté d'où venait la voix, et il vit une petite vieille qui le tirait
par le collet de sa redingote.
C'était l'ouvreuse
de l'orchestre, qui, ne connaissant pas les intentions de ce spectateur
obstiné, ne voulait pas se retirer sans l'avoir vu sortir devant elle.
Au reste, une fois
tiré de son sommeil, Hoffmann ne fit aucune résistance; il poussa un soupir et
se leva en murmurant le mot:
—Arsène!
—Ah oui! Arsène, dit
la petite vieille. Arsène! vous aussi, jeune homme, vous en êtes amoureux comme
tout le monde. C'est une grande perte pour l'Opéra, surtout pour nous autres
ouvreuses.
—Pour vous autres
ouvreuses, demanda Hoffmann, heureux de se rattacher à quelqu'un qui lui parlât
de la danseuse, et comment donc est-ce une perte pour vous qu'Arsène soit ou ne
soit plus au théâtre?
—Ah dame! c'est bien
facile à comprendre cela: d'abord, toutes les fois qu'elle dansait, elle
faisait salle comble; alors c'était un commerce de tabourets, de chaises et de
petits bancs; à l'Opéra, tout se paye. On payait les petits bancs, les chaises
et les tabourets de supplément, c'étaient nos petits profits. Je dis petits
profits, ajouta la vieille d'un air malin, parce qu'à côté de ceux-là, citoyen,
vous comprenez, il y avait les grands.
—Les grands profits?
—Oui.
Et la vieille cligna
de l'œil.
—Et quels étaient
les grands profits? voyons, ma bonne femme.
—Les grands profits
venaient de ceux qui demandaient des renseignements sur elle, qui voulaient
savoir son adresse, qui lui faisaient passer des billets. Il y avait prix pour
tout, vous comprenez; tant pour les renseignements, tant pour l'adresse, tant
pour le poulet; on faisait son petit commerce, enfin, et l'on vivait
honnêtement.
Et la vieille poussa
un soupir qui, sans désavantage, pouvait être comparé au soupir poussé par
Hoffmann au commencement du dialogue que nous venons de rapporter.
—Ah! ah! fit
Hoffmann, vous vous chargiez de donner des renseignements, d'indiquer
l'adresse, de remettre les billets; vous en chargez-vous toujours?
—Hélas, monsieur,
les renseignements que je vous donnerais vous seraient inutiles maintenant;
personne ne sait plus l'adresse d'Arsène, et le billet que vous me donneriez
pour elle serait perdu. Si vous voulez pour une autre? Mme Vestris, mlle
Bigottini, mlle....
—Merci, ma bonne
femme, merci; je ne désirais rien savoir que sur mademoiselle Arsène.
Puis, tirant un
petit écu de sa poche:
—Tenez, dit
Hoffmann, voilà pour la peine que vous avez prise de m'éveiller.
Et, prenant congé de
la vieille, il reprit d'un pas lent le boulevard, avec l'intention de suivre le
même chemin qu'il avait suivi la surveille, l'instinct qui l'avait guidé pour
venir n'existait plus.
Seulement, ses
impressions étaient bien différentes, et sa
L'autre soir, sa
On dit qu'il y a un
Dieu pour les ivrognes et les amoureux; ce Dieu-là, sans doute, veillait sur
Hoffmann. Il lui fit éviter les patrouilles; il lui fit trouver les quais, puis
les ponts, puis son hôtel, où il rentra, au grand scandale de son hôtesse, à
une heure et demie du matin.
Cependant, au milieu
de tout cela, une petite lueur dorée dansait au fond de l'imagination
d'Hoffmann, comme un feu follet dans la nuit. Le médecin lui avait dit, si
toutefois ce médecin existait, si ce n'était pas son imagination, une
hallucination de son esprit; le médecin lui avait dit qu'Arsène avait été
enlevée au théâtre par son amant, attendu que cet amant avait été jaloux d'un
jeune homme placé à l'orchestre, avec lequel Arsène avait échangé de trop
tendres regards.
Ce médecin avait
ajouté, en outre, que ce qui avait porté la jalousie du tyran à son comble,
c'est que ce même jeune homme avait été vu embusqué en face de la porte de
sortie des artistes; c'est que ce même jeune homme avait couru en désespéré
derrière la voiture; or, ce jeune homme qui avait échangé de l'orchestre des
regards passionnés avec Arsène, c'était lui, Hoffmann; or, ce jeune homme qui
s'était embusqué à la porte de sortie des artistes, c'était toujours lui, Hoffmann.
Donc Arsène l'avait remarqué, puisqu'elle payait la peine de sa distraction;
donc Arsène souffrait pour lui; il était entré dans la vie de la belle danseuse
par la porte de la douleur, mais il y était entré, c'était le principal; à lui
de s'y maintenir. Mais comment? par quel moyen? par quelle voie correspondre
avec Arsène, lui donner de ses nouvelles, lui dire qu'il l'aimait? C'eût été
déjà une grande tâche pour un Parisien pur sang, que de retrouver cette belle
Arsène perdue dans cette immense ville. C'était une tâche impossible pour
Hoffmann, arrivé depuis trois jours et ayant grand-peine à se retrouver
lui-même.
Hoffmann ne se donna
donc même pas la peine de chercher; il comprenait que le hasard seul pouvait
venir à son aide. Tous les deux jours, il regardait l'affiche de l'Opéra, et
tous les deux jours il avait la douleur de voir que Paris rendait son jugement
en l'absence de celle qui méritait la pomme bien autrement que Vénus.
Dès lors il ne
songea pas à aller à l'Opéra.
Un instant il eut bien
l'idée d'aller soit à la Convention, soit aux Cordeliers, de s'attacher aux pas
de Danton et, en l'épiant jour et nuit, de deviner où il avait caché la belle
danseuse. Il alla même à la Convention, il alla même aux Cordeliers; mais
Danton n'y était plus; las de la lutte qu'il soutenait depuis deux ans, vaincu
par l'ennui bien plus que par la supériorité, Danton paraissait s'être retiré
de l'arène politique.
Danton, disait-on,
était à sa maison de campagne. Où était cette maison de campagne? on n'en savait
rien; les uns disaient à Rueil, les autres à Auteuil.
Danton était aussi
introuvable qu'Arsène.
On eût cru peut-être
que cette absence d'Arsène eût dû ramener Hoffmann à Antonia; mais, chose
étrange! il n'en était rien. Hoffmann avait beau faire tous ses efforts pour
ramener son esprit à la pauvre fille du chef d'orchestre de Mannheim: un
instant, par la puissance de sa volonté, tous ses souvenirs se concentraient
sur le cabinet de maître Gottlieb Murr; mais, au bout d'un moment, partitions
entassées sur les tables et sur les pianos, maître Gottlieb trépignant devant
son pupitre, Antonia couchée sur son canapé, tout cela disparaissait pour faire
place à un grand cadre éclairé, dans lequel se mouvaient d'abord des ombres;
puis ces ombres prenaient du corps, puis ces corps affectaient des formes
mythologiques, puis enfin toutes ces formes mythologiques, tous ces héros,
toutes ces nymphes, tous ces dieux, tous ces demi-dieux disparaissaient pour
faire place à une seule déesse, à la déesse des jardins, à la belle Flore,
c'est-à-dire à la divine Arsène, à la femme au collier de velours et à l'agrafe
de diamants; alors Hoffmann tombait non plus dans une rêverie, mais dans une
extase dont il ne venait à sortir qu'en se rejetant dans la vie réelle, qu'en
coudoyant les paysans dans la rue, qu'en se roulant enfin dans la foule et dans
le bruit.
Lorsque cette
hallucination, à laquelle Hoffmann était en proie, devenait trop forte, il
sortait donc, se laissait aller à la pente du quai, prenait le Pont-Neuf, et ne
s'arrêtait presque jamais qu'au coin de la rue de la Monnaie. Là, Hoffmann
avait trouvé un estaminet, rendez-vous des plus rudes fumeurs de la capitale.
Là, Hoffmann pouvait se croire dans quelque taverne anglaise, dans quelque
musico hollandais ou dans quelque table d'hôte allemande, tant la fumée de la
pipe y faisait une atmosphère impossible à respirer pour tout autre que pour un
fumeur de première classe.
Une fois entré dans
l'estaminet de la Fraternité, Hoffmann gagnait une petite table sise à l'angle
le plus enfoncé, demandait une bouteille de bière de la brasserie de M.
Santerre, qui venait de se démettre, en faveur de M. Henriot, de son grade de
général de la garde nationale de Paris, chargeait jusqu'à la gueule cette
immense pipe que nous connaissons déjà, et s'enveloppait en quelques instants
d'un nuage de fumée aussi épais que celui dont la belle Vénus enveloppait son
fils Énée, chaque fois que la tendre mère jugeait urgent d'arracher son fils
bien-aimé à la colère de ses ennemis.
Huit ou dix jours étaient
écoulés depuis l'aventure d'Hoffmann à l'Opéra, et, par conséquent, depuis la
disparition de la belle danseuse; il était une heure de l'après-midi; Hoffmann,
depuis une demi-heure, à peu près, se trouvait dans son estaminet, s'occupant,
de toute la force de ses poumons, à établir autour de lui cette enceinte de
fumée qui le séparait de ses voisins, quand il lui sembla, dans la vapeur,
distinguer comme une forme humaine, puis, dominant tous les bruits, entendre le
double bruit du chantonnement et du tambourinement habituel au petit homme
noir; de plus, au milieu de cette vapeur, il lui semblait qu'un point lumineux
dégageait des étincelles; il rouvrit ses yeux à demi fermés par une douce
somnolence, écarta ses paupières avec peine, et, en face de lui, assis sur un
tabouret, il reconnut son voisin de l'Opéra, et cela d'autant mieux que le
fantastique docteur avait, ou plutôt semblait avoir, ses boucles en diamants à
ses souliers, ses bagues en diamants à ses doigts et sa tête de mort sur sa
tabatière.
—Bon, dit Hoffmann,
voilà que je redeviens fou.
Et il ferma
rapidement les yeux.
Mais, les yeux une
fois fermés, plus ils le furent hermétiquement, plus Hoffmann entendit, et le
petit accompagnement de chant, et le petit tambourinement des doigts; le tout
de la façon la plus distincte, si distincte qu'Hoffmann comprit qu'il y avait
un fond de réalité dans tout cela, et que la différence était du plus au moins.
Voilà tout.
Il rouvrit donc un
œil, puis l'autre; le petit homme noir était toujours à sa place.
—Bonjour, jeune
homme, dit-il à Hoffmann; vous dormez, je crois; prenez une prise, cela vous
réveillera.
Et, ouvrant sa
tabatière, il offrit du tabac au jeune homme.
Celui-ci,
machinalement, étendit la main, prit une prise et l'aspira.
À l'instant même, il
lui sembla que les parois de son esprit s'éclairaient.
—Ah! s'écria
Hoffmann! c'est vous, cher docteur? que je suis aise de vous revoir!
—Si vous êtes aise
de me revoir, demanda le docteur, pourquoi ne m'avez-vous pas cherché?
—Est-ce que je savais
votre adresse?
—Oh! la belle
affaire! au premier cimetière venu on vous l'eût donnée.
—Est-ce que je
savais votre nom?
—Le docteur à la
tête de mort, tout le monde me connaît sous ce nom-là. Puis il y avait un
endroit où vous étiez toujours sûr de me trouver.
—Où cela? À l'Opéra,
dit Hoffmann en secouant la tête et en poussant un soupir.
—Oui, vous n'y
retournez plus?
—Je n'y retourne
plus, non.
—Depuis que ce n'est
plus Arsène qui remplit le rôle de Flore?
—Vous l'avez dit, et
tant que ce ne sera pas elle, je n'y retournerai pas.
—Vous l'aimez, jeune
homme, vous l'aimez.
—Je ne
—Peste! il ne faut
pas devenir fou! peste! il ne faut pas mourir! À la folie il y a peu de remède,
à la mort il n'y en a pas du tout.
—Que faut-il faire
alors?
—Dame! il faut la
revoir.
—Comment cela, la
revoir?
—Sans doute!
—Avez-vous un moyen?
—Peut-être.
—Lequel?
—Attendez.
Et le docteur se mit
à rêver en clignotant des yeux et en tambourinant sur sa tabatière.
Puis, après un
instant, rouvrant les yeux et laissant ses doigts suspendus sur l'ébène:
—Vous êtes peintre,
m'avez-vous dit?
—Oui, peintre,
musicien, poète.
—Nous n'avons besoin
que de la peinture pour le moment.
—Eh bien!
—Eh bien! Arsène m'a
chargé de lui chercher un peintre.
—Pour quoi faire?
—Pourquoi
cherche-t-on un peintre, pardieu! pour lui faire son portrait.
—Le portrait
d'Arsène! s'écria Hoffmann en se levant, oh! me voilà! me voilà!
—Chut! pensez donc
que je suis un homme grave.
—Vous êtes mon
sauveur! s'écria Hoffmann en jetant ses bras autour du cou du petit homme noir.
—Jeunesse, jeunesse!
murmura celui-ci en accompagnant ces deux mots du même rire dont eût ricané sa
tête de mort si elle eût été de grandeur naturelle.
—Allons! allons!
répétait Hoffmann.
—Mais il vous faut
une boîte à couleurs, des pinceaux, une toile.
—J'ai tout cela chez
moi, allons!
—Allons! dit le
docteur. Et tous deux sortirent de l'estaminet.
En sortant de
l'estaminet, Hoffmann fit un mouvement pour appeler un fiacre; mais le docteur
frappa ses mains sèches l'une contre l'autre, et à ce bruit, pareil à celui
qu'eussent fait deux mains de squelette, une voiture tendue de noir, attelée de
deux chevaux noirs, et conduite par un cocher tout vêtu de noir, accourut. Où
stationnait-elle? d'où était-elle sortie? C'eût été aussi difficile à Hoffmann
de le dire qu'il eût été difficile à Cendrillon de dire d'où venait le char
dans lequel elle se rendait au bal du prince Mirliflore.
Un petit groom, non
seulement noir d'habits, mais de peau, ouvrit la portière. Hoffmann et le
docteur y montèrent, s'assirent l'un à côté de l'autre, et tout aussitôt la
voiture se mit à rouler sans bruit vers l'hôtellerie d'Hoffmann.
Arrivé à
Hoffmann, rassuré
par le simple sentiment de la logique, descendit donc de la voiture, entra dans
l'hôtellerie, monta vivement l'escalier, se précipita dans sa chambre, y prit
palette, pinceaux, boîte à couleurs, choisit la plus grande de ses toiles, et
redescendit du même pas qu'il était monté.
La voiture était
toujours à
Pinceaux, palette et
boîte à couleurs furent mis dans l'intérieur du carrosse: le groom fut chargé
de porter la toile.
Puis la voiture se
mit à rouler avec la même rapidité et le même silence.
Au bout de dix
minutes, elle s'arrêta en face d'un charmant petit hôtel situé rue de Hanovre,
15.
Hoffmann remarqua la
rue et le numéro, afin, le cas échéant, de pouvoir revenir sans l'aide du
docteur.
On monta au premier,
et l'on entra dans une antichambre qu'on eût pu croire le vestibule de la
maison du poète à Pompéia.
On s'en souvient, à
cette époque la mode était grecque; l'antichambre d'Arsène était peinte à
fresque, ornée de candélabres et de statues de bronze.
De l'antichambre, le
docteur et Hoffmann passèrent dans le salon.
Le salon était grec
comme l'antichambre, tendu avec du drap de Sedan à soixante-dix francs l'aune;
le tapis seul coûtait six mille livres; le docteur fit remarquer ce tapis à
Hoffmann; il représentait la bataille d'Arbelles copiée sur la fameuse mosaïque
de Pompéia.
Hoffmann, ébloui de
ce luxe inouï, ne comprenait pas que l'on fit de pareils tapis pour marcher
dessus.
Du salon, on passa
dans le boudoir; le boudoir était tendu de cachemire. Au fond, dans un
encadrement, était un lit bas faisant canapé, pareil à celui sur lequel M.
Guérin coucha depuis Didon écoutant les aventures d'Énéas. C'était là qu'Arsène
avait donné l'ordre de faire attendre.
—Maintenant, jeune
homme, dit le docteur, vous voilà introduit, c'est à vous de vous conduire
d'une façon convenable. Il va sans dire que si l'amant en titre vous surprenait
ici, vous seriez un homme perdu.
—Oh! s'écria
Hoffmann, que je la revoie, que je la revoie seulement, et....
La parole s'éteignit
sur les lèvres d'Hoffmann; il resta les yeux fixés, les bras étendus, la
poitrine haletante.
Une porte cachée
dans la boiserie venait de s'ouvrir, et, derrière une glace tournante,
apparaissait Arsène, véritable divinité du temple dans lequel elle daignait se
faire visible à son adorateur.
C'était le costume
d'Aspasie dans tout son luxe antique, avec ses perles dans les cheveux, son
manteau de pourpre brodé d'or, sa longue robe blanche maintenue à la taille par
une simple ceinture de perles, des bagues aux pieds et aux mains, et, au milieu
de tout cela, cet étrange ornement qui semblait inséparable de sa personne, ce
collier de velours, large de quatre lignes à peine, et retenu par la lugubre
agrafe de diamants.
—Ah! c'est vous,
citoyen, qui vous chargez de me faire mon portrait? dit Arsène.
—Oui, balbutia
Hoffmann; oui, madame, et le docteur a bien voulu se charger de répondre de
moi.
Hoffmann chercha
autour de lui comme pour demander un appui au docteur, mais le docteur avait
disparu.
—Eh bien! s'écria
Hoffmann tout troublé; eh bien!
—Que cherchez-vous,
que demandez-vous, citoyen?
—Mais, madame, je
cherche, je demande... je demande le docteur, la personne enfin qui m'a
introduit ici.
—Qu'avez-vous besoin
de votre interlocuteur, dit Arsène, puisque vous voilà introduit?
—Mais, cependant, le
docteur, le docteur? fit Hoffmann.
—Allons! dit avec
impatience Arsène, n'allez-vous pas perdre le temps à le chercher? Le docteur
est à ses affaires, occupons-nous des nôtres.
—Madame, je suis à
vos ordres, dit Hoffmann tout tremblant.
—Voyons, vous
consentez donc à faire mon portrait?
—C'est-à-dire que je
suis l'homme le plus heureux du monde d'avoir été choisi pour une telle faveur;
seulement je n'ai qu'une crainte.
—Bon! vous allez
faire de la modestie. Eh bien! si vous ne réussissez pas, j'essayerai un autre.
Il veut avoir un portrait de moi. J'ai vu que vous me regardiez en homme qui
devait garder ma ressemblance dans votre mémoire, et je vous ai donné la
préférence.
—Merci, merci cent
fois! s'écria Hoffmann dévorant Arsène des yeux. Oh! oui, oui, j'ai gardé votre
ressemblance dans ma mémoire: là, là, là.
Et il appuya sa main
sur son cœur.
Tout à coup il
chancela et pâlit.
—Qu'avez-vous?
demanda Arsène d'un petit air tout dégagé.
—Rien, répondit
Hoffmann, rien; commençons.
En mettant sa main
sur son cœur, il avait senti entre sa poitrine et sa chemise le médaillon
d'Antonia.
—Commençons,
poursuivit Arsène. C'est bien aisé à dire. D'abord, ce n'est point sous ce
costume qu'il veut que je me fasse peindre.
Ce mot il, qui était
déjà revenu deux fois, passait à travers le cœur d'Hoffmann comme eût fait une
de ces aiguilles d'or qui soutenaient la coiffure de la moderne Aspasie.
—Et comment donc
alors veut-il que vous vous fassiez peindre? demanda Hoffmann avec une amertume
sensible.
—En Érigone.
—À merveille! La
coiffure de pampre vous ira à merveille.
—Vous croyez? fit
Arsène en minaudant. Mais je crois que la peau de panthère ne m'enlaidira pas
non plus.
Et elle frappa sur
un timbre.
Une femme de chambre
entra.
—Eucharis, dit
Arsène, apportez le thyrse, les pampres et la peau de
Puis, tirant les
deux ou trois épingles qui soutenaient sa coiffure, et, secouant la tête,
Arsène s'enveloppa d'un flot de cheveux noirs qui tomba en cascade sur son
épaule, rebondit sur ses hanches, et s'épandit, épais et onduleux, jusque sur
le tapis.
Hoffmann jeta un cri
d'admiration.
—Hein! qu'y a-t-il?
demanda Arsène.
—Il y a, s'écria
Hoffmann, il y a que je n'ai jamais vu pareils cheveux.
—Aussi veut-il que
j'en tire parti, c'est pour cela que nous avons choisi le costume d'Érigone,
qui me permet de poser les cheveux épars.
Cette fois le il et
le nous avaient frappé le cœur d'Hoffmann de deux coups au lieu d'un.
Pendant ce temps,
Melle Eucharis avait apporté les raisins, le thyrse et la peau de
—Est-ce tout ce dont
nous avons besoin? demanda Arsène.
—Oui, oui, je crois,
balbutia Hoffmann.
—C'est bien,
laissez-nous seuls, et ne rentrez que si je vous sonne.
Mlle Eucharis sortit
et referma la porte derrière elle.
—Maintenant,
citoyen, dit Arsène, aidez-moi un peu à poser cette coiffure; cela vous
regarde. Je me fie beaucoup, pour m'embellir, à la fantaisie du peintre.
—Et vous avez
raison! s'écria Hoffmann. Mon Dieu! mon Dieu! que vous allez être belle!
Et, saisissant la branche
de pampre, il la tordit autour de la tête d'Arsène avec cet art du peintre qui
donne à chaque chose une valeur et un reflet; puis il prit, tout frissonnant
d'abord, et du bout des doigts, ces longs cheveux parfumés, en fit jouer le
mobile ébène, parmi les grains de topaze, parmi les feuilles d'émeraudes et de
rubis de la vigne d'automne; et, comme il l'avait promis, sous sa main, main de
poète, de peintre et d'amant, la danseuse s'embellit de telle façon, qu'en se
regardant dans la glace elle jeta un cri de joie et d'orgueil.
—Oh! vous avez
raison, dit Arsène, oui, je suis belle, bien belle. Maintenant, continuons.
—Quoi? que
continuons-nous? demanda Hoffmann.
—Eh bien! mais ma
toilette de bacchante?
Hoffmann commençait
à comprendre.
—Mon Dieu! murmura-t-il,
mon Dieu!
Arsène détacha en
souriant son manteau de pourpre, qui demeura retenu par une seule épingle, à
laquelle elle essaya vainement d'atteindre.
—Mais aidez-moi
donc! dit-elle avec impatience, ou faut-il que je rappelle Eucharis?
—Non, non! s'écria
Hoffmann.
Et s'élançant vers
Arsène, il enleva l'épingle rebelle: le manteau tomba aux pieds de la belle
Grecque.
—Là! dit le jeune
homme en respirant.
—Oh! dit Arsène,
croyez-vous donc que cette peau de
—Mais, dans les
tableaux des Carrache et de l'Albane, s'écria Hoffmann, les bacchantes sont
nues!
—Eh bien, il me veut
ainsi, à part la peau de tigre que vous draperez comme vous voudrez, cela vous
regarde.
La demande avait été
faite d'un ton si calme et si froid, qu'Hoffmann se renversa en arrière, en
appuyant les deux mains sur son front.
—Rien, rien,
balbutia-t-il; pardonnez-moi, je deviens fou.
—Oui, en effet,
dit-elle.
—Voyons, s'écria
Hoffmann, pourquoi m'avez-vous fait venir? dites, dites!
—Mais pour que vous
fassiez mon portrait, pas pour autre chose.
—Oh! c'est bien, dit
Hoffmann, oui, vous avez raison; pour faire votre portrait, pas pour autre
chose.
Et, imprimant une
profonde secousse à sa volonté, Hoffmann posa sa toile sur le chevalet, prit sa
palette, ses pinceaux, et commença d'esquisser l'enivrant tableau qu'il avait
sous les yeux.
Mais l'artiste avait
trop présumé de ses forces: lorsqu'il vit le voluptueux modèle posant, non
seulement dans son ardente réalité, mais encore reproduit par les mille glaces
du boudoir; quand, au lieu d'une Érigone, il se trouva au milieu de dix
bacchantes; lorsqu'il vit chaque miroir répéter ce sourire enivrant, reproduire
les ondulations de cette poitrine que l'ongle d'or de la panthère ne couvrait
qu'à moitié, il sentit qu'on demandait de lui au-delà des forces humaines, et,
jetant palette et pinceaux, il s'élança vers la belle bacchante, et appuya sur
son épaule un baiser où il y avait autant de rage que d'amour.
Mais, au même
instant,
—Lui! lui! lui!
Et, en disant ces
mots, elle avait dénoué le ruban de sa taille et ouvert l'agrafe de son col, de
sorte que la robe glissait le long de son beau corps, qu'elle laissait nu, au
fur et à mesure qu'elle descendait des épaules aux pieds.
—Oh! dit Hoffmann,
tombant à genoux, ce n'est pas une mortelle, c'est une déesse.
Arsène poussa du
pied le manteau de la robe.
Puis, prenant la
peau de tigre:
—Voyons, dit-elle,
que faisons-nous de cela? Mais aidez-moi donc, citoyen peintre, je n'ai pas
l'habitude de m'habiller seule.
La naïve danseuse
appelait cela s'habiller.
Hoffmann approcha
chancelant, ivre, ébloui, prit la peau de tigre, agrafa ses ongles d'or sur
l'épaule de la bacchante, la fit asseoir ou plutôt coucher sur le lit de
cachemire rouge, où elle eût semblé une statue de marbre de Paros si sa
respiration n'eût soulevé son sein, si le sourire n'eût entrouvert ses lèvres.
—Suis-je bien ainsi?
demanda-t-elle en arrondissant son bras au-dessous de sa tête et en prenant une
grappe de raisins qu'elle parut presser sur ses lèvres.
—Oh! oui, belle,
belle, belle! murmura Hoffmann.
Et l'amant
l'emportant sur le peintre il tomba à genoux, et, d'un mouvement rapide comme
la pensée, il prit la main d'Arsène et la couvrit de baisers.
Arsène retira sa main
avec plus d'étonnement que de colère.
—Eh bien! que
faites-vous donc? demanda-t-elle au jeune homme.
Au même instant,
avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, Hoffmann, poussé par les deux
femmes, se trouva lancé hors du boudoir, dont la porte se referma derrière lui,
et cette fois, véritablement fou d'amour, de rage et de jalousie, il traversa
le salon tout chancelant, glissa le long de la rampe plutôt qu'il ne descendit
l'escalier, et, sans savoir comment il était arrivé là, il se trouva dans la
rue, ayant laissé dans le boudoir d'Arsène ses pinceaux, sa boîte à couleurs et
sa palette, ce qui n'était rien, mais aussi son chapeau, ce qui pouvait être
beaucoup.
Ce qui rendait la
situation d'Hoffmann plus terrible encore, en ce qu'elle ajoutait l'humiliation
à la douleur, c'est qu'il n'avait pas, la chose était évidente pour lui, été
appelé chez Arsène comme un homme qu'elle avait remarqué à l'orchestre de
l'Opéra, mais purement et simplement comme un peintre, comme une machine à
portrait, comme un miroir qui réfléchit les corps qu'on lui présente. De là
cette insouciance d'Arsène à laisser tomber l'un après l'autre tous ses
vêtements devant lui; de là cet étonnement quand il lui avait baisé la main; de
là cette colère quand, au milieu de l'âcre baiser dont il lui avait rougi
l'épaule, il lui avait dit qu'il l'aimait.
Et, en effet,
n'était-ce pas folie à lui, simple étudiant allemand, venu à
En attendant, ce
qu'il y avait de plus clair, c'est que celui qu'on avait mis à
Hoffmann reprit le
chemin de la petite chambre, plus humble et plus attristé qu'il ne l'avait
jamais été.
Tant qu'il ne
s'était pas trouvé en face d'Arsène, il avait espéré; mais ce qu'il venait de
voir, cette insouciance vis-à-vis de lui comme homme, ce luxe au milieu duquel
il avait trouvé la belle danseuse, et qui était non seulement sa vie physique,
mais sa vie morale, tout cela, à moins d'une somme folle inouïe, qui tombât
entre les mains d'Hoffmann, c'est-à-dire à moins d'un miracle, rendait
impossible au jeune homme, même l'espérance de la possession.
Aussi rentra-t-il
accablé; le singulier sentiment qu'il éprouvait pour Arsène, sentiment tout
physique, tout attractif, et dans lequel le cœur n'était pour rien, s'était
traduit jusque-là par les désirs, par l'irritation, par la fièvre.
À cette heure,
désirs, irritation et fièvre s'étaient changés en un profond accablement.
Un seul espoir
restait à Hoffmann, c'était de retrouver le docteur noir et de lui demander
avis sur ce qu'il devait faire, quoiqu'il y eût dans cet homme quelque chose
d'étrange, de fantastique, de surhumain, qui lui fit croire qu'aussitôt qu'il
le côtoyait il sortait de la vie réelle pour entrer dans une espèce de rêve où
ne le suivait ni sa volonté ni son libre arbitre, et où il devenait le jouet
d'un monde qui existait pour lui sans exister pour les autres.
Aussi, à l'heure
accoutumée, retourna-t-il le lendemain à son estaminet de la rue de la Monnaie;
mais il eut beau s'envelopper d'un nuage de fumée nul visage ressemblant à
celui du docteur n'apparut au milieu de cette fumée; mais il eut beau fermer
les yeux, nul, lorsqu'il les rouvrit, n'était assis sur le tabouret qu'il avait
placé de l'autre côté de la table.
Huit jours
s'écoulèrent ainsi.
Le huitième jour,
Hoffmann, impatient, quitta l'estaminet de la rue de la Monnaie une heure plus
tôt que de coutume, c'est-à-dire vers quatre heures de l'après-midi, et par
Saint-Germain-l'Auxerrois et le Louvre gagna machinalement la rue Saint-Honoré.
À peine y fut-il,
qu'il s'aperçut qu'un grand mouvement se faisait du côté du cimetière des
Innocents, et allait s'approchant vers la place du Palais-Royal. Il se rappela
ce qui lui était arrivé le lendemain du jour de son entrée à Paris, et reconnut
le même bruit, la même rumeur qui l'avait déjà frappé lors de l'exécution de
madame Du Barry. En effet, c'étaient les charrettes de la Conciergerie, qui,
chargées de condamnés, se rendaient à la place de la Révolution.
On sait l'horreur
qu'Hoffmann avait pour ce spectacle; aussi, comme les charrettes avançaient
rapidement, s'élança-t-il dans un café placé au coin de la rue de la Loi,
tournant le dos à la rue, fermant les yeux et se bouchant les oreilles, car les
cris de madame Du Barry retentissaient encore au fond de son cœur; puis, quand
il supposa que les charrettes étaient passées, il se retourna et vit, à son
grand étonnement, descendant d'une chaise où il était monté pour mieux voir,
son ami Zacharias Werner.
—Werner! s'écria
Hoffmann en s'élançant vers le jeune homme, Werner!
—Tiens, c'est toi,
fit le poète, où étais-tu donc?
—Là, là, mais les
mains sur mes oreilles pour ne pas entendre les cris de ces malheureux, mais
les yeux fermés pour ne pas les voir.
—En vérité, cher
ami, tu as tort, dit Werner, tu es peintre! Et ce que tu eusses vu t'eût fourni
le sujet d'un merveilleux tableau. Il y avait dans la troisième charrette,
vois-tu, il y avait une femme, une merveille, un cou, des épaules et des cheveux!
coupés par-derrière, c'est vrai, mais de chaque côté tombant jusqu'à terre.
—Écoute, dit
Hoffmann, j'ai vu sous ce rapport tout ce que l'on peut voir de mieux; j'ai vu
madame Du Barry, et je n'ai pas besoin d'en voir d'autres. Si jamais je veux
faire un tableau, crois-moi, cet original-là me suffira; d'ailleurs, je ne veux
plus faire de tableaux.
—Et pourquoi cela?
demanda Werner.
—J'ai pris la
peinture en horreur.
—Encore quelque
désappointement.
—Mon cher Werner, si
je reste à Paris, je deviendrai fou.
—Tu deviendras fou
partout où tu seras, mon cher Hoffmann; ainsi autant vaut à
—Oh! mon cher
Werner, je suis amoureux.
—D'Antonia, je
—Non; Antonia, fit
Hoffmann en tressaillant, Antonia, c'est autre chose, je l'aime!
—Diable! la
distinction est subtile; conte-moi cela. Citoyen officieux, de la bière et des
verres!
Les deux jeunes gens
bourrèrent leurs pipes, et s'assirent aux deux côtés de la table la plus
enfoncée dans l'angle du café.
Là, Hoffmann raconta
à Werner tout ce qui lui était arrivé depuis le jour où il avait été à l'Opéra
et où il avait vu danser Arsène, jusqu'au moment où il avait été poussé par les
deux femmes hors du boudoir.
—Eh bien! fit Werner
quand Hoffmann eut fini.
—Eh bien! répéta
celui-ci, tout étonné que son ami ne fût pas aussi abattu que lui.
—Je demande, reprit
Werner, ce qu'il y a de désespérant dans tout cela.
—Il y a, mon cher,
que maintenant que je sais qu'on ne peut avoir cette femme qu'à prix d'argent,
il y a que j'ai perdu tout espoir.
—Et pourquoi as-tu
perdu tout espoir?
—Parce que je
n'aurai jamais cinq cents louis à jeter à ses pieds.
—Et pourquoi ne les
aurais-tu pas? je les ai bien eus, moi, cinq cents louis, mille louis, deux
mille louis.
—Et où veux-tu que
je les prenne? bon Dieu! s'écria Hoffmann.
—Mais dans
l'Eldorado dont je t'ai parlé, à la source du Pactole, mon cher, au jeu.
—Au jeu! fit
Hoffmann en tressaillant. Mais tu sais bien que j'ai juré à Antonia de ne plus
jouer.
—Bah! dit Werner en
riant, tu avais bien juré de lui être fidèle!
Hoffmann poussa un
long soupir, et pressa le médaillon contre son cœur.
—Au jeu, mon ami!
continua Werner. Ah! voilà une banque! Ce n'est pas comme
Et Werner tira de sa
poche une poignée de louis qu'il montra à Hoffmann, et dont les rayons
rejaillirent à travers le miroir de ses yeux jusqu'au fond de son cerveau.
—Oh, non! non!
jamais! s'écria Hoffmann, se rappelant à la fois la prédiction du vieil
officier et la prière d'Antonia, jamais je ne jouerai!
—Tu as tort; avec le
bonheur que tu as au jeu, tu ferais sauter la banque.
—Et Antonia!
Antonia!
—Bah! mon cher ami,
qui le lui dira, à Antonia, que tu as joué, que tu as gagné un million? qui le
lui dira qu'avec vingt cinq mille livres tu t'es passé la fantaisie de ta belle
danseuse? Crois-moi, retourne à Mannheim avec neuf cent soixante quinze mille
livres, et Antonia ne te demandera ni où tu as eu tes quarante-huit mille cinq
cents livres de rentes, ni ce que tu as fait des vingt-cinq mille livres
manquantes.
Et en disant ces
mots Werner se leva.
—Où vas-tu? lui
demanda Hoffmann.
—Je vais voir une
maîtresse à moi, une dame de la Comédie-Française qui m'honore de ses bontés,
et que je gratifie de la moitié de mes bénéfices. Dame! je suis poète, moi, je
m'adresse à un théâtre littéraire; tu es musicien, toi, tu fais ton choix dans
un théâtre chantant et dansant. Bonne chance au jeu, cher ami, tous mes
compliments à Mlle Arsène. N'oublie pas le numéro de la banque, c'est le 113.
Adieu.
—Oh! murmura
Hoffmann, tu me l'avais dit et je ne l'avais pas oublié.
Et il laissa
s'éloigner son ami Werner, sans plus songer à lui demander son adresse qu'il ne
l'avait fait la première fois qu'il l'avait rencontré.
Mais, malgré
l'éloignement de Werner, Hoffmann ne resta point seul. Chaque parole de son ami
s'était faite pour ainsi dire visible et palpable: elle était là brillante à
ses yeux, murmurant à ses oreilles.
En effet, où
Hoffmann pouvait-il aller puiser de l'or, si ce n'était à la source de l'or! La
seule réussite possible à un désir impossible n'était-elle pas trouvée? Eh! mon
Dieu! Werner l'avait dit. Hoffmann n'était-il pas déjà infidèle à une partie de
son serment? qu'importait donc qu'il le devînt à l'autre?
Puis, Werner l'avait
dit, ce n'étaient pas vingt-cinq mille livres, cinquante mille livres, cent mille
livres, qu'il pouvait gagner. Les horizons matériels des champs, des bois, de
la mer elle-même, ont une limite: l'horizon du tapis vert n'en a pas.
Le démon du jeu est
comme Satan: il a le pouvoir d'emporter le joueur sur la plus haute montagne de
la terre, et de lui montrer de là tous les royaumes du monde.
Puis, quel bonheur,
quelle joie, quel orgueil, quand Hoffmann rentrerait chez Arsène, dans ce même
boudoir dont on l'avait chassé! de quel suprême dédain il écraserait cette
femme et son terrible amant, quand, pour toute réponse à ces mots: Que
venez-vous faire ici? il laisserait, nouveau Jupiter, tomber une pluie d'or sur
la nouvelle Danaé!
Et tout cela n'était
plus une hallucination de son esprit, un rêve de son imagination, tout cela,
c'était la réalité, c'était le possible. Les chances étaient égales pour le
gain comme pour la perte; plus grandes pour le gain; car, on le sait, Hoffmann
était heureux au jeu.
Oh! ce numéro 113,
ce numéro 113, avec son chiffre ardent, comme il appelait Hoffmann, comme il le
guidait, phare infernal, vers cet abîme au fond duquel hurle le Vertige en se
roulant sur une couche d'or!
Hoffmann lutta
pendant plus d'une heure contre la plus ardente de toutes les passions. Puis,
au bout d'une heure, sentant qu'il lui était impossible de résister plus
longtemps, il jeta une pièce de quinze sous sur la table, en faisant don à
l'officieux de la différence, et tout courant, sans s'arrêter gagna le quai aux
Fleurs, monta dans sa chambre, prit les trois cents thalers qui lui restaient,
et, sans se donner le temps de réfléchir, sauta dans une voiture en criant:
—Au Palais-Égalité!
Le Palais-Royal,
qu'on appelait à cette époque le Palais-Égalité, et qu'on a nommé aussi le
Palais-National, car, chez nous, la première chose que font les
révolutionnaires, c'est de changer les noms des rues et des places, quitte à
leur rendre aux restaurations; le Palais-Royal, disons-nous, c'est sous ce nom
qu'il nous est le plus familier, n'était pas à cette époque ce qu'il est
aujourd'hui; mais comme pittoresque, comme étrangeté même, il n'y perdait rien,
surtout le soir, surtout à l'heure où Hoffmann y arrivait.
Sa disposition
différait peu de celle que nous voyons maintenant, à cette exception que ce qui
s'appelle aujourd'hui la galerie d'Orléans était occupé par une double galerie
de charpente, galerie qui devait faire place plus tard à un promenoir de six
rangs de colonnes doriques; qu'au lieu de tilleuls, il y avait des marronniers
dans le jardin, et que là où est le bassin, se trouvait un cirque, vaste
édifice tapissé de treillages, bordé de carreaux, et dont le comble était
couronné d'arbustes et de fleurs.
N'allez pas croire
que ce cirque fût ce qu'est le spectacle auquel nous avons donné ce nom. Non,
les acrobates et les faiseurs de tours qui s'escrimaient dans celui du
Palais-Égalité, étaient d'un autre genre que cet acrobate anglais, M. Price,
qui, quelques années auparavant, avait tant émerveillé la France, et qui a
enfanté les Mazurier et les Auriol.
Le cirque était
occupé dans ce temps-là par les Amis de la Vérité, qui y donnaient des
représentations, et que l'on pouvait voir fonctionner pourvu qu'on fût abonné
au journal la Bouche de fer. Avec son numéro du matin, on était admis le soir
dans ce lieu de délices, et l'on entendait les discours de tous les fédérés,
réunis, disaient-ils, dans le louable but de protéger les gouvernants et les
gouvernés, d'impartialiser les lois, et d'aller chercher dans tous les coins du
monde un ami de la vérité, de quelque pays, de quelque couleur, de quelque
opinion qu'il fût, puis, la vérité découverte, on l'enseignait aux hommes.
Comme vous le voyez,
il y a toujours eu en
Qu'a fait le vent,
qui a passé, du nom, des idées et des vanités de ces gens-là?
Cependant le Cirque
faisait son bruit dans le Palais-Égalité, au milieu du bruit général, et mêlait
sa partie criarde au grand concert qui s'éveillait chaque soir dans ce jardin.
Car, il faut le
dire, en ces temps de misère, d'exil, de terreurs et de proscriptions, le
Palais-Royal était devenu le centre où la vie, comprimée tout le jour dans les
passions et dans les luttes, venait, la nuit, chercher le rêve et s'efforcer
d'oublier cette vérité à la recherche de laquelle s'étaient mis les membres du
Cercle Social et les actionnaires du Cirque. Tandis que tous les quartiers de
Paris étaient sombres et déserts, tandis que les sinistres patrouilles, faites
des geôliers du jour et des bourreaux du lendemain, rôdaient comme des bêtes
fauves cherchant une proie quelconque, tandis qu'autour du foyer privé d'un ami
ou d'un parent mort ou émigré, ceux qui étaient restés chuchotaient tristement
leurs craintes ou leurs douleurs, le Palais-Royal rayonnait, lui, comme le dieu
du mal; il allumait ses cent quatre-vingts arcades, il étalait ses bijoux aux
vitraux des joailliers. Il jetait enfin au milieu des carmagnoles populaires et
à travers la misère générale ses filles perdues, ruisselantes de diamants,
couvertes de blanc et de rouge, vêtues juste ce qu'il fallait pour l'être, de
velours ou de soie, et promenant sous les arbres et dans les galeries leur
splendide impudeur. Il y avait dans ce luxe de la prostitution une dernière
ironie contre le passé, une dernière insulte faite à la monarchie.
Exhiber ces
créatures avec ces costumes royaux, c'était jeter la boue après le sang au
visage de cette charmante cour de femmes si luxueuses, dont Marie-Antoinette
avait été la reine et que l'ouragan révolutionnaire avait emportées de Trianon
à la place de la guillotine, comme un homme ivre qui s'en irait traînant dans
la boue la robe blanche de sa fiancée.
Le luxe était
abandonné aux filles les plus viles; la vertu devait marcher couverte de
haillons.
C'était là une des
vérités trouvées par le Cercle Social.
Et cependant ce
peuple, qui venait de donner au monde une impulsion si violente, ce peuple
parisien, chez lequel, malheureusement, le raisonnement ne vient qu'après
l'enthousiasme, ce qui fait qu'il n'a jamais assez de sang-froid que pour se
souvenir des sottises qu'il a faites, le peuple, disons-nous, pauvre, dévêtu,
ne se rendait pas parfaitement compte de la philosophie de cette antithèse, et
ce n'était pas avec mépris, mais avec envie, qu'il coudoyait ces reines de
bouges, ces hideuses majestés du vice. Puis quand, les sens animés par ce qu'il
voyait, quand, l'œil en feu, il voulait porter la main sur ces corps qui
appartenaient à tout le monde, on lui demandait de l'or, et, s'il n'en avait
pas, on le repoussait ignominieusement. Ainsi se heurtait partout ce grand
principe d'égalité proclamé par la hache, écrit avec le sang, et sur lequel
avaient le droit de cracher en riant ces prostituées du Palais-Royal.
Dans des jours comme
ceux-là, la surexcitation morale était arrivée à un tel degré, qu'il fallait à
la réalité ces étranges oppositions. Ce n'était plus sur le volcan, c'était
dans le volcan même que l'on dansait, et les poumons, habitués à un air de
soufre et de lave, ne se fussent plus contentés des tièdes parfums d'autrefois.
Ainsi le
Palais-Royal se dressait tous les soirs, éclairant tout avec sa couronne de
feu. Entremetteur de pierre, il hurlait au-dessus de la grande cité morne:
—Voici la nuit,
venez! J'ai tout en moi, la fortune et l'amour, le jeu et les femmes! Je vends
de tout, même le suicide et l'assassinat. Vous qui n'avez pas mangé depuis
hier, vous qui souffrez, vous qui pleurez, venez chez moi; vous verrez comme
nous sommes riches, vous verrez comme nous rions. Avez-vous une conscience ou
une fille à vendre? venez! vous aurez de l'or plein les yeux, des obscénités
plein les oreilles; vous marcherez à pleins pieds dans le vice, dans la
corruption et dans l'oubli. Venez ici ce soir, vous serez peut-être morts
demain.
C'était là, la
grande raison. Il fallait vivre comme on mourait, vite!
Et l'on venait.
Au milieu de tout
cela, le lieu le plus fréquenté était naturellement celui où se tenait le jeu.
C'était là qu'on trouvait de quoi avoir le reste.
De tous ces ardents
soupiraux, c'était donc le n° 113 qui jetait le plus de lumière avec sa
lanterne rouge, œil immense de ce cyclope ivre qu'on appelait le
Palais-Égalité.
Si l'enfer a un
numéro, ce doit être le n° 113.
Oh! tout y était prévu.
Au rez-de-chaussée,
il y avait un restaurant; au premier étage, il y avait le jeu: la poitrine du
bâtiment renfermait le cœur, c'était tout naturel; au second, il y avait de
quoi dépenser la force que le corps avait prise au rez-de-chaussée, l'argent
que la poche avait gagné au-dessus.
Tout était prévu,
nous le répétons, pour que l'argent ne sortît pas de la maison.
Et c'était vers
cette maison que courait Hoffmann, le poétique amant d'Antonia.
Le 113 était où il
est aujourd'hui, à quelques boutiques de la maison Corcelet.
À peine Hoffmann
eut-il sauté à bas de sa voiture et mis le pied dans la galerie du palais,
qu'il fut accosté par les divinités du lieu, grâce à son costume d'étranger,
qui, en ce temps comme de nos jours, inspirait plus de confiance que le costume
national.
Un pays n'est jamais
tant méprisé que par lui-même.
—Où est le n° 113?
demanda Hoffmann à la fille qui lui avait pris le bras.
—Ah! c'est là que tu
vas, fit l'Aspasie avec dédain. Eh bien! mon petit, c'est là où est cette
lanterne rouge. Mais tâche de garder deux louis, et souviens-toi du 115.
Hoffmann se plongea
dans l'allée indiquée comme Curtius dans le gouffre, et, une minute après, il
était dans le salon de jeu.
Il s'y faisait le
même bruit que dans une vente publique.
Il est vrai qu'on y
vendait beaucoup de choses.
Les salons
rayonnaient de dorures, de lustres, de fleurs et de femmes plus belles, plus
somptueuses, plus décolletées que celles d'en bas.
Le bruit qui
dominait tous les autres était le bruit de l'or. C'était là le battement de ce
cœur immonde.
Hoffmann laissa à sa
droite la salle où l'on taillait le trente et quarante, et passa dans le salon
de la roulette.
Autour d'une grande
table verte étaient rangés les joueurs, tous gens réunis pour le même but et
dont pas un n'avait la même physionomie.
Il y en avait de
jeunes, il y en avait de vieux, il y en avait dont les coudes s'étaient usés
sur cette table. Parmi ces hommes, il y en avait qui avaient perdu leur père la
veille, ou le matin, ou le soir même, et dont toutes les pensées étaient
tendues vers la bille qui tournait. Chez le joueur, un seul sentiment continue
à vivre, c'est le désir, et ce sentiment se nourrit et s'augmente au détriment
de tous les autres. M. de Bassompierre, à qui l'on venait dire, au moment où il
commençait à danser avec Marie de Médicis: «Votre mère est morte», et qui
répondait: «Ma mère ne sera morte que quand j'aurai dansé», M. de Bassompierre
était un fils pieux à côté d'un joueur. Un joueur en état de jeu, à qui l'on
viendrait dire pareille chose, ne répondrait même pas le mot du marquis:
d'abord parce que ce serait du temps perdu, et ensuite parce qu'un joueur, s'il
n'a jamais de cœur, n'a jamais non plus d'esprit quand il joue.
Quand il ne joue
pas, c'est la même chose, il pense à jouer.
Le joueur a toutes
les vertus de son vice. Il est sobre, il est patient, il est infatigable. Un
joueur qui pourrait tout à coup détourner au profit d'une passion honnête, d'un
grand sentiment, l'énergie incroyable qu'il met au service du jeu, deviendrait
instantanément un des plus grands hommes du monde. Jamais César, Annibal ou
Napoléon n'ont eu, au milieu même de l'exécution de leurs plus grandes choses,
une force égale à la force du joueur le plus obscur. L'ambition, l'amour, les
sens, le cœur, l'esprit, l'ouïe, l'odorat, le toucher, tous les ressorts vitaux
de l'homme enfin, se réunissent sur un seul mot et sur un seul but: jouer. Et
n'allez pas croire que le joueur joue pour gagner; il commence par là d'abord,
mais il finit par jouer pour jouer, pour voir des cartes, pour manipuler de
l'or, pour éprouver ces émotions étranges qui n'ont leur comparaison dans
aucune des autres passions de la vie, qui font que, devant le gain ou la perte,
ces deux pôles de l'un à l'autre desquels le joueur va avec la rapidité du
vent, dont l'un brûle comme le feu, dont l'autre gèle comme la glace, qui font,
disons-nous, que son cœur bondit dans sa poitrine sous le désir ou la réalité,
comme un cheval sous l'éperon, absorbe comme une éponge toutes les facultés de
l'âme, les comprime, les retient, et, le coup joué, les rejette brusquement
autour de lui pour les ressaisir avec plus de force.
Ce qui fait la
passion du jeu plus forte que toutes les autres, c'est que ne pouvant jamais
être assouvie, elle ne peut jamais être lassée. C'est une maîtresse qui se
promet toujours et qui ne se donne jamais. Elle tue, mais ne fatigue pas.
La passion du jeu
c'est l'hystérie de l'homme.
Pour le joueur tout
est mort: famille, amis, patrie. Son horizon, c'est la carte et la bille. Sa
patrie, c'est la chaise où il s'assied, c'est le tapis vert où il s'appuie.
Qu'on le condamne au gril comme
Le joueur est
silencieux. La parole ne peut lui servir à rien. Il joue, il gagne, il perd; ce
n'est plus un homme: c'est une machine. Pourquoi parlerait-il?
Le bruit qui se
faisait dans les salons ne provenait donc pas des joueurs, mais des croupiers
qui ramassaient l'or et qui criaient d'une voix nasillarde:
—Faites vos jeux.
En ce moment,
Hoffmann n'était plus un observateur, la passion le dominait trop, sans quoi il
eût eu là une série d'études curieuses à faire.
Il se glissa
rapidement au milieu des joueurs et arriva à la lisière du tapis. Il se trouva
là entre un homme debout, vêtu d'une carmagnole, et un vieillard assis et
faisant des calculs avec un crayon sur du papier.
Ce vieillard qui
avait usé sa vie à chercher une martingale, usait ses derniers jours à la
mettre en œuvre, et ses dernières pièces à la voir échouer.
La martingale est
introuvable comme l'âme.
Entre les têtes de
tous ces hommes, assis et debout, apparaissaient des têtes de femmes qui
s'appuyaient sur leurs épaules, qui pataugeaient dans leur or, et qui, avec une
habileté sans pareille et ne jouant pas, trouvaient moyen de gagner sur le gain
des uns et sur la perte des autres.
À voir ces gobelets
pleins d'or et ces pyramides d'argent, on eût eu bien de la peine à croire que
la misère publique était si grande, et que l'or coûtait si cher.
L'homme en
carmagnole jeta un paquet de papiers sur un numéro.
—Cinquante livres,
dit-il pour annoncer son jeu.
—Qu'est-ce que c'est
que cela? demanda le croupier en amenant ces papiers avec son râteau et en les
prenant avec le bout des doigts.
—Ce sont des
assignats, répondit l'homme.
—Vous n'avez pas
d'autre argent que celui-là? fit le croupier.
—Non, citoyen.
—Alors vous pouvez
faire place à un autre.
—Pourquoi?
—Parce que nous ne
prenons pas ça.
—C'est la monnaie du
gouvernement.
—Tant mieux pour le
gouvernement s'il s'en sert! Nous, nous n'en voulons pas.
—Ah! bien! dit
l'homme en reprenant ses assignats, en voilà un drôle d'argent, on ne peut même
pas le perdre.
Et il s'éloigna en
tortillant ses assignats dans ses mains.
—Faites vos jeux!
cria le croupier.
Hoffmann était
joueur, nous le savons; mais cette fois ce n'était pas pour le jeu, c'était
pour l'argent qu'il venait.
La fièvre qui le
brûlait faisait bouillir son âme dans son corps comme de l'eau dans un vase.
—Cent thalers au 26!
cria-t-il.
Le croupier examina
la monnaie allemande comme il avait examiné les assignats.
—Allez changer,
dit-il à Hoffmann; nous ne prenons que l'argent français.
Hoffmann descendit
comme un fou, entra chez un changeur qui se trouvait justement être un
Allemand, et changea ses trois cents thalers contre de l'or, c'est-à-dire
contre quarante louis environ.
La roulette avait
tourné trois fois pendant ce temps.
—Quinze louis au 26!
cria-t-il en se précipitant vers la table, et en s'en tenant, avec cette
incroyable superstition des joueurs, au numéro qu'il avait d'abord choisi par
hasard, et parce que c'était celui sur lequel l'homme aux assignats avait voulu
jouer.
—Rien ne va plus!
cria le croupier.
La boule tourna.
Le voisin d'Hoffmann
ramassa deux poignées d'or et les jeta dans son chapeau qu'il tenait entre ses
jambes, mais le croupier ratissa les quinze louis d'Hoffmann et bien d'autres.
C'était le numéro 16
qui avait passé.
Hoffmann sentit une
sueur froide lui couvrir le front comme un filet aux mailles d'acier.
—Quinze louis au 26!
répéta-t-il.
D'autres voix dirent
d'autres numéros, et la bille tourna encore une fois.
Cette fois, tout
était à la banque. La bille avait roulé dans le zéro.
—Dix louis au 26! murmura
Hoffmann d'une voix étranglée; puis, se reprenant, il dit: Non, neuf seulement;
et il ressaisit une pièce d'or pour se laisser un dernier coup à jouer, une
dernière espérance à avoir.
Ce fut le 30 qui
sortit.
L'or se retira du
tapis, comme la marée sauvage pendant le reflux.
Hoffmann, dont le
cœur haletait, et qui, à travers les battements de son cerveau, entrevoyait la
tête railleuse d'Arsène et le visage triste d'Antonia; Hoffmann, disons-nous,
posa d'une main crispée son dernier louis sur le 26.
Le jeu fut fait en
une minute:
—Rien ne va plus!
cria le croupier.
Hoffmann suivit d'un
œil ardent la bille qui tournait, comme si c'eût été sa propre vie qui eût
tourné devant lui.
Tout à coup il se
rejeta en arrière, cachant sa tête dans ses deux mains.
Non seulement il
avait perdu, mais il n'avait plus un denier, ni sur lui, ni chez lui.
Une femme qui était
là, et qu'on eût pu avoir pour vingt francs une minute auparavant, poussa un
cri de joie sauvage et ramassa une poignée d'or qu'elle venait de gagner.
Hoffmann eût donné
dix ans de sa vie pour un des louis de cette femme.
Par un mouvement
plus rapide que la réflexion, il tâta et fouilla ses poches, comme pour n'avoir
aucun doute sur la réalité.
Les poches étaient
bien vides, mais il sentit quelque chose de rond comme un écu sur sa poitrine,
et le saisit brusquement.
C'était le médaillon
d'Antonia qu'il avait oublié.
—Je suis sauvé!
cria-t-il; et il jeta le médaillon d'or comme enjeu sur le numéro 26.
Le croupier prit le
médaillon d'or et l'examina:
—Monsieur, dit-il à
Hoffmann, car au n° 113 on s'appelait encore monsieur; monsieur, allez vendre
cela si vous voulez, et jouez-en l'argent; mais, je vous le répète, nous ne
prenons que l'or ou l'argent monnayé.
Hoffmann saisit son
médaillon, et, sans dire une syllabe, il quitta la salle de jeu.
Pendant le temps
qu'il lui fallut pour descendre l'escalier, bien des pensées, bien des
conseils, bien des pressentiments bourdonnaient autour de lui; mais il se fit
sourd à toutes ces rumeurs vagues, et entra brusquement chez le changeur qui
venait, un instant auparavant, de lui donner des louis pour ses thalers.
Le brave homme
lisait, appuyé nonchalamment sur son large fauteuil de cuir, ses lunettes
posées sur le bout de son nez éclairé par une lampe basse aux rayons ternes,
auxquels venait se joindre le fauve reflet des pièces d'or couchées dans leurs
cuvettes de cuivre, et encadrées par un fin treillage de fil de fer, garni de
petits rideaux de soie verte, et orné d'une petite porte à hauteur de la table,
laquelle porte ne laissait passer que la main.
Jamais Hoffmann
n'avait tant admiré l'or.
Il ouvrait des yeux
émerveillés, comme s'il fût entré dans un rayon de soleil, et cependant il
venait de voir au jeu plus d'or qu'il n'en voyait là; mais ce n'était pas le
même or, philosophiquement parlant. Il y avait entre l'or bruyant, rapide,
agité du 113, et l'or tranquille, grave, muet du changeur, la différence qu'il
y a entre les bavards creux et sans esprit, et les penseurs pleins de
méditation. On ne peut rien faire de bon avec l'or de la roulette ou des
cartes, il n'appartient pas à celui qui le possède; mais celui qui le possède
lui appartient. Venu d'une source corrompue, il doit aller à un but impur. Il a
la vie en lui, mais la mauvaise vie, et il a hâte de s'en aller comme il est
venu. Il ne conseille que le vice et ne fait le bien, quand il le fait, que
malgré lui; il inspire des désirs quatre fois, vingt fois plus grands que ce
qu'il vaut, et, une fois possédé, il semble qu'il diminue de valeur; bref,
l'argent du jeu, selon qu'on le gagne ou qu'on l'envie, selon qu'on le perd ou
qu'on le ramasse, a une valeur toujours fictive. Tantôt une poignée d'or ne
représente rien, tantôt une seule pièce renferme la vie d'un homme; tandis que
l'or commercial, l'or du changeur, l'or comme celui que venait chercher
Hoffmann chez son compatriote, vaut réellement le prix qu'il porte sur sa face,
il ne sort de son nid de cuivre que contre une valeur égale et même supérieure
à la sienne; il ne se prostitue pas en passant, comme une courtisane sans
pudeur, sans préférence, sans amour, de la main de l'un à la main de l'autre;
il a l'estime de lui-même; une fois sorti de chez le changeur, il peut se
corrompre, il peut fréquenter la mauvaise société, ce qu'il faisait peut-être
avant d'y venir, mais tant qu'il y est, il est respectable et doit être
considéré. Il est l'image du besoin et non du caprice. On l'acquiert, on ne le
gagne pas; il n'est pas jeté brusquement comme de simples jetons par la main du
croupier. Il est méthodiquement compté pièce à pièce, lentement par le
changeur, et avec tout le respect qui lui est dû. Il est silencieux, et c'est
là sa grande éloquence; aussi Hoffmann, dans l'imagination duquel une
comparaison de ce genre ne mettait qu'une minute à passer, se mit-il à trembler
que le changeur ne voulût jamais lui donner de l'or si réel contre son
médaillon. Il se crut donc forcé, quoique ce fût une perte de temps, de prendre
des périphrases et des circonlocutions pour en arriver à ce qu'il voulait,
d'autant plus que ce n'était pas une affaire qu'il venait proposer, mais un
service qu'il venait demander à ce changeur.
—Monsieur, lui
dit-il, c'est moi qui, tout à l'heure, suis venu changer des thalers pour de
l'or.
—Oui, monsieur, je
vous reconnais, fit le changeur.
—Vous êtes allemand,
monsieur?
—Je suis
d'Heidelberg.
—C'est là que j'ai
fait mes études.
—Quelle charmante
ville!
—En effet.
Pendant ce temps, le
sang d'Hoffmann bouillait. Il lui semblait que chaque minute qu'il donnait à
cette conversation banale était une année de sa vie qu'il perdait.
Il reprit donc en
souriant:
—J'ai pensé qu'à
titre de compatriote vous voudriez bien me rendre un service.
—Lequel? demanda le
changeur, dont la figure se rembrunit à ce mot.
Le changeur n'est
pas plus prêteur que la fourmi.
—C'est de me prêter
trois louis sur ce médaillon d'or.
En même temps,
Hoffmann passait le médaillon au commerçant, qui, le mettant dans une balance,
le pesa:
—N'aimeriez-vous pas
mieux le vendre? demanda le changeur.
—Oh! non, s'écria
Hoffmann; non, c'est déjà bien assez de l'engager; je vous prierai même,
monsieur, si vous me rendez ce service, de vouloir bien me garder ce médaillon
avec le plus grand soin, car j'y tiens plus qu'à ma vie, et je viendrai le
reprendre dès demain: il faut une circonstance comme celle où je me trouve pour
que je l'engage.
—Alors, je vais vous
prêter trois louis, monsieur. Et le changeur, avec toute la gravité qu'il
croyait devoir à une pareille action, prit trois louis et les aligna devant
Hoffmann.
—Oh! merci,
monsieur, mille fois merci! s'écria le poète, et, s'emparant des trois pièces
d'or, il disparut.
Le changeur reprit
silencieusement sa lecture après avoir déposé le médaillon dans un coin de son
tiroir.
Ce n'est pas à cet
homme que fût venue l'idée d'aller risquer son or contre l'or du 113.
Le joueur est si
près d'être sacrilège, qu'Hoffmann, en jetant sa première pièce d'or sur le n°
26, car il ne voulait les risquer qu'une à une, qu'Hoffmann, disons-nous, prononça
le nom d'Antonia.
Tant que la bille
tourna Hoffmann n'eut pas d'émotions; quelque chose lui disait qu'il allait
gagner.
Le 26 sortit.
Hoffmann, rayonnant,
ramassa trente-six louis.
La première chose
qu'il fit fut d'en mettre trois à part dans le gousset de sa montre pour être
sûr de pouvoir reprendre le médaillon de sa fiancée, au nom de laquelle il
devait évidemment ce premier gain. Il laissa trente-trois louis sur le même
numéro, et le même numéro sortit.
C'étaient donc
trente-six fois trente-trois louis qu'il gagnait, c'est-à-dire onze cent
quatre-vingt-huit louis, c'est-à-dire plus de vingt-cinq mille francs.
Alors Hoffmann,
puisant à pleines mains dans le Pactole solide, et le prenant par poignées,
joua au hasard, à travers un éblouissement sans fin. À chaque coup qu'il
jouait, le monceau de son gain grossissait, semblable à une montagne sortant
tout à coup de l'eau.
Il en avait dans ses
poches, dans son habit, dans son gilet, dans son chapeau, dans ses mains, sur
la table, partout enfin. L'or coulait devant lui de la main des croupiers comme
le sang d'une large blessure. Il était devenu le Jupiter de toutes les Danaés
présentes, et le caissier de tous les joueurs malheureux.
Il perdit bien ainsi
une vingtaine de mille francs.
Enfin, ramassant
tout l'or qu'il avait devant lui, quand il crut en avoir assez, il s'enfuit,
laissant pleins d'admiration et d'envie tous ceux qui se trouvaient là, et
courut dans la direction de la maison d'Arsène.
Il était une heure
du matin, mais peu lui importait.
Venant avec une
pareille somme, il lui semblait qu'il pouvait venir à toute heure de la nuit,
et qu'il serait toujours le bienvenu.
Il se faisait une
joie de couvrir de tout cet or ce beau corps qui s'était dévoilé devant lui, et
qui, resté de marbre devant son amour, s'animerait devant sa richesse, comme la
statue de Prométhée quand il eut trouvé son âme véritable.
Il allait entrer
chez Arsène, vider ses poches jusqu'à la dernière pièce, et lui dire:
«Maintenant, aimez-moi.» Puis le lendemain, il repartirait, pour échapper, si
cela était possible, au souvenir de ce rêve fiévreux et intense.
Il frappa à la porte
d'Arsène comme un maître qui rentre chez lui.
La porte s'ouvrit.
Hoffmann courut vers
le perron de l'escalier.
—Qui est là? cria la
voix du portier.
Hoffmann ne répondit
pas.
—Où allez-vous,
citoyen? répéta la même voix, et une ombre, vêtue comme les ombres le sont la
nuit, sortit de la loge et courut après Hoffmann.
En ce temps on
aimait fort à savoir qui sortait et surtout qui entrait.
—Je vais chez Mlle
Arsène, répondit Hoffmann en jetant au portier trois ou quatre louis pour
lesquels une heure plus tôt il eût donné son âme.
Cette façon de
s'exprimer plut à l'officieux.
—Mademoiselle Arsène
n'est plus ici, monsieur, répondit-il, pensant avec raison qu'on devait
substituer le mot citoyen quand on avait affaire à un homme qui avait la main
si facile.
Un homme qui demande
peut dire: Citoyen, mais un homme qui reçoit ne peut dire que: Monsieur.
—Comment! s'écria
Hoffmann, Arsène n'est plus ici.
—Non, monsieur.
—Vous voulez dire
qu'elle n'est pas rentrée ce soir?
—Je veux dire
qu'elle ne rentrera plus.
—Où est-elle, alors?
—Je n'en
—Mon Dieu! mon Dieu!
fit Hoffmann; et il prit sa tête dans ses deux mains comme pour contenir sa
raison près de lui échapper.
Tout ce qui lui
arrivait depuis quelque temps était si étrange qu'à chaque instant il disait:
«Allons, voilà le moment où je vais devenir fou!»
—Vous ne savez donc
pas la nouvelle? reprit le portier.
—Quelle nouvelle?
—M. Danton a été
arrêté.
—Quand?
—Hier. C'est M.
Robespierre qui a fait cela. Quel grand homme que le citoyen Robespierre!
—Eh bien!
—Eh bien! Melle
Arsène a été forcée de se sauver; car, comme maîtresse de Danton, elle aurait
pu être compromise dans toute cette affaire.
—C'est juste. Mais
comment s'est-elle sauvée?
—Comme on se sauve
quand on a peur d'avoir le cou coupé: tout droit devant soi.
—Merci, mon ami,
merci, fit Hoffmann, et il disparut après avoir encore laissé quelques pièces
dans la main du portier.
Quand il fut dans la
rue, Hoffmann se demanda ce qu'il allait devenir, et à quoi allait maintenant
lui servir tout son or; car, comme on le pense bien, l'idée qu'il pourrait
retrouver Arsène ne lui vint pas à l'esprit, pas plus que l'idée de rentrer
chez lui et de prendre du repos.
Il se mit donc, lui
aussi, à marcher tout droit devant lui, faisant résonner le pavé des rues
mornes sous le talon de ses bottes, et marchant tout éveillé dans son rêve
douloureux.
La nuit était
froide, les arbres étaient décharnés et tremblaient au vent de la nuit, comme
des malades en délire qui ont quitté leur lit et dont la fièvre agite les
membres amaigris.
Le givre fouettait
le visage des promeneurs nocturnes, et à peine si, de temps en temps, dans les
maisons qui confondaient leur masse avec le ciel sombre, une fenêtre éclairée
trouait l'ombre.
Cependant cet air
froid lui faisait du bien. Son âme se dépensait peu à peu dans cette course
rapide, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, son effervescence morale se volatilisait.
Dans une chambre il eût étouffé; puis, à force d'aller en avant, il
rencontrerait peut-être Arsène; qui sait? En se sauvant, elle avait peut-être
pris le même chemin que lui en sortant de chez elle.
Il longea ainsi le
boulevard désert, traversa la rue Royale comme si, à défaut de ses yeux qui ne
regardaient pas, ses pieds eussent reconnu d'eux-mêmes le lieu où il était; il
leva la tête, et il s'arrêta en s'apercevant qu'il marchait droit vers la place
de la Révolution, vers cette place où il avait juré de ne jamais revenir.
Tout sombre qu'était
le ciel, une silhouette plus sombre encore se détachait sur l'horizon noir
comme de l'encre. C'était la silhouette de la hideuse machine, dont le vent de
la nuit séchait la bouche humide de sang, et qui dormait en attendant sa file
quotidienne.
C'était pendant le
jour qu'Hoffmann ne voulait plus revoir cette place; c'était à cause du sang
qui y coulait qu'il ne voulait plus s'y trouver; mais, la nuit, ce n'était plus
la même chose; il y avait pour le poète, chez qui, malgré tout, l'instinct
poétique veillait sans cesse, il y avait de l'intérêt à voir, à toucher du
doigt, dans le silence et dans l'ombre, le sinistre échafaudage dont l'image
sanglante devait, à l'heure qu'il était, se présenter à bien des esprits.
Quel plus beau
contraste, en sortant de la salle bruyante du jeu, que cette place déserte, et
dont l'échafaud était l'hôte éternel, après le spectacle de la mort, de
l'abandon, de l'insensibilité?
Hoffmann marchait
donc vers la guillotine comme attiré par une force magnétique.
Tout à coup, et sans
presque savoir comment cela s'était fait, il se trouva face à face avec elle.
Le vent sifflait
dans les planches.
Hoffmann croisa ses
mains sur sa poitrine et regarda.
Que de choses durent
naître dans l'esprit de cet homme, qui, les poches pleines d'or, et comptant
sur une nuit de volupté, passait solitairement cette nuit en face d'un
échafaud!
Il lui sembla, au
milieu de ses pensées, qu'une plainte humaine se mêlait aux plaintes du vent.
Il pencha la tête en
avant et prêta l'oreille.
La plainte se
renouvela, venant non pas de loin, mais de bas.
Hoffmann regarda
autour de lui, et ne vit personne.
Cependant un
troisième gémissement arriva jusqu'à lui.
—On dirait une voix
de femme, murmura-t-il, et l'on dirait que cette voix sort de dessous cet
échafaud.
Alors se baissant
pour mieux voir, il commença à faire le tour de la guillotine. Comme il passait
devant le terrible escalier, son pied heurta quelque chose; il étendit les
mains et toucha un être accroupi sur les premières marches de cet escalier et
tout vêtu de noir.
—Qui êtes-vous,
demanda Hoffmann, vous qui dormez la nuit auprès d'un échafaud?
Et en même temps il
s'agenouillait pour voir le visage de
Mais elle ne bougeait
pas, et, les coudes appuyés sur les genoux, elle reposait sa tête sur ses
mains.
Malgré le froid de
la nuit, elle avait les épaules presque entièrement nues, et Hoffmann put voir
une ligne noire qui cerclait son cou blanc.
Cette ligne, c'était
un collier de velours.
—Arsène, cria-t-il.
—Eh bien! oui!
Arsène! murmura d'une voix étrange la femme accroupie, en relevant la tête et
regardant Hoffmann.
Hoffmann recula
épouvanté; malgré la voix, malgré le visage, il doutait encore. Mais, en
relevant la tête, Arsène laissa tomber ses mains sur ses genoux, et dégageant
son col, ses mains laissèrent voir l'étrange agrafe de diamants qui réunissait
les deux bouts du collier de velours et qui étincelait dans la nuit.
—Arsène! Arsène!
répéta Hoffmann.
Arsène se leva.
—Que faites-vous
ici, à cette heure? demanda le jeune homme. Comment! vêtue de cette robe grise!
Comment! les épaules nues!
—Il a été arrêté
hier, dit Arsène; on est venu pour m'arrêter moi-même, je me suis sauvée comme
j'étais et cette nuit, à onze heures, trouvant ma chambre trop petite et mon
lit trop froid, j'en suis sortie, et suis venue ici.
Ces paroles étaient
dites avec un singulier accent, sans gestes, sans inflexions; elles sortaient d'une
bouche pâlie qui s'ouvrait et se refermait comme par un ressort: on eût dit un
automate qui parlait.
—Mais, s'écria
Hoffmann, vous ne pouvez rester ici!
—Où irais-je? Je ne
veux rentrer d'où je sors que le plus tard possible; j'ai eu trop froid.
—Alors, venez avec
moi, s'écria Hoffmann.
—Avec vous! fit
Arsène.
Et il sembla au
jeune homme que de cet œil morne tombait sur lui, à la lueur des étoiles, un
regard dédaigneux, pareil à celui dont il avait déjà été écrasé dans le
charmant boudoir de la rue de Hanovre.
—Je suis riche, j'ai
de l'or, s'écria Hoffmann.
L'œil de la danseuse
jeta un éclair.
—Allons, dit-elle,
mais où?
—Où!
En effet, où
Hoffmann allait-il conduire cette femme de luxe et de sensualité qui, une fois
sortie des palais magiques et des jardins enchantés de l'Opéra, était habituée
à fouler les tapis de Perse et à se rouler dans les cachemires de l'Inde?
Certes, ce n'était
pas dans sa petite chambre d'étudiant qu'il pouvait la conduire; elle eût été
là aussi à l'étroit et aussi froidement que dans cette demeure inconnue dont
elle parlait tout à l'heure, et où elle paraissait craindre si fort de rentrer.
—Où, en effet?
demanda Hoffmann, je ne connais point
—Je vais vous
conduire, dit Arsène.
—Oh! oui, oui,
s'écria Hoffmann.
—Suivez-moi, dit la
jeune femme.
Et de cette même
démarche raide et automatique qui n'avait rien de commun avec cette souplesse
ravissante qu'Hoffmann avait admirée dans la danseuse, elle se mit à marcher
devant lui.
Il ne vint pas
l'idée au jeune homme de lui offrir le bras; il la suivit.
Arsène prit la rue
Royale, que l'on appelait à cette époque la rue de la Révolution, tourna à
droite, dans la rue Saint-Honoré, que l'on appelait rue Honoré tout court, et
s'arrêtant devant la façade d'un magnifique hôtel, elle frappa.
La porte s'ouvrit
aussitôt.
Le concierge regarda
avec étonnement Arsène.
—Parlez, dit-elle au
jeune homme, ou ils ne me laisseront pas entrer, et je serai obligée de
retourner m'asseoir au pied de la guillotine.
—Mon ami, dit vivement
Hoffmann en passant entre la jeune femme et le concierge, comme je traversais
les Champs-Élysées, j'ai entendu crier au secours; je suis accouru à temps pour
empêcher Madame d'être assassinée, mais trop tard pour l'empêcher d'être
dépouillée. Donnez-moi vite votre meilleure chambre; faites-y allumer un grand
feu, servir un bon souper. Voici un louis pour vous.
Et il jeta un louis
d'or sur la table où était posée la lampe, dont tous les rayons semblèrent se
concentrer sur la face étincelante de Louis XV.
Un louis était une
grosse somme à cette époque; il représentait neuf cent vingt-cinq francs en
assignats.
Le concierge ôta son
bonnet crasseux et sonna. Un garçon accourut à cette sonnette du concierge.
—Vite! vite! une
chambre! la plus belle de l'hôtel, pour Monsieur et Madame.
—Pour Monsieur et
Madame, reprit le garçon, étonné, en portant alternativement son regard du
costume plus que simple d'Hoffmann, au costume plus que léger d'Arsène.
—Oui, dit Hoffmann,
la meilleure, la plus belle; surtout qu'elle soit bien chauffée et bien
éclairée: voici un louis pour vous.
Le garçon parut
subir la même influence que le concierge, se courba devant le louis, et
montrant un grand escalier, à moitié éclairé seulement à cause de l'heure
avancée de la nuit, mais sur les marches duquel, par un luxe bien
extraordinaire à cette époque, était étendu un tapis.
—Montez, dit-il, et
attendez à
Puis il disparut
tout courant.
À la première marche
de l'escalier, Arsène s'arrêta.
Elle semblait, la
légère sylphide, éprouver une difficulté invincible à lever le pied.
On eût dit que sa
légère chaussure de satin avait des semelles de plomb.
Hoffmann lui offrit
le bras.
Arsène appuya sa
main sur le bras que lui présentait le jeune homme, et quoiqu'il ne sentît pas
la pression du poignet de la danseuse, il sentit le froid qui se communiquait
de ce corps au sien.
Puis, avec un effort
violent, Arsène monta la première marche et successivement les autres; mais
chaque degré lui arrachait un soupir.
—Oh! pauvre femme,
murmura Hoffmann, comme vous avez dû souffrir!
—Oui, oui, répondit
Arsène, beaucoup.... J'ai beaucoup souffert.
Ils arrivèrent à
Mais, presque
aussitôt qu'eux arriva le garçon porteur d'un véritable brasier; il ouvrit
—Vous devez avoir
faim? demanda Hoffmann.
—Je ne
—Le meilleur souper
que l'on pourra nous donner, garçon, dit Hoffmann.
—Monsieur, fit
observer le garçon, on ne dit plus garçon, mais officieux. Après cela, Monsieur
paye si bien qu'il peut dire comme il voudra.
Puis, enchanté de la
facétie, il sortit en disant:
—Dans cinq minutes
le souper!
La porte refermée
derrière l'officieux, Hoffmann jeta avidement les yeux sur Arsène.
Elle était si
pressée de se rapprocher du feu, qu'elle n'avait pas pris le temps de tirer un
fauteuil près de la cheminée; elle s'était seulement accroupie au coin de
l'âtre, dans la même position où Hoffmann l'avait trouvée devant la guillotine,
et là, les coudes sur ses genoux, elle semblait occupée à maintenir de ses deux
mains sa tête droite sur ses épaules.
—Arsène! Arsène! dit
le jeune homme, je t'ai dit que j'étais riche, n'est-ce pas? Regarde, et tu
verras que je ne t'ai pas menti.
Hoffmann commença
par retourner son chapeau au-dessus de la table; le chapeau était plein de
louis et de doubles louis, et ils ruisselèrent du chapeau sur le marbre, avec
ce bruit d'or si remarquable et si facile à distinguer entre tous les bruits.
Puis, après le
chapeau, il vida ses poches, et l'une après l'autre ses poches dégorgèrent
l'immense butin qu'il venait de faire au jeu.
Un monceau d'or
mobile et resplendissant s'entassa sur la table.
À ce bruit, Arsène
sembla se ranimer; elle tourna la tête, et la vue parut achever la résurrection
commencée par l'ouïe.
Elle se leva,
toujours raide et immobile; mais sa lèvre pâle souriait, mais ses yeux vitreux,
s'éclaircissant, lançaient des rayons qui se croisaient avec ceux de l'or.
—Oh! dit-elle, c'est
à toi tout cela?
—Non, pas à moi,
mais à toi, Arsène.
—À moi! fit la
danseuse.
Et elle plongea dans
le monceau de métal ses mains pâles.
Les bras de la jeune
fille disparurent jusqu'au coude.
Alors cette femme,
dont l'or avait été la vie, sembla reprendre vie au contact de l'or.
—À moi! disait-elle,
à moi! et elle prononçait ces paroles d'un accent vibrant et métallique qui se
mariait d'une incroyable façon avec le cliquetis des louis.
Deux garçons
entrèrent, portant une table toute servie, qu'ils faillirent laisser tomber en
apercevant cet amas de richesses que pétrissaient les mains crispées de la
jeune fille.
—C'est bien, dit
Hoffmann, du vin de Champagne, et laissez-nous.
Les garçons
apportèrent plusieurs bouteilles de vin de Champagne, et se retirèrent.
Derrière eux,
Hoffmann alla pousser la porte, qu'il ferma au verrou.
Puis, les yeux
ardents de désir, il revint vers Arsène, qu'il retrouva près de la table,
continuant de puiser la vie, non pas à cette fontaine de Jouvence, mais à cette
source du Pactole.
—Eh bien? lui
demanda-t-il.
—C'est beau, l'or!
dit-elle; il y avait longtemps que je n'en avais touché.
—Allons, viens
souper, fit Hoffmann, et puis après, tout à ton aise, Danaé, tu te baigneras
dans l'or si tu veux.
Et il l'entraîna
vers la table.
—J'ai froid!
dit-elle.
Hoffmann regarda
autour de lui; les fenêtres et le lit étaient tendus en damas rouge: il arracha
un rideau de la fenêtre et le donna à Arsène.
Arsène s'enveloppa
dans le rideau, qui sembla se draper de lui-même comme les plis d'un manteau
antique, et sous cette draperie rouge sa tête pâle redoubla de caractère.
Hoffmann avait
presque peur.
Il se mit à table,
se versa et but deux ou trois verres de vin de
Il lui versa à son
tour, et à son tour elle but.
Puis il voulut la
faire manger; mais elle refusa.
Et comme Hoffmann
insistait:
—Je ne pourrais
avaler, dit-elle.
—Buvons, alors.
Elle tendit son
verre.
—Oui, buvons.
Hoffmann avait à la
fois faim et soif; il but et mangea.
Il but surtout; il
sentait qu'il avait besoin de hardiesse; non pas qu'Arsène, comme chez elle,
parût disposée à lui résister, soit par la force, soit par le dédain, mais
parce que quelque chose de glacé émanait du corps de la belle convive.
À mesure qu'il
buvait, à ses yeux du moins, Arsène s'animait; seulement, quand, à son tour,
Arsène vidait son verre, quelques gouttes rosées roulaient de la partie
inférieure du collier de velours sur la poitrine de la danseuse. Hoffmann
regardait sans comprendre puis, sentant quelque chose de terrible et de
mystérieux là-dessous, il combattit ses frissons intérieurs en multipliant les
toasts qu'il portait aux beaux yeux, à la belle bouche, aux belles mains de la
danseuse.
Elle lui faisait
raison, buvant autant que lui, et paraissant s'animer, non pas du vin qu'elle
buvait, mais du vin que buvait Hoffmann.
Tout à coup un tison
roula du feu.
Hoffmann suivit des
yeux la direction du brandon de flamme, qui ne s'arrêta qu'en rencontrant le
pied nu d'Arsène.
Sans doute, pour se
réchauffer, Arsène avait tiré ses bas et ses souliers; son petit pied, blanc
comme le marbre, était posé sur le marbre de l'âtre, blanc aussi comme le pied
avec lequel il semblait ne faire qu'un.
Hoffmann jeta un
cri.
—Arsène! Arsène!
dit-il, prenez garde!
—À quoi? demanda la
danseuse.
—Ce tison... ce
tison qui touche votre pied....
Et en effet, il
couvrait à moitié le pied d'Arsène.
—Ôtez-le, dit-elle
tranquillement.
Hoffmann se baissa,
enleva le tison, et s'aperçut avec effroi que ce n'était pas la braise qui
avait brûlé le pied de la jeune fille, mais le pied de la jeune fille qui avait
éteint la braise.
—Buvons! dit-il.
—Buvons! dit Arsène.
Et elle tendit son
verre.
La seconde bouteille
fut vidée.
Cependant Hoffmann
sentait que l'ivresse du vin ne lui suffisait pas.
Il aperçut un piano.
—Bon!...
s'écria-t-il.
Il avait compris la
ressource que lui offrait l'ivresse de la musique.
Il s'élança vers le
piano.
Puis sous ses doigts
naquit tout naturellement l'air sur lequel Arsène dansait ce pas de trois dans
l'opéra de Pâris, lorsqu'il l'avait vue pour la première fois.
Seulement, il
semblait à Hoffmann que les cordes du piano étaient d'acier. L'instrument à lui
seul rendait un bruit pareil à celui de tout un orchestre.
—Ah! fit Hoffmann, à
la bonne heure!
Il venait de trouver
dans ce bruit l'enivrement qu'il cherchait; de son côté, Arsène se leva aux
premiers accords.
Ces accords, comme
un réseau de feu, avaient semblé envelopper toute sa personne.
Elle rejeta loin
d'elle le rideau de damas rouge, et, chose étrange, comme un changement magique
s'opère au théâtre, sans que l'on sache par quel moyen, un changement s'était
opéré en elle, et au lieu de sa robe grise, au lieu de ses épaules veuves
d'ornements, elle reparut avec le costume de Flore, tout ruisselant de fleurs,
tout vaporeux de gaze, tout frissonnant de volupté.
Hoffmann jeta un
cri, puis, redoublant d'énergie, il sembla faire jaillir une vigueur infernale
de cette poitrine du clavecin, toute résonnante sous ses fibres d'acier.
Alors le même mirage
revint troubler l'esprit d'Hoffmann. Cette femme bondissante, qui s'était
animée par degrés, opérait sur lui avec une attraction irrésistible. Elle avait
pris pour théâtre tout l'espace qui séparait le piano de l'alcôve, et, sur le
fond rouge du rideau, elle se détachait comme une apparition de l'enfer. Chaque
fois qu'elle revenait du fond vers Hoffmann, Hoffmann se soulevait sur sa
chaise; chaque fois qu'elle s'éloignait vers le fond, Hoffmann se sentait
entraîné sur ses pas. Enfin, sans qu'Hoffmann comprît comment la chose se
faisait, le mouvement changea sous ses doigts; ce ne fut plus l'air qu'il avait
entendu qu'il joua, ce fut une valse; cette valse c'était le Désir de
Beethoven; elle était venue, comme une expression de sa pensée, se placer sous
ses doigts. De son côté, Arsène avait changé de mesure; elle tourna sur
elle-même d'abord, puis, peu à peu élargissant le rond qu'elle traçait, elle se
rapprocha d'Hoffmann. Hoffmann, haletant, la sentait venir, la sentait se
rapprocher; il comprenait qu'au dernier cercle elle allait le toucher, et
qu'alors force lui serait de se lever à son tour, et de prendre part à cette
valse brûlante. C'était à la fois chez lui du désir et de l'effroi. Enfin
Arsène, en passant, étendit la main, et du bout des doigts l'effleura. Hoffmann
poussa un cri, bondit comme si l'étincelle électrique l'eût touché, s'élança
sur la trace de la danseuse, la joignit, l'enlaça dans ses bras, continuant
dans sa pensée l'air interrompu en réalité, pressant contre son cœur ce corps
qui avait repris son élasticité, aspirant les regards de ses yeux, le souffle
de sa bouche, dévorant de ses aspirations à lui ce cou, ces épaules, ces bras;
tournant non plus dans un air respirable, mais dans une atmosphère de flamme
qui, pénétrant jusqu'au fond de la poitrine des deux valseurs, finit par les
jeter, haletants et dans l'évanouissement du délire, sur le lit qui les
attendait.
Quand Hoffmann se
réveilla le lendemain, un de ces jours blafards des hivers de
Alors il se rappela
tout, tira de dessous ce corps raidi son bras glacé, et voyant que ce corps
demeurait immobile, il saisit un candélabre où brûlaient encore cinq bougies,
et, à la double lueur du jour et des bougies, il s'aperçut qu'Arsène était sans
mouvement, pâle et les yeux fermés.
Sa première idée fut
que la fatigue avait été plus forte que l'amour, que le désir, que la volonté,
et que la jeune fille s'était évanouie. Il prit sa main, sa main était glacée;
il chercha les battements de son cœur, son cœur ne battait plus.
Alors une idée
horrible lui traversa l'esprit; il se pendit au cordon d'une sonnette, qui se
rompit entre ses mains, puis s'élança vers
—À l'aide! au
secours!
Un petit homme noir
montait justement à la même minute l'escalier que descendait Hoffmann. Il leva
la tête; Hoffmann jeta un cri. Il venait de reconnaître le médecin de l'Opéra.
—Ah! c'est vous, mon
cher monsieur, dit le docteur en reconnaissant Hoffmann à son tour; qu'y a-t-il
donc, et pourquoi tout ce bruit?
—Oh! venez, venez,
dit Hoffmann ne prenant pas la peine d'expliquer au médecin ce qu'il attendait
de lui, et espérant que la vue d'Arsène inanimée ferait plus sur le docteur que
toutes ses paroles. Venez!
Et il l'entraîna
dans la chambre.
Puis, le poussant
vers le lit, tandis que de l'autre main, il saisissait le candélabre qu'il
approcha du visage d'Arsène:
—Tenez, dit-il,
voyez.
Mais, loin que le
médecin parût effrayé:
—Ah! c'est bien à
vous, jeune homme, dit-il, c'est bien à vous d'avoir racheté ce corps afin
qu'il ne pourrît pas dans une fosse commune.... Très bien! jeune homme, très
bien!
—Ce corps... murmura
Hoffmann, racheté... la fosse commune.... Que dites-vous là? mon Dieu!
—Je dis que notre
pauvre Arsène, arrêtée hier à huit heures du matin, a été jugée hier à deux
heures de l'après-midi, et a été exécutée hier à quatre heures du soir.
Hoffmann crut qu'il
allait devenir fou; il saisit le docteur à la gorge.
—Exécutée hier à
quatre heures! cria-t-il en s'étranglant lui-même; Arsène exécutée!
Et il éclata de
rire, mais d'un rire si étrange, si strident, si en dehors de toutes les
modulations du rire humain, que le docteur fixa sur lui des yeux presque
effarés.
—En doutez-vous?
demanda-t-il.
—Comment! s'écria
Hoffmann, si j'en doute! Je le crois bien. J'ai soupé, j'ai valsé, j'ai couché
cette nuit avec elle.
—Alors, c'est un cas
étrange et que je consignerai dans les annales de la médecine, dit le docteur,
et vous signerez au procès-verbal, n'est-ce pas?
—Mais je ne puis
signer, puisque je vous démens, puisque je dis que cela est impossible, puisque
je dis que cela n'est pas.
—Ah! vous dites que
cela n'est pas, reprit le docteur; vous dites cela à moi, le médecin des
prisons; à moi, qui ai fait tout ce que j'ai pu pour la sauver, et qui n'ai pu
y parvenir; à moi qui lui ai dit adieu au pied de la charrette! Vous dites que
cela n'est pas! Attendez!
Alors le médecin
étendit le bras, pressa le petit ressort en diamant qui servait d'agrafe au
collier de velours, et tira le velours à lui.
Hoffmann poussa un
cri terrible. Cessant d'être maintenue par le seul lien qui la rattachait aux
épaules, la tête de la suppliciée roula du lit à terre, et ne s'arrêta qu'au
soulier d'Hoffmann, comme le tison ne s'était arrêté qu'au pied d'Arsène.
Le jeune homme fit
un bond en arrière, et se précipita par les escaliers en hurlant:
—Je suis fou!
L'exclamation
d'Hoffmann n'avait rien d'exagéré: cette faible cloison qui, chez le poète
exerçant outre mesure ses facultés cérébrales, cette faible cloison,
disons-nous, qui, séparant l'imagination de la folie, semble parfois prête à se
rompre, craquait dans sa tête avec le bruit d'une muraille qui se lézarde.
Mais, à cette
époque, on ne courait pas longtemps dans les rues de Paris sans dire pourquoi
l'on courait; les Parisiens étaient devenus très curieux en l'an de grâce 1793;
et, toutes les fois qu'un homme passait en courant, on arrêtait cet homme pour
savoir après qui il courait ou qui courait après lui. On arrêta donc Hoffmann
en face de l'église de l'Assomption, dont on avait fait un corps de garde, et
on le conduisit devant le chef du poste.
Là, Hoffmann comprit
le danger réel qu'il courait: les uns le tenaient pour un aristocrate prenant
sa course afin de gagner plus vite la frontière; les autres criaient: À l'agent
de Pitt et Cobourg! Quelques-uns criaient: À la lanterne! ce qui n'était pas
gai; d'autres criaient: Au tribunal révolutionnaire! ce qui était moins gai
encore. On revenait quelquefois de la lanterne, témoin l'abbé Maury; du
tribunal révolutionnaire, jamais.
Alors Hoffmann essaya
d'expliquer ce qui lui était arrivé depuis la veille au soir. Il raconta le
jeu, le gain. Comment, de l'or plein ses poches, il avait couru rue de Hanovre;
comment la femme qu'il cherchait n'y était plus; comment, sous l'empire de la
passion qui le brûlait, il avait couru les rues de Paris; comment, en passant
sur la place de la Révolution, il avait trouvé cette femme assise au pied de la
guillotine; comment elle l'avait conduit dans un hôtel de la rue Saint-Honoré,
et comment là, après une nuit pendant laquelle tous les enivrements s'étaient
succédé, il avait trouvé non seulement reposant entre ses bras une femme morte,
mais encore une femme décapitée.
Tout cela était bien
improbable; aussi le récit d'Hoffmann obtint-il peu de croyance: les plus
fanatiques de vérité crièrent au mensonge, les plus modérés crièrent à la
folie.
Sur ces entrefaites,
un des assistants ouvrit cet avis lumineux:
—Vous avez passé,
dites-vous, la nuit dans un hôtel de la rue Saint-Honoré?
—Oui.
—Vous y avez vidé
vos poches pleines d'or sur une table?
—Oui.
—Vous y avez couché
et soupé avec la femme dont la tête, roulant à vos pieds, vous a causé ce grand
effroi dont vous étiez atteint quand nous vous avons arrêté?
—Oui.
—Eh bien! cherchons
l'hôtel; on ne trouvera peut-être plus l'or, mais on trouvera la femme.
—Oui, cria tout le
monde, cherchons, cherchons!
Hoffmann eût bien
voulu ne pas chercher; mais force lui fut d'obéir à l'immense volonté résumée
autour de lui par ce mot cherchons.
Il sortit donc de
l'église, et continua de descendre la rue Saint-Honoré en cherchant.
La distance n'était
pas longue de l'église de l'Assomption à la rue Royale. Et cependant Hoffmann
eut beau chercher, négligemment d'abord, puis avec plus d'attention, puis enfin
avec volonté de trouver, il ne trouva rien qui lui rappelât l'hôtel où il était
entré la veille, où il avait passé la nuit, d'où il venait de sortir. Comme ces
palais féeriques qui s'évanouissent quand le machiniste n'a plus besoin d'eux,
l'hôtel de la rue Saint-Honoré avait disparu après que la scène infernale que
nous avons essayé de décrire avait été jouée.
Tout cela ne faisait
pas l'affaire des badauds qui avaient accompagné Hoffmann et qui voulaient
absolument une solution quelconque à leur dérangement; or, cette solution ne
pouvait être que la découverte du cadavre d'Arsène ou l'arrestation d'Hoffmann
comme suspect.
Mais, comme on ne
retrouvait pas le corps d'Arsène, il était fortement question d'arrêter
Hoffmann, quand tout à coup celui-ci aperçut dans la rue le petit homme noir et
l'appela à son secours, invoquant son témoignage sur la vérité du récit qu'il
venait de faire.
La voix du médecin a
toujours une grande autorité sur la foule. Celui-ci déclina sa profession, et
on le laissa s'approcher d'Hoffmann.
—Ah! pauvre jeune
homme! dit-il en lui prenant la main sous prétexte de lui tâter le pouls, mais
en réalité, pour lui conseiller, par une pression particulière, de ne pas le
démentir; pauvre jeune homme, il s'est donc échappé!
—Échappé d'où?
échappé de quoi? s'écrièrent vingt voix toutes ensemble.
—Oui, échappé d'où?
demanda Hoffmann, qui ne voulait pas accepter la voie de salut que lui offrait
le docteur et qu'il regardait comme humiliante.
—Parbleu! dit le
médecin, échappé de l'hospice.
—De l'hospice!
s'écrièrent les mêmes voix, et quel hospice?
—De l'hospice des
fous!
—Ah! docteur,
docteur, s'écria Hoffmann, pas de plaisanterie!
—Le pauvre diable!
s'écria le docteur sans paraître écouter Hoffmann, le pauvre diable aura perdu
sur l'échafaud quelque femme qu'il aimait.
—Oh! oui, oui, dit
Hoffmann, je l'aimais bien, mais pas comme Antonia cependant.
—Pauvre garçon!
dirent plusieurs femmes qui se trouvaient là et qui commençaient à plaindre
Hoffmann.
—Oui, depuis ce
temps, continua le docteur, il est en proie à une hallucination terrible; il
croit jouer... il croit gagner.... Quand il a joué et qu'il a gagné, il croit
pouvoir posséder celle qu'il aime; puis, avec son or, il court les rues; puis
il rencontre une femme au pied de la guillotine, puis il l'emmène dans quelque
magnifique palais, dans quelque splendide hôtellerie, où il passe la nuit à
boire, à chanter, à faire de la musique avec elle; après quoi il la trouve
morte. N'est-ce pas cela qu'il vous a raconté?
—Oui, oui, cria la
foule, mot pour mot.
—Eh bien! eh bien!
dit Hoffmann, le regard étincelant, direz-vous que ce n'est pas vrai, vous,
docteur? vous qui avez ouvert l'agrafe de diamants qui fermait le collier de
velours. Oh! j'aurais dû me douter de quelque chose quand j'ai vu le vin de
Champagne suinter sous le collier, quand j'ai vu le tison enflammé rouler sur
son pied nu, et son pied nu, son pied de morte, au lieu d'être brûlé par le
tison, l'éteindre.
—Vous voyez, vous
voyez, dit le docteur avec des yeux pleins de pitié et avec une voix lamentable,
voilà sa folie qui le reprend.
—Comment, ma folie!
s'écria Hoffmann; comment, vous osez dire que ce n'est pas vrai! vous osez dire
que ce n'est pas vrai! vous osez dire que je n'ai pas passé la nuit avec Arsène
qui a été guillotinée hier! Vous osez dire que son collier de velours n'était
pas la seule chose qui maintînt sa tête sur ses épaules! Vous osez dire que,
lorsque vous avez ouvert l'agrafe et enlevé le collier, la tête n'a pas roulé
sur le tapis! Allons donc, docteur, allons donc, vous savez bien que ce que je
dis est vrai, vous.
—Mes amis, dit le
docteur, vous êtes bien convaincus maintenant, n'est-ce pas?
—Oui, oui, crièrent
les cent voix de la foule.
Ceux des assistants
qui ne criaient pas remuaient mélancoliquement la tête en signe d'adhésion.
—Eh bien! alors, dit
le docteur, faites avancer un fiacre, afin que je le reconduise.
—Où cela? cria
Hoffmann; où voulez-vous me reconduire?
—Où? dit le docteur,
à la maison des fous, dont vous vous êtes échappé, mon bon ami.
Puis, tout bas:
—Laissez-vous faire,
morbleu! dit le docteur, ou je ne réponds pas de vous. Ces gens-là croiront que
vous vous êtes moqué d'eux, et ils vous mettront en pièces.
Hoffmann poussa un
soupir et laissa tomber ses bras.
—Tenez, vous voyez
bien, dit le docteur, maintenant le voilà doux comme un agneau. La crise est
passée.... Là! mon ami, là!...
Et le docteur parut
calmer Hoffmann de la main, comme on calme un cheval emporté ou un chien
rageur.
Pendant ce temps, on
avait arrêté un fiacre et on l'avait amené.
—Montez vite, dit le
médecin à Hoffmann.
Hoffmann obéit;
toutes ses forces s'étaient usées dans cette lutte.
—À Bicêtre! dit tout
haut le docteur en montant derrière Hoffmann.
Puis, tout bas au
jeune homme:
—Où voulez-vous
qu'on vous descende? demanda-t-il.
—Au Palais-Égalité,
articula péniblement Hoffmann.
—En route, cocher,
cria le docteur.
Puis il salua la
foule.
—Vive le docteur!
cria la foule.
Il faut toujours que
la foule, lorsqu'elle est sous l'empire d'une passion, crie vive quelqu'un ou
meure quelqu'un.
Au Palais-Égalité le
docteur fit arrêter le fiacre.
—Adieu, jeune homme,
dit le docteur à Hoffmann, et si vous m'en croyez, partez pour l'Allemagne le
plus vite possible; il ne fait pas bon en France pour les hommes qui ont une
imagination comme la vôtre.
Et il poussa hors du
fiacre Hoffmann, qui, tout abasourdi encore de ce qui venait de lui arriver,
s'en allait tout droit sous une charrette qui faisait chemin en sens inverse du
fiacre, si un jeune homme qui passait ne se fût précipité et n'eût retenu
Hoffmann dans ses bras au moment où, de son côté, le charretier faisait un
effort pour arrêter ses chevaux.
Le fiacre continua
son chemin.
Les deux jeunes
gens, celui qui avait failli tomber et celui qui l'avait retenu, poussèrent
ensemble un seul et même cri:
—Hoffmann!
—Werner!
Puis, voyant l'état
d'atonie dans lequel se trouvait son ami, Werner l'entraîna dans le jardin du
Palais-Royal.
Alors la pensée de
tout ce qui s'était passé revint plus vive au souvenir d'Hoffmann, et il se
rappela le médaillon d'Antonia mis en gage chez le changeur allemand.
Aussitôt il poussa
un cri en songeant qu'il avait vidé toutes ses poches sur la table de marbre de
l'hôtel. Mais en même temps il se souvint qu'il avait mis, pour le dégager,
trois louis à part dans le gousset de sa montre.
Le gousset avait
fidèlement gardé son dépôt; les trois louis y étaient toujours.
Hoffmann s'échappa
des bras de Werner en lui criant: Attends-moi! et s'élança dans la direction de
la boutique du changeur.
À chaque pas qu'il
faisait, il lui semblait, sortant d'une vapeur épaisse, s'avancer, à travers un
nuage toujours s'éclaircissant, vers une atmosphère pure et resplendissante.
À la porte du
changeur, il s'arrêta pour respirer; l'ancienne vision, la vision de la nuit
avait presque disparu.
Il reprit haleine un
instant et entra.
Le changeur était à
sa place, les sébiles en cuivre étaient à leur place.
Au bruit que fit
Hoffmann en entrant, le changeur leva la tête.
—Ah! ah! dit-il,
c'est vous, mon jeune compatriote; ma foi! je vous l'avoue, je ne comptais pas
vous revoir.
—Je présume que vous
ne me dites pas cela parce que vous avez disposé du médaillon! s'écria
Hoffmann.
—Non, je vous avais
promis de vous le garder, et, m'en eût on donné vingt-cinq louis, au lieu des
trois que vous me devez, le médaillon ne serait pas sorti de ma boutique.
—Voici les trois
louis, dit timidement Hoffmann; mais je vous avoue que je n'ai rien à vous
offrir pour les intérêts.
—Pour les intérêts
d'une nuit, dit le changeur, allons donc, vous voulez rire; les intérêts de
trois louis pour une nuit, et à un compatriote! jamais.
Et il lui rendit le
médaillon.
—Merci, monsieur,
dit Hoffmann; et maintenant, continua-t-il avec un soupir, je vais chercher de
l'argent pour retourner à Mannheim.
—À Mannheim, dit le
changeur, tiens, vous êtes de Mannheim?
—Non, monsieur, je
ne suis pas de Mannheim, mais j'habite Mannheim: ma fiancée est à Mannheim;
elle m'attend, et je retourne à Mannheim pour l'épouser.
—Ah! fit le
changeur.
Puis, comme le jeune
homme avait déjà la main sur le bouton de la porte:
—Connaissez-vous,
dit le changeur, à
—Nommé Gottlieb
Murr? s'écria Hoffmann.
—Justement! Vous le
connaissez?
—Si je le connais!
je le crois bien, puisque c'est sa fille qui est ma fiancée.
—Antonia! s'écria à
son tour le changeur.
—Oui, Antonia,
répondit Hoffmann.
—Comment, jeune
homme! c'est pour épouser Antonia que vous retourniez à
—Sans doute.
—Restez à Paris,
alors, car vous feriez un voyage inutile.
—Pourquoi cela?
—Parce que voilà une
lettre de son père qui m'annonce qu'il y a huit jours, à trois heures de
l'après-midi, Antonia est morte subitement en jouant de la harpe.
C'était juste le
jour où Hoffmann était allé chez Arsène pour faire son portrait; c'était juste
l'heure où il avait pressé de ses lèvres son épaule nue.
Hoffmann, pâle,
tremblant, anéanti, ouvrit le médaillon pour porter l'image d'Antonia à ses
lèvres, mais l'ivoire en était redevenu aussi blanc et aussi pur que s'il était
vierge encore du pinceau de l'artiste.
Il ne restait rien
d'Antonia à Hoffmann deux fois infidèle à son serment, pas même l'image de
Deux heures après,
Hoffmann, accompagné de Werner et du bon changeur, montait dans la voiture de
THE
END